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Lettres à Mademoiselle de Volland
Voici un si que je n'entends pas; il vient à la suite des soins que votre sœur a pris de vous; achevez-moi cette phrase sans dissimuler.
Il y avait un temps infini que je n'avais vu ni Mme d'Épinay ni M. Grimm, lorsque M. Grimm est venu pour voir Tancrède, et Mme d'Épinay pour se faire arracher une dent. Le hasard a voulu que j'assistasse à l'opération le matin; et la complaisance m'a conduit au spectacle l'après-midi. Je vous entretiendrai de cela, si j'en ai le temps.
Je n'ai plus d'idée ni des Fastes, ni des Tristes, ni des Héroïdes d'Ovide; quant à ses Métamorphoses, elles m'ont toujours fait plaisir; il y a du feu, de l'imagination, de la passion, et de temps en temps des choses sublimes. Voyez la dispute d'Ajax et d'Ulysse pour les armes d'Achille; Euripide, Sophocle, Homère et Virgile n'auraient pas mieux fait. C'est aussi une belle chose que la tête d'Orphée portée sur les flots de l'Hèbre, sa langue qui fait encore des efforts pour prononcer le nom d'Eurydice, et les ondes qui frappent les cordes de sa lyre et qui en tirent je ne sais quoi de tendre et d'harmonieux que les rivages répètent et dont les forêts retentissent. Ne viendra-t-il jamais ce temps où je serai tout à ma Sophie et à ces hommes divins, alternativement occupé de vous aimer et de les lire? Un beau morceau d'éloquence, un bel écart de poésie, un regard, un sourire, un mot doux de ma Sophie peuvent m'enivrer presque également, Tout ce qui porte un caractère de vérité, de grandeur, de fermeté, d'honnêteté me touche et me transporte.
Je vais reprendre mon journal depuis ma dernière lettre. J'étais venu ici, je vous avais écrit, il était tard. Damilaville m'invita à souper chez lui, j'acceptai; je suis un glouton; je mangeai une tourte entière; je mis là-dessus trois ou quatre pêches, du vin ordinaire, du vin de Malaga, avec une grande tasse de café. Il était une heure du matin quand je m'en retournai; je brûlais dans mon lit, je ne pus fermer l'œil. J'eus l'indigestion la mieux conditionnée. Je passai la journée à prendre du thé: le lendemain je me trouvai assez bien pour aller à Tancrède. Voici ce que j'en ai jugé. C'est un ouvrage fondé sur la pointe d'une aiguille, mais où les défauts de conduite sont rachetés par mille beautés de détail. Le premier acte est froid; cependant on y conçoit le germe d'un grand intérêt. Le second est encore froid. Le troisième est une des plus belles choses que j'aie jamais vues: c'est une suite de tableaux grands et pathétiques; il y a un moment où la scène est muette, et où le spectateur est désolé. C'est celui où Aménaïde, traînée au supplice par des bourreaux, reconnaît Tancrède; elle pousse un cri perçant, ses genoux se dérobent sous elle, elle succombe, on la porte vers une pierre sur laquelle elle s'assied; il faut y être pour concevoir l'effet de cette situation; et puis imaginez quarante personnes sur la scène: Tancrède, Argire, les paladins, le peuple, Aménaïde et des bourreaux. Le quatrième est vide d'action, mais plein de beaux morceaux. On ne sait ce que c'est que le cinquième; il est long, froid, entortillé, excepté la dernière scène qui est encore très-belle. Je ne sais comment le poëte a pu se résoudre à faire mourir Tancrède, et à finir sa pièce par une catastrophe malheureuse. Il est sûr que j'aurais rendu tous ces gens-là heureux. M. Saurin me disait que ce n'aurait plus été une tragédie; et Grimm lui répondit: «Qu'est-ce que cela fait?» Il est sûr que cela eût été mieux. Damilaville n'aime pas qu'on cherche la mort, parce qu'on s'est attaché à une infidèle; il médisait: «Si vous aimiez, et qu'on vous trompât, que feriez-vous? – D'abord, lui répondis-je, j'aurais bien de la peine à le croire: quand j'en serais assuré, je crois que je renoncerais à tout ce qui me plaît, que je me retirerais au fond d'une campagne, et que j'irais attendre là ou la fin de ma vie ou l'oubli de l'injure qu'on m'aurait faite. La nature, qui nous a condamnés à éprouver toutes sortes de peines, a voulu que le temps les soulageât malgré nous: heureusement, pour la conservation de l'espèce malheureuse des hommes, presque rien ne résiste à la consolation du temps. C'est là ce qui quelquefois me fait désirer sans scrupule une grande maladie qui m'emporte. Je me dis à moi-même: Je cesserais de souffrir; et au bout de quelques années (et c'est beaucoup donner à la douleur amère de mes amis), ils trouveraient une sorte de douceur à se ressouvenir de moi, à s'en entretenir et à me pleurer.
