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Lettres à Mademoiselle de Volland
Cependant les Omméades firent peu de chose pour les savants. Les Abbassides osèrent davantage. Un d'entre eux institua des pèlerinages, éleva des temples, prescrivit des prières publiques et se montra si religieux qu'il put, sans irriter les dévots, attacher près de lui un astrologue et deux médecins chrétiens. Il n'y a point de sectes que les musulmans haïssent autant que la chrétienne. Cependant les lettrés que les derniers Abbassides appelèrent à leur cour étaient tous chrétiens. Le peuple n'y prit pas garde. – C'est qu'il était heureux sous leur gouvernement. Je dirais volontiers à un prince… – Est-ce qu'on dit quelque chose aux princes? Mais voyons, père Hoop, ce que vous leur diriez. – Soyez bons; soyez justes; soyez victorieux; soyez honorés de vos sujets et redoutés de vos voisins. – Rien que cela? – J'ajouterais: Ayez une armée nombreuse à vos ordres, et vous établirez la tolérance universelle; vous renverserez ces asiles de l'ignorance, de la superstition et de l'inutilité. – Voulez-vous vous taire! vous ne savez donc pas que je veux fonder un couvent au Grandval? – Beau projet!.. Vous réduirez à la simple condition de citoyens ces hommes de droit divin qui opposent sans cesse leurs chimériques prérogatives à votre autorité; vous reprendrez ce qu'ils ont extorqué de l'imbécillité de vos prédécesseurs; vous restituerez à vos malheureux sujets la richesse dont ces dangereux fainéants regorgent; vous doublerez vos revenus, sans multiplier les impôts; vous réduirez leur chef orgueilleux à sa ligne et à son filet; vous empêcherez des sommes immenses d'aller se perdre dans un gouffre étranger d'où elles ne reviennent plus; vous aurez l'abondance et la paix; et vous régnerez, et vous aurez exécuté de grandes choses, sans exciter un murmure, sans verser une goutte de sang. – Pardi c'est un bel instrument que la langue; comme il enfile cela! – Mais il faudrait, avant tout, qu'un souverain fut bien persuadé que l'amour de ses peuples est le seul véritable appui de sa puissance. Si, dans la crainte que les murs de son palais ne tombent en dehors, il leur cherche des étais, il y en a certains qui tôt ou tard les renverseront en dedans. Un souverain prudent isolera sa demeure de celle des dieux. Si ces deux édifices sont trop voisins, le trône sera gêné par l'autel, l'autel par le trône; et il arrivera quelque jour que, portés l'un contre l'autre avec violence, ils s'ébranleront tous les deux. – Il ne serait pas difficile à un prince politique de soulever le haut clergé contre la cour de Rome, ensuite le bas clergé contre le haut, puis d'avilir le corps entier. – Les voilà-t-il pas qui rêvent comment on pourrait traîner la sainte Église de Dieu dans la boue! Voulez-vous vous taire, vilains athées que vous êtes! – Mais à propos, le petit Croque-Dieu de Sussy ne vient-il pas souper? – Pardi, mon gendre, s'il vient, ménagez un peu ses oreilles; comment voulez-vous qu'il dise la messe, quand il a ri de vos ordures? – Qu'il ne la dise pas. – Il ne lui est pas aussi facile de se passer de la dire qu'à vous de l'entendre. – Je ne doute point que cela n'arrive un jour. – Pardi, je le voudrais bien; c'est un petit homme; il rit de si bon cœur. – Il ne s'agit que de persuader aux évêques de se passer du pape, et aux curés de partager avec les évêques. – Si vous me renvoyez là, il a la mine d'attendre longtemps… Mademoiselle Anselme, écoutez tout contre: si vous ne voulez pas que je vous voie avec le vilain cul de mon rêve, montrez-nous celui que vous portez.
