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Le feu
La femme ne daigne pas répondre.
Nous sommes là à nous dandiner, en ricanant, comme des mendiants non encore exaucés.
– Pourvu qu’al’ marche, c’te vieille saloperie! me souffle Lamuse, rongé d’appréhension et de désir. C’est épatant, ici, et tu sais, ailleurs, tout est poiré!
– Y a pas d’ table, dit enfin cette femme.
– N’ vous en faites pas pour la table, s’exclame Barque. Tenez, v’la, remisée dans c’ coin, une vieille porte. Elle nous servira de table.
– Vous n’allez pas m’ trimballer et m’ mettre en l’air toutes mes affaires! répond la femme en carton, méfiante, regrettant visiblement de ne pas nous avoir chassés tout de suite.
– N’ vous en faites pas, j’ vous dis. Tenez, vous allez voir. Eh, Lamuse, mon vieux coco, aide-moi.
On dispose la vieille porte sur deux tonneaux, sous l’œil mécontent de la virago.
– Avec un petit nettoyage, dis-je, ce sera parfait.
– Eh oui, maman, un bon coup d’ balai nous servira de nappe.
Elle ne sait trop que dire; elle nous regarde haineusement.
– Y a qu’ deux escabeaux, et combien vous êtes?
– Une douzaine, à peu près.
– Une douzaine, Jésus Maria!
– Qu’est-ce que ça fait, ça ira bien, attendu qu’y a une planche ici là: c’est un banc tout trouvé. Pas, Lamuse?
– Nature! dit Lamuse.
– C’te planche-là, fait la femme, j’y tiens. Des soldats qui étaient avant vous ont déjà essayé de m’la prendre.
– Mais nous, on n’est pas des voleurs, insinue Lamuse, avec modération pour ne pas irriter la créature qui dispose de notre bien-être.
– J’dis pas, mais vous savez, les soldats, i’s abîment tout. Ah quelle misère que c’te guerre!
– Alors comme ça, combien ça s’ra, la location de la table et aussi pour faire chauffer quelque chose sur le fourneau?
– Ça s’ra vingt sous par jour, articula l’hôtesse avec contrainte, comme si on lui extorquait cette somme.
– C’est cher, dit Lamuse.
– C’est c’que donnaient les autres qui étaient ici, et même i’s étaient bien gentils, ces messieurs, et on profitait de leur manger. J’sais bien que pour les soldats c’est pas difficile. Si vous trouvez qu’ c’est trop cher, j’suis pas en peine d’trouver d’autres clients pour c’te chambre et c’te table et l’fourneau, et qui seront pas douze. I’ va en v’nir tout le temps et qui paieraient même plus cher encore, si on voulait. Douze!..
– J’dis «c’est cher», mais enfin, ça ira, se hâta d’ajouter Lamuse, hein, vous autres?
A cette interrogation de pure forme, nous opinâmes.
– On boirait bien un p’tit coup, fit Lamuse. Vous vendez du vin?
– Non, dit la bonne femme.
Elle ajouta avec un tremblotement de colère:
– Vous comprenez, l’autorité militaire force ceux qui tiennent du vin à le vendre quinze sous. Quinze sous! Quelle misère que c’te maudite guerre! On y perd, à quinze sous, monsieur. Alors, j’n’en vends pas d’vin. J’ai bien du vin pour nous. J’dis pas que quéqu’fois, pour obliger, j’en cède pas à des gens qu’on connaît, des gens qui comprennent les choses, mais vous pensez bien, messieurs, pas pour quinze sous.
Lamuse fait partie de ces gens qui comprennent les choses. Il empoigne son bidon qui pend par habitude à son flanc.
– Donnez-m’en un litre. Ce s’ra combien?
– Ce s’ra vingt-deux sous, l’prix qu’i’ m’coûte. Mais vous savez, c’est pour vous obliger parce que vous êtes des militaires.
