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Le feu
Le feu

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Le feu

Язык: Французский
Год издания: 2017
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– Si tu voyais ça, dit Fouillade, c’est dégueulasse, ces deux oreilles qui pend. On avait nos deux paquets de pansements et les brancos nous en ont encore balancé z’un. Ça fait trois pansements qu’il a enroulés autour de la bouillotte.

– Donnez-nous vos affaires, on va rentrer.

Farfadet et moi nous nous sommes partagé le barda de Volpatte. Fouillade, sombre de soif, travaillé par la sécheresse, grogne et s’entête à garder ses armes et ses paquets.

Et nous déambulons lentement. C’est toujours amusant de ne pas marcher dans le rang; c’est si rare que ça étonne et ça fait du bien. Un souffle de liberté nous égaie bientôt tous les quatre. On va dans la campagne comme pour son plaisir.

– On est des promeneurs! dit fièrement Volpatte.

Quand on arrive au tournant du haut de la côte, il se laisse aller à des idées roses.

– Mon vieux, c’est la bonne blessure, après tout, j’vas être évacué, y a pas d’erreur.

Ses yeux clignent et scintillent dans l’énorme boule blanche, qui oscille sur ses épaules – rougeâtre de chaque côté, à la place des oreilles.

On entend, du fond où se trouve le village, sonner dix heures.

– J’me fous d’l’heure, dit Volpatte. L’temps qui passe, ça n’a pu rien à faire avec moi.

Il devient volubile. Un peu de fièvre amène et presse ses discours au rythme du pas ralenti où déjà il se prélasse.

– On va m’attacher une étiquette rouge à la capote, y a pas d’erreur, et m’ mener à l’arrière. J’ s’rai conduit, à c’ coup, par un type bien poli qui m’dira: «C’est par ici, pis tourne par là… Na!.. mon pauv’ ieux.» Pis l’ambulance, pis l’ train sanitaire avec des chatteries des dames de la Croix-Rouge tout le long du chemin comme elles ont fait à Crapelet Jules, pis l’hôpitau de l’intérieur. Des lits avec des draps blancs, un poêle qui ronfle au milieu des hommes, des gens qui sont faits pour s’occuper de nous et qu’on regarde y faire, des savates réglementaires, mon ieux, et une table de nuit: du meuble! Et dans les grands hôpitals, c’est là qu’on est bien logé comme nourriture! J’y prendrai des bons repas, j’y prendrai des bains; j’y prendrai tout c’que j’trouverai. Et des douceurs sans qu’on soit obligé pour en profiter, de s’battre avec les autres et de s’démerder jusqu’au sang. J’aurai sur le drap mes deux mains qui n’ficheront rien, comme des choses de luxe – comme des joujoux, quoi! – et, d’ssous l’ drap, les pattes chauffées à blanc du haut en bas et les arpions élargis en bouquets de violettes…

Volpatte s’arrête, se fouille, tire de sa poche, en même temps que sa célèbre paire de ciseaux de Soissons, quelque chose qu’il me montre:

– Tiens, t’as vu ça?

C’est la photographie de sa femme et de ses deux garçons. Il me l’a déjà montrée maintes fois. Je regarde, j’approuve.

– J’irai en convalo, dit Volpatte, et pendant qu’ mes oreilles se recolleront, la femme et les p’tits me regarderont, et je les regarderai. Et pendant c’ temps-là qu’elles r’pouss’ront comme des salades, mes amis, la guerre, elle s’avancera… Les Russes… On n’ sait pas, quoi!..

Il se berçait au ronron de ses prévisions heureuses, pensait tout haut, déjà isolé parmi nous dans sa fête particulière.

– Bandit! lui cria Fouillade. T’as trop d’ chance, bou Diou d’ bandit!

Comment ne pas l’envier? Il allait s’en aller pour un, ou deux ou trois mois et pendant cette saison, au lieu d’être exposé et misérable, il serait métamorphosé en rentier!

– Au commencement, dit Farfadet, je trouvais drôle quand j’entendais désirer la «bonne blessure». Mais tout de même, quoi qu’on puisse dire, tout de même, je comprends, maintenant qu’ c’est la seule chose qu’un pauvre soldat puisse espérer qui ne soit pas fou.

