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Lettres à Mademoiselle de Volland
P. S. On m'obsède, et je ne sais ce que j'écris. Je ne perdrai aucune occasion de vous donner de mes nouvelles. Je vous demande, dans quelques-unes de mes lettres que vous n'avez point encore reçues, l'explication d'un si suivi de plusieurs points; vous me direz aussi ce qui a pu déranger votre voyage à Châlons. Je vois, par la lettre en grimoire, que Mme Le Gendre est ou sera incessamment avec vous. Je suis devenu si extravagant, si injuste, si jaloux; vous m'en dites tant de bien; vous souffrez si impatiemment qu'on lui remarque quelque défaut, que…je n'ose achever! Je suis honteux de ce qui se passe en moi; mais je ne saurais l'empêcher. Madame votre mère prétend que votre sœur aime les femmes aimables, et il est sûr qu'elle vous aime beaucoup. Adieu! je suis fou. Voudriez-vous que je ne le fusse pas? Adieu, adieu. Ai-je longtemps encore à dire ce triste mot?
XXXVIII
Le .. septembre 1760.J'éprouve le même ennui que vous. L'abbé Galiani vient d'arriver. Ses contes ne m'amusent plus comme auparavant; j'étais mieux entre M. Grimm et son amie. Grimm a un peu déplu à Mme d'Épinay; il ne désapprouvait pas assez le propos d'un homme de notre connaissance, appelé M. Venel, qui disait qu'il fallait garder la probité la plus scrupuleuse avec ses amis, mais que c'était une duperie d'en user mieux avec les autres qu'ils n'en useraient avec nous. Nous soutenions, elle et moi, qu'il fallait être homme de bien avec tout le monde sans distinction. L'abbé Galiani m'a beaucoup déplu, à moi, en confessant qu'il n'avait jamais pleuré de sa vie, et que la perte de son père, de ses frères, de ses sœurs, de ses maîtresses ne lui avait pas coûté une larme. Il m'a paru que cet aveu n'avait pas moins choqué Mme d'Épinay.
M. de Saint-Gény a la poitrine faible, et il est assujetti à un travail de bureau qui le tuera. Voilà tout. Le si dont je vous parle n'est point un doute; il ressemble plutôt à un souhait: c'est la suite d'un grand éloge de votre sœur. Ne m'exhortez plus à la sobriété; depuis plusieurs jours, je mange très-peu. Le Discours sur la Satire des philosophes n'est pas de M. de Saint-Lambert, ni l'Épître de Satan à Voltaire de Palissot, mais d'un M. de Rességuier, qui s'est fait mettre à la Bastille, il y a quelques années, pour des vers très-violents et très-bien faits contre le roi et Mme de Pompadour77. C'est l'abbé d'Olivet qui a été l'éditeur de cette mauvaise Épître, et M. de Pompignan le censeur. On a découvert cela par les femmes.
Votre jeune mariée de Sandrin est une folle. On disait hier au soir deux choses qui m'ont frappé. La première, c'est qu'assez communément à l'âge de dix-huit ans, temps fixé pour les vœux religieux, les jeunes personnes des deux sexes tombaient dans une mélancolie profonde. La seconde qu'on ne savait tendrement aimer que dans les contrées superstitieuses. J'aurais décidé comme la Sorbonne. Me voilà revenu à cette tirade de votre sœur contre les hommes ou plutôt contre moi. Le correctif qui la termine ne signifie rien. La politesse excepte toujours celui à qui l'on parle; mais la sottise serait à se tenir pour excepté. Cette femme est injuste et vaine. Il lui faudrait un amant; il faudrait que cet amant fût parfait, il faudrait qu'il lui fût entièrement dévoué, et il faudrait qu'il se trouvât suffisamment récompensé de l'honneur de la servir. La religion exige moins de nous.
Nous avons eu ici les quatre sœurs, toutes charmantes, mais surtout Jeannette. C'est celle qui chante, qui peint et qui joue du clavecin comme un ange! Je voudrais que vous la vissiez. On peut avoir vu au clavecin autant et plus de talent, mais rarement autant d'innocence et de modestie. On la regarde avec plus de plaisir encore qu'on ne l'entend. Mais ce qui passe, c'est l'indifférence pour les éloges que ses talents lui méritent. On dirait qu'elle se prise au dedans d'elle-même de quelque qualité secrète qu'on ignore et qui mériterait bien autrement l'admiration. C'est comme une belle femme qui porte une grande âme et qu'on loue de sa beauté. Elle vous remercie d'une manière si froide, si dédaigneuse! C'est comme si elle nous disait: Vous vous en tenez à l'écorce; ce n'est pas cela. Je gage que si vous lisez cet endroit à votre sœur, elle s'y reconnaîtra. Cette femme est vaine, vous dis-je; j'avouerai cependant que cela lui ressemble un peu et que je ne saurais me le dissimuler. Qu'elle dise de Philémon et de Baucis ce qu'il lui plaira; je lui prouverai, avec le temps, que les amants fidèles et constants seraient plus communs si les pareilles de ma Sophie se rencontraient plus souvent.