Barque, à bout de patience, grommelle quelque chose à l’écart. La femme lui jette de côté un regard hargneux et elle fait le geste de rendre le bidon à Lamuse.
Mais Lamuse, lancé dans l’espoir de boire enfin du vin, et dont la joue rougit, comme si le liquide y déteignait déjà doucement, s’empresse d’intervenir:
– N’ayez pas peur, c’est entre nous, la mère, on vous trahira pas.
Elle déblatère, immobile et aigre, contre le tarifage du vin. Et, vaincu par la concupiscence, Lamuse pousse l’abaissement et la capitulation de conscience jusqu’à lui dire:
– Que voulez-vous, madame, c’est militaire! Faut pas essayer de comprendre.
Elle nous conduit dans le cellier. Trois gros tonneaux remplissent ce réduit de leurs rotondités imposantes.
– C’est là vot’ petite provision personnelle?
– Elle sait y faire, la vieille, ronchonne Barque.
La mégère se retourne, agressive.
– Vous ne voudrez pas qu’on se ruine à cette misère de guerre! C’est assez de tout l’argent qu’on perd à ci et à ça.
– A quoi? insiste Barque.
– On voit que vous n’risquez pas vot’argent, vous.
– Non, nous ne risquons que not’ peau.
On s’interpose, inquiets du tour dangereux pour nos intérêts immédiats que prend ce colloque. Cependant la porte du cellier est secouée et une voix d’homme la traverse:
– Eh, Palmyre! clame la voix.
La bonne femme s’en va clopin clopant, en laissant prudemment la porte ouverte.
– Y a du bon! C’est j’té! nous fait Lamuse.
– Quels salauds que ces gens-là! murmure Barque, qui ne digérait pas cette réception.
– C’est t’honteux et dégueulasse, dit Marthereau.
– On dirait qu’tu vois ça pour la première fois!
– Et toi, Dumoulard, gourmande Barque, qui y dit d’un p’tit air pour sa volerie d’vin: «Que voulez-vous, c’est militaire!» Ben, mon vieux, t’as pas les foies!
– Quoi faire d’autre, quoi dire? Alors, il aurait fallu nous mettre la ceinture, pour la table et pour l’aramon? Elle nous ferait payer son vin quarante sous qu’on y prendrait tout de même, n’est-ce pas? Alors, faut s’estimer bien heureux. J’avoue, je n’étais pas rassuré, et j’drelinguais qu’a veule pas.
– J’sais bien que c’est partout et toujours la même histoire, mais c’est égal…
– I’s’ démerde l’habitant, ah oui! I’ faut bien qu’i’ y en ait qui fassent fortune. Tout le monde ne peut pas s’faire tuer.
– Ah! les braves populations de l’Est!
– Ben, et les braves populations du Nord!
– …Qui nous accueillent les bras ouverts!..
– La main ouverte, oui…
– J’te dis, répète Marthereau, que c’est un’ honte et une dégueulasserie.
– La ferme! Rev’là c’te vache…
On fit un tour au cantonnement pour annoncer la réussite de la chose; on alla aux emplettes. Quand nous revînmes dans notre nouvelle salle à manger, nous fûmes bousculés par les préparatifs du déjeuner. Barque était allé à la distribution, et était parvenu à se faire donner directement, grâce à ses relations personnelles avec le chef, rebelle en principe à ce fractionnement des parts, les pommes de terre et la viande qui constituaient la portion des quinze hommes de l’escouade.
Il avait acheté du saindoux – une petite boule pour quatorze sous – on ferait des frites. Il avait acquis aussi des petits pois en conserve: quatre boîtes. La boîte de veau à la gelée de Mesnil André servirait de hors-d’œuvre.
– Tout ça, ça n’aura rien de sale! dit Lamuse, ravi.
** *On inspecta la cuisine. Barque circulait, heureux, autour de la cuisinière de fonte qui meublait de sa masse chaude et respirante un côté de cette pièce.