** *

On approchait du village. On contournait le bois. A la corne du bois, soudain une forme de femme surgit à contre-jour. Le jeu des rayons la délimitait de lumière. Elle se dressait debout à la lisière des arbres, qui formaient un fond de hachures violâtres – svelte, la tête tout allumée de blondeur; et on voyait, dans sa face pâle, les taches nocturnes de deux yeux immenses. Cette créature éclatante nous dévisageait en tremblant sur ses jambes, puis brusquement elle s’enfonça dans le sous-bois comme une torche.

Cette apparition et cette disparition impressionnèrent Volpatte qui en perdit le fil de son discours:

– C’ t’une biche, c’te femme-là!

– Non, dit Fouillade qui avait mal entendu. C’est Eudoxie qu’elle s’appelle. J’la connais pour l’avoir déjà vue. Une réfugiée. J’sais pas d’où qu’elle d’vient, mais elle est à Gamblin, dans une famille.

– Elle est maigre et belle, constata Volpatte. On y f’rait bien une p’tite douceur… C’est du fricot, du véritable poulet… Elle a quequ’chose comme z’yeux!

– Elle est drolle, dit Fouillade. A tient pas en place. Tu la vois ici, là, avec ses cheveux blonds en haut d’elle. Pis, partez! Plus personne n’y est. Et tu sais, elle connaît pas l’danger. Des fois, a bagote presque en première ligne. On l’a vue naviguer sur la plaine en avant des tranchées. Elle est drolle.

– Tiens, la r’voilà, c’t’apparition! A nous perd pas des yeux. Ce s’rait-i’ qu’on l’intéresse?

La silhouette, dessinée en lignes de clarté, embellissait en cette minute l’autre bout de la lisière.

– Moi, les femmes, j’m’en fous, déclara Volpatte, repris totalement par l’idée de son évacuation.

– Y en a un, en tous cas, dans l’escouade, qui s’en r’ssent salement pour elle. Tiens: quand on parle du loup…

– On en voit la queue…

– Pas encore, mais presque… Tiens!

On vit pointer et déboucher d’un taillis, sur notre droite, le museau de Lamuse comme un sanglier roux…

Il suivait la femme à la piste. Il l’aperçut, tomba en arrêt, et, attiré, il prit son élan. Mais, en se jetant vers elle, il tomba sur nous.

En reconnaissant Volpatte et Fouillade, le gros Lamuse poussa des exclamations de joie. Il ne songea plus sur le moment qu’à s’emparer des sacs, des fusils, des musettes.

– Donnez-moi tout ça! J’suis r’posé. Allons, donnez ça!

Il voulut tout porter. Farfadet et moi nous nous débarrassâmes volontiers du fourbi de Volpatte, et Fouillade consentit, à bout de forces, à abandonner ses musettes et son fusil.

Lamuse devint un amoncellement ambulant. Sous le faix énorme et encombrant, il disparaissait, plié, et n’avançait qu’à petits pas.

Mais on le sentait sous l’empire d’une idée fixe et il jetait des regards de côté. Il cherchait la femme vers laquelle il s’était lancé.

Chaque fois qu’il s’arrêtait pour arrimer mieux un bagage, pour souffler et essuyer l’eau grasse de sa transpiration, il examinait furtivement tous les coins de l’horizon et scrutait la lisière du bois. Il ne la revit pas.

Moi, je la revis… Et j’eus bien cette fois l’impression que c’était à l’un de nous qu’elle en avait.

Elle surgissait à demi, là-bas, à gauche, de l’ombre verte du sous-bois. Se retenant d’une main à une branche, elle se penchait et présentait ses yeux de nuit et sa face pâle qui, vivement éclairée par tout un côté, semblait porter un croissant de lune. Je vis qu’elle souriait.

Et suivant la direction de son regard qui se donnait ainsi, j’aperçus, un peu en arrière de nous, Farfadet qui souriait pareillement.

Puis elle se déroba dans l’ombre des feuillages, emportant visiblement ce double sourire…

C’est ainsi que j’eus la révélation de l’entente de cette Bohémienne souple et délicate, qui ne ressemblait à personne, et de Farfadet qui parmi nous tous se distinguait, fin, flexible et frissonnant comme un lilas. Evidemment…

…Lamuse n’a rien vu, aveuglé et encombré par les fardeaux qu’il a pris à Farfadet et à moi, attentif à l’équilibre de sa charge et à la place où il pose ses pieds terriblement alourdis.

