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Lettres à Mademoiselle de Volland
Je n'ai presque rien fait aujourd'hui; la matinée s'est échappée je ne sais comment, et je vous écris un mot ce soir pour me raccommoder avec moi-même. Je n'aurai pas perdu la journée, si j'en ai employé un quart d'heure à causer avec vous. Adieu, ma Sophie! À demain au soir ou à lundi matin, s'il fait beau et si les projets du Baron ne se dérangent point. Gardez-moi les lettres de votre sœur, et, quand vous lui écrirez, ne m'oubliez pas. Serrez la main pour moi à M. de Prisye. Présentez mon dévouement et mon respect à Mlle Boileau. Laissez-moi oublier de votre mère, puisque c'est son projet.
Mais voilà notre nouvelle arrivée qui passe en chantant par mon corridor. Il me semble qu'elle a de la voix. Adieu, mon amie! Soyez toujours bien sage. Pour moi, je suis les conseils que je donne. Je vous l'ai dit souvent, et, plus je vais, mieux je sens que je vous l'ai bien dit: il n'y a et il n'y aura jamais qu'une femme au monde pour moi. Et cette femme, qui est-elle? C'est ma Sophie; c'est elle qui pense à moi, mais qui ne m'écrit point. Car voilà mon messager revenu de Charenton sans lettres. J'ai de l'humeur; je vais me coucher de peur de gronder mal à propos et de mériter toutes les épithètes que je donnerais à mon valet; car, après tout, ce n'est pas sa faute, si l'on n'écrit point à Paris, et si cela me fâche.
XXVIII
Au Grandval, le 3 novembre 1759. Les IL FAUT56Il faut penser; sans quoi l'homme devient,Malgré son âme, un franc cheval de somme.Il faut aimer: c'est ce qui nous soutient,Car sans aimer, il est triste d'être homme.Il faut avoir un ami, qu'en tout temps,Pour son bonheur on écoute, on consulte,Qui sache rendre à notre âme en tumulteLes maux moins vifs et les plaisirs plus grands.Il faut le soir un souper délectable,Où l'on soit libre, où l'on puisse en reposGoûter gaîment les bons mets, les bons mots,Et sans être ivre il faut sortir de table.Il faut la nuit dire tout ce qu'on sentAu tendre objet que notre cœur adore;Se réveiller pour en redire autant,Se rendormir pour y songer encore.Mes chers amis, convenez que voilàCe qui serait une assez douce vie.Ah! dès le jour que j'aimai ma Sylvie,Sans plus chercher, j'ai trouvé tout cela.À la place de ma Sylvie, mettez ma Sophie, si vous voulez. Ces vers m'ont paru jolis, et je vous les envoie pour vous, pour Mme Le Gendre et pour madame votre mère. J'ai vu la réponse que vous avez faite à un certain billet. Elle a ajouté ce qui manquait à ma peine! Il serait bien plus simple de me dire: Le sentiment que j'avais est usé; j'ai pesé la peine et le plaisir … et le plaisir m'a paru léger; comme je n'aimais plus, j'ai conçu que ma sœur avait raison. Je vous estimerai toujours. Et j'entendrais tout cela bien mieux que: je ne veux point le gêner, je ne veux point l'être, je n'empêche point qu'il saisisse l'amusement qui se présente, et j'espère qu'il approuvera que je le cherche. On a tant d'indulgence quand on n'a plus d'amour! Avec l'habitude que vous avez de regarder au fond de votre âme, voilà ce que vous y devez voir. Avec l'habitude de dire ce que vous voyez, c'est ainsi que vous auriez dû me parler. Si vous saviez le mal que vous m'avez fait!.. Mais quand vous le sauriez, qu'est-ce que cela vous ferait? Je ne rappellerais point en vous des sentiments qui n'y sont plus, et j'éloignerais peut-être une vérité qu'il faudra pourtant que je sache. Parlez-moi vrai, n'est-ce pas que vous n'aimez plus?