– J’ai ajouté en douce une cocotte pour la soupe, me souffla-t-il.
Il souleva le couvercle de la marmite.
– C’feu n’est pas très fort. V’la une demi-heure de temps que j’y ai fichu la barbaque et l’eau est encore propre.
L’instant d’après, on l’entendit qui discutait avec l’hôtesse. C’était à cause de cette marmite supplémentaire: elle n’avait plus assez de place sur son fourneau; on lui avait dit qu’on n’avait besoin que d’une casserole; et elle l’avait cru; si elle avait su qu’on lui ferait des difficultés, elle n’aurait pas loué cette chambre. Barque répondit, plaisanta et, bon enfant, parvint à calmer ce monstre.
Les autres, un à un, arrivèrent. Ils clignaient de l’œil, se frottaient les mains, pleins de rêves succulents, comme les invités d’un repas de noces.
En s’arrachant de l’éblouissement du dehors, et en pénétrant dans ce cube de noir, ils ont les yeux crevés et restent là quelques minutes, perdus, comme des hiboux.
– C’est pas très clarteux, dit Mesnil Joseph.
– Ben, mon vieux, qu’est-ce qu’il te faut!
Les autres s’exclament, en chœur:
– On est bougrement bien ici.
Et on voit les têtes remuer et faire oui, dans ce crépuscule de cave.
Un incident: Farfadet s’étant frotté par inadvertance au mur mou et sale, le mur a déteint sur son épaule en une large tache si noire qu’elle se voit, même ici. Farfadet, soigneux de sa personne, grognonne et, pour éviter une seconde fois le contact du mur, il heurte la table et fait tomber sa cuiller par terre. Il se baisse et tâtonne sur le sol raboteux où durant des années la poussière et les toiles d’araignée sont retombées en silence. Quand il retrouve l’ustensile, celui-ci est tout charbonneux et des filaments en pendent. Évidemment, laisser tomber quelque chose par terre est une catastrophe. Il faut vivre ici avec précaution.
Lamuse pose entre deux couverts sa main grasse comme de la charcuterie.
– Allons, à table!
On mange. Le repas est abondant et de fine qualité. Le bruit des conversations se mélange à celui des bouteilles qui se vident et des mâchoires qui s’emplissent. Pendant qu’on savoure la joie de le savourer assis, une lueur filtre par le soupirail et enveloppe d’une aube poussiéreuse un pan d’atmosphère et un carré de la table, allume d’un reflet un couvert, une visière, un œil. Je regarde à la dérobée cette petite fête lugubre, où la gaîté déborde.
Biquet raconte ses tribulations suppliantes pour trouver une blanchisseuse qui consente à lui rendre le service d’ laver du linge, mais «c’était chérot, foutre!» Tulacque décrit la queue qu’on fait devant l’épicier: on n’a pas le droit d’entrer; on est parqué dehors comme des moutons:
– Et malgré qu’tu soyes dehors, si tu n’es pas content et qu’tu l’ouvres trop, on t’expulse de là.
Quelles nouvelles encore? Le rapport édicte des sanctions sévères contre les déprédations chez l’habitant et contient déjà une liste de punitions. – Volpatte est évacué. – Les hommes de la classe 93 vont aller à l’arrière: Pépère en est.
Barque, en apportant les frites, annonce que notre hôtesse a des soldats à sa table: les infirmiers des mitrailleurs.
– I’s ont cru prend’ le mieux, mais c’est nous qui sommes les mieux, dit Fouillade avec conviction en se carrant dans l’ombre de ce local étroit et infect – où l’on est aussi obscurément entassés que dans une guitoune (mais qui songerait à faire ce rapprochement?).
– Vous savez pas, dit Pépin, les gars de la 9e, ils sont vernis! Une vieille les reçoit pour rien, rapport à c’ que son vieux, qu’est mort y a cinquante ans, a été voltigeur dans l’temps. Paraît même qu’elle leur y a donné, pour rien, un bossu qu’i’s sont en train de becqueter en civet.