Il a pourtant l’air malheureux. Il geint; il étouffe d’une épaisse préoccupation triste. Dans le halètement rauque de sa poitrine, il me semble que je sens battre et gronder son cœur. En considérant Volpatte encapuchonné de pansements, et le gros homme puissant et bondé de sang qui traîne l’éternel élancement profond dont il est seul à mesurer l’acuité, je me dis que le plus blessé n’est pas celui qu’on pense.

On descend enfin au village.

– On va boire, dit Fouillade.

– J’ vas être évacué, dit Volpatte.

Lamuse fait:

– Meuh… Meuh…

Les camarades s’exclament, accourent, s’assemblent sur la petite place où se dresse l’église avec sa double tour, si bien éborgnée par un obus qu’on ne peut plus la regarder en face.

V

L’ASILE

La route blafarde qui monte au milieu du bois nocturne est bouchée et obstruée d’ombres, étrangement. Il semble que, par enchantement, la forêt y déborde et y roule, dans l’épaisseur de la ténèbre. C’est le régiment qui marche, en quête d’un nouveau gîte.

A l’aveugle, les files pesantes d’ombres, hautement et largement chargées, se bousculent: chaque flot, poussé par celui qui le suit, heurte celui qui le précède. Sur les côtés, évoluent, détachés, les fantômes plus sveltes des gradés. Une sourde rumeur, faite d’un mélange d’exclamations, de bribes de conversations, d’ordres, de quintes de toux et de chants, monte de cette dense cohue endiguée par les talus. Ce tumulte de voix est accompagné par le roulement des pieds, le tintement des fourreaux de baïonnette, des quarts et des bidons métalliques, par le grondement et le martèlement des soixante voitures du train de combat et du train régimentaire qui suivent les deux bataillons. Et c’est une masse telle qui piétine et s’étire sur la montée de la route que, malgré le dôme infini de la nuit, on nage dans une odeur de cage aux lions.

Dans le rang, on ne voit rien: parfois, quand on a le nez dessus à la suite d’un remous, on est bien forcé de discerner le fer-blanc d’une gamelle, l’acier bleuté d’un casque, l’acier noir d’un fusil. D’autres fois, au jet d’étincelles éblouissantes qui fuse d’un briquet, ou à la flamme rouge éployée sur la hampe lilliputienne d’une allumette, on perçoit, au delà de proches et éclatants reliefs de mains et de figures, la silhouette de bandes irrégulières d’épaules casquées qui ondulent comme des vagues à l’assaut de l’obscurité massive. Puis tout s’éteint et, pendant que les jambes font des pas, l’œil de chaque marcheur fixe interminablement la place présumée du dos qui vit devant.

Après plusieurs haltes où on se laisse tomber sur son sac, au pied des faisceaux – qu’on forme, au coup de sifflet, avec une hâte fiévreuse et une lenteur désespérante à cause de l’aveuglement, dans l’atmosphère d’encre – l’aube s’indique, se délaie, s’empare de l’espace. Les murs de l’ombre, confusément, croulent. Une fois de plus nous subissons le grandiose spectacle de l’ouverture du jour sur la horde éternellement errante que nous sommes.

On sort enfin de cette nuit de marche, à travers, semble-t-il, des cycles concentriques, d’ombre moins intense, puis de pénombre, puis de lueur morne. Les jambes ont une raideur ligneuse, les dos sont engourdis, les épaules meurtries. Les figures demeurent grises et noires: on dirait qu’on s’arrache mal de la nuit; on n’arrive plus jamais maintenant à s’en défaire tout à fait.

C’est dans un nouveau cantonnement que le grand troupeau régulier va, cette fois, au repos. Quel sera ce pays où l’on doit vivre huit jours? Il s’appelle, croit-on (mais personne n’est sûr de rien), Gauchin-l’Abbé. On en dit merveille:

– Paraît qu’c’est tout à fait à la coque!

Dans les rangs des camarades dont on commence à deviner les formes et les traits, à spécialiser les trognes baissées et les bouches bâillantes, au fond du crépuscule du matin, s’élèvent des voix qui renchérissent:

– Jamais on n’aura eu un cantonnement pareil. Y a la Brigade. Y a l’ Conseil de Guerre. Tu y trouves de tous chez les marchands.

– Si y a la Brigade, y a du pied.

– Tu crois qu’on trouvera une table pour manger pour l’escouade?

– Tout c’ qu’on voudra, j’ te dis!

Un prophète de malheur hoche la tête:

– Ce que sera c’ cantonnement où on n’a jamais été, j’ sais pas, dit-il. Mais c’ que j’sais, c’est qu’i’ s’ra pareil aux autres.

