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Le feu
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Le feu

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Язык: Французский
Год издания: 2017
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Cependant le père Blaire reprend sa bague commencée. Il a enfilé la rondelle encore informe d’aluminium dans un bout de bois rond et il la frotte avec la lime. Il s’applique à ce travail, réfléchissant de toutes ses forces, deux plis sculptés sur le front. Parfois il s’arrête, se redresse, et regarde la petite chose, tendrement, comme si elle le regardait aussi.

– Tu comprends, m’a-t-il dit une fois à propos d’une autre bague, il ne s’agit pas de bien ou de pas bien. L’important, c’est que je l’aye faite pour ma femme, tu comprends? Quand j’étais à rien faire, à avoir la cosse, je regardais cette photo (il exhibait la photographie d’une grosse femme mafflue), et alors je m’y mettais tout facilement, à cette sacrée bague. On peut dire que nous l’avons faite ensemble, tu comprends? La preuve c’est qu’elle me tenait compagnie et que j’lui ai dit adieu quand je l’ai envoyée à la mère Blaire.

Il en fait à présent une autre où il y aura du cuivre. Il travaille avec ardeur. C’est son cœur qui veut s’exprimer le mieux possible et s’acharne à une sorte de calligraphie.

Dans ces trous dénudés de la terre, ces hommes inclinés avec respect sur ces bijoux légers, élémentaires, si petits que la grosse main durcie les tient difficilement et les laisse couler, ont l’air encore plus sauvages, plus primitifs, et plus humains, que sous tout autre aspect.

On pense au premier inventeur, père des artistes, qui tâcha de donner à des choses durables la forme de ce qu’il voyait et l’âme de ce qu’il ressentait.

– En v’là qui vont passer, annonce Biquet, mobile, qui fait le concierge dans notre secteur de tranchée. Y en a une tinée.

Justement, un adjudant, sanglé du ventre et du menton, débouche en brandissant son fourreau de sabre:

– Dégagez, vous autres! Ben quoi, dégagez, que j’vous dis! Vous êtes là à faire flanelle… Allons oust, la fuite! J’veux plus vous voir dans le passage, hé!

On se range mollement. Quelques-uns avec lenteur, sur les côtés, s’enfoncent par degrés dans le sol.

C’est une compagnie de territoriaux chargés dans le secteur des travaux de terrassement de seconde ligne et de l’entretien des boyaux d’arrière. Ils apparaissent, armés de leurs outils, misérablement fagotés et tirant la patte.

On les regarde un à un approcher, passer, s’effacer. Ce sont de petits vieux rabougris, aux joues poudrées de cendre, ou de gros poussifs encerclés à l’étroit dans leurs capotes passées et tachées, auxquelles manquent des boutons et dont l’étoffe bâille, édentée…

Tirette et Barque, les deux loustics, adossés et serrés sur la paroi, les dévisagent d’abord en silence. Puis ils se mettent à sourire.

– Le défilé des balayeurs, dit Tirette.

– On va rigoler trois minutes, annonce Barque.

Quelques-uns des vieux travailleurs sont cocasses. Celui-ci, qui arrive dans la file, a des épaules tombantes de bouteille; il est extrêmement mince du thorax et maigre des jambes, et, néanmoins, il est ventru.

Barque n’y tient plus.

– Eh, dis donc, Dubidon!

– Mince de paletot, remarque Tirette devant une capote qui passe, infiniment rapiécée, de tous les bleus.

Il interpelle le vétéran.

– Eh! l’père-échantillons… Eh, dis donc, là-bas, toi, insiste-t-il.

L’autre se tourne, le regarde, bouche bée.

– Dis donc, papa, si tu veux être bien gentil, tu me donneras l’adresse de ton tailleur de Londres.

La figure surannée et gribouillée de rides ricane – puis le bonhomme, arrêté un instant sous l’injonction de Barque, est bousculé par le flot qui le suit, et emporté.