– Les musulmans sont divisés en une multitude incroyable de sectes. On en compte jusqu'à soixante-treize. Ils ont des jansénistes, des molinistes, des pyrrhoniens, des sceptiques, des déistes, des spinosistes, des athées. – Les voilà bien lotis!.. C'est comme parmi nous. La belle couvée! – On les vit éclore du mélange de la religion avec la philosophie. – Cette philosophie gâte tout. – Lorsqu'ils quittèrent le glaive tranchant dont ils prouvaient la divinité de l'Alcoran, et qu'ils se mirent à raisonner. – C'est encore une mauvaise chose que la raison: aussi j'en use le moins que je peux… Il y paraît quelquefois. – Aux autres il n'y paraît pas tant; mais c'est tout un.
– Ils ont des espèces de manichéens et d'optimistes. Un des premiers disait un jour à son antagoniste: Un père eut trois enfants. – Mesdames, voici un conte; il faut l'entendre. – L'un de ces enfants vécut dans la crainte de Dieu. – Et fit bien. Il n'y en a guère aujourd'hui de ceux-là. On ne sait plus ce que le monde devient; les enfants sont aussi méchants que les vieilles gens. – Le second vécut dans le crime, et le troisième mourut tout jeune. Quel sera leur sort dans l'autre vie? L'optimiste répondit que le premier serait récompensé dans le ciel, le second puni dans les enfers, et que le troisième n'aurait ni châtiment ni récompense. Mais, reprit le manichéen, si ce dernier disait à Dieu: Seigneur, il n'a dépendu que de toi que je vécusse plus longtemps, et que je fusse assis dans le ciel à côté de mon frère; cela eût été mieux pour moi. Que lui répondrait le Seigneur? Il lui répondrait: J'ai vu que si je t'accordais une plus longue vie, tu tomberais dans le crime, et qu'au jour de mes vengeances, tu mériterais le supplice du feu. Mais, ajouta le manichéen, n'entendez-vous pas le second qui réplique au Seigneur: Eh! que ne m'ôtais-tu la vie dans mon enfance? Pourquoi m'accorder les jours malheureux que tu as refusés à mon frère? Si je ne me réjouissais pas dans le ciel avec mon frère aîné, du moins je sommeillerais en paix auprès de mon frère cadet; cela eût été aussi bien pour moi que pour lui. Comment le Seigneur s'en tira-t-il? – Ma foi, je n'en sais rien; il y a de quoi le foire affoler. Mais nous saurons cela quand nous y serons; il faut y aller tôt ou tard… Il lui dira: J'ai prolongé ta vie afin que tu méritasses la félicité éternelle, et tu me reproches une faveur que je t'ai faite… Si c'était une faveur, dira le troisième que ne me la faisais-tu donc aussi? – Voilà trois enfants bien incommodes; ils ont dû donner bien du chagrin à leurs parents. Mais il faut prendre la charge avec les bénéfices. Allons souper.