Je joins à cette lettre le Discours sur la Satire des philosophes69. On l'attribue à M. de Saint-Lambert; c'est un ouvrage plein de modération et sur lequel il n'y a eu ici qu'un jugement. M. de Voltaire avait lu à M. Grimm son Tancrède, lorsque celui-ci était à Genève, et il lui disait à propos des choses simples et des tableaux: «Vous voyez, mon cher, que j'ai fait bon usage des préceptes de votre ami»; et il lui disait la vérité. Je ne sais si je n'irai pas la semaine prochaine passer quelques jours à la Chevrette. Ils veulent tous que je raccommode le Joueur, et que je le donne aux Français70. Ce sera là mon occupation. Adieu, ma tendre amie. Je vous aime de toute mon âme; c'est un sentiment que rien ne peut affaiblir; au contraire, je le crois quelquefois susceptible d'accroissement. Quand je suis à côté de vous, quand je vous regarde, il me semble que je ne vous ai jamais tant aimée que dans ce moment. Mais c'est une illusion. Comment se pourrait-il faire que la mémoire du bonheur ne le cédât pas à la jouissance? Quelle comparaison entre le transport passé et l'ivresse présente? Je vous attends pour juger cela. Nous ne sommes qu'au 5 septembre. Que le temps me dure! Adieu.
XXXV
Le 10 septembre 1760.N'imaginez point cela, ma chère amie, ce n'est ni la faute des postes, ni la mienne; je suis exact et les courriers vont leur train. Mais mes lettres traînent des trois ou quatre jours sur le bureau de M. le substitut, et cependant vous vous plaignez; et je me désespère. Je crois que vous auriez été bien contente dimanche au soir, si vous m'eussiez entendu maudire le contre-seing de M. de Courteilles, et tenir à M. Damilaville des propos d'une extravagance qui en aurait offensé tout autre, mais qui ne lui taisaient que pitié, parce qu'il connaît un peu ma folie. Voilà, par exemple, de ces choses qui sont mal, et dont je ne saurais me repentir; quand je reviens de sang-froid sur ce qu'ils appellent des emportements déplacés, je me trouve comme je dois être, et je leur dirais volontiers: Rompez tout commerce avec les hommes passionnés, ou attendez-vous à ces incartades: il faut ou se renfermer, ou s'attendre à avoir de la poussière dans les yeux, si l'on se promène quand il fait du vent.