Gardez-vous bien de juger mon ami d'après les apparences. Je ne saurais accepter la préférence que vous m'accordez sur lui.
Vous vouliez donc qu'Aménaïde et Tancrède fussent heureux. Eh bien! écoutez. J'ai soutenu à Saurin que cela devait être, et que le cinquième acte, comme le poëte l'a fait, était à contresens. Grimm pensa avec moi qu'on aurait pu arracher du spectateur des larmes de joie, comme on lui en a fait répandre de tristesse. Le Joueur est entre les mains de M. d'Argental, qui en a désiré la lecture; nous verrons ce qu'il en dira. Je ne crois pas que les changements que notre goût présent exige fussent aussi considérables que vous l'imaginez. Voilà le spectateur bien préparé à celui des décorations.
Dieu soit loué! mes lettres vous parviennent, et les dates doivent vous reprocher la tracasserie que vous m'avez faite avec Mme Le Gendre, que vous servez selon son esprit, en lui donnant occasion dédire du mal de moi, et de m'envelopper dans la classe nombreuse de ceux qu'elle a juste raison de mépriser. Il est vrai qu'à la suite d'une page d'invectives adressées à tous, il vient un petit mot qui me sépare; mais quel effet a ce petit mot froid, après la chaleur d'une longue déclamation? Il reste au fond du cœur que c'est ainsi que sont les hommes, et j'en suis un. En attendant que vous sachiez si vous irez ou non à Châlons, je vous écrirai toujours par Vitry.
Mme d'Épinay reçoit des lettres charmantes de M. de Voltaire. Il disait, dans une des dernières, que le diable avait assisté à la première représentation de Tancrède sous la figure de Fréron, et qu'on l'avait reconnu à une larme qui lui était tombée des loges sur le bout du nez, et qui avait fait pish, comme sur un fer chaud78.
Je ne fais rien; j'ai l'âme malade et le pied brisé. Le portrait de Mme d'Épinay est achevé; elle est représentée la poitrine à demi nue; quelques boucles éparses sur sa gorge et sur ses épaules; les autres retenues avec un cordon bleu qui serre son front; la bouche entr'ouverte; elle respire, et ses yeux sont chargés de langueur. C'est l'image de la tendresse et de la volupté.
Nous avons eu aujourd'hui à dîner une femme en homme. C'est une Mme Gondoin, jolie comme un cœur. J'étais assis à côté d'elle, et nous avons beaucoup causé. J'ai cru qu'elle mourrait de rire d'un mot naïf que j'ai dit à notre curé, qui est un des plus gros garçons qui se voient: c'est qu'on pourrait le baiser pendant trois mois de suite sans baiser deux fois dans le même endroit; et d'un autre, à propos de quelqu'un qui disait qu'il y avait plus de sots dans ce monde-ci que partout ailleurs; j'ajoutais que cet homme avait beau les compter, il en oubliait toujours un. On a l'esprit si libre à la campagne qu'il ne faut presque rien pour amuser beaucoup, surtout quand on n'a pas l'âme chagrine.
Vous attendez donc Mme de Solignac vers le commencement d'octobre? Je crains bien que vous ne vous mécomptiez, et qu'elle n'arrive que dans les premiers jours de novembre. Pour moi, je ne vous attends pas plus tôt. Il nous est venu quelques virtuoses, entre lesquels M. de La Live. Mon portrait était sur le chevalet; ils en ont tous parlé comme d'une très-belle chose, et pour la ressemblance, et pour la position, et pour le dessin, pour la couleur, et pour la vie. Cependant la sœur aînée de celle qui l'a peint était debout dans un coin et pleurait de joie des éloges qu'on donnait à sa cadette.