XXIX
À Paris, le 15 janvier 1760.Il est neuf heures sonnées. Je perds l'espérance de vous voir. J'ai lu toutes les lettres de notre sœur, qui m'ont fait grand plaisir. Voilà un griffonnage qu'elles m'ont suggéré. Vous le lui enverrez, si vous croyez qu'il en vaille la peine. Je m'en retournerai donc sans vous avoir embrassée; je remporterai l'envie de vous faire une petite caresse. Il y a cependant longtemps que je l'ai, cette envie, et qu'elle me peine. Adieu, portez-vous bien, aimez-moi comme je vous aime. Je ne sais quand je vous verrai. Demain, j'ai un rendez-vous d'affaires à six heures du soir. Dimanche je vais dîner à l'École militaire où je devais dîner jeudi; mais nous en fûmes rappelés dans la matinée par l'accouchement de Mme d'Holbach, qui nous a donné une petite créature un mois plus tôt qu'elle n'était attendue. Lundi je suis invité, je ne sais où, à une représentation d'une tragédie de M. de Ximènes57. Grimm exige que j'aille avec lui. Je ferai de mon mieux pour vous apercevoir dans cet intervalle; mais de quoi me plains-je? Depuis un mois fais-je autre chose que de vous apercevoir? Cela me parai dur. Je ne me fais point, je ne me ferai jamais à l'austérité de ce régime. Pour le coup, votre mère a trouvé le secret de nous désespérer. Je m'en console un peu en imaginant qu'elle ne s'en doute pas. Bonsoir, bonsoir, voilà dix heures à votre pendule, c'est-à-dire neuf heures et demie au moins par toute terre.
XXX
À Paris, le 1er juillet 1760.Je ne sais pas précisément combien il y a de temps que je vous ai vue; mais ce temps m'a bien duré! Je ne sais pas précisément ce que j'ai fait; si j'avais fait quelque chose qui m'eût intéressé, je m'en souviendrais. Je venais passer aujourd'hui la journée avec vous. Il était environ cinq heures; vous veniez de sortir; vous étiez toutes allées à Spartacus58. Quand vous ne m'auriez pas attendu, cette pièce ne vous aura pas fait grand plaisir; on n'y est ni transporté d'admiration, ni ému d'une commisération forte, ni touché d'horreur. On ne sait pour qui s'intéresser. Ce n'est ni pour le consul, ni pour sa fille, ni pour Noricus, ni pour les Romains, ni pour Spartacus. Il ne court aucun péril. Il y a des événements, mais ils ne sont pas enchaînés. Par exemple, au premier acte, Noricus est jaloux de Spartacus; les Romains forcent la mère de Spartacus à se tuer; on prend la fille de Crassus. Le poëte pouvait tout aussi bien commencer par où il a fini, et finir par où il a commencé. En se défaisant, tout en commençant, de la mère de Spartacus, et en renvoyant la fille de Crassus, il s'est privé des seules sources de pathétique qu'il pouvait avoir. Lorsqu'il a rendu Émilie à son père, à la fin du second acte ou du troisième, la pièce est finie. Faire revenir le consul comme père d'Émilie et comme député du sénat, c'est une espèce de pléonasme déplaisant. La fille du consul sortir de la maison de son père et entrer dans un camp. Il eût fallu bien du génie pour pallier l'indécence de cette action. N'est-il pas aussi bien étrange que Crassus trouve sa fille à l'entrée de la tente de Spartacus sans en être surpris? Et cette fille qu'on vient de prendre à la fin du premier acte et qui n'en est non plus émue au commencement du second que si elle était en sûreté dans Rome! Je trouve qu'il n'y a point de jugement dans la conduite, rien de sublime dans les détails; le seul moment où l'on soit affecté, c'est celui où Spartacus demande pardon à Noricus de l'injure qu'il lui a faite. Mais à quoi cela tient-il? Qu'est-ce que cela fait à l'action? Il y a du mérite à avoir imaginé la déclaration d'Émilie à Spartacus. Le dénoûment a déplu, parce que c'est, je crois, une imitation de la mort d'Aria et de Pœtus. Je ne blâme pas qu'on cherche son dénoûment dans l'histoire. Alors il est impossible qu'il soit faux: mais il ne faut pas que le spectateur s'aperçoive de cet emprunt. Il se rappelle le trait historique, et il n'est plus étonné. Il y a une scène entre Spartacus et Crassus, député des Romains, dont le commencement m'a paru dialogué: c'est l'endroit où Spartacus répond à l'offre qu'on lui fait d'une place au sénat:
Au temps des Scipions j'aurais pu l'accepter.
