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Le Collier de la Reine, Tome I
Alors Cagliostro prit un petit flacon d'or que tenait sur la cheminée un Esculape de bronze.
– Respirez ce flacon, chevalier, dit-il avec une douceur pleine de noblesse.
Philippe obéit; les vapeurs qui obscurcissaient son cerveau se dissipèrent, et il lui semblait que le soleil, descendant dans les parois de son crâne, en illuminait toutes les idées.
– Oh! je renais! dit-il.
– Et vous vous sentez bien, c'est-à-dire libre et fort?
– Oui.
– Avec la mémoire du passé?
– Oh! oui.
– Et comme j'ai affaire à un homme de cœur, qui a de l'esprit, cette mémoire qui vous revient me donne tout avantage dans ce qui s'est passé entre nous.
– Non, dit Philippe, car j'agissais en vertu d'un principe sacré.
– Que faisiez-vous donc?
– Je défendais la monarchie.
– Vous, vous défendiez la monarchie?
– Oui, moi.
– Vous, un homme qui est allé en Amérique défendre la république! Eh! mon Dieu! soyez donc franc, ou ce n'est pas la république que vous défendiez là bas, ou ce n'est pas la monarchie que vous défendez ici.
Philippe baissa les yeux; un immense sanglot faillit lui briser le cœur.
– Aimez, continua Cagliostro, aimez ceux qui vous dédaignent; aimez ceux qui vous oublient; aimez ceux qui vous trompent: c'est le propre des grandes âmes d'être trahies dans leurs grandes affections; c'est la loi de Jésus de rendre le bien pour le mal. Vous êtes chrétien, monsieur de Taverney?
– Monsieur! s'écria Philippe effrayé de voir Cagliostro lire ainsi dans le présent et dans le passé, pas un mot de plus; car si je ne défendais pas la royauté, je défendais la reine, c'est-à-dire une femme respectable, innocente; respectable encore quand elle ne le serait plus, car c'est une loi divine que de défendre les faibles.
– Les faibles! une reine, vous appelez cela un être faible? Celle devant qui vingt-huit millions d'être vivants et pensants plient le genou et la tête, allons donc!
– Monsieur, on la calomnie.
– Qu'en savez-vous?
– Je veux le croire.
– Vous pensez que c'est votre droit?
– Sans doute.
– Eh bien! mon droit, à moi, est de croire le contraire.
– Vous agissez comme un mauvais génie.
– Qui vous l'a dit? s'écria Cagliostro, dont l'œil étincela tout à coup et inonda Philippe de sueur. D'où vous vient cette témérité de penser que vous avez raison, que moi j'ai tort? D'où vous vient cette audace de préférer votre principe au mien? Vous défendez la royauté, vous; eh bien! si je défendais l'humanité, moi? Vous dites: «Rendez à César ce qui appartient à César»; je vous dis: «Rendez à Dieu ce qui appartient à Dieu.» Républicain de l'Amérique! chevalier de l'ordre de Cincinnatus! je vous rappelle à l'amour des hommes, à l'amour de l'égalité. Vous marchez sur les peuples pour baiser les mains des reines, vous; moi, je foule aux pieds les reines pour élever les peuples d'un degré. Je ne vous trouble pas dans vos adorations, ne me troublez pas dans mon travail. Je vous laisse le grand jour, le soleil des cieux et le soleil des cours; laissez-moi l'ombre et la solitude. Vous comprenez la force de mon langage, n'est-ce pas, comme vous avez compris tout à l'heure la force de mon individualité? Vous me disiez: «Meurs, toi qui as offensé l'objet de mon culte»; je vous dis, moi: «Vis, toi qui combats mes adorations»; et si je vous dis cela, c'est que je me sens tellement fort avec mon principe, que ni vous, ni les vôtres, quelques efforts que vous fassiez, ne retarderez ma marche un seul instant.
