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Lettres à Mademoiselle de Volland
Lettres à Mademoiselle de Volland

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Lettres à Mademoiselle de Volland

Язык: Французский
Год издания: 2017
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Mais il est sept heures, et ce maudit commissionnaire ne paraît pas. Je suis d'une inquiétude extrême. Il est sûr que j'irai demain moi-même à Charenton, à moins qu'un déluge de pluie ne m'en empêche.

Nous avons eu aujourd'hui à dîner Mme d'Houdetot; elle nous est venue de Paris, elle y retourne, et de là à Épinay. Elle aura fait ses bonnes onze lieues. Cette expédition d'Angleterre la tient dans de cruelles alarmes; c'est une femme pleine d'âme et de sensibilité. On parlait du vent sourd et continu qui fait mugir ici les appartements. J'ai dit que le bruit ne m'en déplaisait pas, qu'on en sentait mieux la douceur de l'abri, qu'il berçait, et qu'il inclinait à rêver doucement. «Cela est vrai, a-t-elle répondu, mais je ne l'entends point sans penser que peut-être il écarte les Anglais du détroit et que nous profitons de ce moment pour sortir de nos ports et jeter en Angleterre vingt-deux mille malheureux dont il n'en reviendra pas un.»

Il faut que vous sachiez que parmi ces vingt-deux mille hommes, il y a un M. de Saint-Lambert dont vous m'avez entendu parler souvent avec éloge, que la reconnaissance seule a attaché au prince de Beauveau, et qui le suit; sa perte, si elle arrivait, nous causerait bien des regrets et lui coûterait à elle bien des larmes46.

Il est neuf heures, nous avons fait un piquet à tourner, où, par parenthèse, j'ai essuyé un coup unique: quatorze d'as, quatorze de rois, sixième majeure, repic et capot en dernier. Notre commissionnaire est de retour. Tous ont reçu des nouvelles, excepté moi. Pas un mot ni de Grimm ni de Sophie. Il est impossible que vous ne m'ayez pas écrit. Il faut ou que mon domestique m'ait trompé et ne soit pas allé à Charenton, ou que le directeur des postes ait refusé mes lettres au commissionnaire, ou qu'il n'ait pas eu de quoi les retirer. Je fais toutes les suppositions qui peuvent me tranquilliser. J'accuse tout, hors vous.

On écrit de Lisbonne à notre voisin M. de Sussy que le roi de Portugal a proposé aux Jésuites de se séculariser; que cinquante ont accepté; que cent cinquante, dont on ignore la distinction, ont été mis sur un bâtiment, on ne sait pour quel endroit, et que quatre, encore détenus dans les prisons, seront suppliciés47. Saviez-vous cela? Mais que les Jésuites tuent impunément ou non des rois, qu'eux et les rois deviennent ce qu'ils voudront, et que j'entende parler de mon amie. Où est-elle? que fait-elle? Si mes lettres n'ont pas le même sort que les siennes, elle en aura reçu avant-hier deux à la fois; elle aura aussi celle-ci demain au soir, et peut-être… Mais je n'ose plus me flatter de rien, mon amie. Je suis venu ici pour travailler. Jusqu'à présent j'ai fait assez bien; mais si la tête n'y est plus, que voulez-vous que je fasse du temps? Que vais-je devenir? Si la pluie, dont ce vent bruyant nous menace, pouvait tomber cette nuit! Je passerai donc la journée de demain sans un mot de vous! Le Baron me consulte sur des étymologies chimiques. Il voit que je suis en souci; il me lit des traits d'histoire; il cherche à m'intéresser; mais cela ne se peut; je suis ailleurs. Je vous conjure, mon amie, de me rendre à la campagne, à mes occupations, à la société, aux amusements, à mes amis, à moi-même. Je ne saurais sortir d'ici, et il est impossible que j'y vive si vous m'oubliez. Adieu, cruelle et silencieuse Sophie. Adieu.