Je suis à la Chevrette où je reçois votre numéro 11. Je devais y arriver samedi au soir; j'en avais fait une promesse solennelle; mais le moyen de fuir devant le mot que j'attendais dimanche? Je restai. Le mot vint; j'y répondis, et lundi au soir je me rendis ici, où l'on ne m'espérait plus. Nous nous croisâmes, Grimm et moi, sur la route. J'ai donc passé les deux jours suivants en tête-à-tête avec son amie. Voici quelle a été notre vie. Des conversations tantôt badines, tantôt sérieuses, un peu de jeu; un peu de promenade ensemble ou séparés beaucoup de lecture, de méditations, de silence, de solitude et de repos. Mercredi, Grimm revint à onze heures du soir; nous eûmes deux heures d'inquiétude; la nuit était très-obscure, et nous craignions qu'il ne lui fût arrivé quelque chose: nous voilà trois pour jusqu'à lundi prochain. Que fais-je? que font-ils? Le matin, il est seul chez lui où il travaille. Elle est seule chez elle où elle rêve à lui. Je suis seul chez moi où je vous écris; nous nous voyons avant dîner un moment. Nous dînons. Après le dîner, la partie d'échecs; après la partie d'échecs, la promenade; après la promenade, la retraite; après la retraite, la conversation; après la conversation, le souper; après le souper, encore un peu de conversation; et c'est ainsi que finira une journée innocente et douce, où l'on se sera amusé et occupé, où l'on aura pensé, où l'on se sera instruit, estimé et aimé, et où l'on se sera dit: Mais vous aurez donc toujours de la peine, et il ne dépendra pas de moi de vous rendre heureuse? Une chose me plaît-elle et me la proposé-je, il faut absolument qu'il survienne un contre-temps qui la gâte. J'avais une certaine joie à penser que vous lisiez Tancrède tandis que je le verrais. Je me disais: Quel plaisir elle aura dans cet endroit! Elle n'entendra jamais cet Eh bien! mon père? sans fondre en larmes. J'unissais mes sensations aux vôtres; j'étais enchanté que, séparés par une distance de soixante lieues, nous éprouvassions un plaisir commun; et voilà que vous n'avez pas encore reçu cet envoi.
Je trouve du courage dans les aveux et les réponses que vous faites à madame votre mère. Peut-être si vous eussiez osé plus tôt, en aurions-nous été mieux. On laisse aller ce qu'on désespère d'arrêter.
Un paquet que M. Gillet avait reçu le matin! le matin! ah! chère amie, cela ne se peut, je ne veux faire injure à personne; mais il me vient, malgré que j'en aie, des soupçons d'infidélité. Je vous prie de voir si les cachets sont entiers. En vérité, nos fripons de Paris sont, dans le courant des procédés, plus droits que nos honnêtes gens de province; une misérable petite curiosité suffit à ceux-ci pour les porter à une action vile que les premiers ne feraient que par quelque grand intérêt qu'on a rarement. Si je vous en ai écrit bien d'autres? en doutez-vous? Vous en avez trois ou quatre à recevoir, sans compter celle-ci. Mais comment puis-je remédier aux délais qui vous affligent? Mon rôle est de ne laisser aller aucun courrier à vide, et vous y pouvez compter.
Ce que je pense de cette épître71? que c'est un tissu d'atrocités écrites avec facilité. À la place de Voltaire, vous en sentiriez toute la platitude; mais vous en seriez mortifiée. Il y a par-ci et par-là des reproches qu'on n'entend pas de sang-froid. Au reste ne craignez aucune suite fâcheuse de ces papiers-là. Qui est-ce qui les lit? et puis l'idole est si décriée! Les enfants lui crachent au visage.
M. Gaschon envoya samedi savoir ce que je faisais; je ne l'ai point vu et je me le reproche; c'est un très-galant homme qui se jette beaucoup en avant, mais qui ne recule jamais.
Vous l'aurez incessamment, votre boîte; mais que je sache à qui je l'adresserai.
Mon amie, ne me louez pas trop votre sœur, je vous en prie, cela me fait du mal; je ne sais pas pourquoi, mais cela est.
J'ai passé la journée du samedi à mettre un peu d'ordre dans mon coffret. J'ai emporté ici la Religieuse, que j'avancerai, si j'en ai le temps. J'y trouverai le Joueur, qu'ils m'exhortent tous à ajuster à nos mœurs. C'est une grande affaire. M. Grimm l'a lu enfin, et il en est transporté.
