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Le Collier de la Reine, Tome I
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Le Collier de la Reine, Tome I

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– Encore mille exemplaires, fit Aldegonde alléchée par ce premier succès. Ah! monsieur, ce n'est pas étonnant; dès qu'il s'agit de l'Autrichienne tout le monde va faire chorus.

– Silence! silence! Aldegonde; ne parle pas si haut. L'Autrichienne, c'est une injure qui me vaudrait la Bastille, que tu m'as prédite.

– Eh bien! quoi, dit aigrement la vieille, est-elle, oui ou non, l'Autrichienne?

– C'est un mot que nous autres journalistes nous mettons en circulation, mais qu'il ne faut pas prodiguer.

Nouveau coup de sonnette.

– Va voir, Aldegonde, je ne crois pas que ce soit pour acheter des numéros.

– Qui vous fait croire cela? dit la vieille en descendant.

– Je ne sais; il me semble que je vois un homme de figure lugubre à la grille.

Aldegonde descendait toujours pour ouvrir.

M. Réteau regardait, lui, avec une attention que l'on comprendra depuis que nous avons fait la description du personnage et de son officine.

Aldegonde ouvrit, en effet, à un homme vêtu simplement, qui s'informa si l'on trouverait chez lui le rédacteur de la gazette.

– Qu'avez-vous à lui dire? demanda Aldegonde, un peu défiante.

Et elle entrebâillait à peine la porte, prête à la repousser à la première apparence de danger.

L'homme fit sonner des écus dans sa poche.

Ce son métallique dilata le cœur de la vieille.

– Je viens, dit-il, payer les mille exemplaires de la Gazette d'aujourd'hui, qu'on est venu prendre au nom de M. le comte de Cagliostro.

– Ah! si c'est ainsi, entrez.

L'homme franchit la grille; mais il ne l'avait pas refermée, que derrière lui un autre visiteur, jeune, grand et de belle mine, retint cette grille en disant:

– Pardon, monsieur.

Et sans demander autrement la permission, il se glissa derrière le payeur envoyé par le comte de Cagliostro.

Aldegonde, tout entière au gain, fascinée par le son des écus, arrivait au maître.

– Allons, allons, dit-elle, tout va bien, voici les cinq cents livres du monsieur aux mille exemplaires.

– Recevons-les noblement, dit Réteau en parodiant Larive dans sa plus récente création.

Et il se drapa dans une robe de chambre assez belle, qu'il tenait de la munificence ou plutôt de la terreur de Mme Dugazon, à laquelle, depuis son aventure avec l'écuyer Astley, le gazetier soutirait bon nombre de cadeaux en tous genres.

Le payeur du comte de Cagliostro se présenta, étala un petit sac d'écus de six livres, en compta jusqu'à cent qu'il empila en douze tas.

Réteau comptait scrupuleusement et regardait si les pièces n'étaient pas rognées.

Enfin, ayant trouvé son compte, il remercia, donna quittance, et congédia, par un sourire agréable, le payeur, auquel il demanda malicieusement des nouvelles de M. le comte de Cagliostro.

L'homme aux écus remercia, comme d'un compliment tout naturel, et se retira.

– Dites à M. le comte que je l'attends à son premier souhait, dit-il, et ajoutez qu'il soit tranquille; je sais garder un secret.

– C'est inutile, répliqua le payeur, M. le comte de Cagliostro est indépendant, il ne croit pas au magnétisme; il veut que l'on rie de M. Mesmer, et propage l'aventure du baquet pour ses menus plaisirs.

– Bien, murmura une voix sur le seuil de la porte, nous tâcherons que l'on rie aussi aux dépens de M. le comte de Cagliostro.

Et M. Réteau vit apparaître dans sa chambre un personnage qui lui parut bien autrement lugubre que le premier.

C'était, comme nous l'avons dit, un homme jeune et vigoureux; mais Réteau ne partagea point l'opinion que nous avons émise sur sa bonne mine.

Il lui trouva l'œil menaçant et la tournure menaçante.

En effet, il avait la main gauche sur le pommeau d'une épée, et la main droite sur la pomme d'une canne.

– Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur? demanda Réteau avec une sorte de tremblement qui lui prenait à chaque occasion un peu difficile.

Il en résulte que, comme les occasions difficiles n'étaient pas rares, Réteau tremblait souvent.

– Monsieur Réteau? demanda l'inconnu.

– C'est moi.

– Qui se dit de Villette?

– C'est moi, monsieur.