XXIII

Au Grandval, le 18 octobre 1759.

Il n'y a sorte d'imaginations fâcheuses qui ne me viennent. Seriez-vous indisposée au point de ne pouvoir tenir une plume? La Touche est-il mort ou bien malade? Votre mère vous a-t-elle défendu de m'écrire? Êtes-vous à Paris? Êtes-vous en province? Quelque accident survenu à Mme Le Gendre ne vous aurait-il point appelée auprès d'elle? N'auriez-vous point envoyé vos lettres chez Grimm? Ne serait-il pas à Épinay? Ces lettres ne seraient-elles point retournées à Charenton, à Paris? Le ciel se fond en eau. Il n'y a pas moyen de s'éclaircir soi-même, ni par un autre. Si le Baron était un homme à qui l'on pût s'ouvrir, on aurait une voiture avec des chevaux et l'on irait à Charenton, peut-être même à Paris. Je vous ai écrit deux fois par la poste à l'adresse de M. La Touche, une troisième fois à votre adresse par un exprès, une quatrième aujourd'hui par un commissionnaire. Voilà ma cinquième lettre; mais que m'importe qu'elle vous parvienne ou non, si elle ne doit point avoir de réponse? Je n'entends non plus parler de Grimm que de vous. Je crois que demain je vous haïrai, et je vous oublierai tous les deux: je vous accorde encore vingt-quatre heures pour vous amender. Il nous est venu aujourd'hui, de Sussy, la compagnie la plus brillante. Il n'a tenu qu'à vous que je fusse charmant. On nous a présenté une Anglaise vraiment anglaise: de grands yeux, un visage ovale, une petite bouche, de belles dents, la taille la plus menue; mais cela est bien raide, bien empesé, bien sérieux. Les hommes jouent au billard, les femmes sont autour de la table verte, et moi je ne sais que faire. Sortir? On ne mettrait pas un chien à la porte. Lire? je ne m'entendrais pas. Causer? je ne saurais m'y résoudre. Travailler? je l'ai essayé inutilement. Je veux lire de vos lettres; mais il ne m'en viendra point; je me le dis; j'en suis convaincu. Avec cela, j'en attends toujours; non, je n'en attends plus. Vous me faites passer de cruels moments. Celle-ci vous parviendra par un ami de la maison, il vous l'enverra. Je vais le charger de prendre votre réponse. Je lui écris pour cela; et voici ce que je lui écris:

«Je vous prie, monsieur, de foire passer cette lettre à son adresse. J'espère qu'on y répondra. En ce cas, vous apporterez vous-même la réponse si vous venez, ou vous la joindrez aux lettres de Mme d'Aine, si votre arrivée ici se différait de plusieurs jours.»

Je le prie aussi de voir chez le directeur de la poste de Charenton. En vérité, mon amie, voici ce qui va arriver: l'impatience me prendra, un beau matin je m'habillerai, et je partirai pour Paris. Ne m'aimez-vous plus? dites-le-moi Vous serait-il arrivé quelque chose que vous rougiriez de m'apprendre? Ne faudra-t-il pas que vous me l'avouiez? Faites-le plus tôt que plus tard. Mais je suis fou; il n'est rien de tout cela; c'est autre chose que je n'entends pas, et qui s'éclaircira sans doute. Adieu! le commissionnaire de Mme d'Aine attend ce billet pour partir. Puisse-t-il être plus heureux que les précédents!

XXIV

Au Grandval, le 20 octobre 1759.

Vous vous portez bien, vous pensez à moi, vous m'aimez, vous m'aimerez toujours. Je vous crois; me voilà tranquille, je renaîs; je puis jouer, me promener, causer, travailler, être tout ce qui vous plaira. Ils ont dû me trouver, ces deux ou trois derniers jours, bien maussade. Non, mon amie, votre présence même n'aurait pas fait sur moi plus d'impression que votre première lettre. Avec quelle impatience je l'attendais! Je suis sûr qu'en la recevant mes mains tremblaient, mon visage se décomposait, ma voix s'altérait; et que si celui qui me l'a remise n'est pas un imbécile, il aura dit: Voilà un homme qui reçoit des nouvelles ou de son père, ou de sa mère, ou de celle qu'il aime. Au même moment je venais de faire partir un billet où vous aurez vu toute mon inquiétude. Tandis que vous vous amusiez, vous ne saviez pas tout ce que mon âme souffrait.

