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Le feu
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Le feu

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Язык: Французский
Год издания: 2017
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– Tu vas fort!..

– Demande au cycliste Euterpe si c’est pas vrai. J’te dis qu’il l’a fait avec moi, lui: on enfonçait notre abatis dans la botte et on en retirait de l’os, des bouts de chaussettes et des morceaux de pied. Mais regarde si elles en valaient le coup!

…Et en attendant que Caron revienne, Poterloo use à sa place les bottes que n’a pas usées le mitrailleur bavarois.

C’est ainsi que l’on s’ingénie, selon son intelligence, son activité, ses ressources et son audace, à se débattre contre l’inconfort effrayant. Chacun semble, en se montrant, avouer: «Voilà tout ce que j’ai su, j’ai pu, j’ai osé faire, dans la grande misère où je suis tombé.»

** *

Mesnil Joseph somnole, Blaire bâille, Marthereau fume, l’œil fixe. Lamuse se gratte comme un gorille et Eudore comme un ouistiti. Volpatte tousse et dit: «J’vas crever». Mesnil André a sorti sa glace et son peigne, et cultive comme une plante rare sa belle barbe châtain. Le calme monotone est interrompu, de-ci, de-là, par les accès d’agitation acharnée que provoque la présence endémique, chronique et contagieuse, des parasites.

Barque, qui est observateur, promène un regard circulaire, retire sa pipe de sa bouche, crache, cligne de l’œil et dit:

– Tout de même, c’ qu’on ne se ressemble pas!

– Pourquoi se ressemblerait-on? dit Lamuse. Ça serait un miracle.

** *

Nos âges? Nous avons tous les âges. Notre régiment est un régiment de réserve que des renforts successifs ont renouvelé en partie avec de l’active, en partie avec de la territoriale. Dans la demi-section, il y a des R. A. T., des bleus et des demi-poils. Fouillade a quarante ans, Blaire pourrait être le père de Biquet, qui est un duvetier de la classe 13. Le caporal appelle Marthereau «grand-père» ou «vieux détritus» selon qu’il plaisante ou qu’il parle sérieusement. Mesnil Joseph serait à la caserne s’il n’y avait pas eu la guerre. Cela fait un drôle d’effet quand nous sommes conduits par notre sergent Vigile, un gentil petit garçon qui a un peu de moustache peinte sur la lèvre, et qui, l’autre jour, au cantonnement, sautait à la corde, avec des gosses. Dans notre groupe disparate, dans cette famille sans famille, dans ce foyer sans foyer qui nous groupe, il y a, côte à côte, trois générations qui sont là, à vivre, à attendre, à s’immobiliser, comme des statues informes, comme des bornes.

Nos races? Nous sommes toutes les races. Nous sommes venus de partout. Je considère les deux hommes qui me touchent: Poterloo, le mineur de la fosse Calonne, est rose; ses sourcils sont jaune paille, ses yeux bleu de lin; pour sa grosse tête dorée, il a fallu chercher longtemps dans les magasins la vaste soupière bleue qui le casque; Fouillade, le batelier de Cette, roule des yeux de diable dans une longue maigre face de mousquetaire creusée aux joues et couleur de violon. Mes deux voisins diffèrent, en vérité, comme le jour et la nuit.

Et non moins, Cocon, le mince personnage sec, à lunettes, au teint chimiquement corrodé par les miasmes des grandes villes, fait contraste avec Biquet, le Breton pas équarri, à peau grise, à mâchoire de pavé; et André Mesnil, le confortable pharmacien de sous-préfecture normande, à la jolie barbe fine, qui parle tant et si bien, n’a pas grand rapport avec Lamuse, le gras paysan du Poitou, aux joues et à la nuque de rosbif. L’accent faubourien de Barque, dont les grandes jambes ont battu dans tous les sens les rues de Paris, se croise avec l’accent quasi belge et chantant de ceux de «ch’Nord» venus du 8e territorial, avec le parler sonore, roulant sur les syllabes comme sur des pavés, que nous versa le 144e, avec le patois s’exhalant des groupes que forment entre eux, obstinément, au milieu des autres, comme des fourmis qui s’attirent, les Auvergnats du 124… Je me rappelle la première phrase de ce loustic de Tirette, quand il se présenta: «Moi, mes enfants, j’suis d’Clichy-la-Garenne! Qui dit mieux?», et la première doléance qui rapprocha Paradis de moi: «I’ s’foutions d’moi parce que j’sommes Morvandiau…»