– Monsieur, vous m'épouvantez, dit Philippe. Le premier peut-être dans ce pays j'entrevois, grâce à vous, le fond d'un abîme où court la royauté.
– Soyez prudent, alors, si vous avez vu le précipice.
– Vous qui me dites cela, répliqua Philippe, ému du ton paternel avec lequel Cagliostro lui avait parlé; vous qui me révélez des secrets si terribles; vous manquez encore de générosité, car vous savez bien que je me jetterai dans le gouffre avant d'y voir tomber ceux que je défends.
– Eh bien! donc, je vous aurai prévenu, et, comme le préfet de Tibère, je me laverai les mains, monsieur de Taverney.
– Eh bien! moi, moi! s'écria Philippe en courant à Cagliostro avec une ardeur fébrile, moi qui ne suis qu'un homme faible et inférieur à vous, j'userai envers vous des armes du faible, je vous aborderai l'œil humide, la voix tremblante, les mains jointes; je vous supplierai de m'accorder pour cette fois, du moins, la grâce de ceux que vous poursuivez. Je vous demanderai pour moi, pour moi, entendez-vous, pour moi qui ne puis, je ne sais pourquoi, m'habituer à voir en vous un ennemi, je vous attendrirai, je vous convaincrai, j'obtiendrai enfin que vous ne laissiez pas derrière moi le remords d'avoir vu la perte de cette pauvre reine et de ne l'avoir pas conjurée. Enfin, monsieur, j'obtiendrai, n'est-ce pas, que vous détruisiez ce pamphlet qui fera pleurer une femme; je l'obtiendrai de vous, ou, sur mon honneur, sur cet amour fatal que vous connaissez si bien, avec cette épée impuissante contre vous, je me percerai le cœur à vos pieds.
– Ah! murmura Cagliostro en regardant Philippe avec des yeux pleins d'une éloquente douleur; ah! que ne sont-ils tous comme vous êtes, je serais à eux, et ils ne périraient pas!
– Monsieur, monsieur, je vous en prie, répondez à ma demande, supplia Philippe.
– Comptez, dit Cagliostro après un silence, comptez si les mille exemplaires sont bien là, et brûlez-les vous-même jusqu'au dernier.
Philippe sentit que son cœur montait à ses lèvres; il courut à l'armoire, en tira les brochures, les jeta au feu et serrant avec effusion la main de Cagliostro:
– Adieu, adieu, monsieur, dit-il, cent fois merci de ce que vous avez fait pour moi.
Et il partit.
– Je devais au frère, dit Cagliostro en le voyant s'éloigner, cette compensation pour ce qu'a enduré la sœur.
Puis, haussant la voix:
– Mes chevaux!
Chapitre XXXIV
La tête de la famille de Taverney
Pendant que ces choses se passaient rue Neuve-Saint-Gilles, M. de Taverney le père se promenait dans son jardin, suivi de deux laquais qui roulaient un fauteuil.
Il y avait à Versailles, il y a peut-être encore aujourd'hui, de ces vieux hôtels avec des jardins français qui, par une imitation servile des goûts et des idées du maître, rappelaient en petit le Versailles de Le Nôtre et de Mansard.
Plusieurs courtisans, M. de la Feuillade en dut être le modèle, s'étaient fait construire en raccourci une orangerie souterraine, une pièce d'eau des Suisses et des bains d'Apollon.
Il y avait aussi la cour d'honneur et les Trianons, le tout sur une échelle au cinq centième: chaque bassin était représenté par un seau d'eau.
M. de Taverney en avait fait autant depuis que Sa Majesté Louis XV avait adopté les Trianons. La maison de Versailles avait eu ses Trianons, ses vergers et ses parterres. Depuis que Sa Majesté Louis XVI avait eu ses ateliers de serrurerie et ses tours, Monsieur de Taverney avait sa forge et ses copeaux. Depuis que Marie-Antoinette avait dessiné des jardins anglais, des rivières artificielles, des prairies et des châlets, M. de Taverney avait fait dans un coin de son jardin un petit Trianon pour des poupées et une rivière pour des canetons.