On nous dit ici que Mlle Arnould était une Colette d'opéra maniérée, et d'une naïveté point du tout naïve48. Cet on n'est pas toutefois un homme d'un goût bien difficile. Je prétends, par exemple, que quand le devin leur dit:

La bergère un peu coquetteRend le berger plus constant,

il ne faudrait pas qu'elle se rengorgeât, qu'elle portât la main à sa coiffure, ni qu'elle rajustât son jupon. Pour moi je ne sais qu'en penser, cela peut être bien, cela peut être mal. C'est selon la figure, les circonstances, ce qui a précédé le ton, le caractère du jeu dans les choses les plus légères, ainsi que dans les plus importantes. Il n'y a rien de bien que ce qui est un. Pourquoi ces gentillesses de conversation, qu'on a entendues avec tant de plaisir, s'émoussent-elles quand on les rend? C'est qu'on les présente isolées, c'est que l'intérêt du moment et de l'à-propos n'y est plus. Je sais bon gré à M. de Prisye de vous cultiver; vous lui parlez de moi quelquefois sans doute.

Si vous faites des médiateurs où vous gagnez beaucoup de fiches et peu d'argent, en revanche, je fais des piquets où je perds beaucoup d'argent et peu de fiches; ce sont les marqués qui me ruinent; ils ont des écarts pusillanimes. Moi, je songe à foire beaucoup de mal; eux à s'en garantir.

Je l'ai vu ce papier de Genève49, vous le verrez aussi et vous direz, comme moi, qu'il a le diable au corps, et qu'il vaut mieux le supprimer que de s'exposer au soupçon de l'avoir fait ou publié. L'auteur n'est pas un homme assez sûr. Les autres ont payé cent fois pour ses folies; pourquoi cela n'arriverait-il pas encore une? Qui est-ce qui peut se promettre de la discrétion de celui qui ne s'est jamais tu, et qui ne risque rien à parler? Où est la précaution qui ne puisse tromper? J'ai appris à me méfier des hasards; il y en a de si bizarres. Par exemple, je vous prédis (puissé-je être un prophète menteur), que ce commerce de lettres perdra votre sœur; je ne sais ni quand ni comment cela se fera; mais le temps amène tout ce qui est possible. Les choses se combinent de tant de façons que l'événement fâcheux a lieu tôt ou tard. Encore si elle aimait! si cette consolation lui était aussi essentielle qu'à nous! si elle avait un engagement de cœur! s'il s'agissait d'adoucir les ennuis de deux amants séparés, d'épancher dans un cœur la tendresse dont on est rempli! mais il n'y a aucun de ces si. En vérité, il y a peu de prudence d'un côté et nulle délicatesse de l'autre; vous ne serez quitte ni envers elle ni envers vous-même, si vous ne la prêchez pas fortement là-dessus, et si ce maudit paquet, qui court après elle, vient à rencontrer son mari. Voyez cependant; rassurez-vous. Les pièges que le sort nous tend sont plus fins, le mal qu'il nous réserve est moins attendu. La circonstance que je crains, c'est celle où elle croira avoir tout prévu, et où elle dormira paisiblement sur ces précautions.

Je ne connais pas Mme de Néeps; mais j'ai vu quelquefois son mari, qui est homme de sens et qui a la réputation d'un homme de bien.

Cela est singulier; entre les raisons que j'imaginais de votre silence, l'indisposition de votre baron m'est venue… Il a résolu de mourir à votre insu. Pardonnez-lui cette nuit d'alarmes; mais craignez qu'il nous donne quelque jour un fâcheux réveil.