– Il y en a qui nient tout rapport du Créateur à la créature. Selon eux, Dieu est juste parce qu'il est tout-puissant. Ses attributs n'ont rien de commun avec les nôtres; et nous ne savons pas par quels principes nous serons jugés à son tribunal. – Maman, tant mieux pour votre amie Mme de ***. – N'en partons pas. Laissons notre prochain pour ce qu'il est. La fille est noire comme une taupe; mais mon fils dit qu'elle a les pieds blancs. Blancs ou noirs, qu'est-ce que cela me fait? Pour la mère, elle eût été mieux avisée de garder ses yeux qu'elle avait beaux et bons, et de laisser assommer son mari; mais ce qui est fait est fait. – Ils disent: Qu'est-ce qu'un être passager d'un instant, d'un point, devant un être éternel, infini? Que deviendraient les autres hommes pour un de leurs semblables à qui Dieu aurait accordé seulement une durée éternelle? Croit-on qu'il eût le moindre scrupule de s'immoler tout ce qui lui résisterait? Ne dirait-il pas à ses victimes: Qu'êtes-vous en comparaison de moi? Dans un moment il ne sera non plus question de vous que si vous n'aviez point été, vous ne jouirez ni ne souffrirez plus; mais il s'agit d'une éternité pour moi. Je me dis à moi-même et à vous, selon ce que je suis et ce que vous êtes, périssez donc sans murmurer; je suis juste. – Il est incroyable tout ce qui leur croît dans la tête. En vérité, il y a de quoi déranger la mienne. – Cependant quelle distance plus grande encore de Dieu à un homme, que d'un homme, quel qu'on le suppose, à un autre! Qu'il soit immortel, cet homme, je le veux; combien ne lui restera-t-il pas encore d'infirmités qui le rapprocheront de la condition commune? Toute notion de justice s'anéantit entre un homme et son semblable par le privilège d'un seul attribut divin, et nous osons en supposer entre Dieu et l'homme! Il n'y a que le brachmane, qui craignit de blesser la fourmi, qui puisse dire à Dieu: Seigneur, pardonnez-moi si j'ai fait remonter mes idées jusqu'à vous; je les ai fait descendre jusqu'à la fourmi: traitez-moi comme j'ai traité le plus misérable des insectes.
Au milieu de ces sectaires, il y en a qui se moquent de tout… Ils n'en sont ni plus heureux ni plus sages. – Madame de Saint-Aubin, vous avez une femme de chambre qui ne l'est guère. – Qu'est-ce que cela me fait? – Pardi, cela me ferait à votre place. Je veux, croire que ceux qui me touchent ont en tous temps les mains nettes. – Et voilà un éclat de rire qui part en un instant de tous les coins du salon. – Qu'appelez-vous les mains nettes?.. – Oui, madame, les mains nettes… Je sais ce que j'ai vu, et je m'entends.
– Ils ont des intolérants, comme madame. – Pardi, je n'empêche rien de ce que je ne vois pas; c'est comme madame chose… Ma fille, aide-moi donc à trouver son nom. – Maman, il ne faut pas dire cela. – Ils viennent ici, je les loge porte à porte… – Père Hoop, je vous prie de continuer. – Un islamite intolérant avait attenté à la vie d'un philosophe dont il suspectait la croyance. Ce philosophe était puissant; il aurait pu châtier l'islamite ou le perdre par son crédit; il se contenta de le réprimander doucement et de lui dire: Tes principes te commandent de m'ôter la vie, les miens me commandent de te rendre meilleur, si je puis. Viens, que je t'instruise, et tu me tueras après, si tu veux. – Ma foi, cela est joli – Que pensez-vous qu'il apprit? – Son catéchisme; car tout prêtre qu'il était, il ne le savait pas. – L'arithmétique et la géométrie… C'est peut-être ainsi qu'il en faudrait user avec tous les peuples à convertir… Faire précéder le missionnaire du géomètre. – Et pourquoi pas du chimicien aussi avec ses curbitudes?– Madame, cela n'en serait pas plus mal. Qu'ils sachent d'abord combiner des unités, ensuite on leur fera combiner des idées plus difficiles. – Tenez, voilà la meilleure chose que vous ayez dite de toute la soirée. Si ce projet prend, mon amoureux Montamy partira pour la Cochinchine, et je n'en serai plus ennuyée. Allons souper là-dessus, et que le petit Croque-Dieu, qui ne vient point, s'en aille au diable.