Cependant, au moment où nous le prenons, il humait le soleil dans la seule allée du grand siècle qui lui restât: allée de tilleuls aux longs filets rouges comme du fil de fer sortant du feu. Il marchait à petits pas, les mains dans son manchon, et toutes les cinq minutes le fauteuil roulé par les valets s'approchait pour lui offrir le repos après l'exercice.
Il savourait ce repos et clignotait au grand soleil, lorsque de la maison un portier accourut en criant:
– Monsieur le chevalier!
– Mon fils! dit le vieillard avec une joie orgueilleuse.
Puis, se retournant et apercevant Philippe qui suivait le portier:
– Mon cher chevalier, dit-il.
Et, du geste, il congédia le laquais.
– Viens, Philippe, viens, continua le baron, tu arrives à propos, j'ai l'esprit plein de joyeuses idées. Eh! quelle mine tu fais… Tu boudes.
– Moi, monsieur, non.
– Tu sais déjà le résultat de l'affaire.
– De quelle affaire?
Le vieillard se retourna, comme pour voir si on l'écoutait.
– Vous pouvez parler, monsieur, nul n'écoute, dit le chevalier.
– Je te parle de l'affaire du bal.
– Je comprends encore moins.
– Du bal de l'Opéra.
Philippe rougit, le malin vieillard s'en aperçut.
– Imprudent, dit-il, tu fais comme les mauvais marins; dès qu'ils ont le vent favorable, ils enflent toutes les voiles. Allons, assieds-toi là, sur ce banc, et écoute ma morale, j'ai du bon.
– Monsieur, enfin…
– Enfin, il y a que tu abuses, que tu tranches, et que toi, si timide autrefois, si délicat, si réservé, eh bien! à présent, tu la compromets.
Philippe se leva.
– De qui voulez-vous parler, monsieur?
– D'elle pardieu! d'elle.
– Qui, elle?
– Ah! tu crois que j'ignore ton escapade, votre escapade à tous deux au bal de l'Opéra: c'est joli!
– Monsieur, je vous proteste…
– Allons, ne te fâche pas; ce que je t'en dis, c'est pour ton bien; tu n'as aucune précaution, tu seras pris, que diable! On t'a vu avec elle au bal, on te verra une autre fois autre part.
– On m'a vu?
– Pardieu! avais-tu, oui ou non, un domino bleu?
Taverney allait s'écrier qu'il n'avait pas de domino bleu, et que l'on se trompait, qu'il n'avait point été au bal, qu'il ne savait pas de quel bal son père lui voulait parler; mais il répugne à certains cœurs de se défendre en des circonstances délicates; ceux-là seuls se défendent énergiquement qui savent qu'on les aime, et qu'en se défendant ils rendent service à l'ami qui les accusait.
«Mais à quoi bon, pensa Philippe, donner des explications à mon père? D'ailleurs je veux tout savoir.»
Il baissa la tête comme un coupable qui avoue.
– Tu vois bien, reprit le vieillard triomphant, tu as été reconnu, j'en étais sûr. En effet, M. de Richelieu, qui t'aime beaucoup, et qui était à ce bal malgré ses quatre-vingt-quatre ans, M. de Richelieu a cherché qui pouvait être le domino bleu à qui la reine donnait le bras, et il n'a trouvé que toi à soupçonner; car il a vu tous les autres, et tu sais s'il s'y connaît, M. le maréchal.
– Que l'on m'ait soupçonné, dit froidement Philippe, je le conçois; mais qu'on ait reconnu la reine, voilà qui est plus extraordinaire.
– Avec cela que c'était difficile de la reconnaître, puisqu'elle s'est démasquée. Oh! cela, vois-tu, dépasse toute imagination. Une audace pareille! Il faut que cette femme-là soit folle de toi.