Nos métiers? Un peu de tout, dans le tas. Aux époques abolies où on avait une condition sociale, avant de venir enfouir sa destinée dans des taupinières qu’écrasent la pluie et la mitraille, et qu’il faut toujours recommencer, qu’étions-nous? Laboureurs et ouvriers pour la plupart. Lamuse fut valet de ferme, Paradis, charretier. Cadilhac, dont le casque d’enfant surmonte en branlant un crâne pointu – effet de dôme sur un clocher, dit Tirette – a des terres à lui. Le père Blaire était métayer dans la Brie. De son tri-porteur, Barque, garçon livreur, faisait des acrobaties entre les tramways et les taxis parisiens, en invectivant magistralement, à ce qu’il dit, dans les avenues et les places, le poulailler effaré des piétons. Le caporal Bertrand, qui se tient toujours un peu à l’écart, taciturne et correct, avec une belle figure mâle, bien droite, le regard horizontal, était contremaître dans une manufacture de gainerie. Tirlor peinturlurait des voitures, sans ronchonner, affirme-t-on. Tulacque était bistro à la barrière du Trône, et Eudore, avec sa figure douce et pâlotte, tenait sur le bord d’une route, pas très loin du front actuel, un estaminet; l’établissement a été malmené par les obus – naturellement, car Eudore n’a pas de chance, c’est connu. Mesnil André, l’homme encore vaguement distingué et peigné, vendait du bicarbonate et des spécialités infaillibles sur une grand’place; son frère Joseph vendait des journaux et des romans illustrés dans une gare du réseau de l’Etat, tandis que, loin de là, à Lyon, Cocon, le binocard, l’homme-chiffre, s’empressait, revêtu d’une blouse noire, les mains plombées et brillantes, derrière les comptoirs d’une quincaillerie, et que Becuwe Adolphe et Poterloo, dès l’aube, traînant la pauvre étoile de leur lampe, hantaient les charbonnages du Nord.

Et il y en a d’autres dont on ne se rappelle jamais le métier et qu’on confond les uns avec les autres, et les bricoleurs de campagne qui colportaient dix métiers à la fois dans leur bissac, sans compter l’équivoque Pépin qui ne devait pas en avoir du tout: (ce qu’on sait, c’est qu’il y a trois mois, au dépôt, après sa convalescence, il s’est marié… pour toucher l’allocation des femmes de mobilisés…).

Pas de profession libérale parmi ceux qui m’entourent. Des instituteurs sont sous-officiers à la compagnie ou infirmiers. Dans le régiment, un frère mariste est sergent au service de santé; un ténor, cycliste du major; un avocat, secrétaire du colonel; un rentier, caporal d’ordinaire à la Compagnie Hors Rang. Ici, rien de tout cela. Nous sommes des soldats combattants, nous autres, et il n’y a presque pas d’intellectuels, d’artistes ou de riches qui, pendant cette guerre, auront risqué leurs figures aux créneaux, sinon en passant, ou sous des képis galonnés.

Oui, c’est vrai, on diffère profondément.

Mais pourtant on se ressemble.

Malgré les diversités d’âge, d’origine, de culture, de situation, et de tout ce qui fut, malgré les abîmes qui nous séparaient jadis, nous sommes en grandes lignes les mêmes. A travers la même silhouette grossière, on cache et on montre les mêmes mœurs, les mêmes habitudes, le même caractère simplifié d’hommes revenus à l’état primitif.

