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Lettres à Mademoiselle de Volland
Me voilà à Saint-Dizier. Il n'est qu'une heure et demie. Si ma Sophie était à Isle, j'y arriverais sûrement ce soir; mais elle n'y est pas, et je coucherai sûrement à Vitry où ailleurs, d'où je continuerai à lui griffonner encore un mot. Demain, je serai au lever de madame voire mère. Le cœur m'en bat d'avance. On prépare mon dîner; en attendant, je vais vous faire part d'une petite aventure qui m'est arrivée à Langres, les derniers jours. Nous avons là une marquise de ***, qui n'est pas la moins spirituelle ni la moins folle de nos dames, qui le sont pourtant assez. Elle s'appelait auparavant Mlle de ***: elle me vint voir le matin presque dans mon lit; notez cela. Nous sommes tombés fous l'un de l'autre. Nous avons arrangé la vie la plus agréable. Elle viendra passer neuf mois à Paris; les trois autres, nous irons les passer à *** ou à ***, comme il nous conviendra. Elle m'a envoyé, le lendemain de cette entrevue, un billet doux pour me rappeler mes engagements et me demander des vers pour une présidente de ses amies dont c'était la fête le lendemain. J'ai répondu à cela avec le plus d'esprit possible, le moins de sentiment et le plus de cette méchanceté qu'on n'aperçoit pas. Cela disait: Ordonnez-moi ce qu'il vous plaira; mais ne m'ordonnez pas d'avoir autant d'esprit que vous. Réchauffez mon esprit et mes sens, et j'oserai alors vous obéir. Pour vous expliquer la valeur de ce j'oserai, il faut que vous sachiez que cette marquise a eu un mari libertin, qui n'avait pas la réputation de se bien porter. C'est à ce propos que ma sœur, à qui elle disait: Mademoiselle, pourquoi ne vous mariez-vous pas? lui répondait: Madame, c'est que le mariage est malsain.
À ce soir encore un petit mot, mon amie. Je vais manger deux œufs frais et dévorer un pigeon, car j'ai de l'appétit; le voyage me fait bien; c'est cependant une sotte chose que de voyager: j'aimerais autant un homme qui, pouvant avoir une compagnie charmante dans un coin de sa maison, passerait toute la journée à descendre du grenier à la cave et à remonter de la cave au grenier. Tout ce griffonnage d'auberge, dont vous ne nous tirerez jamais, vous sera dépêché demain de Vitry, à l'adresse de M.***.
P. S. J'allais faire une bonne sottise. Je croyais qu'il fallait passer à Vitry au sortir de Saint-Dizier, et point du tout. Je suis à la porte de la maison; dans deux heures d'ici, je parlerai à madame votre mère. Le cœur me bat bien fort; que lui dirai-je? que me dira-t-elle? Allons, il faut arriver. Adieu, ma Sophie; je me recommande à vos souhaits. À vendredi.
J'oubliais de vous dire que je ne fis point les vers demandés, et que je suis parti sans rendre la visite à ma marquise.