Vous venez me proposer des conditions: c'est, ce me semble, prendre le rôle du vainqueur. Que parlez-vous de sénat? C'est à moi de décider s'il doit encore y avoir un sénat ou non. Le poëte a beaucoup travaillé; mais il n'avait pas le génie, sans lequel le travail coûte beaucoup et ne produit rien. Je vous dirais encore là-dessus beaucoup d'autres choses, mais vous les aurez senties comme moi. Pourquoi Crassus ne voit-il pas sa fille avant Spartacus? Croyez-vous que cette scène n'eût pas été très-intéressante? Le poëte a tout sacrifié au rôle de Spartacus; et, en cela, il a bien fait; mais il ne s'est pas aperçu que ce n'était pas assez de le montrer grand, il fallait encore le montrer malheureux. Vous ajouterez à cela tout ce qu'il vous plaira.
J'avais espéré que vous n'entendriez pas la petite pièce; mais je vois que je nie suis trompé. Je ne vous verrai donc qu'un instant. Bonsoir, mon amie. J'ai encore eu de la tracasserie d'auteur jusque par-dessus les oreilles depuis que je ne vous ai vue. Imaginez qu'avant-hier, au moment que j'étais incertain si j'irais dîner chez le Baron où je n'ai pas paru depuis quinze jours, ou au Jardin du Roi où j'étais invité avec mon évêque, Le Breton m'a enlevé pour aller travailler chez lui depuis onze heures du matin jusqu'à onze heures du soir. C'est toujours la maudite histoire de nos planches. Ces commissaires de l'Académie sont revenus sur leur premier jugement; ils s'étaient arraché les yeux à l'Académie; ils se sont dit hier toutes les pouilles de la halle. Je ne sais ce qu'ils auront fait aujourd'hui. Cela m'ennuie beaucoup, presque autant que de vous attendre après avoir été longtemps sans vous voir. J'espère vous voir et vous aimer demain un petit moment dans la matinée; je serais trop content si je pouvais me promettre de venir passer avec vous un petit reste de soirée; mais si je quitte le Baron, comment prendra-t-il cela? Ô la sotte vie que je mène! À quoi me sert donc d'aimer et d'être aimé? Mlle Clairet m'a dit que madame votre mère était malade, et moi j'ai demandé tout de suite: Et mademoiselle? Qu'elle avait eu l'estomac dérangé, et j'ai ajouté: Et mademoiselle59? Mais j'entends une voiture. Dieu veuille que ce soit la vôtre! Il est neuf heures sonnées, et je meurs de froid aux pieds. Je vais me chauffer en vous attendant et donner au diable toutes les tragédies, toutes les comédies du monde. C'est mercredi qu'il fallait y aller. Nous y étions, Grimm, et moi. Je parcourais toutes les secondes avec une lorgnette; mais je n'y voyais point ce que j'y cherchais.