Le même parler, fait d’un mélange d’argots d’atelier et de caserne, et de patois, assaisonné de quelques néologismes, nous amalgame, comme une sauce, à la multitude compacte d’hommes qui, depuis des saisons, vide la France pour s’accumuler au Nord-Est.

Et puis, ici, attachés ensemble par un destin irrémédiable, emportés malgré nous sur le même rang, par l’immense aventure, on est bien forcé, avec les semaines et les mois, d’aller se ressemblant. L’étroitesse terrible de la vie commune nous serre, nous adapte, nous efface les uns dans les autres. C’est une espèce de contagion fatale. Si bien qu’un soldat apparaît pareil à un autre sans qu’il soit nécessaire, pour voir cette similitude, de les regarder de loin, aux distances où nous ne sommes que des grains de la poussière qui roule dans la plaine.

On attend. On se fatigue d’être assis: on se lève. Les articulations s’étirent avec des crissements de bois qui joue et de vieux gonds: L’humidité rouille les hommes comme les fusils, plus lentement mais plus à fond. Et on recommence, autrement, à attendre.

** *

On attend toujours, dans l’état de guerre. On est devenu des machines à attendre.

Pour le moment, c’est la soupe qu’on attend. Après, ce seront les lettres. Mais chaque chose en son temps: lorsqu’on en aura fini avec la soupe, on songera aux lettres. Ensuite, on se mettra à attendre autre chose.

La faim et la soif sont des instincts intenses qui agissent puissamment sur l’esprit de mes compagnons. Comme la soupe tarde, ils commencent à se plaindre et à s’irriter. Le besoin de la nourriture et de boisson leur sort de la bouche en grognements:

– V’là huit plombes. Tout d’même, cette croûte, qu’est-ce qu’elle fout, qu’elle radine pas?

– Justement, moi qui ai la dent depuis hier midi, rechigne Lamuse, dont l’œil est humide de désir et dont les joues présentent de gros coups de badigeon de la couleur du vin.

Le mécontentement s’aigrit de minute en minute:

– Plumet a dû s’envoyer dans l’entonnoir mon bidon d’réglisse qu’i d’vait m’apporter, et d’autres avec, et il est tombé saoul qué’qu’ part par là.

– C’est sûr et certain, appuie Marthereau.

– Ah! les malfaisants, les vermines, que ces hommes de corvée! beugle Tirloir. Quelle race dégoûtante! Tous, becs-salés et cossards! Ils se les roulent toute la journée à l’arrière, et ils ne sont pas fichus de monter à l’heure. Ah! si j’étais le maître, ce que je les ferais venir aux tranchées à la place de nous, et il faudrait qu’ils bossent! D’abord, je dirais: chacun dans la section sera graisseux et soupier à tour de rôle. Ceux qui veulent, bien entendu… et alors…

– Moi, j’suis sûr, crie Cocon, que c’est c’cochon de Pépère qui met les autres en retard. Il le fait exprès, d’abord, et aussi, il ne peut pas s’déplumer, l’matin, l’ pauv’ petit. Il lui faut ses dix heures de pucier, tout comme à un mignard. Sans ça, monsieur a la cosse toute la journée.

– J’t’en foutrai moi! gronde Lamuse. Attends voir comme j’le f’rais décaniller du pajot, si seulement j’étais là. J’te l’réveillerais à coups d’tartine sur la tétère, et j’te l’poisserais par un abatis…

– L’autre jour, poursuit Cocon, j’ai compté: il a mis sept heures quarante-sept minutes pour venir du 31-Abri. Il faut cinq heures bien tassées, mais pas plus.

Cocon est l’homme-chiffre. Il a l’amour, l’avarice de la documentation précise. A propos de tout, il fouine pour trouver des statistiques qu’il amasse avec une patience d’insecte, et sert à qui veut l’entendre. Pour le moment, où il manie ses chiffres comme des armes, sa figure chétive, faites de sèches arêtes, de triangles et d’angles sur lesquels se pose le double rond des lunettes, est crispée de rancune.