Après quelques figurants moins remarquables, une nouvelle victime se présente aux quolibets. Sur sa nuque rouge et rugueuse végète une espèce de laine sale de mouton. Les genoux pliés, le corps en avant et le dos voûté, ce territorial se tient mal debout.

– Tiens, braille Tirette en le désignant du doigt, le célèbre homme-accordéon! A la foire, on paierait pour le voir. Ici, la vue n’en coûte rien!

Tandis que l’interpellé balbutie des injures, on rit ici et là.

Il n’en faut pas davantage pour exciter encore les deux compères que le désir de placer un mot jugé drôle par un public peu difficile incite à tourner en dérision les ridicules de ces vieux frères d’armes qui peinent nuit et jour, au bord de la grande guerre, pour préparer et réparer les champs de bataille.

Et même les autres spectateurs s’y mettent aussi. Misérables, ils raillent plus misérables qu’eux.

– Vise-moi ç’ui-ci. Et ç’ui-là, donc!

– Non, mais pige-moi la photographie de ce p’tit bas-du-cul. Eh! loin-du-ciel, eh!

– Et ç’ui-là qui n’en finit pas! Tu parles d’un gratte-ciel. Tiens, là, i’vaut l’jus. Oui, tu vaux l’jus, mon vieux!

L’homme en question fait de petits pas, en portant sa pioche en avant comme un cierge, la figure crispée et le corps tout penché, bâtonné par le lumbago.

– Eh! grand-père, veux-tu deux sous? lui demande Barque en lui tapant sur l’épaule lorsqu’il passe à portée.

Le poilu déplumé, vexé, grogne: «Bougre de galapiat».

Alors, Barque lance d’une voix stridente:

– Dis donc, tu pourrais être poli, face de pet, vieux moule à caca!

L’ancien, se retournant tout d’une pièce, bafouille, furieux.

– Eh! mais, crie Barque en riant, c’est qu’i’ raloche, c’débris. Il est belliqueux, voyez-vous ça, et i’s’rait malfaisant s’il avait seulement soixante ans de moins.

– Et s’i’ n’était pas saoul, ajoute gratuitement Pépin, qui en cherche d’autres de l’œil dans le flux des arrivants.

La poitrine creuse du dernier traînard apparaît, puis son dos déformé disparaît.

Le défilé de ces vétérans usagés, salis par les tranchées, se termine au milieu des faces sarcastiques et quasi malveillantes de ces troglodytes sinistres émergeant à moitié de leurs cavernes de boue.

Cependant les heures s’écoulent, et le soir commence à griser le ciel et à noircir les choses; il vient se mêler à la destinée aveugle, en même temps qu’à l’âme obscure et ignorante de la multitude qui est là ensevelie.

Dans le crépuscule, un piétinement roule; une rumeur; puis une autre troupe se fraye passage.

– Des tabors.

Ils défilent avec leurs faces bises, jaunes ou marron, leurs barbes rares, ou drues et frisées, leurs capotes vert jaune, leurs casques frottés de boue qui présentent un croissant à la place de notre grenade. Dans les figures épatées ou, au contraire, anguleuses et affûtées, luisantes comme des sous, on dirait que les yeux sont des billes d’ivoire et d’onyx. De temps en temps, sur la file, se balance, plus haut que les autres, le masque de houille d’un tirailleur sénégalais. Derrière la compagnie, est un fanion rouge avec une main verte au milieu.

On les regarde et on se tait. On ne les interpelle pas, ceux-là. Ils imposent, et même font un peu peur.

Pourtant, ces Africains paraissent gais et en train. Ils vont, naturellement, en première ligne. C’est leur place, et leur passage est l’indice d’une attaque très prochaine. Ils sont faits pour l’assaut.

– Eux et le canon 75, on peut dire qu’on leur z’y doit une chandelle! On l’a envoyée partout en avant dans les grands moments, la Division marocaine!