– Y a du bon monde partout. Mais les gars de la 9e ont eu une rude chance d’être, dans tout l’ village, tombés juste sur la piaule où c’ qu’y avait l’ bon monde!
Palmyre vient apporter le café, qu’elle fournit. Elle s’apprivoise, nous écoute et même nous pose des interrogations d’un ton rogue:
– Pourquoi que vous appelez l’adjudant: le juteux?
Barque répond sentencieusement:
– Toujours ça a été.
Quand elle a disparu, on juge son café:
– Tu parles d’une clarté! On voit l’ suc’ qui s’ balade au fond du verre.
– Elle vend ça six sous.
– C’est d’ l’eau filtrée.
La porte s’entr’ouve et fait une raie blanche; la figure d’un petit garçon s’y dessine. On l’attire comme un petit chat, et on lui présente un morceau de chocolat.
– J’m’appelle Charlot, gazouille alors l’enfant. Chez nous, c’est à côté. On a des soldats aussi. On en a eu toujours, nous. On leur z’y vend tout ce qu’i’ veulent. Seulement, voilà, des fois, i’s sont saouls.
– Dis donc, petit, viens un peu ici, dit Cocon, en prenant le bambin entre ses genoux. Ecoute bien. Ton papa i’ dit, n’est-ce pas: «Pourvu que la guerre continue!» hé?
– Pour sûr, dit l’enfant en hochant la tête, parce qu’on devient riche. Il a dit qu’à la fin d’mai on aura gagné cinquante mille francs.
– Cinquante mille francs! C’est pas vrai!
– Si, si! trépigne l’enfant. Il a dit ça avec maman. Papa voudrait qu’ça soit toujours comme ça. Maman, des fois, elle ne sait pas, parce que mon frère Adolphe est au front. Mais on va le faire mettre à l’arrière et, comme ça, la guerre pourra continuer.
Des cris aigus, venus des appartements de nos hôtes, interrompent ces confidences. Le mobile Biquet va s’enquérir.
– C’est rien, dit-il en revenant. C’est l’bonhomme qui engueule la bonne femme parce qu’elle ne sait pas y faire, qu’i’ dit, parce qu’elle a mis la moutarde dans un verre à pied, et on n’a pas idée de ça, qu’i’ dit.
On se lève. On quitte la pesante odeur de pipe, de vin et de café stagnant dans notre souterrain. Dès qu’on a passé le seuil, une chaleur lourde nous souffle à la face, aggravée par le relent de friture qui habite la cuisine, et en sort chaque fois qu’on ouvre la porte.
On traverse des multitudes de mouches qui, accumulées sur les murs par couches noires, s’éploient en nappes bruissantes lorsqu’on passe.
– Ça va recommencer comme l’année dernière!.. Les mouches à l’extérieur, les poux à l’intérieur…
– Et les microbes encore plus à l’intérieur.
Dans un coin de cette sale petite maison encombrée de vieilleries, de débris poussiéreux de l’autre saison, emplie par la cendre de tant de soleils révolus, il y a, à côté des meubles et des ustensiles, quelque chose qui remue: un vieux bonhomme, muni d’un long cou pelé, raboteux et rose qui fait penser au cou d’une volaille déplumée par la maladie. Il a également un profil de poule: pas de menton et un long nez; une plaque grise de barbe feutre sa joue rentrée, et on voit monter et descendre de grosses paupières rondes et cornées comme des couvercles sur la verroterie dépolie de ses yeux.
Barque l’a déjà observé:
– Vise-le: i’ cherche un trésor. I’ dit qu’y en a un quéqu’part dans c’te cambuse, dont il est l’beau-père. Tu l’vois tout d’un coup s’mett’ à quat’ pattes et pointer son quart de brie dans tous les coins. Tiens, vise-le.
