bannerbannerbanner
Le feu
Le feu

Полная версия

Le feu

текст

0

0
Язык: Французский
Год издания: 2017
Добавлена:
Настройки чтения
Размер шрифта
Высота строк
Поля
На страницу:
1 из 7


Le feu

I

LA VISION

La Dent du Midi, l’Aiguille Verte et le Mont Blanc font face aux figures exsangues émergeant des couvertures alignées sur la galerie du sanatorium.

Au premier étage de l’hôpital-palais, cette terrasse à balcon de bois découpé, que garantit une vérandah, est isolée dans l’espace, et surplombe le monde.

Les couvertures de laine fine – rouges, vertes, havane ou blanches – d’où sortent des visages affinés aux yeux rayonnants, sont tranquilles. Le silence règne sur les chaises longues. Quelqu’un a toussé. Puis, on n’entend plus que de loin en loin le bruit des pages d’un livre, tournées à intervalles réguliers, ou le murmure d’une demande et d’une réponse discrète, de voisin à voisin, ou parfois sur la balustrade, le tumulte d’éventail d’une corneille hardie échappée aux bandes qui font, dans l’immensité transparente, des chapelets de perles noires.

Le silence est la loi. Au reste, ceux qui, riches, indépendants, sont venus ici de tous les points de la terre, frappés du même malheur, ont perdu l’habitude de parler. Ils sont repliés sur eux-mêmes, et pensent à leur vie et à leur mort.

Une servante paraît sur la galerie; elle marche doucement et est habillée de blanc. Elle apporte des journaux, les distribue.

– C’est chose faite, dit celui qui a déployé le premier son journal, la guerre est déclarée.

Si attendue qu’elle soit, la nouvelle cause une sorte d’éblouissement, car les assistants en sentent les proportions démesurées.

Ces hommes intelligents et instruits, approfondis par la souffrance et la réflexion, détachés des choses et presque de la vie, aussi éloignés du reste du genre humain, que s’ils étaient déjà la postérité, regardent au loin, devant eux, vers le pays incompréhensible des vivants et des fous.

– C’est un crime que commet l’Autriche, dit l’Autrichien.

– Il faut que la France soit victorieuse, dit l’Anglais.

– J’espère que l’Allemagne sera vaincue, dit l’Allemand.

** *

Ils se réinstallent sous les couvertures, sur l’oreiller, en face des sommets et du ciel. Mais, malgré la pureté de l’espace, le silence est plein de la révélation qui vient d’être apportée.

– La guerre!

Quelques-uns de ceux qui sont couchés là rompent le silence, et répètent a mi-voix ces mots, et réfléchissent que c’est le plus grand événement des temps modernes et peut-être de tous les temps.

Et même, cette annonciation crée sur le paysage limpide qu’ils fixent comme un confus et ténébreux mirage.

Les étendues calmes du vallon orné de villages roses comme des roses et de pâturages veloutés, les taches magnifiques des montagnes, la dentelle noire des sapins et la dentelle blanche des neiges éternelles, se peuplent d’un remuement humain.

Des multitudes fourmillent par masses distinctes. Sur des champs, des assauts, vague par vague, se propagent, puis s’immobilisent; des maisons sont éventrées comme des hommes, et des villes comme des maisons, des villages apparaissent en blancheurs émiettées comme s’ils étaient tombés du ciel sur la terre, des chargements de morts et de blessés épouvantables changent la forme des plaines.

On voit chaque nation, rongée de massacres sur les bords, qui s’arrache sans cesse du cœur de nouveaux soldats pleins de force et pleins de sang, on suit des yeux ces affluents vivants d’un fleuve de mort.

Au Nord, au Sud, à l’Ouest, ce sont des batailles, de tous côtés, dans la distance. On peut se tourner dans un sens ou l’autre de l’étendue: il n’y en a pas un seul au bout duquel la guerre ne soit pas.

Un des voyants pâles, se soulevant sur son coude, énumère et dénombre les belligérants actuels et futurs: trente millions de soldats. Un autre balbutie, les yeux pleins de tueries:

– Deux armées aux prises, c’est une grande armée qui se suicide.

– On n’aurait pas dû, dit la voix profonde et caverneuse du premier de la rangée.

Mais un autre dit:

– C’est la Révolution Française qui recommence.

– Gare aux trônes! annonce le murmure d’un autre. Le troisième ajoute:

– C’est peut-être la guerre suprême.

Il y a un silence, puis quelques fronts encore blanchis par la fade tragédie de la nuit où transpire l’insomnie, se secouent.