Philippe rougit. Aller plus loin, en soutenant la conversation, lui était devenu impossible.
– Si ce n'est pas de l'audace, continua Taverney, ce ne peut être que du hasard très fâcheux. Prends-y garde, chevalier, il y a des jaloux, et des jaloux à craindre. C'est un poste envié que celui de favori d'une reine, quand la reine est le vrai roi.
Et Taverney le père huma longuement une prise de tabac.
– Tu me pardonneras ma morale, n'est-ce pas, chevalier? Pardonne-la-moi, mon cher Je t'ai de la reconnaissance, et je voudrais empêcher que le souffle du hasard, puisque hasard il y a, ne vînt démolir l'échafaudage que tu as si habilement élevé.
Philippe se leva en sueur, les poings crispés. Il s'apprêtait à partir pour rompre le discours, avec la joie que l'on met à rompre les vertèbres d'un serpent; mais un sentiment l'arrêta, un sentiment de curiosité douloureuse, un de ces désirs furieux de savoir le mal, aiguillon impitoyable qui laboure les cœurs pleins d'amour.
– Je te disais donc qu'on nous porte envie, reprit le vieillard; c'est tout simple. Cependant, nous n'avons pas atteint le faîte où tu nous fais monter. À toi la gloire d'avoir fait jaillir le nom des Taverney au-dessus de leur humble source. Seulement, sois prudent, sinon nous n'arriverons pas, et tes desseins avorteront en route. Ce serait dommage, en vérité, nous allons bien.
Philippe se retourna pour cacher le dégoût profond, le mépris sanglant qui donnaient à ses traits, en ce moment, une expression dont le vieillard se fût étonné, effrayé peut-être.
– Dans quelque temps, tu demanderas une grande charge, dit le vieillard qui s'animait. Tu me feras donner une lieutenance de roi quelque part, pas trop loin de Paris; tu feras ensuite ériger en pairie Taverney-Maison-Rouge; tu me feras comprendre dans la première promotion de l'ordre. Tu pourras être duc, pair, et lieutenant-général. Dans deux ans, je vivrai encore; tu me feras donner…
– Assez! assez! gronda Philippe.
– Oh! si tu te tiens pour satisfait, je ne le suis pas. Tu as toute une vie, toi; moi, j'ai à peine quelques mois. Il faut que ces mois me paient le passé triste et médiocre. Du reste, je n'ai pas à me plaindre. Dieu m'avait donné deux enfants. C'est beaucoup pour un homme sans fortune; mais si ma fille est restée inutile à notre maison, toi tu répares. Tu es l'architecte du temple. Je vois en toi le grand Taverney, le héros. Tu m'inspires du respect, et c'est quelque chose, vois-tu. Il est vrai que ta conduite avec la cour est admirable. Oh! je n'ai rien vu encore de plus adroit.
– Quoi donc? fit le jeune homme inquiet de se voir approuvé par ce serpent.
– Ta ligne de conduite est superbe. Tu ne montres pas de jalousie. Tu laisses le champ libre à tout le monde en apparence, et tu te maintiens en réalité. C'est fort, mais c'est de l'observation.
– Je ne comprends pas, dit Philippe de plus en plus piqué.
– Pas de modestie, vois-tu, c'est mot pour mot la conduite de M. Potemkine, qui a étonné tout le monde par sa fortune. Il a vu que Catherine aimait la vanité dans ses amours; que si on la laissait libre, elle voltigerait de fleur en fleur, revenant à la plus féconde et à la plus belle; que si on la poursuivait, elle s'envolerait hors de toute portée. Il a pris son parti. C'est lui qui a rendu plus agréables à l'impératrice les favoris nouveaux qu'elle distinguait; c'est lui qui, en les faisant valoir par un côté, réservait habilement leur côté vulnérable; c'est lui qui fatiguait la souveraine avec les caprices de passage, au lieu de la blaser sur ses propres agréments à lui Potemkine. En préparant le règne éphémère de ces favoris qu'on nomma ironiquement les Douze Césars, Potemkine rendait son règne à lui éternel, indestructible.