– Gazetier?

– C'est bien moi toujours.

– Auteur de l'article que voici? dit froidement l'inconnu en tirant de sa poche un numéro frais encore de la gazette du jour.

– J'en suis effectivement, non pas l'auteur, dit Réteau, mais le publicateur.

– Très bien; cela revient exactement au même; car si vous n'avez pas eu le courage d'écrire l'article, vous avez eu la lâcheté de le laisser paraître. Je dis lâcheté, répéta l'inconnu froidement, parce qu'étant gentilhomme, je tiens à mesurer mes termes, même dans ce bouge. Mais il ne faut pas prendre ce que je dis à la lettre, car ce que je dis n'exprime pas ma pensée. Si j'exprimais ma pensée, je dirais: «Celui qui a écrit l'article est un infâme! Celui qui l'a publié est un misérable!»

– Monsieur! dit Réteau, devenant fort pâle.

– Ah! dame! voilà une mauvaise affaire, c'est vrai, continua le jeune homme, s'animant au fur et à mesure qu'il parlait. Mais écoutez donc, monsieur le folliculaire, chaque chose à son tour; tout à l'heure, vous avez reçu les écus, maintenant vous allez recevoir les coups de bâton.

– Oh! s'écria Réteau, nous allons voir.

– Et qu'allons-nous voir? fit d'un ton bref et tout militaire le jeune homme, qui, en prononçant ces mots, s'avança vers son adversaire.

Mais celui-ci n'en était pas à la première affaire de ce genre; il connaissait les détours de sa propre maison; il n'eut qu'à se retourner pour trouver une porte, la franchir, en repousser le battant, s'en servir comme d'un bouclier, et gagner de là une chambre adjacente qui aboutissait à la fameuse porte de dégagement donnant sur la rue des Vieux-Augustins.

Une fois là, il était en sûreté: il y trouvait une autre petite grille qu'en un tour de clef – et la clef était toujours prête – il ouvrait en se sauvant à toutes jambes.

Mais ce jour-là était un jour néfaste pour ce pauvre gazetier; car au moment où il mettait la main sur cette clef, il aperçut par la claire-voie un autre homme qui, grandi sans doute par l'agitation du sang, lui parut un Hercule, et qui, immobile, menaçant, semblait attendre comme jadis le dragon d'Hespérus attendait les mangeurs de pommes d'or.

Réteau eût bien voulu revenir sur ses pas, mais le jeune homme à la canne, celui qui le premier s'était présenté à ses yeux, avait enfoncé la porte d'un coup de pied, l'avait suivi, et maintenant qu'il était arrêté par la vue de cette autre sentinelle, armée aussi d'une épée et d'une canne, il n'avait qu'une main à étendre pour le saisir.

Réteau se trouvait pris entre deux feux, ou plutôt entre deux cannes, dans une espèce de petite cour obscure, perdue, sourde, située entre les dernières chambres de l'appartement et la bienheureuse grille qui donnait sur la rue des Vieux-Augustins, c'est-à-dire, si le passage eût été libre, sur le salut et la liberté.

– Monsieur, laissez-moi passer, je vous prie, dit Réteau au jeune homme qui gardait la grille.

– Monsieur, s'écria le jeune homme qui poursuivait Réteau, monsieur, arrêtez ce misérable.

– Soyez tranquille, monsieur de Charny, il ne passera pas, dit le jeune homme de la grille.

– Monsieur de Taverney, vous! s'écria Charny, car c'était lui en effet qui s'était présenté le premier chez Réteau à la suite du payeur, et par la rue Montorgueil.

Tous deux, en lisant la gazette, le matin, avaient eu la même idée, parce qu'ils avaient dans le cœur le même sentiment, et, sans se le communiquer le moins du monde l'un à l'autre, ils avaient mis cette idée à exécution.

C'était de se rendre chez le gazetier, de lui demander satisfaction, et de le bâtonner s'il ne la leur donnait pas.

Seulement chacun d'eux, en apercevant l'autre, éprouva un mouvement de mauvaise humeur; chacun devinait un rival dans l'homme qui avait éprouvé la même sensation que lui.

Aussi ce fut avec un accent assez maussade que M. de Charny prononça ces quatre mots:

– Monsieur de Taverney, vous!

– Moi-même, répondit Philippe avec le même accent dans la voix, en faisant de son côté un mouvement vers le gazetier suppliant, qui passait ses deux bras par la grille; moi-même; mais il paraît que je suis arrivé trop tard. Eh bien! je ne ferai qu'assister à la fête, à moins que vous n'ayez la bonté de m'ouvrir la porte.