– Arrêter les guerres! Est-ce possible! Arrêter les guerres! La plaie du monde est inguérissable.

Quelqu’un tousse. Ensuite, le calme immense au soleil des somptueuses prairies où luisent doucement les vaches vernissées, et les bois noirs, et les champs verts et les distances bleues, submergent cette vision, éteignent le reflet du feu dont s’embrase et se fracasse le vieux monde. Le silence infini efface la rumeur de haine et de souffrance du noir grouillement universel. Les parleurs rentrent, un à un, en eux-mêmes, préoccupés du mystère de leurs poumons.

Mais quand le soir se prépare à venir dans la vallée, un orage éclate sur le massif du Mont-Blanc.

Il est défendu de sortir, par ce soir dangereux où l’on sent parvenir jusque sous la vaste vérandah – jusqu’au port où ils sont réfugiés – les dernières ondes du vent.

Ces grands blessés à la plaie intérieure embrassent des yeux ce bouleversement des éléments: Ils regardent sur la montagne éclater les coups de tonnerre qui soulèvent les nuages horizontaux comme une mer, et dont chacun jette à la fois dans le crépuscule une colonne de feu et une colonne de nuée, et bougent leurs faces blêmes et creusées pour suivre les aigles qui font des cercles dans le ciel et qui regardent la terre d’en haut, à travers les cirques de brume.

– Arrêter la guerre! disent-ils. Arrêter les orages!

Mais les contemplateurs placés au seuil du monde, lavés des passions des partis, délivrés des notions acquises, des aveuglements, de l’emprise des traditions, éprouvent vaguement la simplicité des choses et les possibilités béantes…

Celui qui est au bout de la rangée s’écrie:

– On voit, en bas, des choses qui rampent.

– Oui… c’est comme des choses vivantes.

– Des espèces de plantes…

– Des espèces d’hommes.

Voilá que dans les lueurs sinistres de l’orage, au-dessous des nuages noirs échevelés, étirés et déployés sur la terre comme de mauvais anges, il leur semble voir s’étendre une grande plaine livide. Dans leur vision, des formes sortent de la plaine, qui est faite de boue et d’eau, et se cramponnent à la surface du sol, aveuglées et écrasées de fange, comme des naufragés monstrueux. Et il leur semble que ce sont des soldats. La plaine, qui ruisselle, striée de longs canaux parallèles, creusée de trous d’eau, est immense, et ces naufragés qui cherchent à se déterrer d’elle sont une multitude… Mais les trente millions d’esclaves jetés les uns sur les autres par le crime et l’erreur, dans la guerre de la boue, lèvent leurs faces humaines où germe enfin une volonté. L’avenir est dans les mains des esclaves, et on voit bien que le vieux monde sera changé par l’alliance que bâtiront un jour entre eux ceux dont le nombre et la misère sont infinis.

II

DANS LA TERRE

Le grand ciel pâle se peuple de coups de tonnerre: chaque explosion montre à la fois, tombant d’un éclair roux, une colonne de feu dans le reste de nuit et une colonne de nuée dans ce qu’il y a déjà de jour.

Là-haut, très haut, très loin, un vol d’oiseaux terribles, à l’haleine puissante et saccadée, qu’on entend sans les voir, monte en cercle pour regarder la terre.

La terre! Le désert commence à apparaître, immense et plein d’eau, sous la longue désolation de l’aube. Des mares, des entonnoirs, dont la bise aiguë de l’extrême matin pince et fait frissonner l’eau; des pistes tracées par les troupes et les convois nocturnes dans ces champs de stérilité et qui sont striées d’ornières luisant comme des rails d’acier dans la clarté pauvre; des amas de boue où se dressent ça et là quelques piquets cassés, des chevalets en x, disloqués, des paquets de fil de fer roulés, tortillés, en buissons. Avec ses bancs de vase et ses flaques, on dirait une toile grise démesurée qui flotte sur la mer, immergée par endroits. Il ne pleut pas, mais tout est mouillé, suintant, lavé, naufragé, et la lumière blafarde a l’air de couler.

On distingue de longs fossés en lacis où le résidu de nuit s’accumule. C’est la tranchée. Le fond en est tapissé d’une couche visqueuse d’où le pied se décolle à chaque pas avec bruit, et qui sent mauvais autour de chaque abri, à cause de l’urine de la nuit. Les trous eux-mêmes, si on s’y penche en passant, puent aussi, comme des bouches.