Il est impossible d'être sobre ici; il n'y faut pas penser. J'arrondis comme une boule; je continue à profiter; vous ne pourrez plus m'embrasser. Votre sœur ne me reconnaîtra plus, et… j'allais ajouter la une bonne folie que je vous laisse à deviner…

Adieu, mon amie. Il y a sûrement une de vos lettres à Charenton; demain on me l'apportera, ou on ira la chercher d'ici.

Notre vie est toujours la même. On travaille, on mange, on digère si l'on peut, on se chauffe, on se promène, on cause, on joue, on soupe, on écrit à son amie, on se couche, on dort, on se lève, et l'on recommence le lendemain.

Notre causerie a été fort chaude et fort variée aujourd'hui, M. d'Holbach soutient qu'il ne faut jamais plaisanter au jeu; qu'en pensez-vous? Autre paradoxe: qu'on ne corrige les hommes de rien. Je vois à cela deux choses: l'une, qu'il se fâche aisément quand il perd, et qu'il voudrait bien s'excuser le peu de succès de l'éducation de ses enfants… Je les ai laissés sur une bonne folie. Ils en ont pour jusqu'à minuit, s'ils le veulent. J'ai dit: Veut-on semer une graine; on défriche, on laboure, on herse. Veut-on planter un arbre; on choisit le temps, la saison; on ouvre la terre, on la prépare; il y a des soins que l'on prend. Quelle est la fleur qui n'en exige pas? Il n'y a que l'homme qu'on produise sans préparation. On ne regarde ni à sa santé ni à celle de la mère; on a l'estomac chargé d'aliments, la tête échauffée de vin; on est épuisé de fatigue; on est embarrassé d'affaires, abattu de chagrins. L'Écossais a dit: «Quand on cherche à les faire sains, on les fait sots.»

Cela est aussi vrai que quand le père et la mère sont innocents tous les deux, on les fait fous. Sans plaisanter, c'est un ouvrage assez important pour y procéder avec quelque circonspection.

Il a fait une après-dînée charmante. Nos jardins étaient couverts d'ouvriers et vivants. J'ai été voir planter des buis, tracer des plates-bandes, fermer des boulingrins. J'aime à causer avec le paysan; j'en apprends toujours quelque chose. Ces toiles qui couvrent en un instant cent arpents de terre sont filées par de petites araignées dont la terre fourmille: elles ne travaillent que dans cette saison et que certains jours.

À gauche de la maison, nous avons un petit bois qui la défend du vent du nord; il est coupé par un ruisseau qui coule naturellement à travers des branches d'arbres rompues, à travers des ronces, des joncs, de la mousse, des cailloux. Le coup d'œil en tout à fait pittoresque et sauvage. C'est là qu'on allait chercher, il y a deux mois, le frais contre les chaleurs brûlantes de la saison. Il n'y a plus moyen d'en approcher; il faut tourner autour et prendre le soleil.

Nous avons été à Amboile50: nous avons vu la folie d'un homme à qui il en coûte cent mille écus pour augmenter son château de douze pieds, et nous avons ri. Ce château, avec les eaux qui l'entourent et les coteaux qui le dominent, a l'air d'un flacon dans un seau de glace…

Vous êtes bien hardie de lire deux pages d'une de mes lettres à votre mère; mais cela vous a réussi. À la bonne heure pour cette fois, ma mie; croyez-moi, n'y revenez plus… Je viens de recevoir votre lettre qui finit par ces mots: «Mercredi, à onze heures. Bonsoir, mon tendre ami; je dors plus d'à moitié, et je ne vous en aime pas moins.» Je me trompe: c'est, mon amie, que je les ai toutes sous les yeux. La dernière est de jeudi, à minuit. Dieu veuille que vous n'en ayez point écrit depuis. M. Hudet m'a fait dire que la première qui lui viendrait sous enveloppe serait renvoyée à Paris. Je me hâte de vous prévenir, adressez dans la suite: A M. Hudet, pour remettre à M. Diderot; ou bien envoyez chez le Baron, ou chez M. d'Aine, maître des requêtes, rue de l'Université, avec mon adresse au Grandval; mais le plus sûr est M. Hudet, pourvu qu'il n'y ait point d'enveloppe: l'enveloppe fait perdre le port au fermier et le bénéfice au directeur. Si ce n'est pas leur compte, ce n'est pas mon intention.