– La fête, murmura le gazetier épouvanté, la fête, que dites-vous donc là? Allez-vous m'égorger, messieurs?

– Oh! dit Charny, le mot est fort. Non, monsieur, nous ne vous égorgerons pas, mais nous vous interrogerons d'abord, ensuite nous verrons. Vous permettez que j'en use à ma guise avec cet homme, n'est-ce pas, monsieur de Taverney?

– Assurément, monsieur, répondit Philippe, vous avez le pas, étant arrivé le premier.

– Çà, collez-vous au mur, et ne bougez, dit Charny, en remerciant du geste Taverney. Vous avouez donc, mon cher monsieur, avoir écrit et publié contre la reine le conte badin, vous l'appelez ainsi, qui a paru ce matin dans votre gazette?

– Monsieur, ce n'est pas contre la reine.

– Ah! bon, il ne manquait plus que cela.

– Ah! vous êtes bien patient, monsieur, dit Philippe rageant de l'autre côté de la grille.

– Soyez tranquille, répondit Charny; le drôle ne perdra pas pour attendre.

– Oui, murmura Philippe; mais c'est que, moi aussi, j'attends.

Charny ne répondit pas, à Taverney du moins.

Mais se retournant vers le malheureux Réteau:

– Etteniotna, c'est Antoinette retournée… Oh! ne mentez pas, monsieur… Ce serait si plat et si vil, qu'au lieu de vous battre ou de vous tuer proprement, je vous écorcherais tout vif. Répondez donc, et catégoriquement. Je vous demandais si vous étiez le seul auteur de ce pamphlet?

– Je ne suis pas un délateur, répliqua Réteau en se redressant.

– Très bien! cela veut dire qu'il y a un complice; d'abord, cet homme qui vous a fait acheter mille exemplaires de cette diatribe, le comte de Cagliostro, comme vous disiez tout à l'heure, soit! Le comte paiera pour lui, lorsque vous aurez payé pour vous.

– Monsieur, monsieur, je ne l'accuse pas, hurla le gazetier, redoutant de se trouver pris entre les deux colères de ces deux hommes, sans compter celle de Philippe qui pâlissait de l'autre côté de la grille.

– Mais, continua Charny, comme je vous tiens le premier, vous paierez le premier.

Et il leva sa canne.

– Monsieur, si j'avais une épée, hurla le gazetier.

Charny baissa sa canne.

– Monsieur Philippe, dit-il, prêtez votre épée à ce coquin, je vous prie.

– Oh! point de cela, je ne prête point une épée honnête à ce drôle; voici ma canne, si vous n'avez point assez de la vôtre. Mais je ne puis consciencieusement faire autre chose pour lui et pour vous.

– Corbleu! une canne, dit Réteau exaspéré; savez-vous, monsieur, que je suis gentilhomme?

– Alors, prêtez-moi votre épée, à moi, dit Charny en jetant la sienne aux pieds du gazetier, j'en serai quitte pour ne plus toucher à celle-ci.

Et il jeta la sienne aux pieds de Réteau pâlissant.

Philippe n'avait plus d'objection à faire. Il tira son épée du fourreau et la passa à travers la grille à Charny.

Charny la prit en saluant.

– Ah! tu es gentilhomme, dit-il en se retournant du côté de Réteau, tu es gentilhomme et tu écris sur la reine de France de pareilles infamies!.. Eh bien! ramasse cette épée et prouve que tu es gentilhomme.

Mais Réteau ne bougea point; on eût dit qu'il avait aussi peur de l'épée qui était à ses pieds que de la canne qui, un instant, avait été au-dessus de sa tête.

– Mordieu! dit Philippe exaspéré, ouvrez-moi donc cette grille.

– Pardon, monsieur, dit Charny, mais, vous en êtes convenu, cet homme est à moi d'abord.

– Alors, hâtez-vous d'en finir, car j'ai, moi, hâte de commencer.

– Je devais épuiser tous les moyens avant d'en arriver à ce moyen extrême, dit Charny, car je trouve que les coups de canne coûtent presque autant à donner qu'à recevoir; mais puisque bien décidément monsieur préfère les coups de canne aux coups d'épée, soit, il sera servi à sa guise.

À peine ces mots étaient-ils achevés, qu'un cri poussé par Réteau annonça que Charny venait de joindre l'effet aux paroles. Cinq ou six coups vigoureusement appliqués, dont chacun tira un cri équivalent à la douleur qu'il produisit, suivirent le premier.