Le vieux procédait, à l’aide de son bâton, à un sondage méthodique. Il toquait sur le bas des murs et sur les briques du dallage. Il était bousculé par les allées et venues des habitants de la maison, des arrivants, et par le passage du balai de Palmyre qui le laissait faire sans rien dire, en pensant sans doute par devers elle que, plus que des cassettes aléatoires, l’exploitation du malheur public est un trésor.
Deux commères, debout, échangeaient des paroles confidentielles à voix basse, dans une embrasure, près d’une vieille carte de Russie peuplée de mouches.
– Oui, mais c’est avec le Picon, marmottait l’une, qu’il faut faire attention. Si vous n’avez pas la main légère, vous ne trouverez pas vos seize doses par bouteille, et alors, vous manquez trop à gagner. Je ne dis pas qu’on y est de son porte-monnaie, non tout de même, mais on manque à gagner. Pour parer à ça, il faudrait s’entendre entre débitants, mais l’entente est si difficile, même dans l’intérêt général!
Dehors, rayonnement torride, criblé de mouches. Les bestioles, rares il y avait quelques jours encore, multipliaient partout les murmures de leurs minuscules et innombrables moteurs. Je sors accompagné de Lamuse. On va flâner. Aujourd’hui, on sera tranquille: c’est repos complet, à cause de la marche de cette nuit. On pourrait dormir, mais il est bien plus avantageux de profiter de ce repos pour se promener librement: demain on sera repris par l’exercice et les corvées…
Il y en a de moins chanceux que nous, qui d’ores et déjà sont impliqués dans l’engrenage des corvées.
A Lamuse qui lui demande de venir flânocher avec nous, Corvisart répond en tripotant sur sa face oblongue son petit nez rond planté horizontalement comme un bouchon:
– J’peux pas: J’ suis d’ colombins!
Il montre la pelle et le balai à l’aide desquels il accomplit le long des murs, penché dans une atmosphère malade, sa tâche de boueux et de vidangeur.
Nous marchons à pas alanguis. L’après-midi pèse sur la campagne assoupie, et écrase les estomacs garnis et ornés richement de victuaille. On échange de rares propos.
Là-bas, on entend des cris: Barque est en proie à une ménagerie de ménagères… Et la scène est épiée par une fillette pâle, aux cheveux réunis par derrière en un pinceau de filasse, à la bouche brodée de boutons de fièvre, et par des femmes qui, installées devant leur porte, dans un peu d’ombre, travaillent à quelque fade ouvrage de lingerie.
Six hommes passent conduits par un caporal-fourrier. Ils sont porteurs de piles de capotes neuves, et de ballots de chaussures.
Lamuse considère ses pieds boursouflés, racornis:
– Y a pas d’erreur. I’ m’ faut des péniches, un peu plus tu verrais mes panards à travers celles-ci… J’peux pourtant pas marcher sur la peau d’ mes pinceaux, hein?
Un aéroplane ronfle. On suit ses évolutions, la face en l’air, le cou tordu, les yeux larmoyants de l’éclat aigu du ciel. Quand nos regards sont retombés ici-bas, Lamuse me déclare:
– Ces machines-là, jamais ça ne deviendra pratique, jamais.
– Comment peux-tu dire ça! On a fait tellement de progrès, si vite…
– Oui, mais on s’arrêtera là. On ne fera jamais mieux, jamais.
Je ne discute pas, cette fois-ci, ce dur refus buté que l’ignorance oppose, toutes les fois qu’elle peut, aux promesses du progrès, et je laisse mon gros camarade s’imaginer opiniâtrement que l’extraordinaire effort de la science et de l’industrie s’est, tout à coup, arrêté à lui.
Ayant commencé à me dévoiler sa pensée profonde, il continue, et, rapprochant et baissant la tête, il me dit:
– Tu sais qu’elle est ici, l’Eudoxie.