XXXI
À Paris, le 2 août 1760.Je conçois, mon amie, qu'il n'y a aucune espérance de vous voir ce soir. Je ne vins point hier parce que j'avais été invité, la semaine passée, par le comte Oginski60 à l'entendre jouer de la harpe; ce qui se fit hier en secret; nous n'étions que Mlle d'Épinay, le comte et moi. Je ne connaissais point cet instrument. C'est un des premiers que les hommes ont dû inventer. Rien n'est plus simple que des cordes tendues entre trois morceaux de bois. Le comte enjoué d'une légèreté étonnante. Il ne laisse pas imaginer, par l'extrême facilité qu'il a, qu'il exécute les morceaux les plus difficiles. La harpe me plaît; elle est harmonieuse, forte, gaie dans les dessus, triste et mélancolique dans le bas, noble partout, du moins sous les doigts du comte, mais moins pathétique que la mandore; c'est peut-être que le comte Oginski, jeune, badin, folâtre, n'a pas encore le goût des chants tendres et touchants, et malheureusement ce sont les seuls qui m'émeuvent, m'agitent et m'enlèvent à moi-même. Le comte vint à sept heures. Il joua pour nous trois jusqu'à dix. À dix survinrent les acteurs différents d'un concert arrangé qui a duré jusqu'à trois heures du matin. Vous vous doutez bien que je ne restai pas. J'étais couché entre dix et onze. Je venais ce soir vous rendre compte de mon temps, et je ne vous trouve pas. Cela me fâche un peu; mais qu'y faire? Demain je vous verrai sûrement dans la matinée, et dans la soirée si je le peux. Vous auriez bien dû me dire un mot de votre santé. Bonsoir, ma tendre amie. À demain. J'aime à croire que vous n'avez point été indisposée; j'ai bien des choses à vous dire; n'oubliez pas de m'en faire ressouvenir. Mais ou êtes-vous à l'heure qu'il est, qu'il ne fait plus de jour pour écrire ni apparemment pour choisir des étoiles?
XXXII
Paris, le 31 août 1760.Voici ma quatrième. La première m'a fort inquiété. J'ai cru qu'elle avait été interceptée, et par qui encore? Vous l'avez reçue à Châlons. Les deux suivantes vous ont été écrites, à Vitry, à l'adresse de M. de M***; l'une sous le contre-seing de M. de Courteilles, où je vous souhaitais une bonne fête et vous priais de m'indiquer comment et par quelle voie je vous ferais passer sûrement le petit bouquet que je vous avais destiné; l'autre tout simplement par la poste, où je vous rendais compte de ma vie depuis le jour que je vous ai perdue. Hier, samedi au soir, Damilaville61 m'envoya vos numéros 4 et 5. Croyez-vous que, par le besoin que j'ai d'entendre parler de vous, je ne conçoive pas tout celui que vous avez d'entendre parler de moi? Je ne serais pas assez aimé, si les jours de poste n'étaient pas pour vous et pour moi des jours de fêtes, et je n'aimerais pas assez. Mais, puisqu'il est si doux pour nous de nous écrire, puisque c'est la seule consolation que nous puissions avoir, puisque ce reste de commerce doit nous tenir lieu de tout pendant deux mois au moins, tâchons, s'il se peut, de mettre quelque arrangement dans notre correspondance. Comme vous vous êtes servie alternativement de l'adresse de M. Grimm et de celle de M. Damilaville, quand je ne trouve rien sur le quai des Miramionnes, je cours vite rue Neuve-du-Luxembourg. L'intervalle est honnête, du cul-de-sac de l'Orangerie à la porte Saint-Bernard; cependant je ne regrette jamais mes pas, et si quelquefois je me sens fatigué, c'est quand je reviens les mains vides. Tout bien considéré, mon amie, je crois qu'il vaut mieux s'en tenir pour quelque temps à la seule adresse de Damilaville. M. Grimm est à la Chevrette. Qu'il serait heureux là, si on lui envoie de Paris toutes les lettres qui viennent à son adresse! Les miennes pourraient aisément suivre les siennes, et ce petit voyage les retarder pour moi d'un ou de deux jours; or, il ne faut pas que cela soit. Vous vous portez donc bien? Point de mal au sein? Plus d'enflure aux jambes, plus de lassitude? cela est bien heureux. Conservez-moi cette santé. J'espère, moi, que j'en aurai