Nous avons eu mercredi M. de Saint-Lambert et Mme d'Houdetot. M. de Saint-Lambert est un homme d'un sens exquis; on n'a ni plus de finesse ni plus de sensibilité que Mme d'Houdetot. Ces heures-là se sont échappées. Mme d'Houdetot me disait, à propos d'une tête de Platon que j'ai donnée pour une tête de Sapho, que j'étais bien vieux et qu'à dix-huit ans je n'aurais pas fait cet échange-là.
Ma sœur garde le silence avec moi; elle est honteuse ou fâchée. Est-ce contre elle ou contre moi qu'elle boude? Mme Diderot en reçoit de temps en temps des lettres qu'elle serre. On crie tous les jours aux oreilles de l'abbé convalescent que, sans les soins de sa sœur, il ne serait plus; il faut espérer qu'il rougira d'en user mal avec elle, du moins jusqu'à ce que les services rendus soient assez éloignés pour que l'humeur puisse se montrer sans l'ingratitude.
Mes collègues72 me font sécher; ils ne me rendent rien, et je ne travaille point. Mais dites-moi donc, M. Gaschon vous a-t-il écrit? Ira-t-il, n'ira-t-il pas à Isle? Est-ce que vous n'avez pas encore vu l'abbé Dumoncet? Le général et le procureur de son ordre viennent de perdre, contre un simple religieux, un procès qui les déshonore. J'aurais une infinité de choses à vous dire de Grimm, de Mme d'Épinay, de Saurin, du Baron, de Damilaville, de M. de Saint-Gény, de Voltaire; mais je n'en ai ni le temps ni la place. Ce dernier vient de publier le Recueil des satires du jour, revu, corrigé et augmenté73; je vous l'enverrai aussitôt que nous l'aurons. Je n'ai point encore vu Mlle Boileau. Je rencontrai hier dans nos jardins M. l'échevin, qui me dit qu'elle avait toujours été à la campagne. Mais si je continue, je finirai sans avoir dit que je vous aime. Le détail que je vous fais de mes instants prouve bien que je sens tout l'intérêt que vous prenez à moi; mais il ne montre pas autant celui que je prends à vous. Chère amie, supposez-le tel qu'il vous plaira, et craignez encore de demeurer au-dessous de ce qu'il est. Adieu.
XXXVI
15 septembre 1760.C'était hier la fête de la Chevrette. Je crains la cohue. J'avais résolu d'aller à Paris passer la journée; mais M. Grimm et Mme d'Épinay m'arrêtèrent. Lorsque je vois les yeux de mes amis se couvrir et leurs visages s'allonger, il n'y a répugnance qui tienne et l'on fait de moi ce qu'on veut.
Dès le samedi au soir, les marchands forains s'étaient établis dans l'avenue, sous de grandes toiles tendues d'arbre en arbre. Le matin, les habitants des environs s'y étaient rassemblés; on entendait des violons; l'après-midi on jouait, on buvait, on chantait, on dansait, c'était une foule mêlée de jeunes paysannes proprement accoutrées, et de grandes dames de la ville avec du rouge et des mouches, la canne de roseau à la main, le chapeau de paille sur la tête et l'écuyer sous le bras. Sur les dix heures les hommes du château étaient montes en calèche, et s'en étaient allés dans la plaine. À midi, M. de Villeneuve74 arriva.
Nous étions alors dans le triste et magnifique salon, et nous y formions, diversement occupés, un tableau très-agréable.
Vers la fenêtre qui donne sur les jardins, M. Grimm se faisait peindre et Mme d'Épinay était appuyée sur le dos de la chaise de la personne qui le peignait.
Un dessinateur assis plus bas, sur un placet75, faisait son profil au crayon. Il est charmant, ce profil; il n'y a point de femme qui ne fût tentée de voir s'il ressemble76.
M. de Saint-Lambert lisait dans un coin la dernière brochure que je vous ai envoyée.
Je jouais aux échecs avec Mme d'Houdetot.
La vieille et bonne Mme d'Esclavelles, mère de Mme d'Épinay, avait autour d'elle tous ses enfants, et causait avec eux et avec leur gouverneur.
Deux sœurs de la personne qui peignait mon ami brodaient, l'une à la main, l'autre au tambour.