– Ah! fis-je.
– Oui, mon vieux. Tu n’ remarques jamais rien, toi, j’ai r’marqué (et Lamuse me sourit avec indulgence). Alors, tu saisis: si elle est venue c’est qu’on l’intéresse, pas? Elle nous a suivis pour quelqu’un de nous, y a pas d’erreur.
Il reprend:
– Mon vieux, veux-tu que je te dise? Elle est venue pour moi.
– En es-tu sûr, mon pauvre vieux?
– Oui, dit sourdement l’homme-bœuf. D’abord, j’la veux. Et puis, à deux fois, mon vieux, j’lai trouvée sur mon passage, juste sur mon passage, à moi, t’entends bien? Tu m’diras qu’elle s’est sauvée; c’est qu’elle est timide, ça, oui…
Il se figea au milieu de la rue et me regarda en face. Sa figure épaisse, aux joues et au nez humides de graisse, était grave. Il porta son poing globuleux à sa moustache jaune sombre soigneusement roulée, et la lissa avec tendresse. Puis il continua à me montrer son cœur.
– J’ la veux, mais, tu sais, j’ la marierai bien, moi. Elle s’appelle Eudoxie Dumail. Avant j’ pensais pas à l’épouser. Mais depuis que j’ connais son nom de famille, i’ m’ semble que c’est changé, et j’marcherais bien. Ah! nom de Dieu, elle est si jolie, c’te femme. Et c’est pas tant encore qu’elle soit jolie… Ah!..
Le gros garçon débordait d’une sentimentalité et d’une émotion qu’il cherchait à me prouver par des paroles.
– Ah! mon vieux!.. Y a des fois qu’i’faudrait me r’tenir avec un crochet, martela-t-il avec un sombre accent, tandis que le sang affluait aux quartiers de chair de son encolure et de ses joues. Elle est si belle, elle est… Et moi, j’suis… Elle est si pas pareille – t’as remarqué, j’suis sûr, toi qui r’marques – . C’est une paysanne, oui, eh bien, elle a je n’sais quoi qu’elle a qu’est pire qu’une Parisienne, même une Parisienne chic et endimanchée, pas? Elle… Moi, j’…
Il fronça ses sourcils roux. Il aurait voulu m’expliquer la splendeur de ce qu’il pensait. Mais il ignorait l’art de s’exprimer, et il se tut; il restait seul avec son émotion inavouable, toujours seul malgré lui.
…Nous nous avançâmes à côté l’un de l’autre le long des maisons. On voyait se ranger devant les portes des haquets chargés de barriques. On voyait les fenêtres donnant sur la rue se fleurir de massifs multicolores de boîtes de conserves, de faisceaux de mèches d’amadou – de tout ce que le soldat est forcé d’acheter. Presque tous les paysans cultivaient l’épicerie. Le commerce local avait été long à se déclencher; maintenant l’élan était donné; chacun se jetait dans le trafic, pris par la fièvre des chiffres, ébloui par les multiplications.
Les cloches sonnèrent. Un cortège déboucha. C’était un enterrement militaire. Une fourragère, conduite par un tringlot, portait un cercueil enveloppé dans un drapeau. A la suite, un piquet d’hommes, un adjudant, un aumônier et un civil.
– L’pauvre petit enterrement à queue coupée! dit Lamuse.
– L’ambulance n’est pas loin, murmura-t-il. A s’vide, que veux-tu! Ah! ceux qui sont morts sont bien heureux. Mais des fois, seulement, pas toujours… Voilà!
Nous avons dépassé les dernières maisons. Dans la campagne, au bout de la rue, le train régimentaire et le train de combat se sont installés: Les cuisines roulantes et les voitures tintinnabulantes qui les suivent avec leur bric à brac de matériel, les voitures à croix rouge, les camions, les fourragères, le cabriolet du vaguemestre.