Nous partons tous ce soir pour Paris. J'accompagnerai d'Épinay, qui va passer au Grandval les jours que Grimm s'éloigne d'elle pour aller à la cour. Nous reviendrons mercredi, elle pour regagner la Chevrette, moi pour arranger mes paquets et ramasser de la besogne pour le reste de la saison que je passerai chez Mme d'Aine. Continuez de vous bien porter. Aimez-moi; dites-le-moi; aimez-moi tendrement; dites-le-moi souvent. La douleur s'est emparée de mon âme, et, si vous souffrez qu'elle s'y loge, je crains bien que ce ne soit à demeure. Quand j'aurais été coupable, comme votre sœur l'a cru, n'y avait-il pas un rôle plus doux, plus honnête à faire que celui de m'accuser? Adieu! Mon respect à madame votre mère. Ah! Sophie, la vie est une bien mauvaise chose pour les âmes sensibles; elles sont entourées de cailloux qui les choquent et les froissent sans cesse.
XXXIX
Le .. septembre 1760.Me voilà aux mêmes lieux où j'étais l'an passé: y suis-je plus heureux? Non. Quoi donc! trente ans d'expérience du passé ne suffisent pas pour désabuser de l'avenir! La peine me surprend toujours, et lorsque le plaisir vient, il semble que je m'y sois attendu.
Nous avons tous quitté la Chevrette dimanche au soir, et nous sommes arrivés, Mme d'Épinay et moi, lundi, entre une heure et une heure et demie, au Grandval, où nous avons trouvé le père Hoop, le Baron, M. d'Alinville, Mme d'Aine et Mme d'Holbach.
Mme d'Aine est toujours la même. Nous avons dîné comme vous savez qu'on dîne ici; c'est la seule maison où il me faille un grand exercice le soir, et du thé le matin.
Après dîner, les femmes sont rentrées; nous les avons abandonnées à leurs petites confidences, car c'est un besoin qui les presse, quand elles ont été quelque temps sans se voir; et nous avons tenté une longue promenade, quoique la terre fût molle, et que le ciel, qui se chargeait vers le couchant, nous menaçât d'un orage.
Je les ai revus, ces coteaux où je suis allé tant de fois promener votre image et ma rêverie, et Chennevières qui couronne la côte, et Champigny qui la décore en amphithéâtre, et ma triste et tortueuse compatriote, la Marne.
On nourrit à Chennevières les deux filles de Mme d'Holbach. L'aînée est belle comme un chérubin; c'est un visage rond, de grands yeux bleus, des lèvres fines, une bouche riante, la peau la plus blanche et la plus animée, des cheveux châtains qui ceignent un très-joli front. La cadette est un peleton d'embonpoint où l'on ne distingue encore que du blanc et du vermillon.
Sur les sept heures nous étions revenus et reposés. Nos dames s'étaient déshabillées. Nous avons commencé le piquet d'institution. Après le souper, elles se sont retirées, et nous avons un peu philosophé, debout, le bougeoir à la main.
La bonne conversation que je vous rendrais, si j'en avais le loisir! Il s'agissait des Chinois. Le père Hoop et le Baron en sont enthousiastes, et il y a de quoi l'être, si ce que l'on raconte de la sagesse de ces peuples est vrai; mais j'ai peu de foi aux nations sages.
Entre autres choses, imaginez un peuple où les lois auraient assigné des récompenses aux actions vertueuses, et où le monarque serait subordonné à un conseil de censeurs qui le gourmanderaient quand il ferait mal, et qui écriraient son histoire de son vivant.
Ce conseil, à la Chine, est composé de douze mandarins. Ils s'assemblent tous les jours. Il y a dans le lieu de leur assemblée un grand coffre cerclé de fer et percé en dessus d'une couverture par laquelle on jette les mémoires paraphés qui serviront à l'histoire du règne. Ces mémoires forment déjà une collection de trois à quatre cents volumes.
Le père de celui qui gouverne à présent voulut savoir comment il était traité dans ces mémoires. Cette curiosité est d'un méchant; un homme de bien ne l'aurait point eue. Il fit ouvrir le coffre sacré, et il trouva que l'injustice de son administration y était peinte des couleurs les plus fortes. Aussitôt il entre en fureur; il appelle le chef du conseil, lui reproche sa témérité et lui fait couper la tête. Cette atrocité ne fût pas oubliée dans les mémoires déposés le jour suivant, et le nouveau président du conseil eut encore la tête coupée; celui qui succéda subit le même sort. Le quatrième se transporta devant la bête féroce; il était précédé d'un esclave qui portait son cercueil; et voici comment il parla: «Tu vois que je ne crains pas la mort, car voilà la bière et ma tête. C'est en vain que tu espères imposer silence à la vérité; il restera toujours une voix qui parlera malgré toi. Ordonne qu'on me frappe; j'aime mieux être mort que de vivre sous un maître qui a résolu d'égorger tous les honnêtes gens de son empire.»