Et une troisième essayait au clavecin une pièce de Scarlatti.
M. de Villeneuve fit son compliment à la maîtresse de la maison et vint se placer à côté de moi. Nous nous dîmes un mot. Mme d'Houdetot et lui se reconnaissaient. Sur quelques propos jetés lestement, j'ai même conçu qu'il avait quelque tort avec elle.
L'heure du dîner vint. Au milieu de la table était d'un côté Mme d'Épinay et de l'autre M. de Villeneuve; ils prirent toute la peine et de la meilleure grâce du monde. Nous dînâmes splendidement, gaiement et longtemps. Des glaces; ah! mes amies, quelles glaces! c'est là qu'il fallait être pour en prendre de bonnes, vous qui les aimez.
Après dîner, on fit un peu de musique. La personne dont je vous ai déjà parlé qui touche si légèrement et si savamment du clavecin nous étonna tous, eux par la rareté de son talent, moi par le charme de sa jeunesse, de sa douceur, de sa modestie, de ses grâces et de son innocence. Sans exagérer, c'était Émilie à quinze ans. Les applaudissements qui s'élevèrent autour d'elle lui faisaient monter au visage une rougeur, et lui causaient un embarras charmant. On la fit chanter; et elle chanta une chanson qui disait à peu près:
Je cède au penchant qui m'entraîne;Je ne puis conserver mon cœur.Mais je veux mourir, si elle entendait rien à cela. Je la regardais, et je pensais au fond de mon cœur que c'était un ange, et qu'il faudrait être plus méchant que Satan pour en approcher avec une pensée déshonnête. Je disais à M. de Villeneuve: Qui est-ce qui oserait changer quelque chose à cet ouvrage-là? Il est si bien. Mais nous n'avons pas, M. de Villeneuve et moi, les mêmes principes. S'il rencontrait des innocentes, lui, il aimerait assez à les instruire; il dit que c'est un autre genre de beauté.
Il était assis à côté de moi, nous parlâmes de vous, de Mme votre mère, de Mme Le Gendre. Il m'apprit qu'il avait passé trois mois à la campagne où vous êtes. «Trois mois, c'est bien plus de temps qu'il n'en faut pour devenir fou de Mme Le Gendre.– Il est vrai, mais elle se communique si peu! —Je ne connais guère de femmes qui se respectent autant qu'elle.– Elle a raison. —Mme Volland… est une femme d'un mérite rare.– Et sa fille aînée… —Elle a de l'esprit comme un démon.– Elle a beaucoup d'esprit; mais c'est sa franchise surtout qui me plaît. Je gagerais presque qu'elle n'a pas fait un mensonge volontaire depuis qu'elle a l'âge de raison.»
Nos chasseurs revinrent sur les six heures. On fit entrer les violons et l'on dansa jusqu'à dix; on sortit de table à minuit; à deux heures au plus tard nous étions tous retirés; et la journée se passa sans l'ennui que j'en redoutais. Cependant si j'avais été à Paris, une lettre de mon amie, que Damilaville m'aurait remise et que j'attends encore, m'aurait fait plus de plaisir mille fois. Il faut espérer que quelqu'un me l'apportera dans le jour; ou qu'au pis-aller M. Grimm, qui part, me l'enverra ce soir.
Où êtes-vous? Est-ce à Châlons? M'oubliez-vous là dans le tumulte des fêtes et dans les bras de votre sœur? Madame, ménagez un peu sa santé, et songez que le plaisir a aussi sa fatigue.
Combien de temps resterez-vous encore à Châlons? Si par hasard cette lettre ne vous y trouvait plus, que deviendrait-elle?
Eh bien, ils se sont vus? Que se sont-ils dit? De quoi sont-ils convenus? Je vous avais priée d'excuser mon silence auprès de lui; y aurez-vous pensé?
Si vous trouvez un moment favorable, saisissez-le pour offrir tout mon dévouement et tout mon respect à madame votre mère. Ne m'oubliez pas auprès de M. Le Gendre.