– Mais voilà des infamies incompréhensibles, murmurait le pauvre Philippe, en regardant son père avec stupéfaction.
Le vieillard continua imperturbablement.
– Selon le système de Potemkine, tu aurais pourtant un léger tort. Il n'abandonnait pas trop la surveillance, et toi tu te relâches. Je sais bien que la politique française n'est pas la politique russe.
À ces mots prononcés avec une affectation de finesse qui eût détraqué les plus rudes têtes diplomatiques, Philippe, qui crut son père en délire, ne répondit que par un haussement d'épaules peu respectueux.
– Oui, oui, interrompit le vieillard, tu crois que je ne t'ai pas deviné? Tu vas voir.
– Voyons, monsieur.
Taverney se croisa les bras.
– Me diras-tu, fit-il, que tu n'élèves pas ton successeur à la brochette?
– Mon successeur? dit Philippe en pâlissant.
– Me diras-tu que tu ne sais pas tout ce qu'il y a de fixité dans les idées amoureuses de la reine, alors qu'elle est possédée, et que, dans la prévision d'un changement de sa part, tu ne veux pas être complètement sacrifié, évincé, ce qui arrive toujours avec la reine, car elle ne peut aimer le présent et souffrir le passé?
– Vous parlez hébreu, monsieur le baron.
Le vieillard se mit à rire encore de ce rire strident et funèbre qui faisait tressaillir Philippe comme l'appel d'un mauvais génie.
– Tu me feras accroire que ta tactique n'est pas de ménager M. de Charny.
– Charny?
– Oui, ton futur successeur. L'homme qui peut, quand il régnera, te faire exiler, comme tu peux faire exiler MM. de Coigny, de Vaudreuil et autres.
Le sang monta violemment aux tempes de Philippe.
– Assez, cria-t-il encore une fois; assez, monsieur; je me fais honte, en vérité, d'avoir écouté si longtemps! Celui qui dit que la reine de France est une Messaline, celui-là, monsieur, est un criminel calomniateur.
– Bien! très bien! s'écria le vieillard, tu as raison, c'est ton rôle; mais je t'assure que personne ne peut nous entendre.
– Oh!
– Et quant à Charny, tu vois que je t'ai pénétré. Tout habile qu'est ton plan, deviner, vois-tu, c'est dans le sang des Taverney. Continue, Philippe, continue. Flatte, adoucis, console le Charny, aide-le à passer doucement et sans aigreur de l'état d'herbe à l'état de fleur, et sois assuré que c'est un gentilhomme qui, plus tard, dans sa faveur, te revaudra ce que tu auras fait pour lui.
Et, après ces mots, M. de Taverney, tout fier de son exhibition de perspicacité, fit un petit bond capricieux qui rappelait le jeune homme, et le jeune homme insolent de prospérité.
Philippe le saisit par la manche et l'arrêta furieux.
– C'est comme cela, dit-il; eh bien! monsieur, votre logique est admirable.
– J'ai deviné, n'est-ce pas, et tu m'en veux? Bah! tu me pardonneras en faveur de l'attention. J'aime Charny, d'ailleurs, et suis bien aise que tu en agisses de la sorte avec lui.
– Votre M. de Charny, à cette heure, est si bien mon favori, mon mignon, mon oiseau élevé à la brochette, qu'en effet je lui ai passé tout à l'heure un pied de cette lame à travers les côtes.
Et Philippe montra son épée à son père.
– Hein! fit Taverney effarouché à la vue de ces yeux flamboyants, à la nouvelle de cette belliqueuse sortie; ne dis-tu pas que tu t'es battu avec M. de Charny?
– Et que je l'ai embroché! Oui.