XV
À Isle29, 23 août 1759.J'y suis, mademoiselle, dans ce séjour où je me suis fait attendre si longtemps. La chère maman avait la meilleure envie de me gronder, c'est-à-dire le plus grand empressement de vous rejoindre; mais vous savez combien en même temps elle est indulgente et bonne. Je lui ai dit mes raisons; elle ne les a pas désapprouvées, et nous avons été contents. Il était à peu près six heures lorsque la chaise est entrée dans l'avenue. J'ai fait arrêter; je suis descendu; je suis allé au-devant d'elle les bras ouverts; elle m'a reçu comme vous savez qu'elle reçoit ceux qu'elle aime de voir; nous avons causé un petit moment d'un discours fort interrompu, comme il arrive toujours en pareil cas. «Je vous espérais ce jour-là… – … Je le voulais; mais cela n'a pas été possible. – … Et cet autre jour-là?.. – Comment le refuser à un frère, à une sœur qui l'ont demandé?.. – Vous avez eu bien chaud?.. – Oui, surtout depuis Perthes; car j'avais le soleil au visage… – Bien fatigué?.. – Un peu… – Votre santé me paraît bonne Je vous trouve le visage meilleur… Et vos affaires? – Tout est arrangé… – Tout est arrangé!..Mais vous avez peut-être besoin d'être seul; venez, je vais vous mener chez vous…»
J'ai donné la main, et l'on m'a conduit dans la chambre du clavecin, où je suis resté un petit moment après lequel je suis rentré dans le salon, et j'y ai trouvé la chère maman qui travaillait avec Mlle Desmarets. Le soleil était tombé; la fin du jour très-belle; nous en avons profité. D'abord nous avons parcouru tout le rez-de-chaussée; l'aspect de la maison m'avait plu; j'en dis autant de l'intérieur. Le salon surtout est on ne peut pas mieux. J'aime les boisures et les boisures simples: celles-ci le sont. L'air du pays doit être sain, car elles ne m'ont point paru endommagées; et puis une porte sur l'avenue, une autre sur le jardin et sur les vordes: cela est on ne peut mieux. S'il en faut davantage à Mme Le Gendre dans le petit château, c'est qu'elle a le goût corrompu et que le faste lui plaît. Eh! madame! vous qui avez l'âme si sensible et si délicate, que le récit d'un discours honnête, d'une bonne action affecte si délicieusement, jetez vos coussins par les fenêtres, et vous mériterez une bénédiction de plus. Nous avons ensuite parcouru tout ce grand carré qui est à droite, et la grange, et les basses-cours, et la vinée, et le pressoir, et les bergeries, et les écuries. J'ai marqué beaucoup de plaisir à voir tous ces endroits, parce que j'en avais, parce qu'ils m'intéressent. Ces patriarches, dont on ne lit jamais l'histoire sans regretter leurs temps et leurs mœurs, n'ont habité que sous des tentes et dans les étables. Il n'y avait pas l'ombre d'un canapé, mais de la paille bien fraîche, et ils se portaient à merveille, et toute leur contrée fourmillait d'enfants.
La maman marche comme un lièvre; elle ne craint ni les ronces, ni les épines, ni le fumier. Tout cela n'arrête pas ses pas ni les miens, n'offense point son odorat ni le mien. Allez, pour un nez honnête qui a conservé son innocence naturelle, ce n'est point une chèvre, c'est une femme bien musquée, bien ambrée, qui pue. L'expression est dure, mais elle est vraie.
Cependant les chariots de foin et de grain rentraient, et cela me plaisait encore. Je suis un rustre et je m'en fais honneur, mesdames. De là, nous avons fait un tour de jardin que je trouvais petit; cette porte, qui est à l'extrémité et en face du salon, me trompait; je ne savais pas qu'elle s'ouvrît dans les vordes, et que ces vordes en étaient. Nous les avons parcourues; nous avons passé les deux ponts; j'ai encore salué la Marne, ma compatriote et fidèle compagne de voyage. Ces vordes me charment; c'est là que j'habiterais; c'est là que je rêverais, que je sentirais doucement, que je dirais tendrement, que j'aimerais bien, que je sacrifierais à Pan et à la Vénus des champs, au pied de chaque arbre, si on le voulait, et qu'on me donnât du temps. Vous direz peut-être qu'il y a bien des arbres; mais c'est que, quand je me promets une vie heureuse, je me la promets longue. Le bel endroit que ces vordes! Quand vous vous les rappelez, comment pouvez-vous supporter la vue de vos symétriques