Il monte sur la banquette de tir, pratiquée du temps où c’était ici la première ligne, érige la tête, rageusement, par-dessus le parapet. Dans la lumière frisante d’un petit rayon froid qui traîne sur la terre, on voit briller les verres de ses binocles et aussi la goutte qui lui pend au nez, comme un diamant.

– Et puis, c’Pépère, tu parles aussi d’un quart à trous! C’est à ne pa’ y croire c’qi’s’ laisse tomber de kilos dans l’étui, dans l’espace seulement d’une journée.

Le père Blaire «fume» dans son coin. On voit trembler sa grosse moustache, blanchâtre et tombante comme un peigne en os:

– Veux-tu que j’te dise? Les hommes de soupe, c’est le type des sales types. C’est: J’fous rien, J’m’en fous, Jean-Foutre et Compagnie.

– Ils ont tout du fumier, soupire avec conviction Eudore qui, affalé par terre, la bouche entr’ouverte, a l’air d’un martyr et suit d’un œil atone Pépin qui va et vient, tel une hyène.

L’irritation haineuse contre les retardataires monte, monte.

Tirloir le roussoteur s’empresse et se multiplie. Il est à son affaire. Il aiguillonne la colère ambiante avec ses petits gestes pointus:

– Si on disait: «Ça s’ra bon!», mais ça va être encore de la vacherie qu’il va falloir que tu t’enfonces dans la lampe.

– Ah! les potes, hein, la barbaque qu’on nous a balancée hier, tu parles d’une pierre à couteaux! Du bifteck de bœuf, ça? Du bifteck de bicyclette, oui, plutôt. J’ai dit aux gars: «Attention, vous autres! N’mâchez pas trop vite: vous vous casseriez les dominos, des fois que l’bouif aurait oublié de r’tirer tous les clous!»

Le boniment, lancé par Tirette, ex-régisseur, paraît-il, de tournées cinématographiques, aurait, en d’autres moments, fait rire; mais les esprits sont excités et cette déclaration a pour écho un grondement circulaire.

– D’aut’fois, pour que tu t’plaignes pas qu’ c’soit dur, i’t’collent en fait d’bidoche, que’qu’chose de mou: d’l’éponge qui n’a point d’goût, du cataplame. Quand tu croûtes ça, c’est comme si tu boives un quart d’eau, ni plus ni moins.

– Tout ça, dit Lamuse, ça n’a pas d’consistance, ça n’tient pas au bide. Tu crois qu’t’es rempli, mais, au fond d’ta caisse, t’es vide. Aussi, p’tit à p’tit, tu tournes de l’œil, empoisonné par le manque de nourriture.

– La prochaine fois, clame Biquet exaspéré, j’demande à parler au vieux, j’y dirai: «Mon capitaine…»

– Moi, dit Barque, je m’fais porter pâle. J’y dirai: «Monsieur le major…»

– C’que tu y casseras ou rien, c’est du pareil au même. Ils s’entendent tous pour exploiter l’troufion.

– J’te dis, moi, qui veul’tent not’peau!

– C’est comme la gniole. On a droit qu’on nous en distribue aux tranchées – vu qu’ça a été voté qué’q’part, j’sais pas quand, ni où, mais je l’sais – et d’puis trois jours qu’on est ici, v’là trois jours qu’on nous en sert au bout d’une fourche.

– Ah, malheur!

** *

– V’là la bectance! annonce un poilu qui guettait au tournant.

– I’n’est qu’temps!

Et l’orage des récriminations violentes tombe net, comme par enchantement. Et on voit leur fureur se changer, subitement, en satisfaction.