Je vois des ombres émerger de ces puits latéraux, et se mouvoir, masses énormes et difformes: des espèces d’ours qui pataugent et grognent. C’est nous.

Nous sommes emmitouflés à la manière des populations arctiques. Lainages, couvertures, toiles à sac, nous empaquettent, nous surmontent, nous arrondissent étrangement. Quelques-uns s’étirent, vomissent des bâillements. On perçoit des figures, rougeoyantes ou livides, avec des salissures qui les balafrent, trouées par les veilleuses d’yeux brouillés et collés au bord, embroussaillées de barbes non taillées ou encrassées de poils non rasés.

Tac! Tac! Pan! Les coups de fusil, la canonnade. Au-dessus de nous, partout, ça crépite ou ça roule, par longues rafales ou par coups séparés. Le sombre et flamboyant orage ne cesse jamais, jamais. Depuis plus de quinze mois, depuis cinq cents jours, en ce lieu du monde où nous sommes, la fusillade et le bombardement ne se sont pas arrêtés du matin au soir et du soir au matin. On est enterré au fond d’un éternel champ de bataille; mais comme le tic-tac des horloges de nos maisons, aux temps d’autrefois, dans le passé quasi légendaire, on n’entend cela que lorsqu’on écoute.

Une face de poupard, aux paupières bouffies, aux pommettes si carminées qu’on dirait qu’on y a collé de petits losanges de papier rouge, sort de terre, ouvre un œil, les deux; c’est Paradis. La peau de ses grosses joues est striée par la trace des plis de la toile de tente dans laquelle il a dormi la tête enveloppée.

Il promène les regards de ses petits yeux autour de lui, me voit, me fait signe et me dit:

– Encore une nuit de passée, mon pauv’ vieux.

– Oui, fils, combien de pareilles en passerons-nous encore?

Il lève au ciel ses deux bras boulus. Il s’est extrait, à grand frottement, de l’escalier de la guitoune, et le voilà à côté de moi. Après avoir trébuché sur le tas obscur d’un bonhomme assis par terre, dans la pénombre, et qui se gratte énergiquement avec des soupirs rauques, Paradis s’éloigne, clapotant, cahin-caha, comme un pingouin, dans le décor diluvien.

** *

Peu à peu, les hommes se détachent des profondeurs. Dans les coins, on voit de l’ombre dense se former, puis ces nuages humains se remuent, se fragmentent… On les reconnaît un à un.

En voilà un qui se montre, avec sa couverture formant capuchon. On dirait un sauvage ou plutôt la tente d’un sauvage, qui se balance de droite à gauche et se promène. De près, on découvre, au milieu d’une épaisse bordure de laine tricotée, un carré de figure jaune, iodée, peinte de plaques noirâtres, le nez cassé, les yeux bridés, chinois, et encadrés de rose, une petite moustache rêche et humide comme une brosse à graisse.

– V’là Volpatte. Ça ira-t-il, Firmin?

– Ça va, ça va t’et ça vient, dit Volpatte.

Il a un accent lourd et traînant qu’un enrouement aggrave. Il tousse.

– J’ai attrapé la crève, c’coup-ci. Dis donc, t’as entendu, c’te nuit, l’attaque? Mon vieux, tu parles d’un bombardement qu’ils ont balancé. Quelque chose de soigné comme décoction!

Il renifle, passe sa manche sous son nez concave, il fourre sa main dans sa capote et sa veste, cherchant sa peau, et se gratte.

– A la chandelle j’en ai tué trente, grommelle-t-il. Dans la grande guitoune, à côté du passage souterrain, mon vieux, tu parles s’il y a quelque chose comme mie de pain mécanique! On les voit courir dans la paille comme je te vois.

– Qui ça a attaqué, les Boches?

– Les Boches et nous aussi. C’était du côté de Vimy. Une contre-attaque. T’as pas entendu?

– Non, répond pour moi le gros Lamuse, l’homme-bœuf. J’ronflais. Faut dire que j’ai été de travaux de nuit, l’autre nuit.

– Moi, j’ai entendu, déclare le petit Breton Biquet. J’ai mal dormi, pas dormi pour mieux dire. J’ai une guitoune individuelle. Ben, tenez, la v’là, c’te putain-là.

Il désigne une fosse qui s’allonge à fleur du sol, et où, sur une mince couche de fumier, il y a juste la place d’un corps.