Vos conjectures sur Villeneuve et d'Alembert ne sont pas tout à fait sans fondement. Me voilà hors d'un grand souci. Le paquet errant est arrivé à sa destination; j'y répondrai, au reste, quand j'en aurai le temps et l'espace; je ne saurais m'empêcher de vous dire que la fin celui-ci est de la plus grande beauté. J'en suis touché jusqu'aux larmes. Je coucherai aussi sur cette urne. Adieu, ma tendre, ma respectable amie; je vous aime avec la passion la plus sincère et la plus forte. Je voudrais vous aimer encore davantage, mais je ne saurais.

XXV

Le 30 octobre 1759.

Voici, mon amie, la lettre que je vous ai promise. Ayez la patience de la lire jusqu'à la fin; vous y trouverez peut-être des choses qui ne vous déplairont pas.

Il fit dimanche une très-belle journée; nous allâmes nous promener sur les bords de la Marne; nous la suivîmes depuis le pied de nos coteaux jusqu'à Champigny.

Le village couronne la hauteur en amphithéâtre. Au-dessous, le lit tortueux de la Marne forme, en se divisant, un groupe de plusieurs îles couvertes de saules. Ses eaux se précipitent en nappes par les intervalles étroits qui les séparent. Les paysans y ont établi des pêcheries. C'est un aspect vraiment romanesque. Saint-Maur, d'un côté, dans le fond; Chennevières et Champigny, de l'autre, sur les sommets; la Marne, des vignes, des bois, des prairies entre deux. L'imagination aurait peine à rassembler plus de richesse et de variété que la nature n'en offre là. Nous nous sommes proposé d'y retourner, quoique nous en soyons revenus tous écloppés. Je m'étais fiché une épine au doigt; le Baron était entrepris d'un torticolis, et un mouvement de bile commençait à tracasser notre mélancolique Écossais.

Il était temps que nous regagnassions le salon. Nous y voilà, les femmes étalées sur le fond, les hommes rangés autour du foyer; ici l'on se réchauffe; là on respire. On est encore en silence, mais ce ne sera pas pour longtemps. C'est Mlle d'Holbach qui a parlé la première, et elle a dit:

– Maman, que ne faites-vous une partie? – Non; j'aime mieux me reposer et bavarder. – Comme vous voudrez. Reposons nous et bavardons.

Il est inutile que je vous nomme dans la suite les interlocuteurs, vous les connaissez tous.

– Eh bien! philosophe, où en êtes-vous de votre besogne? – J'en suis aux Arabes et aux Sarrasins51. – À Mahomet, le meilleur ami des femmes? – Oui, et le plus grand ennemi de la raison. – Voilà une impertinente remarque. – Madame, ce n'est point une remarque, c'est un fait. – Autre sottise; ces messieurs sont montés sur le ton galant.

– Ces peuples n'ont connu l'écriture que peu de temps avant l'hégire. – L'hégire! quel animal est-ce là? – Madame, c'est la grande époque des musulmans. – Me voilà bien avancée; je n'entends pas plus son époque que son hégire, et son hégire que son époque. Ils ont la rage de parler grec.