– Et voilà, mon amie, comme le temps se passe. Je n'ai à vous dire que de ma tendresse et de nos entretiens. Au milieu de ces entretiens, moitié sérieux et moitié comiques, je soupire quelquefois, et je dis tout bas: Ah! si ma Sophie et sa sœur étaient ici! et puis je soupire encore. M. de Berlize partit hier pour Paris; il vous porte une lettre. Je raccompagnai jusqu'à Charenton, où j'espérais en prendre une de vous, et je ne fus pas trompé. Je revins à sept heures; on m'attendait pour faire un piquet. Je jouai gaiement et heureusement. Nous perdons l'Écossais demain. J'en suis fâché; c'est un homme de bien qui a du sens et des connaissances. Sa mélancolie l'a promené dans tous les coins du monde, et je tirais parti de ses voyages. Mme d'Aine est la meilleure femme du monde, c'est la prévenance en personne; mais elle estropie tous les noms; elle appelle un chimiste un chimicien; une cucurbite, une curbitude; l'Encyclopédie, Socoplie, et ainsi du reste. La Parfaite-Union est une Mme de B***, qui a la fantaisie de fonder une coterie femelle sous ce titre. Mme de ***, la mère, est la femme d'un directeur des aides, à Bordeaux, à qui elle a sauvé la vie dans une émeute populaire: elle se jeta au milieu des séditieux. Une femme échevelée, qui errait, qui s'exposait aux pierres qui volaient de toutes parts, étonna les séditieux et suspendit leur fureur. Elle était dans un temps critique, et elle en perdit les yeux, et depuis l'infâme époux et son horrible fille se sont ligués pour tourmenter cette infortunée. Il y a des années qu'ils font couler des larmes amères de ces yeux qui ne voient plus. Le petit Croque-Dieu est le pussatni de Mlle de Sussy. Il dit la messe le dimanche, et le reste de la semaine il fait le bouffon. Il avait été de la promenade; il devait être du souper; mais il ne vint qu'après. Nous avions dévoré, les femmes surtout; nous étions en train de dire des folies et d'en faire lorsque le cher petit prêtre arriva. «Ah! te voilà, l'abbé; sais-tu bien que je n'aime pas qu'on me manque. – Madame n'y est-elle pas encore faite? – Point du tout.» Le Croque-Dieu ne hait pas les femmes; il leur ferait volontiers cet honneur. Mme de *** était assise et accoudée sur une table; il alla se pencher et s'accouder sur la même table, vis-à-vis d'elle, car il est familier. Mme de ***, invitée par la commodité de sa posture et la largeur de sa croupe, prend un fauteuil, l'approche de lui, lui dit: «L'abbé, tiens-toi bien», et d'un saut elle enfourche l'abbé… L'abbé ne se fâcha point et fit bien. C'était encore une figure à voir que Mlle Anselme. C'est l'innocence, la pudeur et la timidité mêmes. Elle ouvrait ses grands yeux, elle regardait à terre une mare énorme, et elle disait d'un ton de surprise: Mais! madame. – Eh! mais, oui… C'est moi, c'est l'abbé: des souliers, des bas, des cotillons, du linge.
Mme de *** est honorable; le petit prêtre est pauvre. Dès le lendemain il eut ordre d'acheter un habit complet. Comment trouverez-vous cela, mesdames de la ville? Pour nous, grossiers habitants du Grandval, il ne nous en faut pas davantage pour nous amuser et le jour et le lendemain.
Oui, mon amie, oui, j'ai reçu toutes vos lettres; je suis tranquille; je suis heureux autant qu'on peut l'être loin de celle qu'on aime bien. Je souhaite que la lecture de l'Esprit continue de vous plaire. Si l'auteur n'a pas eu le suffrage de Grimm, et qu'il vous connût, il s'en consolerait un peu par le vôtre. Je vous vois, vous et votre mère; j'entends d'ici les mots qui rompent par intervalle le silence de votre retraite. Vous vous trompez; Mme de Saint-Aubin ne pense plus à moi; elle a découvert, au bout de trente ans, que le bruit du trictrac lui faisait mal à la tête, et nous n'y jouons plus. Je vous rends tout ce qui se fait ici mot à mot; et vous vous en amuserez parce que c'est votre ami qui vous parle.
Il est vrai que j'attendais M. de Berlize avec impatience. Il a mis de l'importance et du mystère à sa fonction; il m'a donné la lettre de Grimm devant tout le monde, et il a attendu que nous fussions seuls pour me remettre la vôtre. Encore un petit moment, et j'accourrai, et je vous porterai une bouche innocente, des lèvres pareilles, et des yeux qui n'ont rien vu depuis un mois. Que nous serons contents de nous retrouver!..