Tuileries, et la promenade de votre maussade Palais-Royal, où tous vos arbres sont estropiés en tête de choux, et où l'on étouffe, quoiqu'on ait pris tant de précaution en élaguant, coupant, brisant, gâtant tout pour vous donner un peu d'air et d'espace? Que faites-vous? où êtes-vous? Vous feriez bien mieux de venir que de nous appeler. Le sauvage de ces vordes et de tous les lieux que la nature a plantés est d'un sublime que la main des hommes rend joli quand elle y touche. O main sacrilège! vous la devîntes lorsque vous quittâtes la bêche pour manier l'or et les pierreries. Je l'ai vu; nous nous y sommes assis; nous y avons aussi causé de ce petit kiosque que vous avez consacré par vos idées. C'est là, madame,30 qu'on m'a dit que vous vous retiriez souvent pour être avec vous. Venez vous y réfugier encore. Le mortel qui vous estime et qui vous respecte le plus passera sans aller vous y interrompre. Venez; il ne vous faut plus qu'un moment dans ce lieu solitaire pour concevoir que l'Être éternel qui anime la nature, qui est autour de vous, s'il est, est bon, et se soucie bien plus de la pureté de notre âme que de la vérité de nos opinions. Eh! que lui importe ce que nous pensons de lui, pourvu qu'à nous voir agir il nous reconnaisse pour ses imitateurs et pour ses enfants. Venez, vous n'y serez point troublée; ma profane Sophie et moi nous irons nous égarer loin de vous, et nous attendrons qu'Uranie nous fasse signe pour nous approcher d'elle. Cependant la chère maman veillera au bonheur et de celle qui médite et de ceux qui s'égarent. Voyez ce que peut sur moi le séjour des champs; je suis content de ce que j'écris, ou plutôt j'écris et je suis content, et je sens qu'à la ville, au lieu de me livrer aux charmes de la nature, je m'occuperais de la nuance subtile qui distingue les expressions hypocrisie, fausseté.
Nous sommes rentrés un peu tard. La rosée, chose que vous ne connaissez peut-être pas, mouille les plantes sur le soir et les rafraîchit de la chaleur du jour. Sans elle, nous nous serions peut-être promenés plus longtemps. Nous nous sommes un peu reposés dans le salon. Chemin faisant, j'ai entretenu madame votre mère de nos arrangements domestiques. Nous avons parlé de ses chères filles; nous nous sommes attendris sur la mère et sur l'enfant. Je les ai peints dans ces jours de chaleur où l'on avait peine à se supporter, et où la mère prenait entre ses bras son enfant brûlant de fièvre, et la tenait des heures entières appuyée sur son sein. J'ai vu ses yeux s'humecter, et nous disions: Elle a si bien fait son devoir! elle doit être si contente d'elle, qu'elle n'a qu'à revenir sur elle-même pour se consoler. La chère maman, à qui je témoignais mon inquiétude sur votre santé, m'a remis deux de vos lettres. J'en reçois aujourd'hui une troisième avec des plumes, de l'encre et du papier pour y répondre, et je n'en fais rien. Je laisse tout pour vous marquer le plaisir que j'ai d'être dans un lieu que vous avez habité. Ne nous y retrouverons-nous jamais tous, avec des âmes bien tranquilles et bien unies? Il serait tout élevé, tout bâti, ce petit château idéal.
Nous nous sommes couchés de bonne heure. Le lit m'a paru excellent, et il n'a tenu qu'à vous que j'y passasse la meilleure nuit; mais cet arrêt, dont je n'avais point entendu parler, m'est revenu par la tête, et m'a un peu tracassé31. Si vous n'étiez pas à la ville, il faudrait l'oublier, et puis le spectacle de la douleur qui vous environne et que mou imagination grossit, et ce frère de M. de Prisye, et tant d'autres victimes, et la nation, et les impôts! Nous y retournerons, pourtant, dans ce lieu de tumulte et de peines. Demain à Châlons, où M. Le Gendre nous attend, et mercredi, dans la matinée, je l'espère, à Paris, qui, malgré tout le mal que j'en pense et que j'en dis, est pourtant le séjour du bonheur pour moi. À mercredi, madame; à mercredi, mademoiselle; mercredi, je vous rendrai la chère maman, et vous m'aimerez bien. Cette chère et attentive maman est venue passer la matinée avec moi; elle m'a prévenu, et nous avons causé de vous; nous en parlerons souvent sur la route: c'est un sujet d'entretien qui nous est également cher.