– Ils ne peuvent pas s’ajuster à nous. Ils vont trop vite. Et plus moyen de les arrêter…

De ces diables de bois blond, de bronze et d’ébène, les uns sont graves; leurs faces sont inquiétantes, muettes, comme des pièges qu’on voit. Les autres rient; leur rire tinte, tel le son de bizarres instruments de musique exotique, et montre les dents.

Et on rapporte des traits de Bicots: leur acharnement à l’assaut, leur ivresse d’aller à la fourchette, leur goût de ne pas faire quartier. On répète les histoires qu’ils racontent eux-mêmes volontiers, et tous un peu dans les mêmes termes et avec les mêmes gestes: Ils lèvent les bras: «Kam’rad, kam’rad!» «Non, pas kam’rad!» et ils exécutent la mimique de la baïonnette qu’on lance devant soi, à hauteur du ventre, puis qu’on retire, d’en bas, en s’aidant du pied.

Un des tirailleurs entend, en passant, de quoi l’on parle. Il nous regarde, rit largement dans son turban casqué, et répète, en faisant: non, de la tête: «Pas kam’rad, non pas kam’rad, jamais! Couper cabèche!»

– I’ sont vraiment d’une autre race que nous, avec leur peau de toile de tente, avoue Biquet qui, pourtant, n’a pas froid aux yeux. Le repos les embête, tu sais; ils ne vivent que pour le moment où l’officier remet sa montre dans sa poche et dit: «Allez, partez!»

– Au fond, ce sont de vrais soldats.

– Nous ne sommes pas des soldats, nous, nous sommes des hommes, dit le gros Lamuse.

L’heure s’est assombrie et pourtant cette parole juste et claire met comme une lueur sur ceux qui sont ici, à attendre, depuis ce matin, et depuis des mois.

Ils sont des hommes, des bonshommes quelconques arrachés brusquement à la vie. Comme des hommes quelconques pris dans la masse, ils sont ignorants, peu emballés, à vue bornée, pleins d’un gros bon sens, qui, parfois, déraille; enclins à se laisser conduire et à faire ce qu’on leur dit de faire, résistants à la peine, capables de souffrir longtemps.

Ce sont de simples hommes qu’on a simplifiés encore, et dont, par la force des choses, les seuls instincts primordiaux s’accentuent: instinct de la conservation, égoïsme, espoir tenace de survivre toujours, joie de manger, de boire et de dormir.

Par intermittences, des cris d’humanité, des frissons profonds, sortent du noir et du silence de leurs grandes âmes humaines.

Quand on commence à ne plus voir très bien, on entend là-bas, murmurer, puis se rapprocher, plus sonore, un ordre:

– Deuxième demi-section! Rassemblement!

On se range. L’appel se fait.

– Hue! dit le caporal.

On s’ébranle. Devant le dépôt d’outils, stationnement, piétinement. On charge chacun d’une pelle ou d’une pioche. Un gradé tend les manches dans l’ombre:

– Vous, une pelle. Na, filez. Vous, une pelle encore, vous une pioche. Allons, dépêchez-vous et dégagez.

On s’en va par le boyau perpendiculaire à la tranchée, droit vers l’avant, vers la frontière mobile, vivante et terrible de maintenant.

Parmi la grisaille céleste, en grandes orbes descendantes le halètement saccadé et puissant d’un avion qu’on ne voit plus tourne en remplissant l’espace. En avant, à droite, à gauche, partout, des coups de tonnerre déploient dans le ciel bleu foncé de grosses lueurs brèves.