Les tentes des conducteurs et des gardiens essaiment autour des voitures. Dans des espaces, des chevaux, les pieds sur la terre vide, regardent le trou du ciel avec leurs yeux minéraux. Quatre poilus plantent une table. La forge en plein air fume. Cette cité hétéroclite et grouillante, posée sur le champ défoncé dont les ornières parallèles et tournantes se pétrifient dans la chaleur, est frangée déjà largement d’ordures et de débris.
Au bord du camp, une grande voiture peinte en blanc tranche sur les autres par sa propreté et sa netteté. On dirait, au milieu d’une foire, la roulotte de luxe où l’on paye plus cher que dans les autres.
C’est la fameuse voiture stomatologique que cherchait Blaire.
Justement, Blaire est là, devant, qui la contemple. Il y a longtemps, sans doute, qu’il tourne autour, les yeux attachés sur elle. L’infirmier Sambremeuse, de la Division, revient de courses, et gravit l’escalier volant de bois peint, qui mène à la porte de la voiture. Il tient dans ses bras une boîte de biscuits, de grande dimension, un pain de fantaisie et une bouteille de Champagne. Blaire l’interpelle:
– Dis donc, Du Fessier, c’te bagnole-là, c’est les dentistes?
– C’est écrit dessus, répond Sambremeuse, un petit replet, propre, rasé, au menton blanc et empesé. Si tu ne le vois pas, c’est pas l’dentiste qu’il faut demander pour te soigner les piloches, c’est le vétérinaire pour te torcher la vue.
Blaire, s’étant approché, examine l’installation.
– C’est barloque, dit-il.
Il s’approche encore, s’éloigne, hésite à engager sa mâchoire dans cette voiture. Il se décide enfin, met un pied sur l’escalier, et disparaît dans la roulotte.
** *Nous poursuivons la promenade… On tourne dans un sentier dont les hauts buissons sont poivrés de poussière. Les bruits s’apaisent. La lumière éclate partout, chauffe et cuit le creux du chemin, y étale d’aveuglantes et brûlantes blancheurs ça et là, et vibre dans le ciel parfaitement bleu.
Au premier tournant, à peine entendons-nous un crissement léger de pas, et nous nous trouvons face à face avec Eudoxie!
Lamuse pousse une exclamation sourde. Peut-être s’imagine-t-il, encore une fois, qu’elle le cherchait, croit-il à quelque don du destin… Il va à elle, de toute sa masse.
Elle le regarde, s’arrête, encadrée par de l’aubépine. Sa figure étrangement maigre et pâle s’inquiète, ses paupières battent sur ses yeux magnifiques. Elle est nu-tête; son corsage de toile est échancré sur le cou, à l’aurore de sa chair. Si proche, elle est vraiment tentante dans le soleil, cette femme couronnée d’or. La blancheur lunaire de sa peau appelle et étonne le regard. Ses yeux scintillent: ses dents, aussi, étincellent dans la vive blessure de sa bouche entr’ouverte, rouge comme le cœur.
– Dites-moi… J’vais vous dire… halète Lamuse. Vous m’plaisez tant…
Il avance le bras vers la précieuse passante immobile.
Elle a un haut-le-corps, et lui répond:
– Laissez-moi tranquille, vous me dégoûtez!
La main de l’homme se jette sur une des petites mains. Elle essaie de la retirer et la secoue pour se dégager. Ses cheveux d’une intense blondeur se défont, et remuent comme des flammes. Il l’attire à lui. Il tend le cou vers elle, et ses lèvres aussi se tendent en avant. Il veut l’embrasser. Il le veut de toute sa force, de toute sa vie. Il mourrait pour la toucher avec sa bouche.
Mais elle se débat, elle jette un cri étouffé; on voit palpiter son cou, sa jolie figure s’enlaidir haineusement.
Je m’approche et mets la main sur l’épaule de mon compagnon, mais mon intervention est inutile: il recule et gronde, vaincu.