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Correspondance inédite de Hector Berlioz, 1819-1868
Maintenant que la Damnation de Faust a reconquis la brillante place qu'elle doit occuper désormais dans les annales de la musique, il serait profitable et curieux de relire les critiques du temps. Parlant du magnifique chœur de la Pâque, un rédacteur d'un journal illustré insinuait que «cette résurrection ressemblait à un De Profundis»; la Danse des paysans, ajoutait-il, «ne me paraît pas des plus réservées (chaste critique, va!); le rhythme en est pesant et empêtré et ne donne pas une haute opinion de la grâce et de la légèreté des Hongroises.» Le compte rendu signé par M. Scudo serait à citer d'un bout à l'autre: «Cette étrange composition (la Damnation de Faust) échappe à l'analyse… La Marche hongroise est un déchaînement effroyable… un amoncellement monstrueux… La chanson du Rat et de la Puce manque de rondeur, d'entrain, de gaieté… L'idée mélodique de la Danse des sylphes est empruntée à un chœur de la Nina de Paisiello: Dormi, ô cara… Dans la troisième partie, il n'y a d'un peu supportable que quelques mesures d'un menuet, etc., etc.» M. Scudo était un Italien désagréable, qui avait échoué dans la carrière de la composition et qui avait réussi dans la spécialité du dénigrement de l'école française. On lui connaissait des torts nombreux; entre autres celui d'avoir écrit d'insipides romances longtemps chantées dans les pensionnats. Il se croyait une autorité et il n'était qu'un autoritaire, mal élevé d'ailleurs; ses propres haines l'ont tué. Il a éclaté de rage, comme la grenouille de la Fontaine; il est mort, délaissé et fou.
Après l'exécution de son chef-d'œuvre, Berlioz était ruiné; il devait une somme considérable qu'il n'avait pas. Grâce à la générosité de quelques amis, il put aller moissonner des roubles, en Russie, et s'acquitter enfin envers les personnes qui l'avaient aidé dans l'infortune. «Vous gagnerez là-bas cent cinquante mille francs!» lui avait dit Balzac. – On sait qu'en imagination l'auteur de la Comédie humaine remuait les millions à la pelle; Berlioz ne gagna pas la somme annoncée, mais il rapporta de quoi faire honneur à ses engagements. A ce moment-là, la direction de l'Opéra de Paris était sur le point de devenir vacante; le directeur, M. Léon Pillet, parlait de se retirer, et sa succession était briguée par MM. Duponchel et Roqueplan, qui, malgré leur zèle, malgré leurs démarches, n'avaient pas obtenu l'appui du ministère de l'intérieur. Ces messieurs recommandèrent leur candidature à Berlioz; ils furent nommés, par l'influence du Journal des Débats. Avant cette nomination, les solliciteurs, comme on pense, étaient tout feu, tout flammes; ils comptaient reprendre Benvenuto Cellini, jouer la Nonne sanglante, confier à l'homme auquel ils devaient leur titre de directeurs un poste important; une fois le décret ministériel signé, ces belles résolutions s'évanouirent comme par enchantement. Les relations devinrent de plus en plus froides entre MM. Duponchel, Roqueplan, et leur ancien ami; celui-ci, comprenant qu'ils étaient gênés avec lui, qu'on le prenait pour un malfaiteur auquel il ne fallait pas ouvrir les portes de l'Académie de musique, écrivit à ses obligés qu'il les dégageait de toute reconnaissance à son égard et qu'il était engagé par l'impresario Jullien pour conduire l'orchestre du théâtre de Drury-Lane, à Londres. Cette détermination terminait la crise; enchantés d'être débarrassés d'un importun qu'ils ne voulaient ni accueillir ni mécontenter, MM. Roqueplan et Duponchel feignirent l'étonnement en public, mais, en particulier, ils ne dissimulèrent pas leur joie.