Le monarque, frappé de l'intrépidité de ce mandarin, s'arrêta et devint meilleur; et quand il fût meilleur, je gage qu'il ne fit plus ouvrir le coffre.
C'est à vous, chère amie, que je rapporte mes actions les plus indifférentes; si j'entends quelque chose qui me plaise, il me semble que ce soit pour vous en faire part que ma mémoire veut bien s'en charger.
On dit encore à l'honneur des Chinois d'autres choses qu'on ne me trouva pas disposé à croire. Je prétendis que les hommes étaient presque les mêmes partout, qu'il fallait s'attendre aux mêmes vices et aux mêmes vertus.
(Le reste de la lettre manque.)
XL
Le 27 septembre 1760.(Les huit premières pages de la lettre manquent.)
Si le portrait admirable est plus ressemblant que celui que vous avez? Il n'y a pas de comparaison. J'ai dans le vôtre un petit air fade, doucereux et malade; dans celui qu'on a fait, je vis, je pense, je réfléchis. Ceux qui me connaissent se récrient; ceux qui ne me connaissent pas en font autant. C'est que c'est une belle chose, dont le mérite de la ressemblance, qui est parfaite, est pourtant le moindre. La tête est tout entière hors de la toile, elle est nue; vous seriez tentée d'aller passer vos bras par derrière pour l'embrasser et la baiser. Ces yeux pleins de feu regardent au loin. Oui, il est en grand, on m'y voit jusqu'au milieu du corps; une main posée contre le visage soutient la tête; et le bras de cette main est soutenu par l'autre bras dont la main est placée sous le coude du premier. Hélas! non, je ne l'aurai pas, celui de mon ami! on en a fait deux, un grand et un petit; on garde le petit, et l'on regrette l'autre, qui est destiné pour un frère qui est à Francfort ou à Vienne. Je crois vous avoir déjà dit tout cela, mais vous n'y entendez rien. Ce n'est pas lui qui se fait peindre pour elle, c'est elle qui le fait peindre pour elle et pour lui.
Nous arrivons à cinq heures; il avait oublié le rendez-vous. J'ai su cela le lendemain; on en avait la larme à l'œil, et tout en pleurant on disait: C'est que ses affaires l'occupent si fort, qu'il ne peut penser à rien; c'est qu'il est bien à plaindre et moi aussi; et on l'excusait avec une bonté qui me touchait infiniment. Pour moi, je me taisais; et elle disait: Mais vous ne me dites rien, philosophe! est-ce que vous croyez qu'il ne m'aime pas? Que diable voulez-vous qu'on réponde à cela! dire la vérité, cela ne se peut; mentir, il le faut bien. Laissons-la du moins dans son erreur; le moment qui la détromperait serait peut-être le dernier de sa vie. C'est cette Sophie-là d'Isle qui est aimée! c'est cet homme-là de la rue Neuve-du-Luxembourg qui est aimé! Adieu. Je vous embrasse. Je vais écrire un mot à M. Gillet. Dieu veuille que vous puissiez déchiffrer ce griffonnage, du moins aux endroits où je vous peins ma tendresse! Laissez là les autres, ils ne valent pas la peine que vous vous usiez les yeux. En présentant mon respect à madame votre mère, dites-lui que je lui prépare un cadeau: c'est un Mémoire d'expériences sur le blé noirci qui ont été faites par un laboureur du Vexin et que le gouvernement a fait imprimer à ses frais79. L'histoire du czar Pierre va paraître80; incessamment nous en aurons des exemplaires. Dites-moi si vous voulez que je vous en envoie un.
À propos des Chinois, j'ai oublié de vous dire dans ma dernière lettre qu'il était permis d'y avoir de la religion, pourvu que ce ne fût pas de la chrétienne; toutes les autres sont tolérées, entendez-vous? tolérées, les autres; pour le christianisme, il est défendu sous peine de vie. On trouve que nous sommes des boute-feu dangereux, et puis ils n'ont jamais pu s'accommoder d'un Dieu tout-puissant qui laisse crucifier son fils, et d'un fils tout aussi puissant que son père qui se laisse lui-même crucifier. Et puis ils disent: Si votre religion est nécessaire à tous les hommes, il est bien singulier que Dieu ne nous l'ait pas fait connaître plus tôt, car nous sommes des hommes et nous sommes ses enfants comme vous, et puis s'il n'y a que les chrétiens qui soient sauvés, nos pères sont donc damnés! nos pères qui étaient si honnêtes gens! oh! nous aimons mieux être damnés avec nos pères que sauvés sans eux. Que sais-je quoi encore?