Trois hommes de corvée, essoufflés, la face larmoyante de sueur, déposent par terre des bouteillons, un bidon à pétrole, deux seaux de toile et une brochette de boules traversées par un bâton. Adossés au mur de la tranchée, ils s’essuient la figure avec leurs mouchoirs ou leurs manches. Et je vois Cocon s’approcher de Pépère, avec le sourire, et, oublieux des outrages dont il a couvert sa réputation, tendre la main, cordialement, vers un des bidons de la collection qui gonfle circulairement Pépère d’une manière de ceinture de sauvetage.

– Qu’est-ce qu’il y a à becqueter?

– C’est là, répond évasivement le deuxième homme de corvée.

L’expérience lui a appris que l’énoncé du menu provoque toujours des désillusions acrimonieuses…

Et il se met à déblatérer, en haletant encore, sur la longueur et les difficultés du trajet qu’il vient d’accomplir: «Y en a, tout partout, du populo! c’est un fourbi arabe pour passer. A des moments, faut s’déguiser en feuille de papier à cigarette»… «Ah! y en’a qui disent qu’à la cuistance, on est embusqué»!.. Eh bien, il aimerait cent mille fois mieux, quant à lui, être avec la compagnie dans les tranchées pour la garde et les travaux que de s’appuyer un pareil métier deux fois par jour pendant la nuit!

Paradis a soulevé les couvercles des bouteillons et inspecté les récipients:

– Des fayots à l’huile, de la dure, bouillie, et du jus. C’est tout.

– Nom de Dieu! Et du pinard? braille Tulacque.

Il ameute les camarades.

– V’nez voir par ici, eh, vous autres! Ça, ça dépasse tout! V’là qu’on s’bombe de pinard!

Les assoiffés accourent en grimaçant.

– Ah! merde alors! s’écrient ces hommes désillusionnés jusqu’au fond de leurs entrailles.

– Et ça, qu’est-ce qu’y a dans c’ siau-là? dit l’homme de corvée, toujours rouge et suant, en montrant du pied un seau.

– Oui, dit Paradis. J’mai trompé, y a du pinard.

– C’ t’emmanché-là! fait l’homme de corvée en haussant les épaules et en lui lançant un regard d’indicible mépris. Mets tes lunettes à vache, si tu n’y vois pas clair!

Il ajoute:

– Un quart par homme… Un peu moins, peut-être, parce qu’y a un fourneau qui m’a cogné en passant dans le Boyau du Bois, et il y en a eu eun’ goutte e’d’renversée… Ah! s’empresse-t-il d’ajouter en élevant le ton, si je n’avais pas été chargé, tu parles d’un coup de trottinant qu’il aurait reçu dans le croupion! Mais il a ripé à la quatrième vitesse, l’animau!

Et nonobstant cette ferme déclaration, il s’esquive lui-même, rattrapé par les malédictions – pleine d’allusions désobligeantes pour sa sincérité et sa tempérance – que fait naître cet aveu de ration diminuée.

Cependant, ils se jettent sur la nourriture et mangent, debout, accroupis, à genoux, assis sur un bouteillon ou un havresac tiré du puits où on couche, ou écroulés à même le sol, le dos enfoncé dans la terre, dérangés par les passants, invectivés et invectivant. A part ces quelques injures ou quolibets courants, ils ne disent rien, d’abord occupés tout entiers à avaler, la bouche et le tour de la bouche graisseux comme des culasses.

Ils sont contents.

Au premier arrêt des mâchoires, on sert des plaisanteries obscènes. Ils se bousculent tous et criaillent à qui mieux mieux pour placer leur mot. On voit sourire Farfadet, le fragile employé de mairie qui, les premiers temps, se maintenait au milieu de nous, si convenable et aussi si propre qu’il passait pour un étranger ou un convalescent. On voit se dilater et se fendre, sous le nez, la tomate de Lamuse, dont la joie suinte en larmes, s’épanouir et se réépanouir la pivoine rose de Poterloo, se trémousser de liesse les rides du père Blaire, qui s’est levé, pointe la tête en avant et fait gesticuler le bref corps mince qui sert de manche à son énorme moustache tombante, et on aperçoit même s’éclairer le petit facies plissé et pauvre de Cocon.