– Tu parles d’une installation à la noix, constate-t-il en hochant sa rude petite tête pierreuse qui a l’air pas finie, j’ai presque point roupillé: j’étais parti pour, mais j’ai été réveillé par la relève du 129e qui a passé par là. Pas par le bruit, par l’odeur. Ah! tous ces gars avec leurs pieds à hauteur de ma gueule! Ça m’a réveillé, tellement ça me faisait mal au nez.

Je connais cela. J’ai souvent été réveillé, moi, dans la tranchée, par le sillage de senteur épaisse qu’une troupe en marche traîne avec elle.

– Si ça tuait les gos, seulement, dit Tirette.

– Au contraire, ça les excite, observe Lamuse. Plus t’es dégueulasse, plus tu cocotes, plus t’en as.

– Et c’est heureux, poursuit Biquet, qu’ils m’ont réveillé en m’emboucanant. Comme je l’racontais tout à l’heure à c’ gros presse-papier, j’ai ouvert les carreaux juste à temps pour me cramponner à ma toile de tente qui fermait mon trou et qu’un de ces fumiers-là parlait de m’grouper.

– C’est des crapules dans c’129-là.

On distinguait, au fond, à nos pieds, une forme humaine que le matin n’éclaircissait pas et qui, accroupie, empoignant à pleines mains la carapace de ses vêtements, se trémoussait; c’était le père Blaire.

Ses petits yeux clignotaient dans une face où végétait largement la poussière. Au-dessus du trou de sa bouche édentée, sa moustache formait un gros paquet jaunâtre. Ses mains étaient sombres, terriblement: le dessus si encrassé qu’il paraissait velu, la paume plaquée d’une dure grisaille. Son individu, recroquevillé et velouté de terre, exhalait un relent de vieille casserole.

Affairé à se gratter, il causait néanmoins avec le grand Barque qui, un peu écarté, se penchait vers lui.

– J’suis pas sale comme ça dans l’civil, disait-il.

– Ben, mon pauv’ vieux, ça doit salement t’changer! dit Barque.

– Heureusement, renchérit Tirette, parce qu’alors, en fait de gosses, tu f’rais des petits nègres à ta femme!

Blaire se fâcha. Ses sourcils se froncèrent sous son front où s’accumulait la noirceur.

– Qu’est-c’que tu m’embêtes, toi? Et pis après? C’est la guerre. Et toi, face d’haricot, tu crois p’t’être que ça n’te change pas la trompette et les manières, la guerre? Ben, r’garde toi, bec de singe, peau d’fesse! Faut-il qu’un homme soye bête pour sortir des choses comme v’là toi!

Il passa la main sur la couche ténébreuse qui garnissait sa figure et qui, après les pluies de ces jours-ci, se révélait réellement indélébile, et il ajouta:

– Et pis, si j’suis comme je suis, c’est que j’le veux bien. D’abord, j’ai pas d’dents. Le major m’a dit d’puis longtemps: «T’as pus une seule piloche. C’est pas assez. Au prochain repos, qu’i’ m’a dit, va donc faire un tour à la voiture estomalogique.»

– La voiture tomatologique, corrigea Barque.

– Stomatologique, rectifia Bertrand.

– C’est parce que je l’veux bien que j’y suis pas t’été, continua Blaire, pisque c’est à l’œil.

– Alors pourquoi?

– Pour rien, à cause du changement, répondit-il.

– T’as tout du cuistancier, dit Barque. Tu devrais l’être.

– C’est mon idée aussi, repartit Blaire, naïvement.

On rit. L’homme noir s’en offusqua. Il se leva.

– Vous m’faites mal au ventre, articula-t-il avec mépris. J’vas aux feuillées.

Quand sa silhouette trop obscurcie eut disparu, les autres ressassèrent une fois de plus cette vérité qu’ici-bas les cuisiniers sont les plus sales des hommes.

– Si tu vois un bonhomme barbouillé et taché de la peau et des frusques, à ne le toucher qu’avec des outils, tu peux t’dire: c’est un cuistot, probab’. Et tant plus il est sale, tant plus il est cuistot.

– C’est vrai et véritable, tout de même, dit Marthereau.

– Tiens, v’la Tirloir. Eh! Tirloir!

Il approche affairé, flairant de-ci, de-là; sa mince tête, pâle comme le chlore, danse au milieu du bourrelet de son col de capote beaucoup trop épais et large. Il a le menton taillé en pointe, les dents de dessus proéminentes; une ride, autour de la bouche, profondément encrassée, a l’air d’une muselière. Il est, selon son ordinaire, furieux, et, comme toujours, il rousse:

– On m’a fauché ma musette, c’te nuit!