XXVI
Le 1er novembre 1759.On se promène presque en tout temps à la campagne. S'il fait un rayon de soleil, on en profite. Je travaille beaucoup, et avec agrément. Je vois ma besogne tirer à sa fin. D'un assez grand nombre de morceaux de philosophie, il ne m'en reste que trois à faire; mais longs et difficiles: c'est l'examen du platonisme et du pythagorisme, avec l'histoire de la philosophie chez les Étrusques et les Romains54. Je sors des Arabes et des Sarrasins, où j'ai trouvé plus de choses intéressantes que je n'en espérais. Ces peuples ont un caractère particulier. Vous avez entendu parler de ces dévots orientaux, dont la pratique religieuse se réduit à pirouetter sur un pied jusqu'à ce qu'ils tombent par terre sans connaissance, sans sentiment, étourdis et presque morts. Croyez-vous que cette extravagance est le résultat d'un système théosophique très-suivi, très-lié, et parsemé de vérités les plus sublimes? Ils prétendent que le vertige suspendant toutes les distractions de la particule divine, elle s'en rejoint plus intimement à l'être éternel dont elle est émanée. Dans cet état de stupidité tranquille, simple, pure et une comme lui, elle entend sa voix, et jouit d'un bonheur inconnu aux profanes qui ne l'ont point éprouvé. La vénération que les musulmans ont pour les idiots est la conséquence de ce privilège. Ils les regardent comme des êtres privilégiés en qui la nature a opéré la bienheureuse imbécilité que les autres n'acquièrent que par le saint vertige. Je vous détaillerais tout cela si j'en avais le temps; vous verriez que l'islamite qui est assis immobile au fond d'une caverne obscure, les coudes appuyés sur ses genoux, la tête penchée sur ses mains, les yeux attachés au bout de son nez, passant des journées entières dans l'attente de la vision béatifique, est un aussi grand philosophe que l'Européen dédaigneux qui le regarde en pitié, et qui se promène tout fier d'avoir découvert que nous ne voyons rien qu'en Dieu.
Le saint prophète pressentit que la passion des femmes était trop naturelle, trop violente et trop générale pour tenter avec succès de la refréner. Il aima mieux y conformer sa législation que d'en multiplier les infractions en l'opposant à la pente la plus utile et la plus douce de la nature. Quand il encourageait les hommes à la vertu par l'espérance future des voluptés corporelles, il leur parlait d'une félicité qui ne leur était pas étrangère. Il prescrivait des ablutions et quelques pratiques frivoles, dont le peuple a besoin, qui sont arbitraires, telles qu'il y en a dans toutes les religions du monde, et qui ne signifient rien pour les hommes d'une piété un peu solide, comme de tourner le dos au soleil pour pisser, parmi les musulmans, ou de porter un scapulaire, parmi nous, parce qu'il faisait un culte pour la multitude. Il prêcha le dogme de la fatalité qui inspire l'audace et le mépris de la mort; le péril étant aux yeux du fataliste le même pour celui qui manie le fer sur un champ de bataille et pour celui qui repose dans un lit; l'instant de périr étant irrévocable, et toute prudence humaine étant vaine devant l'Éternel qui a enchaîné toutes choses d'un lien que sa volonté même ne peut ni resserrer ni relâcher.
Jugez si mes occupations sont ingrates par cette lettre, et par ce morceau du poëte Sadi que je vais vous traduire; il vous fera plaisir, parce qu'il m'en a fait, parce qu'il est beau, parce qu'il est plein de sentiment, de pathétique et de délicatesse55.
Les Sarrasins ont des maximes d'une énergie et d'une délicatesse peu communes. Aucune nation n'est aussi riche en proverbes; leurs fables sont d'une simplicité qui me charme.