XVI
À Châlons, le 25 août 1759.Puisque j'ai encore un moment, je vais, mademoiselle, répondre à vos lettres. Ne me recommandez rien sur l'empressement que nous avons à vous rejoindre, ou envoyez-nous des ailes. J'ai joui de tous les plaisirs que vous me peignez; cependant je n'ai pas, à beaucoup près, l'embonpoint que vous me supposez; je me porte bien, et j'espère réparer le temps perdu, sans exposer ma santé. Mais, à propos de travail, le nouvel embarras qui survient aux libraires32, et qui sera pour eux un nouveau sujet de dégoût, ne me laissera peut-être plus rien à faire. Il y a plus à gagner qu'à perdre à cela; c'est ce que la chère maman m'a très-bien prouvé, et puis elle ajoute: «Cet arrêt n'est peut-être qu'un bruit; vous connaissez Mlle Volland; son talent n'est pas fort sur les nouvelles.» Et je me prête à ses idées parce qu'elles me tranquillisent, et que le repos de l'âme m'est cher, comme vous savez, quoique vous vous amusiez souvent à me l'ôter. Sans savoir le détail de notre disgrâce, nous avons bien imaginé la désolation qu'elle a causée; mais vous y êtes, vous la voyez, et c'est autre chose. Bientôt nous serons aussi malheureux que vous. Ce ne sera pourtant pas le premier moment; il sera doux. Il a tant été désiré!
Je ne crois pas le projet d'affaiblir le luxe, de ranimer le goût des choses utiles, de tourner les esprits vers le commerce, l'agriculture, la population, ni aussi difficile, ni aussi dangereux que vous le croyez. Quand il y aurait un inconvénient momentané, qu'importe? On ne guérit point un malade sans le blesser, sans le faire crier, quelquefois sans le mutiler. J'apprends avec plaisir que la santé de Mme Le Gendre se refait. Si la vie est une chose mauvaise, la raison, qui nous soumet à ses travers, en est du moins une bonne. Continuez vos promenades au Palais-Royal; dissipez cette chère sœur, dissipez-vous; appelez-moi quelquefois sur le banc de l'allée d'Argenson, et dites à ceux qui l'occupent qu'il est à la chère maman, et qu'ils aient à décamper. Oui, ma Sophie, oui, nos promenades me paraîtront toujours délicieuses; oui, nous les renouvellerons encore; nous interrogerons nos âmes, et, contents ou mécontents de leur réponse, nous aurons du moins la conscience de n'avoir rien dissimulé. La vôtre est-elle toujours bien pure? S'il y avait quelque chose là qu'il fallût vous pardonner, je le ferais sans doute; mais il m'en coûterait beaucoup. Je suis si accoutumé à vous trouver innocente! Voilà une phrase singulière; mais d'où vient donc que les expressions les plus honnêtes sont presque devenues ridicules? En vérité nous avons tout gâté, jusqu'à la langue, jusqu'aux mots. Il y a apparemment au milieu de la pièce une tache d'huile qui s'est tellement étendue qu'elle a gagné jusqu'à la lisière.