Mais on ne le croit pas, et, au sortir de la fièvre tumultueuse de la nuit, il semble à tous que c’est d’une espèce de terre promise qu’on s’approche à mesure qu’on marche du côté de l’orient, dans l’air glacé, vers le nouveau village que va apporter la lumière.

** *

On atteint, au petit jour, en bas d’une côte, des maisons qui dorment encore, enveloppées dans des épaisseurs grises.

– C’est là!

Ouf! On a fait ses vingt-huit kilomètres dans la nuit…

Mais, quoi donc?.. On ne s’arrête pas. On dépasse les maisons, qui se renfoncent graduellement dans leur brume informe et le linceul de leur mystère.

– Paraît qu’faut encore marcher longtemps. C’est là-bas, là-bas!

On marche mécaniquement, les membres sont envahis d’une sorte de torpeur pétrifiée; les articulations crient et font crier.

Le jour est tardif. Une nappe de brouillard couvre la terre. Il fait si froid que pendant les haltes les hommes écrasés de lassitude n’osent pas s’asseoir et vont et viennent comme des spectres dans l’humidité opaque. Un vent âpre d’hiver flagelle la peau, balaye et disperse les paroles, les soupirs.

Enfin le soleil perce cette buée qui s’étale sur nous et dont le contact nous trempe. C’est comme une clairière féerique qui s’ouvre au milieu des nuages terrestres.

** *

Le régiment s’étire, se réveille vraiment, et lève doucement ses faces dans l’argent doré du premier rayon.

Puis, très vite, le soleil devient ardent, et, alors, il fait trop chaud.

On halète dans les rangs, on sue, et on grogne plus encore que tout à l’heure, lorsqu’on claquait des dents et que le brouillard nous passait son éponge mouillée sur la figure et les mains.

La région que nous traversons dans la matinée torride, c’est le pays de la craie.

– I’s empierrent avec de la pierre à chaux, ces salauds-là!

La route s’est faite aveuglante et c’est maintenant un long nuage desséché de calcaire et de poussière qui s’étend au-dessus de notre marche et nous frotte au passage.

Les figures rougeoient, se vernissent et brillent; telles faces sanguines semblent enduites de vaseline; des joues et des fronts se plaquent d’une couche bise qui s’agglutine et s’effrite. Les pieds perdent leur vague forme de pieds, et semblent avoir barboté dans des auges de maçons. Le sac, le fusil se saupoudrent de blanc, et notre foule en longueur trace à droite et à gauche un sillage laiteux sur les herbes de bordure.

Pour comble:

– A droite! Un convoi!

On se porte sur la droite, à la hâte, non sans bousculades.

Le convoi de camions – longue chaîne d’énormes bolides carrés, enroulés dans un infernal tintamarre – se rue sur la route. Malédiction! Il soulève à mesure, en passant, l’épais tapis de poudre blanche qui ouate le sol, et nous le jette à la volée sur les épaules!

Nous voici habillés d’un voile gris clair et sur nos figures se sont posés des masques blafards, plus épais aux sourcils, aux moustaches, à la barbe et dans les stries des rides. Nous avons l’air d’être à la fois nous-mêmes et d’étranges vieillards.

– Quand on s’ra vioques, c’est comme ça qu’on sera laids, dit Tirette.

– Tu craches blanc, constate Biquet.

Lorsque la halte nous immobilise, on croirait voir des files de statues de plâtre au travers desquelles transparaissent, en sale, des restes d’humanité.

On se remet en route. On se tait. On peine. Chaque pas devient dur à accomplir. Les figures font des grimaces qui se figent et se fixent sous la lèpre pâle de la poussière. L’interminable effort nous contracte, et nous bonde de morne lassitude et de dégoût.

On aperçoit enfin l’oasis tant poursuivie: au delà d’une colline, sur une autre colline plus haute, des toits ardoisés dans des bouquets de feuillage d’un vert frais de salade.

Le village est là; le regard l’embrasse; mais on n’y est pas. Longtemps il a l’air de s’éloigner à mesure que le régiment rampe vers lui.

A la fin des fins, sur le coup de midi, on arrive à ce cantonnement qui commençait à devenir invraisemblable et légendaire.

** *

Le régiment, au pas cadencé, l’arme sur l’épaule, inonde jusqu’aux bords la rue de Gauchin-l’Abbé. La plupart des villages du Pas-de-Calais se composent d’une seule rue. Mais quelle rue! Elle a souvent plusieurs kilomètres de longueur. Ici, la grande rue unique se sépare en fourche devant la mairie et forme deux autres rues: la localité est un vaste Y irrégulièrement ourlé de façades basses.