– Grand Dieu!
– Voilà ma façon de soigner, d'adoucir et de ménager mes successeurs, ajouta Philippe; maintenant que vous la connaissez, appliquez votre théorie à ma pratique.
Et il fit un mouvement désespéré pour s'enfuir.
Le vieillard se cramponna à son bras.
– Philippe! Philippe! dis-moi que tu plaisantais.
– Appelez cela une plaisanterie si vous voulez, mais c'est fait.
Le vieillard leva les yeux au ciel, marmotta quelques mots sans suite, et, quittant son fils, courut jusqu'à son antichambre.
– Vite! vite! cria-t-il, un homme à cheval, qu'on coure s'informer de M. de Charny qui a été blessé; qu'on prenne de ses nouvelles, et qu'on n'oublie pas de lui dire qu'on vient de ma part! Ce traître Philippe, fit-il en rentrant, n'est-il pas le frère de sa sœur! Et moi qui le croyais corrigé! Oh! il n'y avait qu'une tête dans ma famille… la mienne.
Chapitre XXXV
Le quatrain de M. de Provence
Tandis que tous ces événements se passaient à Paris et à Versailles, le roi, tranquille comme à son ordinaire, depuis qu'il savait ses flottes victorieuses et l'hiver vaincu, se proposait dans son cabinet, au milieu des cartes et des mappemondes, des petits plans mécaniques, et songeait à tracer de nouveaux sillons sur les mers aux vaisseaux de La Pérouse.
Un coup légèrement frappé à la porte le tira de ses rêveries tout échauffées par un bon goûter qu'il venait de prendre.
En ce moment, une voix se fit entendre.
– Puis-je pénétrer, mon frère, dit-elle.
«M. le comte de Provence, le malvenu!» grommela le roi en poussant un livre d'astronomie ouvert aux plus grandes figures.
– Entrez, dit-il.
Un personnage gros, court et rouge, à l'œil vif, entra d'un pas trop respectueux pour un frère, trop familier pour un sujet.
– Vous ne m'attendiez pas, mon frère? dit-il.
– Non, ma foi!
– Je vous dérange?
– Non; mais auriez-vous quelque chose à me dire d'intéressant?
– Un bruit si drôle, si grotesque…
– Ah! ah! une médisance.
– Ma foi! oui, mon frère.
– Qui vous a diverti?
– Oh! à cause de l'étrangeté.
– Quelque méchanceté contre moi.
– Dieu m'est témoin que je ne rirais pas, s'il en était ainsi.
– C'est contre la reine, alors.
– Sire, figurez-vous qu'on m'a dit sérieusement, mais là, très sérieusement… je vous le donne en cent, je vous le donne en mille…
– Mon frère, depuis que mon précepteur m'a fait admirer cette précaution oratoire, comme modèle du genre, dans Mme de Sévigné, je ne l'admire plus… Au fait.
– Eh bien! mon frère, dit le comte de Provence un peu refroidi par cet accueil brutal, on dit que la reine a découché l'autre jour. Ah! ah! ah!
Et il s'efforça de rire.
– Ce serait bien triste si cela était vrai, dit le roi avec gravité.
– Mais cela n'est pas vrai, n'est-ce pas, mon frère?
– Non.
– Il n'est pas vrai, non plus, que l'on ait vu la reine attendre à la porte des Réservoirs?
– Non.
– Le jour, vous savez, où vous ordonnâtes de fermer la porte à onze heures?
– Je ne sais pas.
– Eh bien! figurez-vous, mon frère, que le bruit prétend…
– Qu'est-ce que cela, le bruit? Où est-ce? Qui est-ce?
– Voilà un trait profond, mon frère, très profond. En effet, qui est le bruit? Eh bien! cet être insaisissable, incompréhensible, qu'on appelle le bruit, prétend qu'on avait vu la reine avec M. le comte d'Artois, bras dessus bras dessous, à minuit et demi, ce jour-là.