Me voici à cet arrêt du Conseil. Quels ennemis nous avons! qu'ils sont constants! qu'ils sont méchants! En vérité, quand je compare nos amitiés à nos haines, je trouve que les premières sont minces, petites, fluettes; nous savons haïr, mais nous ne savons pas aimer. C'est moi, moi, moi ma Sophie, qui le dis. Cela serait-il donc bien vrai? Quant au bruit que j'étais parti pour la Hollande, que David m'avait devancé, que nous allions y achever l'ouvrage, je m'y attendais. Doutez de tout ce qu'il vous plaira, mademoiselle la Pyrrhonienne, pourvu que vous en exceptiez les sentiments tendres que je vous ai voués: ils sont vrais comme le premier jour. Votre mot latin est bien plaisant; il faut que j'aie l'esprit mal fait; car j'entends malice à tout. J'ai tout reçu et à temps. Nous passons la journée ici; nous l'avons commencée fort doucement, comme je vous ai dit. Demain, nous irons nous emmesser à Vitry, et passer le reste du jour dans l'habitation de la chère sœur. J'aime les lieux où ont été les personnes que je chéris; j'aime à toucher ce qu'elles ont approché; j'aime à respirer l'air qui les environnait; seriez-vous jalouse même de l'air? Vous me pardonnerez d'avoir omis une poste sans vous écrire; et cela ne doit pas vous coûter beaucoup. Au reste, c'est comme de coutume, ce sont toujours les fautes que je ne commets pas pour lesquelles je trouve de l'indulgence. Avec quelle chaleur votre sœur m'accuse! comme elle dit! quelle couleur ont ses expressions! comme elle dirait si elle aimait! comme elle aimerait! mais par bonheur ou par malheur, cet être singulier est encore à naître. Je n'ai point commis d'imprudence là-bas; rassurez-vous. J'ai quelquefois souri à certains propos, mais c'est tout. Vous avez vu le Baron au Palais-Royal; il est donc à Paris! Je me reproche de ne lui avoir écrit ni mon départ, ni mon séjour, ni mes arrangements, ni ma vie, ni mon retour. Grimm et ma Sophie ont tout pris; mais peut-être ne s'en est-il pas aperçu? De temps en temps je me tracasse sur des choses que je sens et que j'aperçois tout seul.
Pourquoi cette curiosité sur cette lettre de Grimm? Espérez-vous y trouver l'excuse de votre sœur et la vôtre? Tenez, ne faites plus de fautes; quand vous les réparez, vous les aggravez. Je m'y attendais, je m'y attendais, et je ne saurais vous dire combien ce reproche me touche doucement. N'y a-t-il point de mal à vous demander ce que c'est que cette belle dame qui s'intéresse à moi, et à qui je ne m'intéresse guère, puisque je ne la remets pas? mais il en est une autre qui m'a suivi jusqu'ici. Je n'ai que faire de vous la nommer; madame votre mère m'en parlait hier à table et m'examinait. Je crois aussi que mon discours et mon visage étaient un peu embarrassés. C'est que je ne saurais parler à moitié; il faut que je dise tout ou rien.
Il me dit des choses tendres, douces; il les pense; mais, n'en dit-il qu'à moi? Belle occasion pour mentir! Mais pourquoi faire de ces questions? il me prend envie d'imiter votre ton léger; mais je ne saurais. Non, mademoiselle; je n'aime que vous; je n'aimerai jamais que vous, et je ne laisserai jamais croire à une autre que je la trouve aimable sans me le reprocher. N'allez-vous pas dire encore de cette phrase qu'elle convient également à l'innocent et au coupable? La remarque que vous faites sur la circonspection des méchants n'est pas juste; et quand elle le serait, qu'est-ce que cela me fait? Je n'ai pas été circonspect; je me suis laissé aller tout bonnement, et les méchants ne font pas ainsi. Je suis bien aise que vous, Mme Le Gendre, Mlle Boileau me désiriez, pourvu que ce ne soit pas pour vous mettre d'accord. Je n'entends rien ni en fausseté ni en hypocrisie. Je me souviens seulement d'avoir lu une fois sur la table d'un docteur de Sorbonne ces deux mots: «Humilité, pauvre vertu; hypocrisie, vice dont il ne serait pas difficile de faire l'apologie.»
Adieu, madame, adieu, mademoiselle. Ni moi non plus je ne finirai pas sans vous renouveler les protestations que je vous ai faites si souvent et qui vous ont plu à entendre autant qu'à moi à vous les offrir, parce qu'elles sont vraies et qu'elles le seront toujours. Vous m'aimerez donc bien? Rappelez-vous tout, et faites vous-même ma réponse.