III

LA DESCENTE

L’aube grisâtre déteint à grand’peine sur l’informe paysage encore noir. Entre le chemin en pente qui, à droite, descend des ténèbres, et le nuage sombre du bois des Alleux, – où l’on entend sans les voir les attelages du Train de combat s’apprêter et démarrer, – s’étend un champ. Nous sommes arrivés là, ceux du 6e Bataillon, à la fin de la nuit. Nous avons formé les faisceaux, et, maintenant, au milieu de ce cirque de vague lueur, les pieds dans la brume et la boue, en groupes sombres à peine bleutés ou en spectres solitaires, nous stationnons, toutes nos têtes tournées vers le chemin qui descend de là-bas. Nous attendons le reste du régiment: le 5e Bataillon, qui était en première ligne et a quitté les tranchées après nous.

Une rumeur…

– Les voilà!

Une longue masse confuse apparaît à l’ouest et dévale comme de la nuit sur le crépuscule du chemin.

Enfin! Elle est finie, cette relève maudite qui a commencé hier à six heures du soir et a duré toute la nuit; et à présent, le dernier homme a mis le pied hors du dernier boyau.

Le séjour aux tranchées a été, cette fois-ci, terrible. La dix-huitième compagnie était en avant. Elle a été décimée: dix-huit tués et une cinquantaine de blessés, un homme sur trois de moins en quatre jours; et cela sans attaque, rien que par le bombardement.

On sait cela et, à mesure que le Bataillon mutilé approche, là-bas, quand nous nous croisons entre nous en piétinant la vase du champ et qu’on s’est reconnu en se penchant l’un vers l’autre:

– Hein, la dix-huitième!..

En se disant cela, on songe: «Si ça continue ainsi, que deviendrons-nous tous? Que deviendrai-je, moi?..»

** *

La dix-septième, la dix-neuvième et la vingtième arrivent successivement et forment les faisceaux.

– Voilà la dix-huitième!

Elle vient après toutes les autres: tenant la première tranchée, elle a été relevée en dernier.

Le jour s’est un peu lavé et blêmit les choses. On distingue descendant le chemin, seul en avant de ses hommes, le capitaine de la compagnie. Il marche difficilement, en s’aidant d’une canne, à cause de son ancienne blessure de la Marne, que les rhumatismes ressuscitent et, aussi, d’une autre douleur. Encapuchonné, il baisse la tête; il a l’air de suivre un enterrement; et on voit qu’il pense, et qu’il en suit un, en effet.

Voilà la compagnie.

Elle débouche, très en désordre. Un serrement de cœur nous prend tout de suite. Elle est visiblement plus courte que les trois autres, dans le défilé du bataillon.

Je gagne la route et vais au-devant des hommes de la dix-huitième qui dévalent. Les uniformes de ces rescapés sont uniformément jaunis par la terre; on dirait qu’ils sont habillés de kaki. Le drap est tout raidi par la boue ocreuse qui a séché dessus; les pans des capotes sont comme des bouts de planche qui ballottent sur l’écorce jaune recouvrant les genoux. Les têtes sont hâves, charbonneuses, les yeux grandis et fiévreux. La poussière et la saleté ajoutent des rides aux figure.

Au milieu de ces soldats qui reviennent des bas-fonds épouvantables, c’est un vacarme assourdissant. Ils parlent tous à la fois, très fort, en gesticulant, rient et chantent.

Et l’on croirait, à les voir, que c’est une foule en fête qui se répand sur la route!

Voici la deuxième section, avec son grand sous-lieutenant dont la capote est serrée et sanglée autour du corps raidi comme un parapluie roulé. Je joue des coudes tout en suivant la marche, jusqu’à l’escouade de Marchal, la plus éprouvée: sur onze compagnons qu’ils étaient et qui ne s’étaient jamais quittés depuis un an et demi, il ne reste que trois hommes avec le caporal Marchal.

Celui-ci me voit. Il a une exclamation joyeuse, un sourire épanoui; il lâche sa bretelle de fusil et me tend les mains, à l’une desquelles pend sa canne des tranchées.

– Eh, vieux frère, ça va toujours? Qu’est-ce que tu deviens?

Je détourne la tête et, presque à voix basse:

– Alors, mon pauvre vieux, ça s’est mal passé…

Il s’assombrit subitement, prend un air grave.