Voilà, mon amie, ceux avec qui je converse depuis quelques jours. Auparavant c'était avec les Phéniciens; auparavant avec les habitants du Malabar; auparavant avec les Indiens.
J'ai vu toute la sagesse des nations, et j'ai pensé qu'elle ne valait pas la douce folie que m'inspirait mon amie. J'ai entendu leurs discours sublimes, et j'ai pensé qu'une parole de la bouche de mon amie porterait dans mon âme une émotion qu'ils ne me donnaient pas. Ils me peignaient la vertu, et leurs images m'échauffaient; mais j'aurais encore mieux aimé voir mon amie, la regarder en silence, et verser une larme que sa main aurait essuyée ou que ses lèvres auraient recueillie. Ils cherchaient à me décrier la volupté et son ivresse, parce qu'elle est passagère et trompeuse; et je brûlais de la trouver entre les bras de mon amie, parce qu'elle s'y renouvelle quand il lui plaît, et que son cœur est droit, et que ses caresses sont vraies. Ils me disaient: Tu vieilliras; et je répondais en moi-même: Ses ans passeront avec les miens. Vous mourrez tous deux; et j'ajoutais: Si mon amie meure avant moi je la pleurerai et serai heureux la pleurant. Elle fait mon bonheur aujourd'hui; demain elle fera mon bonheur, et après-demain, et après-demain encore, et toujours, parce qu'elle ne changera point, parce que les dieux lui ont donné le bon esprit, la droiture, la sensibilité, la franchise, la vertu, la vérité qui ne change point. Et je fermai l'oreille aux conseils austères des philosophes; et je fis bien, n'est-ce pas, ma Sophie?
XXVII
Au Grandval le 2 novembre 1759.Le père Hoop nous a quittés; mais en revanche, il nous est arrivé une dame. Elle n'est point mal de figure. À juger par le son de sa voix, le tour de ses idées et le ton de son expression, elle a du naturel dans l'esprit et de la douceur dans le caractère. Je suis fort trompé, ou elle a déjà bien souffert quoiqu'elle soit jeune. Ceux qui ont éprouvé la peine ont un signe auquel ils se reconnaissent.
Les dernières nouvelles qu'on nous a apportées de Paris ont rendu le Baron soucieux. Il a des sommes considérables placées dans les papiers royaux… Il disait à sa femme: «Écoutez, ma femme, si cela continue, je mets bas l'équipage, je vous achète une belle capote avec un beau parasol, et nous bénirons toute notre vie M. de Silhouette, qui nous a délivrés des chevaux, des laquais, des cochers, des femmes de chambre, des cuisinières, des grands dîners, des faux amis, des ennuyeux, et de tous les autres privilèges de l'opulence…» Et moi je pensais que pour un homme qui n'aurait ni femme, ni enfant, ni aucun de ces attachements qui font désirer la richesse, et qui ne laissent jamais de superflu, il serait presque indifférent d'être pauvre ou riche. Pauvre, on s'expatrierait, on subirait la condamnation ancienne portée par la nature contre l'espèce humaine, et l'on gagnerait son pain à la sueur de son front… Ce paradoxe tient à l'égalité que j'établis entre les conditions et au peu de différence que j'émets, quant au bonheur, entre le maître de la maison et son portier… Si je suis sain d'esprit et de corps, si j'ai l'âme honnête et la conscience pure, si je sais distinguer le vrai du feux, si j'évite le mal et fais le bien, si je sens la dignité de mon être, si rien ne me dégrade à mes propres yeux, si, loin de mon pays, je suis ignoré des hommes dont la présence me ferait peut-être rougir, on peut m'appeller comme on voudra, milord ou sirrah: sirrah, en anglais, c'est un faquin en français, la qualité qu'un petit-maître en humeur donne à son valet… Faire le bien, connaître le vrai, voilà ce qui distingue un homme d'un autre; le reste n'est