Mon respect à Mlle Boileau. Tout ce qu'il vous plaira à Mme Le Gendre; je n'oserais presque plus lui parler. J'en dirais trop ou trop peu; et ces mots sont peut-être dans ce cas.
XVII
Au Grandval, le 5 octobre 175933.Que pensez-vous de mon silence? Le croyez-vous libre? Je partis mercredi matin. Il était onze heures passées que mon bagage n'était pas encore prêt, et que je n'avais point de voiture. Madame fut un peu surprise de la quantité de livres, de hardes et de linge que j'emportais. Elle ne conçoit pas que je puisse durer loin de vous plus de huit jours. J'arrivai une demi-heure avant qu'on se mît à table. J'étais attendu. Nous nous embrassâmes, le Baron et moi, comme s'il n'eût été question de rien entre nous. Depuis nous ne nous sommes pas expliqués davantage. Mme d'Aine34, Mme d'Holbach, m'ont revu avec le plus grand plaisir, celle-ci surtout; je crois qu'elle a de l'amitié pour moi. On m'a installé dans un petit appartement séparé, bien tranquille, bien gai et bien chaud. C'est là que, entre Horace et Homère, et le portrait de mon amie, je passe des heures à lire, à méditer, à écrire et à soupirer. C'est mon occupation depuis six heures du matin jusqu'à une heure. À une heure et demie je suis habillé et je descends dans le salon où je trouve tout le monde rassemblé. J'ai quelquefois la visite du Baron; il en use à merveille avec moi; s'il me voit occupé, il me salue de la main et s'en va; s'il me trouve désœuvré, il s'assied et nous causons. La maîtresse de la maison ne rend point de devoirs, et n'en exige aucun: on est chez soi et non chez elle.
Il y a ici une Mme de Saint-Aubin qui a eu autrefois d'assez beaux yeux. C'est la meilleure femme du monde; nous faisons ordinairement ensemble un trictrac, soit avant, soit après dîner. Elle joue mieux que moi; elle aime à gagner; moi, je ne me soucie pas de perdre beaucoup; elle gagne donc; je ne perds que le moins que je peux, et nous sommes contents tous les deux. Nous dînons bien et longtemps. La table est servie ici comme à la ville, et peut-être plus somptueusement encore. Il est impossible d'être sobre, et il est impossible de n'être pas sobre et de se bien porter. Après dîner les dames courent; le Baron s'assoupit sur un canapé; et moi, je deviens ce qu'il me plaît. Entre trois et quatre, nous prenons nos bâtons et nous allons promener; les femmes de leur côté, le Baron et moi du nôtre; nous faisons des tournées très-étendues. Rien ne nous arrête, ni les coteaux, ni les bois, ni les fondrières, ni les terres labourées. Le spectacle de la nature nous plaît à tous deux. Chemin faisant, nous parlons ou d'histoire, ou de politique, ou de chimie, ou de littérature, ou de physique, ou de morale. Le coucher du soleil et la fraîcheur de la soirée nous rapprochent de la maison où nous n'arrivons guère avant sept heures. Les femmes sont rentrées et déshabillées. Il y a des lumières et des cartes sur une table. Nous nous reposons un moment, ensuite nous commençons un piquet. Le Baron nous fait la chouette. Il est maladroit, mais il est heureux. Ordinairement le souper interrompt notre jeu. Nous soupons. Au sortir de table nous achevons notre partie; il est dix heures et demie; nous causons jusqu'à onze, à onze heures et demie nous sommes tous endormis ou nous devons l'être. Le lendemain nous recommençons.