– Sin jus, on va-t-i’ pas l’fouaire recauffir? demande Bécuwe.

– Avec quoi, en soufflant d’ssus?

Bécuwe, qui aime le café chaud, dit:

– Laissez-mi bric’ler cha. Ch’n’est point n’n’affouaire. Arrangez cheul’ment ilà in ch’tiot foyer et ine grille avec d’fourreaux d’baïonnettes. J’sais où c’qu’y a d’bau. J’allau en fouaire de copeaux avec min couteau assez pour cauffer l’marmite. V’s allez vir..

Il part à la chasse au bois.

En attendant le caoua, on roule la cigarette, on bourre la pipe.

On tire les blagues. Quelques-uns ont des blagues en cuir ou en caoutchouc achetées chez le marchand. C’est la minorité. Biquet extrait son tabac d’une chaussette dont une ficelle étrangle le haut. La plupart des autres utilisent le sachet à tampon antiasphyxiant, fait d’un tissu imperméable, excellent pour la conservation du perlot ou du fin. Mais il y en a qui ramonent tout bonnement le fond de leur poche de capote.

Les fumeurs crachent en cercle, juste à l’entrée de la guitoune où loge le gros de la demi-section et inondent d’une salive jaunie par la nicotine la place où l’on pose les mains et les genoux quand on s’aplatit pour entrer ou sortir.

Mais qui s’aperçoit de ce détail?

** *

Voici qu’on parle denrées, à propos d’une lettre de la femme de Marthereau.

– La mère Marthereau m’a écrit, dit Marthereau. Le cochon gras, tout vif, vous ne savez pas combien i’vaut chez nous, m’tenant.

…La question économique a dégénéré soudain en une violente dispute entre Pépin et Tulacque.

Les vocables les plus définitifs ont été échangés, puis:

– Je m’fous pas mal de c’que tu dis ou d’c’que tu n’dis pas. La ferme!

– J’la fermerai si j’veux, saleté!

– Un trois kilos te la fermerait vite!

– Non, mais chez qui?

– Viens-y voir, mais viens-y donc!

Ils écument et grincent et s’avancent l’un vers l’autre. Tulacque étreint sa hache préhistorique et ses yeux louches lancent deux éclairs. L’autre, blême, l’œil verdâtre, la face voyou, pense visiblement à son couteau.

Lamuse interpose sa main pacifique grosse comme une tête d’enfant et sa face tapissée de sang, entre ces deux hommes qui s’empoignent du regard et se déchirent en paroles.

– Allons, allons, vous n’allez pas vous abîmer. Ce s’rait dommage!

Les autres interviennent aussi et on sépare les adversaires. Ils continuent à se jeter, à travers les camarades, des regards féroces.

Pépin mâche des restants d’injures avec un accent fielleux et frémissant:

– L’apache, la frappe, le crapulard! Mais, attends, i’me revaudra ça!

De son côté, Tulacque confie au poilu qui est à côté de lui:

– C’morpion-là! Non, mais tu l’as vu! Tu sais, y a pas à dire: ici on fréquente un tas d’individus qu’on sait pas qui c’est. On s’connaît et pourtant on s’connaît pas. Mais ç’ui-là, s’il a voulu zouaviller, il est tombé sur le manche. Minute: je le démolirai bien un de ces jours, tu voiras.

Pendant que les conversations reprennent et couvrent les derniers doubles échos de l’altercation.

– Tous les jours, alors! me dit Paradis. Hier, c’était Plaisance qui voulait à toute force fout’ sur la gueule à Fumex à propos de je n’sais quoi, une affaire de pilules d’opium, j’pense. Pis c’est l’un, pis c’est l’autre, qui parle de s’crever. C’est-i’ qu’on devient pareil à des bêtes, à force de leur ressembler?