rien. La durée de la vie est si courte, ses vrais besoins sont si étroits, et quand on s'en va, il importe si peu d'avoir été quelqu'un ou personne. Il ne faut à la fin qu'un mauvais morceau de toile et quatre planches de sapin… Dès le matin j'entends sous ma fenêtre des ouvriers. À peine le jour commence-t-il à poindre qu'ils ont la bêche à la main, qu'ils coupent la terre et roulent la brouette. Ils mangent un morceau de pain noir; ils se désaltèrent au ruisseau qui coule: à midi, ils prennent une heure de sommeil sur la terre; bientôt ils se remettent à leur ouvrage. Ils sont gais; ils chantent; ils se font entre eux de bonnes grosses plaisanteries qui les égaient; ils rient. Sur le soir, ils vont retrouver des enfants tout nus autour d'un âtre enfumé, une paysanne hideuse et malpropre, et un lit de feuilles séchées, et leur sort n'est ni plus mauvais ni meilleur que le mien… Vous avez éprouvé l'une et l'autre fortune: dites-moi, le temps présent vous paraît-il plus dur que le temps passé?.. Je me suis tourmenté toute la matinée à courir après une idée qui m'a fui… Je suis descendu triste; j'ai entendu parler des misères publiques; je me suis mis à une table somptueuse sans appétit; j'avais l'estomac chargé des aliments de la veille; je l'ai surchargé de la quantité de ceux que j'ai mangés; j'ai pris un bâton et j'ai marché pour les faire descendre et me soulager; je suis revenu m'asseoir à une table de jeu, et tromper des heures qui me pesaient. J'avais un ami dont je n'entendais point parler. J'étais loin d'une amie que je regrettais. Peines à la campagne, peines à la ville, peines partout. Celui qui ne connaît pas la peine n'est pas à compter parmi les enfants des hommes… C'est que tout s'acquitte; le bien par le mal, le mal par le bien, et que la vie n'est rien.
Nous irons peut-être demain au soir ou lundi matin passer un jour à la ville; je verrai donc cette amie que je regrettais; je recouvrerai donc cet ami silencieux dont je n'entendais point parler. Mais je les perdrai le lendemain; et plus j'aurai senti le bonheur d'être à côté d'eux, plus je souffrirai de m'en séparer. C'est ainsi que tout va: tournez-vous, retournez-vous, il y aura toujours une feuille de rose pliée qui vous blessera… J'aime ma Sophie; la tendresse que j'ai pour elle affaiblit à mes yeux tout autre intérêt. Je ne vois qu'un malheur possible dans la nature; mais ce malheur se multiplie et se présente à moi sous cent aspects. Passe-t-elle un jour sans m'écrire, qu'a-t-elle? serait-elle malade? Et voilà les chimères qui voltigent autour de ma tête et qui me tourmentent. M'a-t-elle écrit, j'interpréterai mal un mot indifférent, et je suis aux champs. L'homme ne peut ni améliorer ni empirer son sort. Son bonheur et sa misère ont été circonscrits par un astre puissant. Plus d'objets, moins de sensibilité pour chacun. Un seul, tout se rassemble sur lui. C'est le trésor de l'avare…
Mais je m'aperçois que je digère mal, et que toute cette triste philosophie naît d'un estomac embarrassé. Crapuleux ou sobre, mélancolique ou serein, Sophie, je vous aime également; mais la couleur du sentiment n'est pas la même… On est allé à Charenton vous porter un volume de moi et chercher une ligne de vous. Et attendant, je piétine et je maudis la longueur du messager. Amour et mauvaise digestion. J'ai beau dire: Ce coquin s'est amusé dans un cabaret; il n'a pu voir une couronne de lierre pendue à une porte sans entrer; je ne m'en crois pas moi-même. Qu'est-ce donc que cette raison qui siège là, que rien ne corrompt, qui m'accuse et qui absout mon valet? Est-ce qu'on est sage et fou dans un même instant?