– Antérieurement à cette époque, c'étaient des idolâtres grossiers; celui à qui la nature avait accordé quelque éloquence pouvait tout sur eux. Ceux qu'ils honoraient du nom de chated étaient pâtres, astrologues, musiciens, poètes, médecins, législateurs et prêtres, caractères qu'on ne trouve guère réunis dans une même personne que chez les peuples barbares et sauvages. – Cela est juste. – Tel fut Orphée chez les Grecs, Moïse chez les Hébreux, Numa chez les Romains. – Point de nouvelles de Paris, mes buis ne seront pas plantés cet automne. Ce Berlize52 est un baguenaudier. Il m'en faut cent cinquante bottes et il m'en envoie quatre-vingts. – Ces plates-bandes seront fort bien; qu'en pensez-vous? – À merveille. – Je voudrais bien que M. Charon53 revît son jardin.

– Les premiers législateurs des nations étaient chargés d'interpréter la volonté des dieux, de les apaiser dans les calamités publiques, d'ordonner des entreprises, de célébrer les succès, de décerner des récompenses, d'infliger des châtiments, de marquer des jours de repos et de travail, de lier et d'absoudre, d'assembler et de disperser, d'armer et de désarmer, d'imposer les mains pour soulager ou pour exterminer. À mesure qu'un peuple se police, ces fonctions se séparent… Un homme commande… un autre sacrifie… un troisième guérit… un quatrième, plus sacré, les immortalise… et s'immortalise lui-même.

– Madame, ce qu'ils disent là est fort beau. – Je me soucie bien de ce qu'ils disent; je pense à mes buis. Il y a longtemps que nous n'avons vu la Parfaite-Union.– Tant mieux. – Ils sont pourtant à Saint-Maur. Qu'ils y restent… – Cette femme-là est plus femme que toutes les autres femmes ensemble. – Jamais elle ne sait ce qu'elle veut. – Pardonnez-moi; mais elle n'est jamais contente de ce qu'elle a. – Je la trouve plus malheureuse que folle. Il n'y a rien de si incommode que le désir, si ce n'est la possession. – Cependant il faut avoir ou manquer. – C'est une assez triste nécessité…

– Ce fut un certain Moramere qui inventa l'alphabet arabe, et la nation fut partagée en érudits ou gens qui savaient lire, et en idiots. Le saint prophète ne sut lire ni écrire. De là, la haine des premiers musulmans contre toute espèce de connaissance; le mépris qui s'en est perpétué jusqu'à ce jour, et la plus longue durée garantie à ses impostures… C'est une observation assez générale que la religion perd à mesure que la philosophie gagne. On en conclura tout ce qu'on voudra contre l'inutilité de l'une ou contre la vérité de l'autre.

– Votre madame de *** nous avait promis. Que diable fait-elle à Paris? – Elle enrage. – De quoi? elle ne manque pas de figure; elle a de l'esprit; tout le monde l'aime. – Et, ce qui vaut encore mieux, elle n'aime personne. – Maman, vous riez toute seule. – Je pense à la figure de son petit magot. Ne trouvez-vous pas qu'il ressemble au manche d'une basse de viole? Imaginez cet outil-là entre les jambes de sa femme. – Allons, mesdames, courage. – Pardi, mon gendre, laissez-nous médire un peu de notre prochain. Je suis sûre qu'on en fait autant de nous sans que je m'en chagrine; c'est que je ne me chagrine de rien. – Et puis, comment pardonner aux défauts de ses amis, si on ne les connaît pas? – Ma femme. – Qu'avez-vous à dire à cela? – Que vous alliez prendre votre mandore et que vous nous en jouiez quelques airs. Ce bruit sera moins désagréable et plus innocent. – Ma fille, je te prie de n'en rien faire; je ne conçois rien de si maussade que ton mari quand il est malade. C'est comme les autres quand ils se portent bien. Et que diantre, radotez de votre philosophie, et ne vous mêlez pas de nous. Vous étiez dans les sérails, retournez-y. – C'est le plus court…

– Eh bien! philosophe, vous disiez donc que plus il y aura de penseurs à Constantinople, moins on fera de pèlerinages à la Mecque. – Oui – Je suis de son avis. – Je pense même que, quand il y a dans une capitale un acte religieux annuel et commun, on peut le regarder comme une mesure assez sûre du progrès de l'incrédulité, de la corruption des mœurs et du déclin de la superstition nationale. – Comment cela? – Le voici: supposons, par exemple, qu'il y eût en 1700, trente mille pèlerinages à la Mecque, ou trente mille communions sur une paroisse, et qu'en 1750 il ne se fît plus que dix mille pèlerinages et dix mille communions, il est certain que la foi, et tout ce qui y tient, se serait affaibli de deux tiers.