Ces cris attirèrent la vieille Aldegonde; mais Charny s'inquiéta aussi peu de ses cris qu'il s'était inquiété de ceux de son maître.

Pendant ce temps, Philippe, placé comme Adam de l'autre côté du paradis, se rongeait les doigts, faisant le manège de l'ours qui sent la chair fraîche en avant de ses barreaux.

Enfin Charny s'arrêta, las d'avoir battu, et Réteau se prosterna, las d'être rossé.

– Là! dit Philippe, avez-vous fini, monsieur?

– Oui, dit Charny.

– Eh bien! maintenant, rendez-moi mon épée qui vous a été inutile, et ouvrez-moi, je vous prie.

– Monsieur! monsieur! implora Réteau qui voyait un défenseur dans l'homme qui avait terminé ses comptes avec lui.

– Vous comprenez que je ne puis laisser Monsieur à la porte, dit Charny; je vais donc lui ouvrir.

– Oh! c'est un meurtre! cria Réteau; voyons, tuez-moi tout de suite d'un coup d'épée, et que ce soit fini.

– Oh! maintenant, dit Charny, rassurez-vous, je crois que monsieur ne vous touchera même pas.

– Et vous avez raison, dit avec un souverain mépris Philippe qui venait d'entrer. Je n'ai garde. Vous avez été roué, c'est bien, et, comme dit l'axiome légal: Non bis in idem. Mais il reste des numéros de l'édition, et ces numéros, il est important de les détruire.

– Ah! très bien! dit Charny; voyez-vous que mieux vaut être deux qu'un seul; j'eusse peut-être oublié cela; mais par quel hasard étiez-vous donc à cette porte, monsieur de Taverney?

– Voici, dit Philippe. Je me suis fait instruire dans le quartier des mœurs de ce coquin. J'ai appris qu'il avait l'habitude de fuir quand on lui serrait le bouton. Alors je me suis enquis de ses moyens de fuite, et j'ai pensé qu'en me présentant par la porte dérobée au lieu de me présenter par la porte ordinaire, et qu'en refermant cette porte derrière moi, je prendrais mon renard dans son terrier. La même idée de vengeance vous était venue: seulement, plus pressé que moi, vous avez pris des informations moins complètes; vous êtes entré par la porte de tout le monde, et il allait vous échapper, quand heureusement vous m'avez trouvé là.

– Et je m'en réjouis! Venez, monsieur de Taverney… Ce drôle va nous conduire à sa presse.

– Mais ma presse n'est pas ici, dit Réteau.

– Mensonge! s'écria Charny menaçant.

– Non, non, s'écria Philippe, vous voyez bien qu'il a raison, les caractères sont déjà distribués: il n'y a plus que l'édition. Or, l'édition doit être entière, sauf les mille vendus à M. de Cagliostro.

– Alors, il va déchirer cette édition devant nous.

– Il va la brûler, c'est plus sûr.

Et Philippe, approuvant ce mode de satisfaction, poussa Réteau et le dirigea vers la boutique.

Chapitre XXXII

Comment deux amis deviennent ennemis

Cependant Aldegonde, ayant entendu crier son maître et ayant trouvé la porte fermée, était allée chercher la garde.

Mais, avant qu'elle fût de retour, Philippe et Charny avaient eu le temps d'allumer un feu brillant avec les premiers numéros de la gazette, puis d'y jeter lacérées successivement les autres feuilles, qui s'embrasaient à mesure qu'elles touchaient le rayon de la flamme.

Les deux exécuteurs en étaient aux derniers numéros, lorsque la garde parut derrière Aldegonde, à l'extrémité de la cour, et en même temps que la garde cent polissons et autant de commères.

Les premiers fusils frappaient la dalle du vestibule quand le dernier numéro de la gazette commençait à flamber.

Heureusement Philippe et Charny connaissaient le chemin que leur avait imprudemment montré Réteau; ils prirent donc le couloir secret, fermèrent les verrous, franchirent la grille de la rue des Vieux-Augustins, fermèrent la grille à double tour, et en jetèrent la clef dans le premier égout qui se trouva là.

Pendant ce temps-là, Réteau, devenu libre, criait à l'aide, au meurtre, à l'assassinat, et Aldegonde qui voyait les vitres s'enflammer aux reflets du papier brûlant, criait au feu.