– C’est la relève du 129. Où c’que tu l’avais mise?

Il désigne une baïonnette fichée dans la paroi, près d’une entrée de cagna:

– Là, pendue à c’cure-dents qu’est planté ici là.

– Ballot! s’écrie le chœur. A la portée de la main des soldats qui passent! T’es pas dingue, non?

– C’est malheureux, tout de même, gémit Tirloir.

Puis, tout d’un coup, il est pris d’une crise de rage; sa face se chiffonne, furibonde, ses petits poings se serrent, se serrent, comme des nœuds de ficelle. Il les brandit.

– Alors quoi? Ah! si je tenais la carne qui me l’a faite! Tu parles que j’y casserais la gueule, que j’y défoncerais le bide, que j’y… Y avait dedans un camembert pas entamé. J’vas encore chercher.

Il se frictionne le ventre du poing, à petits coups secs, comme un guitariste, et il s’enfonce dans le gris du matin, à la fois digne et grimaçant, avec sa silhouette engoncée de malade en robe de chambre. On l’entend roussoter jusqu’à disparition.

– C’con-là, dit Pépin.

Les autres ricanent.

– Il est fou et loufoque, déclare Marthereau, qui a coutume de renforcer l’expression de sa pensée par l’emploi simultané de deux synonymes.

** *

– Tiens, p’tit père, dit Tulacque, qui arrive, vise-moi ça.

Tulacque est magnifique. Il porte une casaque jaune citron, faite au moyen d’un sac de couchage en toile huilée. Il a pratiqué un trou au milieu pour passer la tête et a assujetti, par-dessus cette carapace, ses bretelles de suspension et son ceinturon. Il est grand, osseux. Il tend en avant, lorsqu’il marche, une énergique figure aux yeux louches. Il tient quelque chose à la main.

– J’ai trouvé ça en creusant la terre, cette nuit, au bout du Boyau Neuf, quand on a changé les caillebottis pourris. Ça m’a plu tout de suite, c’t’affutiau. C’est une hache ancien modèle.

Pour un ancien modèle, c’en est un: une pierre pointue emmanchée dans un os bruni. Ça m’a tout l’air d’un outil préhistorique.

– C’est bien en mains, dit Tulacque, en maniant l’objet. Mais oui. C’est pas si mal compris que ça. Plus équilibré que la hachette réglementaire. C’est épatant pour tout dire. Tiens, essaye voir… Hein? Rends-la-moi. J’la garde. Ça m’servira bien, tu voiras…

Il brandit sa hache d’homme quaternaire et semble lui-même un pithécanthrope affublé d’oripeaux, embusqué dans les entrailles de la terre.

** *

On s’est, un à un, groupés, ceux de l’escouade de Bertrand et de la demi-section, à un coude de la tranchée. En ce point, elle est un peu plus large que dans sa partie droite où, lorsqu’on se croise, il faut, pour passer, se jeter contre la paroi et frotter son dos à la terre et son ventre au ventre du camarade.

Notre compagnie occupe, en réserve, une parallèle de deuxième ligne. Ici, pas de service de veilleurs. La nuit, nous sommes bons pour les travaux de terrassement à l’avant, mais tant que le jour durera, nous n’aurons rien à faire. Entassés les uns contre les autres et enchaînés coude à coude, il ne nous reste plus qu’à atteindre le soir comme nous pourrons.

La lumière du jour a fini par s’infiltrer dans les crevasses sans fin qui sillonnent cette région de la terre; elle affleure aux seuils de nos trous. Lumière triste du Nord, ciel étroit et vaseux, lui aussi, chargé, dirait-on, d’une fumée et d’une odeur d’usine. Dans cet éclairement blême, les mises hétéroclites des habitants des bas-fonds apparaissent à cru, dans la pauvreté immense et désespérée qui les créa. Mais c’est comme le tic-tac monotone des coups de fusil et le ronron des coups de canon: il y a trop longtemps que dure le grand drame que nous jouons, et on ne s’étonne plus de la tête qu’on y a prise et de l’accoutrement qu’on s’y est inventé, pour se défendre contre la pluie qui vient d’en haut, contre la boue qui vient d’en bas, contre le froid, cette espèce d’infini qui est partout.