Les cyclistes, les officiers, les ordonnances, se détachent du long bloc mouvant. Puis, par fractions, à mesure qu’on avance, des hommes s’engouffrent sous les porches des granges, les maisons d’habitation encore disponibles étant réservées aux officiers et aux bureaux… Notre peloton est d’abord conduit au bout du village, puis – il y a eu malentendu entre les fourriers – à l’autre bout, celui par où nous sommes entrés.

Ce va-et-vient prend du temps et, dans l’escouade, ainsi traînée du nord au sud et du sud au nord, outre l’énorme fatigue et l’énervement des pas inutiles, on manifeste une fébrile impatience. Il est d’une importance capitale d’être installés et lâchés le plus tôt possible si l’on veut mettre à exécution le projet caressé depuis longtemps: trouver à louer chez un habitant un emplacement muni d’une table où l’escouade puisse s’installer aux heures des repas. On a beaucoup parlé de cette affaire-là et de ses doux avantages. On s’est concerté, on s’est cotisé, et on a décidé de se lancer cette fois-ci dans cette dépense supplémentaire.

Mais sera-ce possible? Beaucoup de locaux sont déjà accaparés. Nous ne sommes pas les seuls à apporter ici ce rêve de confort, et ce sera la course à la table… Trois compagnies arrivent après la nôtre, mais quatre sont arrivées avant, et il y a les popotes officieuses des infirmiers, des scribes, des conducteurs, des ordonnances et autres, les popotes officielles des sous-officiers, de la Section, que sais-je encore?.. Tous ces gens-là sont plus puissants que les simples soldats des compagnies, ont plus de mobilité et de moyens, et peuvent tirer leurs plans d’avance. Et déjà, alors que nous marchons par quatre, vers la grange dévolue à l’escouade, on en voit, de ces fantaisistes, qui apparaissent sur des seuils conquis, et se livrent à des occupations ménagères.

Tirette imite le bruit du beuglement et du bêlement.

– Voilà l’étable!

Une grange assez vaste. La paille, hachée, et où la marche soulève des flots de poussière, sent les cabinets. Mais c’est à peu près clos. On prend place et on se déséquipe.

Ceux qui rêvaient, une fois de plus, d’un paradis spécial, déchantent une fois de plus.

– Dis donc, ça m’a l’air aussi moche qu’ailleurs.

– C’est du pareil au même.

– Hé oui, coquine de Dious.

– Naturellement…

Mais il ne s’agit pas de perdre son temps à parler. Il s’agit de se débrouiller et de brûler les autres: le système D, à toute force et en vitesse. On se précipite. Malgré les reins rompus et les pieds endoloris, on s’acharne à ce suprême effort d’où dépendra le bien-être d’une semaine.

L’escouade se scinde en deux patrouilles qui partent au trot, l’une à droite, l’autre à gauche, dans la rue déjà encombrée de poilus affairés et chercheurs – et tous les groupes s’observent, se surveillent… et se dépêchent. En certains points, même, par suite de rencontres, il y a bousculades et invectives.

– Commençons par là-bas tout de suite; sans ça, nous s’rons grillés!..

J’ai l’impression d’une sorte de combat désespéré entre tous les soldats, dans les rues du village qu’on vient d’occuper.

– Pour nous, dit Marthereau, la guerre, c’est toujours la lutte et la bataille, toujours, toujours!

** *

On frappe de porte en porte, on se présente timidement, on s’offre, comme une marchandise indésirable. Une de nos voix s’élève:

– Vous n’avez pas un petit coin, madame, pour des soldats? On paierait.

– Non, vu que j’ai des officiers – ou: des sous-officiers – ou bien: vu que c’est ici la popote des musiciens, des secrétaires, des postiers, de ces messieurs des Ambulances, etc…

Déboires sur déboires. Successivement, on referme toutes les portes qu’on a entr’ouvertes, et on se regarde, de l’autre côté du seuil, avec une provision diminuante d’espoir dans l’œil.

– Bon Dieu! tu vas voir qu’on va rien trouver, grogne Barque. Y a eu trop d’ choléras qui s’sont démerdés avant nous. Quels fumiers que les autres!