Les fusiliers arrivèrent; mais comme ils trouvèrent les deux jeunes gens partis et le feu éteint, ils ne jugèrent pas à propos de pousser plus loin les recherches; ils laissèrent Réteau se bassiner le dos avec de l'eau-de-vie camphrée et retournèrent au corps de garde.

Mais la foule, toujours plus curieuse que la garde, séjourna jusqu'à près de midi dans la cour de M. Réteau, espérant toujours que la scène du matin se renouvellerait.

Aldegonde, dans son désespoir, blasphéma le nom de Marie-Antoinette en l'appelant l'Autrichienne, et bénit celui de M. Cagliostro, en l'appelant le protecteur des lettres.

Lorsque Taverney et Charny se trouvèrent dans la rue des Vieux-Augustins:

– Monsieur, dit Charny, maintenant que notre exécution est finie, puis-je espérer que j'aurai le bonheur de vous être bon à quelque chose?

– Mille grâces, monsieur, j'allais vous faire la même question.

– Merci; j'étais venu pour affaires particulières qui vont me tenir à Paris probablement une partie de la journée.

– Et moi aussi, monsieur.

– Permettez donc que je prenne congé de vous, et que je me félicite de l'honneur et du bonheur que j'ai eu de vous rencontrer.

– Permettez-moi de vous faire le même compliment, et d'y ajouter tout mon désir que l'affaire pour laquelle vous êtes venu se termine selon vos souhaits.

Et les deux hommes se saluèrent avec un sourire et une courtoisie à travers lesquels il était facile de voir que, dans toutes les paroles qu'ils venaient d'échanger, les lèvres seules avaient été en jeu.

En se quittant, tous deux se tournèrent le dos, Philippe remontant vers les boulevards, Charny descendant du côté de la rivière.

Tous deux se retournèrent deux ou trois fois jusqu'à ce qu'ils se fussent perdus de vue. Et alors Charny, qui, ainsi que nous l'avons dit, était remonté du côté de la rivière, prit la rue Beaurepaire, puis, après la rue Beaurepaire, la rue du Renard, puis la rue du Grand-Hurleur, la rue Jean-Robert, la rue des Gravilliers, la rue Pastourelle, les rues d'Anjou, du Perche, Culture Sainte-Catherine, de Saint-Anastase et Saint-Louis.

Arrivé là, il descendit la rue Saint-Louis et s'avança vers la rue Neuve-Saint-Gilles.

Mais à mesure qu'il approchait, son œil se fixait sur un jeune homme qui, de son côté, remontait la rue Saint-Louis, et qu'il croyait reconnaître. Deux ou trois fois il s'arrêta, doutant; mais bientôt le doute disparut. Celui qui remontait était Philippe.

Philippe qui, de son côté, avait pris la rue Mauconseil, la rue aux Ours, la rue du Grenier-Saint-Lazare, la rue Michel-le-Comte, la rue des Vieilles-Audriettes, la rue de l'Homme-Armé, la rue des Rosiers, était passé devant l'hôtel de Lamoignon, et enfin avait débouché sur la rue Saint-Louis, à l'angle de la rue de l'Égout Sainte Catherine.

Les deux jeunes gens se trouvèrent ensemble à l'entrée de la rue Neuve Saint-Gilles.

Tous deux s'arrêtèrent et se regardèrent avec des yeux qui, cette fois, ne prenaient point la peine de cacher leur pensée.

Chacun d'eux avait encore eu, cette fois, la même pensée; c'était de venir demander raison au comte de Cagliostro.

Arrivés là, ni l'un ni l'autre ne pouvait douter du projet de celui en face duquel il se trouvait de nouveau.

– Monsieur de Charny, dit Philippe, je vous ai laissé le vendeur, vous pourriez bien me laisser l'acheteur. Je vous ai laissé donner les coups de canne, laissez-moi donner les coups d'épée.

– Monsieur, répondit Charny, vous m'avez fait cette galanterie, je crois, parce que j'étais arrivé le premier, et point pour autre chose.

– Oui; mais ici, dit Taverney, j'arrive en même temps que vous, et, je vous le dis tout d'abord: ici je ne vous ferai point de concession.

– Et qui vous dit que je vous en demande, monsieur; je défendrai mon droit, voilà tout.

– Et selon vous, votre droit, monsieur de Charny?..

– Est de faire brûler à M. de Cagliostro les mille exemplaires qu'il a achetés à ce misérable.