Peaux de bêtes, paquets de couvertures, toiles, passe-montagnes, bonnets de laine, de fourrure, cache-nez enflés, ou remontés en turbans, capitonnages de tricots et surtricots, revêtements et toitures de capuchons goudronnés, gommés, caoutchoutés, noirs, ou de toutes les couleurs – passées – de l’arc-en-ciel, recouvrent les hommes, effacent leurs uniformes presque autant que leur peau, et les immensifient. L’un s’est accroché dans le dos un carré de toile cirée à gros damiers blancs et rouges, trouvé au milieu de la salle à manger de quelque asile de passage: c’est Pépin, et on le reconnaît de loin à cette pancarte d’arlequin plus qu’à sa blême figure d’apache. Ici se bombe le plastron de Barque, taillé dans un édredon piqué, qui fut rose, mais que la poussière et la pluie ont irrégulièrement décoloré et moiré. Là, l’énorme Lamuse semble une tour en ruines avec des restants d’affiches. De la moleskine, appliquée en cuirasse, fait au petit Eudore un dos ciré de coléoptère; et, parmi tous, Tulacque brille, avec son thorax orange de Grand Chef.

Le casque donne une certaine uniformité aux sommets des êtres qui sont là, et encore! L’habitude prise par quelques-uns de le mettre soit sur le képi, comme Biquet, soit sur le passe-montagne comme Cadilhac, soit sur le bonnet de coton, comme Barque, produit des complications et des variétés d’aspect.

Et nos jambes!.. Tout à l’heure, je suis descendu, plié en deux, dans notre guitoune, petite cave basse, sentant le moisi et l’humidité, où l’on trébuche sur des boîtes de conserves vides et des chiffons sales et où deux longs paquets gisaient endormis, tandis que dans le coin, à la lueur d’une chandelle, une forme agenouillée fouillait dans une musette… En remontant, j’ai, par le rectangle de l’ouverture, aperçu les jambes. Horizontales, verticales ou obliques, étalées, repliées, mêlées, – obstruant le passage et maudites par les passants. – elles offrent une collection multicolore et multiforme: guêtres, jambières noires et jaunes, hautes et basses, en cuir, en toile tannée, en un quelconque tissu imperméable: bandes molletières bleu foncé, bleu clair, noir, réséda, kaki, beige… Seul de son espèce, Volpatte a gardé ses petites jambières de la mobilisation. Mesnil André exhibe depuis quinze jours une paire de bas de grosse laine verte à côtes, et on a toujours connu Tirette avec des bandes de drap gris à rayures blanches, prélevées sur un pantalon civil qui pendait on ne sait où, au commencement de la guerre… Marthereau, lui, en a qui ne sont pas du même ton toutes deux, car il n’a pu trouver pour les débiter en lanières deux bouts de capote aussi usés et aussi sales l’un que l’autre. Et il est des jambes emballées dans des chiffons, voire des journaux, maintenues par des spirales de ficelles ou, ce qui est plus pratique, de fils téléphoniques. Pépin éblouit les copains et les passants avec une paire de guêtres fauves, empruntées à un mort… Barque qui a la prétention (et Dieu sait s’il en devient parfois embêtant, le frère!) d’être un gars débrouillard, riche en idées, a les mollets blancs: il a disposé des bandes de pansement autour de ses houseaux, pour les préserver; ce blanc forme, au bas de sa personne, un rappel de son bonnet de coton, qui dépasse de son casque et d’où dépasse sa mèche rousse de clown. Poterloo marche depuis un mois dans des bottes de fantassin allemand quasi neuves avec leurs fers à cheval aux talons. Caron les lui a confiées lorsqu’il a été évacué pour son bras. Caron les avait prises lui-même à un mitrailleur bavarois abattu près de la route des Pylônes. J’entends encore Caron raconter l’affaire:

– Mon vieux, le frère Miroton, il était là, le derrière dans un trou, plié; i’zyeutait l’ciel, les jambes en l’air. I’ m’présentait ses pompes d’un air de dire qu’elles valaient l’ coup. «Ça colloche», que j’ m’ai dit. Mais tu parles d’un business pour lui reprendre ses ribouis: j’ai travaillé dessus, à tirer, à tourner, à secouer, pendant une demi-heure, j’attige pas: avec ses pattes toutes raides, il ne m’aidait pas, le client. Puis, finalement, à force d’être tirées, les jambes du macchab se sont décollées aux genoux, son froc s’est déchiré, et le tout est venu, v’lan! J’m’ai vu, tout d’un coup, avec une botte pleine dans chaque grapin. Il a fallu vider les jambes et les pieds de d’dans.

На страницу:
1 из 7