J'ai demandé à M de Villeneuve des nouvelles de M. de S… et il m'a répondu qu'il se portait à merveille et qu'il attendait madame sur la fin d'octobre. Je lui disais de Mm B… «Il faut convenir que ces maris-là sont de gros butors. Aller faire un enfant à cette petite femme qui n'a qu'un souffle de vie! cette aventure ne lui serait jamais arrivée avec un amant.» Cependant il me regardait avec attention; mais j'étais du sérieux le plus ferme et le plus bête. Je suis sûr qu'il s'y est trompé, et qu'il en a ri.
Le Baron dut arriver hier soir à Paris; et nous pourrions l'avoir à dîner aujourd'hui. S'il nous restait jusqu'à mercredi, je m'en retournerais avec lui, et nous passerions la grande ville sans mettre pied à terre. Au reste, les mesures sont prises, et vos lettres, toujours adressées à Damilaville, me parviendront sûrement au Grandval.
J'ai vu toute la famille d'Épinay. Avec quelques différences dans les caractères, ils ont plusieurs excellentes qualités communes. M. d'Épinay est l'affabilité même. Ce sera un jour bien triste pour Grimm et pour son amie que celui qui m'en séparera. Pour moi, je ne distingue plus ni les lieux, ni les temps, ni les circonstances; votre absence a tout mis de niveau; je porte partout sur la poitrine un poids qui me presse sans cesse et qui m'étouffe quelquefois. Ô mon amie! si vous souffriez seulement la moitié de mon ennui, vous n'y résisteriez pas. Si c'est votre retour qui me doit soulager, quand donc revenez-vous? Lorsque Daphnis revit sa Chloé, après un long et cruel hiver qui les avait séparés, la première fois sa vue se troubla, ses genoux se dérobèrent sous lui, il chancelait, il allait tomber, si Chloé ne lui avait tendu les bras pour le soutenir. Mon amie, si par quelque enchantement je vous retrouvais tout à coup à côté de moi, il y a des moments où j'en pourrais mourir de joie. Il est sûr que je ne connais ni bienséance, ni respect qui puisse m'arrêter. Je me précipiterais sur vous, je vous embrasserais de toute ma force, et je demeurerais le visage attaché sur le vôtre, jusqu'à ce que le battement fût revenu à mon cœur, et que j'eusse recouvré la force de m'éloigner pour vous regarder. Je vous regarderais longtemps avant que de pouvoir vous parler: je ne sais quand je retrouverais la voix, et quand je prendrais une de vos mains et que je la pourrais porter à ma bouche, à mes yeux, à mon cœur. J'éprouve, à vous entretenir de ce moment et à l'imaginer, un frissonnement dans toutes les parties de mon corps, et presque la défaillance. Ah! chère amie, combien je vous aime, et combien vous le verrez lorsque nous serons rendus l'un à l'autre!
N'êtes-vous pas une cruelle femme? Si j'étais à côté de vous, je crois… – Eh bien! que feriez-vous? – Je devrais vous gronder, et je vous baiserais… Imaginez que ma dernière est à Châlons contre-signée Courteilles (c'est encore un paquet), et que celle-ci y allait aussi et que de quinze jours vous n'auriez entendu parler de moi, si M. Grimm n'avait été arrêté par l'envie d'entendre encore notre petite clavecinière; d'où il est arrivé qu'il est parti tard, que j'ai reçu votre douzième, que je lui ai recommandé la mienne, et que la voilà qui, changeant d'enveloppe et d'adresse, s'en va chez M. Gillet. Ne faites plus de ces fautes-là, je vous en prie. Eh bien! vous ne me dites rien, ni du Discours sur la Satire des philosophes, ni de la tragédie de Tancrède. Bonsoir, mon amie, bonsoir.