– Eh oui, mon pauv’ vieux, que veux-tu, ça a été affreux, cette fois-ci… Barbier a été tué.

On le disait… Barbier!

C’est samedi, à onze heures du soir. Il avait le dessus du dos enlevé par l’obus, dit Marchal, et comme coupé par un rasoir. Besse a eu un morceau d’obus qui lui a traversé le ventre et l’estomac. Barthélemy et Baubex ont été atteints à la tête et au cou. On a passé la nuit à cavaler au galop dans la tranchée, d’un sens à l’autre, pour éviter les rafales. Le petit Godefroy, tu le connais? le milieu du corps emporté; il s’est vidé de sang sur place, en un instant, comme un baquet qu’on renverse: petit comme il était, c’était extraordinaire tout le sang qu’il avait; il a fait un ruisseau d’au moins cinquante mètres dans la tranchée. Gougnard a eu les jambes hachées par des éclats. On l’a ramassé pas tout à fait mort. Ça c’était au poste d’écoute. Moi, j’y étais de garde avec eux. Mais quand c’t’obus est tombé, j’étais allé dans la tranchée demander l’heure. J’ai retrouvé mon fusil, que j’avais laissé à ma place, plié en deux comme avec une main, le canon en tire-bouchon, et la moitié du fût en sciure. Ça sentait le sang frais à vous soulever le cœur.

– Et Mondain, lui aussi, n’est-ce pas?..

– Lui, c’était le lendemain matin – hier par conséquent – dans la guitoune qu’une marmite a fait s’écrouler. Il était couché et sa poitrine a été défoncée. T’a-t-on parlé de Franco, qui était à côté de Mondain? L’éboulement lui a cassé la colonne vertébrale; il a parlé après qu’on l’a eu dégagé et assis par terre; il a dit, en penchant la tête sur le côté: «Je vais mourir», et il est mort. Il y avait aussi Vigile avec eux; lui, son corps n’avait rien, mais sa tête s’est trouvée complètement aplatie, aplatie comme une galette, et énorme: large comme ça. A le voir étendu sur le sol, noir et changé de forme, on aurait dit que c’était son ombre, l’ombre qu’on a quelquefois par terre quand on marche la nuit au falot.

– Vigile qui était de la classe 13, un enfant! Et Mondain et Franco, si bons types malgré leurs galons!.. Des chics vieux amis en moins, mon vieux Marchal!

– Oui, dit Marchal.

Mais il est accaparé par une horde de ses camarades qui l’interpellent et le houspillent. Il se débat, répond à leurs sarcasmes, et tous se bousculent en riant.

Mon regard va de face en face; elles sont gaies et, à travers les crispations de la fatigue et le noir de la terre, elles apparaissent triomphantes.

Quoi donc! s’ils avaient pu, pendant leur séjour en première ligue, boire du vin, je dirais: «Ils sont tous ivres.»

J’avise un des rescapés qui chantonne en cadençant le pas d’un air dégagé, comme les hussards de la chanson: c’est Vanderborn, le tambour.

– Eh bien quoi, Vanderborn, comme tu as l’air content!

Vanderborn, qui est calme d’ordinaire, me crie:

– C’est pas encore pour cette fois, tu vois: me v’là!

Et, avec un grand geste de fou, il m’envoie une bourrade sur l’épaule.

Je comprends…

Si ces hommes sont heureux, malgré tout, au sortir de l’enfer, c’est que, justement, ils en sortent. Ils reviennent, ils sont sauvés. Une fois de plus, la mort, qui était là, les a épargnés. Le tour de service fait que chaque compagnie est en avant toutes les six semaines! Six semaines! Les soldats de la guerre ont, pour les grandes et les petites choses, une philosophie d’enfant: ils ne regardent jamais loin ni autour d’eux, ni devant eux. Ils pensent à peu près au jour le jour. Aujourd’hui, chacun de ceux-là est sûr de vivre encore un bout de temps.