de reste pour mon travail et pour mes peines, et que vous me trouverez à votre retour fort amoureux et fort tendre. Je ne reprendrai pas l'histoire de mes moments, que je ne sache si ce que je vous ai écrit vous est parvenu. Il paraît une foule de petits papiers satiriques que je vous ferai passer, lorsque vous aurez le temps de vous asseoir dans votre solitude, et d'y souhaiter des nouvelles du monde que vous avez quitté. Je vous en recueillerai de toutes couleurs; j'y ajouterai toutes nos bagatelles courantes, et j'espère vous donner auprès de vos oisifs circonvoisins toute l'importance que vous ambitionnez. Je vous dirai, par exemple, en attendant, qu'il y a ici un enfant de cinq ans au plus qu'on promène de maison en maison, d'Académie en Académie, qui entend passablement le grec et le latin, qui sait beaucoup de mathématiques, qui parle sa langue à merveille et qui a une force de jugement peu commune: vous en jugerez par sa réponse à M. l'évêque du Puy. Il lui fut présenté à table. Le prélat, après quelques moments d'entretien, prit une pêche et lui dit: «Mon bel enfant, vous voyez bien cette pêche, je vous la donnerai si vous me dites où est Dieu. – Et moi, monseigneur, lui répondit l'enfant, je vous en promets douze plus belles, si vous pouvez me dire où il n'est pas.» Je serais désolé que ce prodige m'appartînt; cela sera, à l'âge de quinze ans, mort ou stupide.
D'Alembert a prononcé, à la clôture de l'Académie française, un discours sur la poésie, fort blâmé des uns, fort loué des autres62. On m'a dit que l'Iliade et l'Énéide y étaient traitées d'ouvrages ennuyeux et insipides, et la Jérusalem délivrée et la Henriade préconisées comme les deux seuls poëmes épiques qu'on pût lire de suite. Cela me rappelle ce froid géomètre qui, las d'entendre vanter Racine, qu'il ne connaissait que de réputation, se résolut enfin à le lire. À la fin de la première scène de Psyché63: «Eh bien, dit-il, qu'est-ce que cela prouve?»
Il paraît une Épître de Satan et de Voltaire64. Je ne vous en dis rien; vous la verrez et les autres brochures du jour. Si le marquis de Ximènes me tient parole, j'espère vous faire passer, acte par acte, ou peut-être tout à la fois, la tragédie de Tancrède65. Vous voyez, chère amie, avec quelle exactitude je me conforme à vos intentions; il ne tiendra pas à moi qu'on ne vous trouve fort aimable en province. Je ne vous parlerai plus de l'histoire de mon cœur que quand les anecdotes de la ville me manqueront. Vous mériteriez bien que je fermasse cette lettre sans vous dire seulement que je vous aime; mais je ne saurais; ne m'en sachez point de gré, c'est pour moi et non pour vous que je vous dis que je vous aime de toute mon âme, que vous m'occupez sans cesse, que vous me manquez à tout moment, que l'idée que je ne vous ai plus me tourmente même quelquefois à mon insu. Si d'abord je ne sais ce que je cherche, à la réflexion je trouve que c'est vous; si je veux sortir sans savoir pourtant où aller, à la réflexion je trouve que c'est où vous étiez; si je suis avec des gens aimables et que je sente l'ennui me gagner malgré moi, à la réflexion je trouve que c'est que je n'ai plus l'espérance de vous voir un moment, et que c'était apparemment cette espérance qui me rendait le temps supportable. Je vous en dirais bien davantage, mais vous n'êtes pas digne seulement de savoir ceci que j'avais bien résolu de vous celer. Ma mie, n'allez pas au moins avoir la bêtise de prendre une plaisanterie au sérieux. Vous m'êtes chère, et si vous imaginez quelque moyen d'abréger l'éternité de votre campagne, apprenez-le-moi vite, afin que je vous satisfasse. Si je pouvais vous assoupir d'un sommeil de deux mois, je le ferais d'autant plus volontiers que le pouvoir de vous envoyer le sommeil supposerait un peu celui de vous faire faire des rêves, et que vous en feriez de jolis, rarement pourtant. Pour Dieu, dites-moi si vous avez reçu mes lettres; dites-moi comment je vous enverrai votre boîte. Adieu.