J'ai beau vous dire du mal de votre sœur, il faut, tout bien considéré, que ce mal soit au bord de mes lèvres et qu'il n'y en ait rien du tout au fond de mon cœur; car je sens que c'est pour elle que j'écris tout, ceci; est-ce que si je n'étais pas rempli d'amitié, d'estime, d'attachement pour elle, si je n'avais pas les mêmes sentiments que vous, j'aimerais tant à causer avec elle? Non, madame, je vous hais, je ne veux plus causer avec vous; qu'est-ce que cela vous fait? Je suis un homme, et vous les méprisez tous. Oh! quelque jour j'aurai mon tour, et je ferai aussi une bonne sortie contre les femmes; mais il faut que je sois à mon aise, et que je n'aie rien de mieux à vous dire. Peut-être faudrait-il que ce jour-là que j'aurai choisi pour dire du mal des femmes, j'oublie que vous en êtes une; mais je ne l'oublierai jamais. Je me vengerai de votre sœur plus cruellement, et je satisferai mon cœur en même temps; je ferai l'éloge de son sexe. Adieu: je ne sais plus ce que j'écris; je veux être gai et je ne saurais. J'écris de mauvaise grâce. Réponse sur-le-champ, s'il vous plaît.
XLI
Le 30 septembre 1760.Tenez, mon amie, votre Dem… n'était bon à rien: il n'y avait pas assez d'étoffe ni pour faire un honnête homme ni pour faire un fripon. S'il n'est pas encore complètement stupide, cela ne tardera pas à venir. Au reste, un coup d'œil sur les conséquences et les contradictions des hommes, et l'on voit que la plupart naissent moitié sots ou moitié fous, sans caractère comme sans physionomie; ils ne sont décidés ni pour le vice ni pour la vertu; ils ne savent ni immoler les autres, ni se sacrifier; et, soit qu'ils fassent le bien, soit qu'ils fassent le mal, ils sont malheureux, et j'en ai pitié. Ces idées tiennent à d'autres que j'établissais hier à table, assez imprudemment; car la pâture état forte pour nos petits estomacs. C'est que je ne pouvais m'empêcher d'admirer la nature humaine, même quelquefois quand elle est atroce. Par exemple, disais-je, on a condamné un homme à mort pour des placards, et le lendemain de son exécution on en trouve aux coins des rues de plus séditieux. On exécute un voleur, et, dans la foule, d'autres volent et s'exposent au supplice même qu'ils ont sous les yeux. Quel mépris de la mort et de la vie! Si les méchants n'avaient pas cette énergie dans le crime, les bons n'auraient pas la même énergie dans la vertu. Si l'homme affaibli ne peut plus se porter aux grands maux, il ne pourra plus se porter aux grands biens; en cherchant à l'amender d'un côté, vous le dégradez de l'autre. Si Tarquin n'ose violer Lucrèce, Scévola ne tiendra pas son poignet sur un brasier ardent; cela est singulier; on est en général assez mécontent des choses, et l'on n'y toucherait pas sans les empirer. En suivant la conversation sur la nature humaine, on en vint à cette question: Comment il arrivait que des sots réussissaient toujours, et des gens de sens échouaient en tout; en sorte qu'on dirait que les uns semblaient de toute éternité avoir été prédestinés au bonheur, et les autres à l'infortune? Je répondis que la vie était un jeu de hasard; que les sots ne jouaient pas assez longtemps pour recueillir le salaire de leur sottise, ni les gens sensés celui de leur circonspection; ils quittent les dés lorsque la chance allait tourner; en sorte que, selon moi, un sot fortuné et un homme d'esprit malheureux sont deux êtres qui n'ont pas assez vécu. Et puis voilà comme nous causons ici. Vous avez reçu deux de mes lettres à la fois, et moi deux des vôtres. Un écart d'imagination, dites-vous? une vivacité non réfléchie? Fort bien; mais des esprits mal faits qui en voudraient à notre bonheur ne s'y prendraient pas autrement. C'est ainsi qu'ils réussiraient à me rendre indifférent à ma Sophie et ma Sophie odieuse à sa mère; et où est la délicatesse? C'est un mot vide de sens, si elle ne consiste pas à pressentir les petites choses qui pourraient offenser, blesser, affliger, humilier, desservir, et à avoir pour ses amis et à leur dérober tous ces