– Vous vous rappellerez, monsieur, que c'est moi qui, le premier, ai eu l'idée de les faire brûler rue Montorgueil.

– Eh bien! soit, vous les avez fait brûler rue Montorgueil, je les ferai déchirer, moi, rue Neuve-Saint-Gilles.

– Monsieur, je suis désespéré de vous dire que, très sérieusement, je désire avoir affaire le premier au comte de Cagliostro.

– Tout ce que je puis faire pour vous, monsieur, c'est de m'en remettre au sort; je jetterai un louis en l'air, celui de nous deux qui gagnera aura la priorité.

– Merci, monsieur; mais, en général, j'ai peu de chance, et peut-être serais je assez malheureux pour perdre.

Et Philippe fit un pas en avant.

Charny l'arrêta.

– Monsieur, lui dit-il, un mot, et je crois que nous allons nous entendre.

Philippe se retourna vivement. Il y avait dans la voix de Charny un accent de menace qui lui plaisait.

– Ah! dit-il, soit.

– Si, pour aller demander satisfaction à M. de Cagliostro, nous passions par le bois de Boulogne, ce serait le plus long, je le sais bien; mais je crois que cela terminerait notre différend. L'un de nous deux resterait probablement en route, et celui qui reviendrait n'aurait de compte à rendre à personne.

– En vérité, monsieur, dit Philippe, vous allez au-devant de ma pensée; oui, voilà en effet qui concilie tout. Voulez-vous me dire où nous nous retrouverons?

– Mais, si ma société ne vous est pas trop insupportable, monsieur…

– Comment donc?

– Nous pourrions ne pas nous quitter. J'ai donné ordre à ma voiture de venir m'attendre place Royale, et comme vous savez, c'est à deux pas d'ici.

– Alors, vous voudrez bien m'y donner une place.

– Comment donc, avec le plus grand plaisir.

Et les deux jeunes gens, qui s'étaient sentis rivaux au premier coup d'œil, devenus ennemis à la première occasion, se mirent à allonger le pas pour gagner la place Royale. Au coin de la rue du Pas-de-la-Mule, ils aperçurent le carrosse de Charny.

Celui-ci, sans se donner la peine d'aller plus loin, fit un signe au valet de pied. Le carrosse s'approcha. Charny invita Philippe à y prendre sa place. Et le carrosse partit dans la direction des Champs-Élysées.

Avant de monter en voiture, Charny avait écrit deux mots sur ses tablettes, et fait porter ces mots par son valet de pied à son hôtel de Paris.

Les chevaux de M. de Charny étaient excellents; en moins d'une demi-heure ils furent au bois de Boulogne.

Charny arrêta son cocher quand il eut trouvé dans le bois un endroit convenable.

Le temps était beau, l'air un peu vif, mais déjà le soleil humait avec force le premier parfum des violettes et des jeunes pousses de sureaux aux bords des chemins et sous la lisière du bois.

Sur les feuilles jaunies de l'année précédente, l'herbe montait orgueilleusement parée de ses graines à panaches mouvants, les ravenelles d'or laissaient tomber leurs têtes parfumées le long des vieux murs.

– Il fait un beau temps pour la promenade, n'est-ce pas, monsieur de Taverney? dit Charny.

– Beau temps, oui, monsieur.

Et tous deux descendaient.

– Partez, Dauphin, dit Charny à son cocher.

– Monsieur, dit Taverney, peut-être avez-vous tort de renvoyer votre carrosse, l'un de nous pourrait bien en avoir besoin pour s'en retourner.

– Avant tout, monsieur, le secret, dit Charny, le secret sur toute cette affaire; confiée à un laquais, elle risque d'être demain le sujet des conversations de tout Paris.

– Ce sera comme il vous plaira, monsieur; mais le drôle qui nous a amenés sait certainement déjà de quoi il s'agit. Ces espèces de gens connaissent trop les façons des gentilshommes pour ne pas se douter que, lorsqu'ils se font conduire au bois de Boulogne, de Vincennes ou de Satory, au train dont il nous a menés, ce n'est point pour y faire une simple promenade. Ainsi, je le répète, votre cocher sait déjà à quoi s'en tenir. Maintenant, j'admets qu'il ne le sache pas. Il me verra ou vous verra blessé, tué peut-être, et ce sera bien assez pour qu'il comprenne, quoiqu'un peu tard. Ne vaut-il pas mieux le garder pour emmener celui de nous qui ne pourra pas revenir, que de rester, vous, ou de me laisser, moi, dans l'embarras de la solitude?

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