XXXIII
Paris, le 2 septembre 1760.J'attendais ce soir un mot de vous qui me rassurât sur le sort de mes deux dernières lettres. Il est sept heures: on a ouvert ici les dépêches; et il n'y a rien chez M. Grimm. Que faut-il que je pense? La curiosité, la méchanceté, l'infidélité, des contre-temps, que sais-je? quoi encore? Tout s'oppose donc à la douceur de notre commerce, et nous ravit le seul bien qui nous reste, l'unique consolation que nous ayons et qui nous est si nécessaire! Je vous ai envoyé l'Épître du Diable; je vous envoie Tancrède, qu'on joue demain. Si vous croyez que cette lecture puisse amuser quelques heures de notre chère sœur, faites-lui-en ma cour, ne m'oubliez jamais auprès d'elle, ni auprès de madame votre mère.
Je reçois à présent le numéro 7, et je n'apprends rien de mes lettres, voici pourtant la cinquième; ces délais me désespèrent, mais il faut espérer que la personne qui a mis à la poste la lettre que je vous lis vous rapportera un paquet des miennes. Non, chère amie, tranquillisez-vous; il ne m'est rien arrivé de fâcheux depuis votre départ. Vos inquiétudes sont les seules peines nouvelles que j'aie ressenties. Je n'ai point écrit à Châlons: votre mère avait dit en ma présence qu'elle ne voulait pas y séjourner plus de vingt-quatre heures. J'ai cru pouvoir compter sur la fermeté avec laquelle elle refusait un jour de plus à Mme Le Gendre, qui la sollicitait bien tendrement. Vous avez bien fait de consulter votre goût et votre santé sur la promenade qu'on vous proposait. Continuez, mettez-vous à votre aise, à présent que vous en avez des raisons ou des prétextes, afin qu'on y soit tout accoutumé dans la suite, et qu'on perde peu à peu le droit de vous mener à la lisière: n'y a-t-il pas assez longtemps qu'on abuse de vous? Aimez votre mère, supportez ses humeurs, prêtez-vous à toutes ses fantaisies, allez au-devant de ses goûts, faites par raison tout ce que l'estime vous inspirerait; mais conservez-vous. Supposons que la fatigue du voyage vous eût brisée et que vous fussiez restée entre la vie et la mort dans quelque misérable chaumière, croyez-vous que votre condescendance déplacée n'eût pas été autant à blâmer que l'inadvertance ou la dureté des autres? Vous faites tout ce que vous pouvez pour me réconcilier avec votre sœur; cela est fort bien; mais répondez-moi. Vous dirai-je, comme vous disait votre mère dans une autre circonstance: Répondez-moi avec cette belle franchise que vous professez? Si la petite Émilie eût été réduite dans un état pareil au vôtre, aurait-elle jamais souffert qu'on la déplaçât de son lit? On a cherché à contrister madame votre mère, au hasard de vous faire périr. Ma bonne amie, laissons tout cela.
Mais, à propos du pauvre Vialet, seriez-vous une femme à m'excuser auprès de lui? Croiriez-vous bien que je n'ai pas encore répondu à sa confiance? Je le ferai; mais il faut que j'aie la tête plus libre; et puis, je serai vrai: mais le moyen de rien dissimuler et de ne pas empirer son mal? Dites-lui tout ce que vous voudrez, promettez-lui une réponse de ma part, et cherchez tout ce qui pourra lui faire pardonner mon silence.