C’est pourquoi, malgré la fatigue qui les écrase, et la boucherie toute fraîche dont ils sont éclaboussés encore, et leurs frères arrachés tout autour de chacun d’eux, malgré tout, malgré eux, ils sont dans la fête de survivre, ils jouissent de la gloire infinie d’être debout.

IV

VOLPATTE ET FOUILLADE

En arrivant au cantonnement, on cria:

– Mais où est Volpatte?

– Et Fouillade, où c’ qu’il est?

Ils avaient été réquisitionnés et emmenés en première ligne par le 5e Bataillon. On devait les retrouver au cantonnement. Rien. Deux hommes de l’escouade perdus!

– Bon sang d’bon sang! Voilà c’ que c’est que d’prêter des hommes, beugla le sergent.

Le capitaine, mis au courant, jura, sacra, et dit:

– I’ m’ faut ces hommes. Qu’on les retrouve à l’instant. Allez!

Farfadet et moi, nous fûmes hélés par le caporal Bertrand dans la grange où, étendus, nous nous immobilisions déjà et nous engourdissions.

– Faut aller chercher Volpatte et Fouillade.

Nous fûmes vite debout, et nous partîmes avec un frisson d’inquiétude. Nos deux camarades, pris par le 5e, ont été emportés dans cette infernale relève. Qui sait où ils sont et ce qu’ils sont maintenant!

…Nous remontons la côte. Nous recommençons à faire, en sens inverse, le long chemin fait depuis l’aube et la nuit. Bien qu’on soit sans bagages, avec, seulement, le fusil et l’équipement, on se sent las, ensommeillé, paralysé, dans la campagne triste, sous le ciel empoussiéré de brume. Bientôt Farfadet souffle. Il a parlé un peu, au début, puis la fatigue le fait taire, de force. Il est courageux mais frêle; et, pendant toute sa vie antérieure, il n’a guère appris à se servir de ses jambes, dans le bureau de mairie où, depuis sa première communion, il griffonnait entre un poêle et de vieux cartonniers grisonnants.

Au moment où l’on sort du bois pour s’engager, en glissant et pataugeant, dans la région des boyaux, deux ombres fines se profilent en avant. Deux soldats qui arrivent: on voit la boule de leur paquetage et la ligne de leur fusil. La double forme balançante se précise.

– Ce sont eux!

L’une des ombres a une grosse tête blanche, emmaillotée.

– Il y en a un blessé! C’est Volpatte!

Nous courons vers les revenants. Nos semelles font un bruit de décollage et d’enfoncement spongieux, et nos cartouches, secouées, sonnent dans nos cartouchières.

Ils s’arrêtent et nous attendent. Quand on est à portée:

– Il n’est qu’temps! crie Volpatte.

– Tu es blessé, vieux?

– Quoi? dit-il.

Les épaisseurs de bandages qui lui encerclent la tête le rendent sourd. Il faut crier pour arriver jusqu’à son ouïe. On s’approche de lui, on crie. Alors, il répond:

– C’est rien d’ça… On r’vient du trou où le 5e Bataillon nous a mis jeudi.

– Vous êtes restés là, depuis? lui hurle Farfadet, dont la voix aiguë et quasi féminine pénètre bien le capitonnage qui défend les oreilles de Volpatte…

– Eh ben oui, on est resté là, dit Fouillade, bagasse, nom de Dieu, macarelle! Tu t’ figures pas qu’on s’serait envolé avec des ailes, et encore moins qu’on s’rait parti sur ses pattes, sans ordre?

Mais tous deux se laissent tomber assis par terre. La tête de Volpatte, enveloppée de toiles, avec un gros nœud au sommet, et qui présente la tache jaunâtre et noirâtre de la figure, semble un ballot de linge sale.

– On vous a oubliés, pauvres vieux!