Le niveau de la foule monte de toutes parts. Les trois rues se noircissent toutes, selon le principe des vases communicants. On croise des indigènes: des vieux ou des hommes mal fichus, tordus dans leur marche ou au facies avorté, ou bien des êtres jeunes, sur qui planent des mystères de maladies cachées ou de relations politiques. Dans les jupons, des vieilles femmes, et beaucoup de jeunes filles, obèses, aux joues ouatées, et qui balancent des blancheurs d’oies.

A un moment, entre deux maisons, dans une ruelle, j’ai une vision brève: une femme a traversé le trou d’ombre…

C’est Eudoxie! Eudoxie, la femme-biche que Lamuse pourchassait là-bas, dans la campagne, comme un faune, et qui, le matin où l’on a ramené Volpatte blessé et Fouillade, m’est apparue, penchée au bord du bois, et reliée à Farfadet par un commun sourire.

C’est elle que je viens d’entrevoir, comme un coup de soleil, dans cette ruelle. Puis elle s’est éclipsée derrière le pan de mur; l’endroit est retombé dans l’ombre… Elle, ici, déjà! Eh quoi, elle nous a suivis dans notre longue et pénible émigration! Elle est attirée…

D’ailleurs, elle a l’air attirée: si vite interceptée qu’ait été sa figure au clair décor de cheveux, je l’ai bien vue grave, rêveuse, préoccupée.

Lamuse, qui vient sur mes talons, ne l’a point vue. Je ne lui en parle pas. Il s’apercevra bien assez tôt de la présence de cette jolie flamme vers qui tout son être se jette et qui l’évite comme un feu follet. Pour le moment, du reste, nous sommes en affaires. Il faut absolument conquérir le coin convoité. On s’est remis en chasse avec l’énergie du désespoir. Barque nous entraîne. Il a pris la chose à cœur. Il en frémit et on voit trembler son toupet poudré de poussière. Il nous guide, le nez au vent. Il nous propose de faire une tentative sur cette porte jaune qu’on voit. En avant!

Près de la porte jaune, on rencontre une forme pliée. Blaire, le pied sur la borne, dégrossit avec son couteau le bloc de son soulier, et en fait tomber des plâtras… Il a l’air de faire de la sculpture.

– T’as jamais eu les pieds si blancs, goguenarde Barque.

– Fouterie à part, dit Blaire, tu saurais pas où elle est, c’t’ espèce de voiture?

Il s’explique:

– Faut que j’ cherche la voiture-dentiste, à cette fin qu’on m’accroche c’râtelier et qu’i’s m’ôtent les vieux dominos qui m’ restent. Oui, paraît qu’a stationne ici, c’te voiture pour la gueule.

Il replie son couteau, l’empoche et s’en va le long du mur, hanté par la résurrection de sa mâchoire.

Une fois de plus, nous servons notre boniment de mendigots:

– Bonjour, madame, vous n’auriez pas un petit coin pour manger? On paierait, on paierait, bien entendu…

– Non…

Un bonhomme lève, dans la lueur d’aquarium de la fenêtre basse, une figure curieusement plate, striée de rides parallèles et semblable à une vieille page d’écriture.

– T’as bien l’ chenil, ilo.

– Y a pas d’ place dans l’ chenil et pisqu’on y fait la lessive du linge.

Barque saisit la balle au bond.

– Ça ira, p’têt’ ben. On pourrait voir?

– On y fait la lessive, marmonne la femme en continuant de balayer.

– Vous savez, dit Barque en souriant, d’un air engageant, nous n’sommes pas d’ces gens pas convenables qui s’ soûlent et font du foin. On pourrait voir, hé?

La bonne femme a lâché son balai. Elle est maigre et sans relief. Son caraco pend sur ses épaules comme sur un porte-manteau. Elle a une tête inexpressive, figée, cartonnière. Elle nous regarde, hésite, puis, à contre-cœur, nous conduit dans un local très sombre, en terre battue, encombré de linge sale.

– C’est magnifique, s’écrie Lamuse, sincère.

– Est-elle mignonne, cette tite gosse! dit Barque, et il tapote la face ronde, en caoutchouc peint, d’une petite fille qui nous dévisage, son petit nez sale levé dans la pénombre. C’est à vous, madame?

– Et c’ui-là? risque Marthereau, en avisant un bébé monté en graine, à la joue tendue comme une vessie où des traces luisantes de confiture engluent la poussière de l’air.

Et Marthereau tend une caresse hésitante vers cette face peinturlurée et juteuse.

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