Vous vous plaignez des lieux que vous habitez, des occupations qui prennent votre temps, des gens que vous voyez; et croyez-vous qu'on soit mieux ici? Non, chère amie, tout y est aussi mal que là-bas, parce que vous n'êtes pas ici, parce que je ne suis pas là-bas. Rien ne manquerait où vous êtes, je n'aurais rien à désirer où je suis, si j'y étais, si vous y étiez. Comptons les jours écoulés, et tâchons d'oublier ceux qui sont encore à passer, vous loin de moi, mais loin de vous. Le discours de votre sœur à madame votre mère est excellent; mais elle se fera haïr. Combien de gens avec qui nous n'avons jamais eu d'autres torts que d'avoir remarqué leurs sottises!
Il n'y a plus d'apparence que je reprenne mon journal: il vaut mieux que je l'achève ici en quatre mots. J'ai vu d'Argental, qui m'a encore parlé du projet des Comédiens sur le Père de Famille66. J'ai dîné avec l'abbé Sallier67, chez moi; madame a très-bien fait les honneurs, elle a même dit à l'abbé un mot assez plaisant. Mme d'Épinay et M. Grimm sont venus aujourd'hui à Paris. Le projet était d'assister à la première représentation de Tancrède, mais un mal de dents a tout dérangé. On s'en retournera vendredi à la Chevrette, avec une dent de moins, au lieu d'aller au Grandval; pour moi, je resterai: on désespère de m'avoir, et je ne m'engage pas trop. Je travaille beaucoup moins cependant que je n'espérais; mes collègues me font enrager par leurs lenteurs.
Adieu, ma tendre amie, vous me rendez justice; tout ce qui est autour de vous peut changer, excepté mes sentiments; ils sont à l'épreuve du temps et des événements. Quand mon estime croît pour vous de jour en jour, dites, est-il possible que ma tendresse diminue? Je disais autrefois à une femme que j'aimais et en qui je découvrais des défauts68: «Madame, prenez-y garde, vous vous défigurez dans mon cœur; il y a là une image à laquelle vous ne ressemblez plus; si vous n'êtes plus celle qui m'engageait malgré moi, je cesserai d'être ce que je suis.» Si j'avais à dire de ma Sophie, ce serait ceci: Plus je vis avec elle, plus je lui vois de vertus, plus elle s'embellit à mes yeux, plus je l'aime, plus elle m'attache; et puis il y a bientôt cinq ans que je lui prouve que le système de sa sœur est faux. Patience, chère amie, patience; ils reviendront, ces moments où vous reverrez mon ivresse, où je vous forcerai de prononcer au fond de votre cœur que les faveurs d'une honnête femme sont toujours précieuses, et que c'est elle dont les charmes ne passent jamais. Adieu, adieu. Le 2 septembre, le jour de la naissance du joli enfant. Que n'est-il de vous! Adieu encore une fois.
XXXIV
Paris, le 5 septembre 1760.Je ne sais comment cela se fait, mais vous avez encore trois ou quatre de mes lettres à recevoir, et toutes les vôtres me viennent deux à deux. Ce dérangement double mon plaisir quand on me les remet, et mon impatience quand je les attends. Je ne saurai donc jamais exactement comment ce voyage s'est fait? Dites-moi de votre santé ce qu'il vous plaira, je n'y saurais avoir de foi; ne lisais-je pas que vous êtes encore enrhumée, et que vous n'avez pas assez de voix pour lire haut? Ne craignez rien de Damilaville, c'est un homme qui fait tout bien. Continuez de vous servir de cette voie; mais rassurez-moi sur votre M. Gillet. Je n'ai pas encore été à portée de faire entendre à M. Bucheley qu'il avait été joué par ses collègues; cela se fera. Je suis charmé que la situation de M. Desmarets ne soit pas aussi mauvaise que je me plaisais à la peindre. J'ai voulu vous faire entendre de M. de Saint-Gény que sa santé était déplorable, et que ses camarades dont il est aimé, et ses supérieurs qui l'estiment, le regrettent comme un sujet excellent qu'ils ont peu de temps à garder. Mon amie, ce sont les bons qui s'en vont et les méchants qui restent. Prenez garde à vous.