Voilà notre vie; et la vôtre, quelle est-elle? vous portez-vous bien? vous ménage-t-on? pensez-vous quelquefois à moi? m'aimez-vous toujours? Si vous n'avez point entendu parler de moi plus tôt, croyez que ce n'est pas ma faute. Le Grandval est à deux lieues et demie de Charenton, et à la même distance de Gros-Bois. Il n'y a point de poste plus voisine. J'espérais toujours qu'il nous viendrait quelqu'un que je chargerais d'une lettre pour la rue des Vieux-Augustins; mais nous n'avons encore vu personne, et nous ne sommes point dans un village. Cela n'empêchera point que je ne sois un peu plus exact dans la suite. Un domestique qui me sert portera mes lettres à Charenton; vous adresserez les vôtres au directeur de la poste pour m'être rendues, et le même domestique les prendra. Voilà qui est arrangé. Demain je saurai le nom de ce directeur; il sera prévenu. Mercredi ou jeudi vous saurez mon adresse, et nous tâcherons de réparer le temps perdu.
Mme d'Houdetot est venue ici de Villeneuve-le-Roi. C'est une sœur à Mme d'Épinay. Nous avons un peu jasé d'elle et de Grimm. Il n'y a pas d'apparence que je revoie mon ami aussitôt que je l'espérais; cela me fâche. Il serait venu ici, et j'aurais eu quelqu'un à qui j'aurais ouvert mon cœur et parlé de vous. Ce cœur est malade, il est rempli de sentiments qui le surchargent et qui n'en peuvent sortir. Je prévois que l'ennui et le chagrin ne tarderont guère à me gagner, et qu'il faudra souffrir ou s'en retourner.
Il y a à Valence, en Dauphiné, un M. Daumont35 qui me rendrait un grand service, s'il le voulait. J'en attends depuis deux mois des papiers qui compléteraient deux lettres, de seize que j'ai à rendre aux libraires. J'ai prié Le Breton de m'instruire de l'arrivée de ces papiers, de l'argent à toucher, de l'ouvrage à rendre. Les bons prétextes pour retourner à Paris! Ces papiers ne viendront-ils point?
Je travaille beaucoup; mais c'est avec peine. Il est une idée qui se présente sans cesse, et qui chasse les autres: c'est que je ne suis pas où je veux être. Mon amie, il n'y a de bonheur pour moi qu'à côté de vous; je vous l'ai dit cent fois, et rien n'est plus vrai. Si j'étais condamné à rester longtemps ici et que je ne pusse vous y voir, il est sûr que je ne vivrais pas; je périrais d'une ou d'autre façon. Les heures me paraissent longues; les jours n'ont point de fin; les semaines sont éternelles, je ne prends un certain intérêt à rien: si vous éprouvez les mêmes choses, que je vous plains! Mais que fait donc ce Grimm à Genève? qui est-ce qui l'y retient? Encore si je l'avais!
Il n'y a point de doute que si madame votre mère avait eu avec moi les procédés que je méritais, ou je ne serais pas venu ici, ou j'en serais déjà revenu. Mais je me dis: Quand je serais à Paris, qu'y ferais-je? Plus voisin d'elle et ne la voyant pas davantage, je n'en serais que plus tourmenté. Peut-être ajouterais-je à ses peines, par quelque visite inconsidérée? Et votre petite sœur, en avez-vous des nouvelles? Comment se porte-t-elle? Sa santé déjà ébranlée par les peines qu'elle a…
(Le reste de la lettre manque.)
XVIII
À Paris, 9 octobre 1759.Je revenais chercher mon bouquet, un mot doux, un baiser, une caresse… et vous saviez que j'arrivais, et que c'était le jour de ma fête36! et vous vous êtes absentée! mais il n'a pas dépendu de vous de rester; il a fallu suivre. La mauvaise journée que vous aurez passée! Bonsoir, ma chère amie; vous vous portez bien; Clairet me l'a dit; c'est quelque chose. Cela me fait supposer qu'on ne manque pas tout à fait d'humanité. Vous avez envoyé un billet chez Grimm. Mauvaise tête, avez-vous pu penser que j'irais jusque-là? Qu'eussiez-vous fait à ma place? À la vôtre, j'aurais laissé le billet sur mon secrétaire, et moi j'aurais dit en moi-même: Il y aura après-demain quinze jours qu'elle n'a vu ce qu'elle aime; elle a souffert, elle a désiré, elle est inquiète, son premier moment sera pour moi…