ménagements légers qu'ils ne sont pas en droit d'exiger des indifférents, et qu'ils attendraient inutilement de la grosse et ronde bienveillance de gens épais qui en sont incapables… Il faut que vous sachiez toutes deux que je vous rapproche sans cesse de l'idée que je me suis formée de votre esprit et de votre caractère, et que cette mesure n'est pas commune. La plupart des autres s'y trouveraient bien petits. Ces riens, que je ne ferai pas l'honneur à la foule de remarquer en elle, je vous les reprocherai durement, et je serais fâché que vous n'eussiez pas pour moi la même sévérité. Je veux que vous attendiez de moi tout ce que vous attendriez de Dieu, s'il avait ma bonté ou si j'avais sa puissance, et que vous soyez surprise toutes les fois que je tromperai votre attente. Si je suis quelquefois amant ombrageux et difficile, c'est que je meurs de passion pour vous; si je me fâche si vite contre elle, c'est que personne au monde ne l'estime plus que moi. Ô femmes! vous me serez bien indifférentes le jour que je vous laisserai dire et faire tout ce qu'il vous plaira! J'aime ceux qui me grondent, et je gronde volontiers ceux que j'aime; et, quand je ne gronde plus, je n'aime plus. De tous ceux qui me touchent de près, je suis celui que je gourmande le plus sévèrement et le plus fréquemment; si je me préfère en ce point à mes amis, c'est, tout bien considéré, que je suis encore plus curieux de me rendre bon moi-même que de rendre les autres meilleurs.
Je suis bien aise pourtant que vous ne la reconnaissiez pas aux couleurs dont je l'ai peinte. Vous voyez que je vous réponds à présent à votre seconde lettre. C'est apparemment que, la colère conduisant le pinceau, les traits auront été exagérés. Cela me rappelle un mot plaisant du peintre Greuze contre Mme Geoffrin qui l'avait bien ou mal à propos contristé. «Mort-Dieu, disait-il, si elle me fâche, qu'elle y prenne garde, je la peindrai.» Moi, je dis le contraire de Greuze: Mort-Dieu, si elle me fâche encore, qu'elle y prenne garde, je ne la peindrai plus. Dites tout ce qui vous plaira de l'innocence de sa conduite avec le bon Marson et l'honnête Vialet. J'en appelle à son cœur, qui sait mieux que vous pourquoi je me comprends dans sa déclamation: c'est qu'elle s'adresse à tous les hommes, et que j'en suis un; et, si vous voulez en convenir, pendant que vous la lisiez, vous ne distinguiez personne; il a fallu que la réflexion et la justice vous ramenassent sur vos pas, que vous réclamassiez en faveur de votre ami, et que vous dissiez en vous-même: Ah! chère sœur! grâce pour celui-là! il n'en est pas. Il s'établissait donc entre elle et vous un dialogue où elle m'accusait et me jugeait, où vous me défendiez et appeliez de la sentence; j'étais donc condamné, et vous travailliez à m'absoudre d'une impression méditée par elle et peut-être même par vous. Celui qui blesse l'espèce humaine me blesse; celui qui décrie l'amitié, en général, tend à m'indisposer secrètement contre mes amis; celui qui se joue de la sincérité des serments passionnés devant celle que j'aime cherche à lui rendre ma conduite et mes sentiments suspects et m'indigne. Mais laissons cela.
Je suis à présent à la Chevrette; c'est de là que je vous écris. Demain je serai de retour à Paris; nous avons trop de monde pour être bien. Dans les cohues, on se mêle; les indifférents s'interposent entre les amis, et ceux-ci ne se touchent plus. Hier j'étais à souper à côté de Mme d'Houdetot, qui disait: «Je me mariai pour aller dans le monde et voir le bal, la promenade, l'opéra et la comédie; et je n'allai point dans le monde, et je ne vis rien, et j'en fus pour mes frais.» Ces frais firent rire, comme vous pensez bien, et elle ajouta: «C'est mon voisin qui boit le vin, et c'est moi qui m'enivre.» En effet, j'avais à côté de moi un vin blanc délicieux que je ne dédaignais pas. Les voilà qui partent ce matin pour la chasse. Dieu soit loué! ils feront de l'exercice; nous serons un peu plus ensemble, et tout en ira mieux pour eux et pour nous.