– C’est pas sérieux, ces hommes-là, constate Lamuse, c’est des gosses.

– Ben sûr, pis que c’est des hommes.

** *

La journée s’avance. Un peu plus de lumière a filtré des brumes qui enveloppent la terre. Mais le temps est resté couvert, et voilà qu’il se résout en eau. La vapeur d’eau s’effiloche et descend. Il bruine. Le vent ramène sur nous son grand vide mouillé, avec une lenteur désespérante. Le brouillard et les gouttes empâtent et ternissent tout: jusqu’à l’andrinople tendue sur les joues de Lamuse, jusqu’à l’écorce d’orange dont Tulacque est caparaçonné, et l’eau éteint au fond de nous la joie dense dont le repas nous a remplis. L’espace s’est rapetissé. Sur la terre, champ de mort, se juxtapose étroitement le champ de tristesse du ciel.

On est là, implantés, oisifs. Ce sera dur, aujourd’hui, de venir à bout de la journée, de se débarrasser de l’après-midi. On grelotte, on est mal; on change de place sur place, comme un bétail parqué.

Cocon explique à son voisin la disposition et l’enchevêtrement de nos tranchées. Il a vu un plan directeur et il a fait des calculs. Il y a dans le secteur du régiment quinze lignes de tranchées françaises, les unes abandonnées, envahies par l’herbe et quasi nivelées, les autres entretenues à vif et hérissées d’hommes. Ces parallèles sont réunies par des boyaux innombrables qui tournent et font des crochets comme de vieilles rues. Le réseau est plus compact encore que nous le croyons, nous qui vivons dedans. Sur les vingt-cinq kilomètres de largeur qui forment le front de l’armée, il faut compter mille kilomètres de lignes creuses: tranchées, boyaux, sapes. Et l’armée française a dix armées. Il y a donc, du côté français, environ dix mille kilomètres de tranchées et autant du côté allemand… Et le front français n’est à peu près que la huitième partie du front de la guerre sur la surface du monde.

Ainsi parle Cocon, qui conclut en s’adressant à son voisin:

– Dans tout ça, tu vois ce qu’on est, nous autres…

Le pauvre Barque, – face anémique d’enfant des faubourgs que souligne un bouc de poils roux, et que ponctue, comme une apostrophe, sa mèche de cheveux, – baisse la tête:

– C’est vrai, quand on y pense, qu’un soldat – ou même plusieurs soldats – ce n’est rien, c’est moins que rien dans la multitude, et alors on se trouve tout perdu, noyé, comme quelques gouttes de sang qu’on est, parmi ce déluge d’hommes et de choses.

Barque soupire et se tait – et, à la faveur de l’arrêt de ce colloque, on entend résonner un morceau d’histoire racontée à demi-voix:

– Il était v’nu avec deux chevaux. Pssiii… un obus. I’ n’ lui reste plus qu’un chevau…

– On s’embête, dit Volpatte.

– On tient! ronchonne Barque.

– Faut bien, dit Paradis.

– Pourquoi? interroge Marthereau, sans conviction.

– Y a pas besoin d’raison, pis qu’il le faut.

– Y a pas d’raison, affirme Lamuse.

– Si, y en a, dit Cocon. C’est… Y en a plusieurs, plutôt…

– La ferme! C’est bien mieux qu’y en aye pas, pis qu’i’ faut t’nir.

– Tout d’même, fait sourdement Blaire, qui ne perd jamais une occasion de réciter cette phrase, tout d’même i’s veul’nt not’ peau!

– Au commencement, dit Tirette, j’pensais à un tas de choses, j’réfléchissais, j’calculais: maint’nant, j’pense plus.

– Moi non plus.

– Moi non plus.

– Moi, j’ai jamais essayé.

– T’es pas si bête que t’en as l’air, bec de puce, dit Mesnil André de sa voix aiguë et gouailleuse.

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