– Un peu! s’écrie Fouillade, qu’on nous a oubliés! Quatre jours et quatre nuits dans un trou d’obus sur qui les balles pleuvaient d’travers, et qui, en plus, sentait la merde.

– Tu parles, dit Volpatte. C’était pas un trou d’écoute ordinaire où qu’on va t’et vient en service régulier. C’était un trou d’obus qui r’ssemblait à un aut’trou d’obus, ni plus ni moins. On nous avait dit jeudi: «Postez-vous là, et tirez sans arrêt,» qu’on nous avait dit. Y a bien eu l’lendemain un type de liaison du 5e Bataillon qu’est v’nu montrer son naz: «Qu’est-ce que vous foutez là!» «Ben, nous tirons; on nous a dit d’tirer; on tire, qu’on a dit. Pisqu’on nous l’a dit, y doit y avoir une raison d’ssous; nous attendons qu’on nous dise de faire aut’chose que d’tirer.» Le type s’est pisté; il avait l’air pas rassuré et s’en r’ssentait pas pour la marmitée. «C’est 22», qu’i disait.

– On avait, dit Fouillade, à nous deuss, une boule de son et un seau d’vin que nous avait donné la 18e, en nous installant, et toute une caisse de cartouches, mon vieux. On a brûlé les cartouches et bu le fuchsia. On a conservé par prudence quelques cartouches et un quignon du Saint-Honoré; mais on n’a pas conservé d’vin.

– On a z’eu tort, dit Volpatte, vu qu’i fait soif. Dis donc, les gars, vous n’auriez pas rien pour la gorge?

– J’ai encore un petit quart d’vin, répondit Farfadet.

– Donne-z’y, dit Fouillade en désignant Volpatte. Vu que lui a perdu du sang. Moi, j’n’ai qu’soif.

Volpatte grelottait et, dans la gangue énorme de chiffons qui était posée sur ses épaules, ses petits yeux bridés s’embrasaient de fièvre.

– Ça fait bon, dit-il en buvant.

– Ah! Et pis aussi, ajouta-t-il tandis qu’il jetait, comme la politesse l’exige, la goutte de vin qui restait au fond du quart de Farfadet, on a poiré deux Boches. I’s rampaient dans la plaine, sont tombés dans not’ trou, à l’aveugle, comme des taupes dans un piège à mâchoire, ces cons-là. On les a empaquetés. Et puis voilà. Une fois qu’on a eu tiré pendant trente-six heures, on n’avait pus d’munitions. Alors on a rempli d’cartouches les magasins d’nos seringues et on a attendu, d’vant les colis d’Boches. L’type de liaison a oubelié d’dire chez lui qu’on était là. Vous, l’sixième, vous avez oubelié de nous réclamer, la 18e nous a oubeliés aussi, et, comme on n’était pas dans un poste d’écoute fréquenté où la r’lève se fait régulièrement comme à l’administration, j’nous voyais déjà rester là jusqu’au retour du régiment. C’est, finalement, des bras-cassés du 204 venus pour fouiner dans la plaine à la chasse aux amochés, qui nous ont signalés. Alors, on nous a donné l’ordre de nous replier, immédiatement, qu’on a dit. On s’a harnaché, en rigolant, de c’t’ «immédiatement» – là. On a déficelé les jambes des Boches, on les a emmenés, remis au 204, et nous v’là.

«On a même repêché en passant un sergent qui s’tassait dans un trou et qui n’osait pas en sortir, vu qu’il avait été commotionné. On l’a engueulé; ça l’a remis un peu et l’ nous a remerciés: l’ sergent Sacerdote i’ s’app’lait.

– Mais ta blessure, mon vieux frère?

– C’est aux oreilles. Une marmite – et un macavoué, mon ieux – qui a pété comme qui dirait là. Ma tête a passé, j’peux dire, entre les éclats, mais tout juste, rasibus, et les esgourdes ont pris.

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