XXXVII
17 septembre 1760.Je vous écris à la hâte; un de nos peintres s'en retourne dans un quart d'heure, et il faut qu'il se charge de ce billet pour l'hôtel de Clermont-Tonnerre. J'y renferme un mot de grimoire. Je ne vous demande plus rien sur l'arrangement qui s'est fait entre le philosophe et notre chère sœur. J'avais ployé toutes vos lettres sur mon bureau, j'allais répondre à ce que je pouvais avoir laissé en arrière; mais depuis cinq ou six jours cette maison est si tumultueuse que la nuit est fort avancée lorsqu'on pourrait disposer d'un moment.
Il vient de m'arriver un petit accident. J'étais allé me promener autour d'une grande pièce d'eau sur laquelle il y a des cygnes. Ces oiseaux sont si jaloux de leur domaine, qu'aussitôt qu'on en approche ils viennent à vous à grand vol. Je m'amusais à les exercer, et quand ils étaient arrivés à un des bouts de leur empire, aussitôt je leur apparaissais à l'autre. Pour cet effet il fallait que je courusse de toute ma vitesse; ainsi faisais-je, lorsque je rencontrai devant un de mes pieds une barre de fer qui servait de clef à ces ouvertures qu'on pratique dans le voisinage des eaux renfermées et que l'on appelle des regards. Le choc a été si violent que l'angle de la barre a coupé en deux, ou peu s'en faut, la boucle de mon souliers; j'ai eu le cou-de-pied entamé et presque tout meurtri. Cela ne m'a pas empêché de plaisanter sur ma chute qui me tient en pantoufle, la jambe étendue sur un tabouret. On a pris ce moment de prison et de repos pour me peindre; on refait de moi un portrait admirable. Je suis représenté la tête nue, en robe de chambre, assis dans un fauteuil, le bras droit soutenant le gauche, et celui-ci servant d'appui à la tête, le cou débraillé, et jetant mes regards au loin, comme quelqu'un qui médite. Je médite en effet sur cette toile; j'y vis, j'y respire, j'y suis animé; la pensée paraît à travers le front. On peint Mme d'Épinay en regard avec moi; c'est vous dire en un mot à qui les deux tableaux sont destinés. Elle est appuyée sur une table, les bras croisés mollement l'un sur l'autre, la tête un peu tournée, comme si elle regardait de côté; ses longs cheveux noirs relevés d'un ruban qui lui ceint le front; quelques boucles se sont échappées de dessous ce ruban. Les unes tombent sur sa gorge; les autres se répandent sur ses épaules, et en relèvent la blancheur. Son vêtement est simple et négligé. Je comptais retourner ce soir à Paris; mais mon accident et ces portraits me retiendront ici jusqu'à dimanche. Dimanche nous partirons tous. M. Grimm ira le mardi à Versailles; Mme d'Épinay, le lundi au Grandval; moi je resterai à Paris. Je suis arrivé à la Chevrette au moment où Saurin en partait pour aller à Montigny chez M. Trudaine; nous en avons reçu deux ou trois lettres charmantes, moitié vers et moitié prose. Il y en a une, la dernière, où, sous prétexte de me donner des conseils sur le danger qu'il y a à regarder de trop près de grands yeux noirs, il y fait une déclaration très-fine à Mme d'Épinay. Cela l'a rendue d'abord un peu soucieuse. Son souci a fait le sujet d'une de nos conversations, ou de plusieurs excellents propos qu'elle m'a tenus, je n'en ai retenu qu'un que je vous prie de rendre à votre sœur. Je lui disais, comme m'avait dit cette sœur au Palais-Royal, un jour que je lui conseillais d'arrêter tout de suite celui qu'on ne voulait point engager, qu'on s'exposait à un ridicule quand on refusait des avances qu'on pouvait nier et qui n'avaient point été faites; elle me répondit qu'il valait mieux s'exposer à un ridicule que de compromettre le bonheur d'un honnête homme. Voilà une phrase bien entortillée, mais vous l'entendrez. Adieu, ma tendre amie, je vous embrasse de tout mon cœur. Mes sentiments les plus tendres sont pour vous; mes sentiments les plus respectueux pour Mme Le Gendre.