– Mademoiselle Anselme. – Madame. – Vous avez bien le plus vilain cul qui se puisse. – En vérité, ma belle-mère, vous êtes d'une folie! – Au sérail, mon gendre! Oh! mademoiselle, un très-vilain cul. – Je ne m'en soucie guère; je ne le vois pas. – Mais c'est qu'il est noir, ridé, maigre, sec, petit, plissé, chagriné! Si saint Pierre le savait, il en rabattrait un peu. – Elle a un si joli visage! comment aurait-elle un si vilain cul? – Voilà mon philosophe qui m'a devant lui, et qui conclut du visage au cul. Tant y a que le sien est fort laid et que je m'en crois, car je l'ai vu. – Vous l'avez vu, madame? – Oui, je l'ai vu… toute la nuit en rêve.

– Eh bien! philosophe? – Je ne sais plus où j'en suis. – Et laissez là ces folles. – Ma foi, elles parlent d'un cul qui m'a tourné la tête. – Vous en étiez à l'acte religieux annuel, et au déclin de la superstition nationale. – M'y voilà. Je pense que ce déclin a un terme; les progrès de la lumière sont limités; elle ne gagne guère les faubourgs. Le peuple y est trop bête, trop misérable et trop occupé: elle s'arrêta là; alors le nombre de ceux qui satisfont, dans l'année, à la grande cérémonie est égal au nombre de ceux qui restent, au milieu de la révolution des esprits, aveugles ou éclairés, incurables ou incorruptibles, comme il vous plaira. – Ainsi voilà le troupeau de l'Église. – Il peut s'accroître, mais non diminuer. – La quantité de la canaille est à peu près toujours la même.

– Écoutez, madame, écoutez. – Je m'ennuie assez sans cela. Il ne me fallait plus que la Socoplie… J'étais faite cette année pour voir de vilains culs… Il y a deux mois que j'étais seule ici; je ne savais que devenir; je me fis mener à Bonneuil, et dare, dare, dare, voilà un homme qui vient en cabriolet, comme si le diable l'emportait. Vous savez ce tournant vers l'église, il avait là une femme montée sur un âne, entre deux paniers; et crac, le moyeu du cabriolet accroche un panier, et voilà l'âne, les quatre fers en l'air d'un côté, et les paniers et la femme, les quatre fers en l'air, de l'autre. On s'amasse, on redresse les paniers, on relève l'âne par la queue; cependant on laissait là cette pauvre femme qui criait comme une femme troussée. – Mais il y en a qui ne crient pas trop. – Aux sérails. – Là comme ailleurs.

L'Alcoran fut le seul livre de la nation pendant plusieurs siècles; on brûla les autres, ou parce qu'ils étaient superflus, s'il n'y avait que ce qui est dans l'Alcoran, ou parce qu'il étaient pernicieux, s'ils contenaient autre chose que ce qui y est. Ce fut d'après ce raisonnement qu'on chauffa pendant six mois les bains d'Alexandrie des ouvrages du temps précédent. L'imposteur n'était plus, lorsque des fanatiques remplis de son esprit damnaient le calif Almamon pour avoir accueilli la science au détriment de la sainte ignorance des fidèles croyants. Ils disaient: Si quelqu'un ose l'imiter, il faut l'empaler et le porter de tribu en tribu, précédé d'un héraut qui criera: C'est ainsi qu'on traitera l'impie qui préférera la philosophie profane à la divine tradition, la raison au miraculeux Alcoran.

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