– Où?
– Allant à une maison que M. d'Artois possède, là, derrière les écuries. Est ce que Votre Majesté n'a pas ouï parler de cette énormité?
– Si fait, bien, mon frère; j'en ai entendu parler, il le faut bien.
– Comment, sire?
– Oui, est-ce que vous n'avez pas fait quelque chose pour que j'en entende parler?
– Moi?
– Vous.
– Quoi donc, sire, qu'ai-je fait?
– Un quatrain, par exemple, qui a été imprimé dans le Mercure.
– Un quatrain! fit le comte plus rouge qu'à son entrée.
– On vous sait favori des Muses.
– Pas au point de…
– De faire un quatrain qui finit par ce vers:
Hélène n'en dit rien au bon roi Ménélas.
– Moi, sire!..
– Ne niez pas, voici l'autographe du quatrain; votre écriture… hein! Je me connais mal en poésie, mais en écriture, oh! comme un expert…
– Sire, une folie en amène une autre.
– Monsieur de Provence, je vous assure qu'il n'y a eu folie que de votre part, et je m'étonne qu'un philosophe ait commis cette folie; gardons cette qualification à votre quatrain.
– Sire, Votre Majesté est dure pour moi.
– La peine du talion, mon frère. Au lieu de faire votre quatrain, vous auriez pu vous informer de ce qu'avait fait la reine; je l'ai fait, moi; et au lieu du quatrain contre elle, contre moi, par conséquent, vous eussiez écrit quelque madrigal pour votre belle-sœur. Après cela, direz-vous, ce n'est pas un sujet qui inspire; mais j'aime mieux une mauvaise épître qu'une bonne satire. Horace disait cela aussi, Horace, votre poète.
– Sire, vous m'accablez.
– N'eussiez-vous pas été sûr de l'innocence de la reine, comme je le suis, répéta le roi avec fermeté, vous eussiez bien fait de relire votre Horace. N'est-ce pas lui qui a dit ces belles paroles? Pardon, j'écorche le latin:
Rectius hoc est:
Hoc faciens vivum melius, sic dulcis amicis occuram.
«Cela est mieux; si je le fais, je serai plus honnête; si je le fais, je serai bon pour mes amis.»
Vous traduiriez plus élégamment, vous mon frère, mais je crois que c'est là le sens.
Et le bon roi, après cette leçon donnée en père plutôt qu'en frère, attendit que le coupable commençât une justification.
Le comte médita quelque temps sa réponse, moins comme un homme embarrassé que comme un orateur en quête de délicatesses.
– Sire, dit-il, tout sévère qu'est l'arrêt de Votre Majesté, j'ai un moyen d'excuse et un espoir de pardon.
– Dites, mon frère.
– Vous m'accusez de m'être trompé, n'est-ce pas, et non d'avoir eu mauvaise intention?
– D'accord.
– S'il en est ainsi, Votre Majesté, qui sait que n'est pas homme celui qui ne se trompe pas, Votre Majesté admettra bien que je ne me sois pas trompé pour quelque chose?
– Je n'accuserai jamais votre esprit, qui est grand et supérieur, mon frère.
– Eh bien! sire, comment ne me serais-je pas trompé à entendre tout ce qui se débite? Nous autres princes, nous vivons dans l'air de la calomnie, nous en sommes imprégnés. Je ne dis pas que j'ai cru, je dis que l'on m'a dit.
– À la bonne heure! puisqu'il en est ainsi; mais…
– Le quatrain? Oh! les poètes sont des êtres bizarres; et puis, ne vaut-il pas mieux répondre par une douce critique qui peut être un avertissement que par un sourcil froncé? Des attitudes menaçantes mises en vers n'offensent pas, sire; ce n'est pas comme les pamphlets, au sujet desquels on est fort à demander coercition à Votre Majesté; des pamphlets comme celui que je viens vous montrer moi-même.