«Votre lettre, répondirent-ils, nous a causé de la surprise et du regret. Les termes affectueux dans lesquels vous l'avez conçue ne nous permettent pas de vous supposer le moindre ressentiment des lenteurs involontaires qui ont retardé la conclusion de nos conventions. Nous aimons à penser que vous n'avez pas voulu étouffer votre génie musical dans les limites d'une place qui a quelque chose d'administratif, et que vous préférez, à votre âge, dans toute la force de votre talent, courir toujours les nobles aventures de l'art. Quant à notre regret, il est sincère; cela nous servait et nous honorait de mettre à la tête d'un de nos services les plus importants le nom d'un homme qui rattache à lui toutes les idées de progrès et de rénovation. Nous perdons un de nos plus glorieux drapeaux pour la campagne que nous entreprenons; il nous reste à compter sur les bonnes promesses qui terminent votre lettre et à espérer qu'elles ne seront pas vaines37.»
De quelles promesses était-il question? Nous l'ignorons; elles furent emportées avec tant d'autres dans le tourbillon de la révolution de 1848. La saison musicale, à Drury-Lane, s'ouvrit par une représentation de Lucia de Lammermoor, jouée par madame Dorus Gras, le baryton Pischek, le ténor Reeves et la basse Withworth. En même temps, on donnait le Génie du Globe, ballet de la composition de M. Maretzek, maître du chant, audit théâtre38. La salle était peu garnie; Lucia, opéra fort démodé, même en Angleterre, n'attirait plus la foule, et Berlioz, qui avait fait une mauvaise affaire en liant sa destinée à celle de Jullien, devina que cette équipée se terminerait par une banqueroute. Ses prévisions ne tardèrent pas à se réaliser; pour comble de malheur, les événements politiques, en France, tournèrent à la tragédie des barricades et aux massacres de juin. Berlioz faillit perdre sa modeste place de bibliothécaire au Conservatoire; si cette catastrophe était arrivée en un pareil moment, il n'aurait plus eu qu'à se suicider. Mais il connaissait Victor Hugo, et le grand poëte, alors au pouvoir, réussit à congédier les affamés qui flairaient d'un peu trop près les rogatons d'appointements que le Conservatoire alloue à ses bibliothécaires.
Sous la seconde République, les artistes, presque tous enrôlés dans la garde nationale, n'eurent guère d'occasions de se distinguer. En ce qui concerne le musicien dont nous écrivons la vie, nos notes, si abondantes parfois, sont insignifiantes ici; nous trouvons à peine à signaler un concert au palais de Versailles (29 octobre 1848), un autre concert à Londres, après lequel, dans un souper, miss Dolby, miss Lyon et Reeves chantèrent, en l'honneur du maître, des glees ou anciens madrigaux anglais39. L'année suivante, le baron Taylor offrit à Berlioz la médaille d'or que certains admirateurs de la Damnation de Faust avaient fait frapper en souvenir de cette œuvre trop rarement entendue. Le goût de la symphonie commençait à se répandre à Paris. On essaya de fonder une société, avec deux cents exécutants et choristes, donnant ses séances dans la salle Sainte-Cécile, rue de la Chaussée-d'Antin: ce fut là que Berlioz fit exécuter la seconde partie de son Enfance du Christ, attribuée (sur le programme) à Pierre Ducré, musicien imaginaire, chimérique, ayant vécu, disait-on, au XVIe siècle; il fallait bien détourner les soupçons et désarmer la critique hostile. Le secret avait été bien gardé; tout le monde fut pris à cette plaisanterie. Léon Kreutzer, qui n'était pas dans la confidence, écrivait deux jours après: «Cette pastorale m'a paru assez jolie et modulée assez heureusement, pour un temps où l'on ne modulait jamais…» Une dame enthousiasmée disait à un journaliste: «Ce n'est pas votre Berlioz qui ferait cela!»
Le faux Pierre Ducré ressentit quelque amertume de ce succès calomnieux pour ses œuvres antérieures. L'Enfance du Christ, complétée et remaniée, fit recette à la salle Herz, pendant plusieurs soirées de suite40. Ce triomphe ne consola pas Berlioz du second échec que Benvenuto venait de subir à Londres, où les partisans de la musique italienne et de la vieille Société philharmonique dominaient encore. Le public de Weimar fut d'un avis contraire à celui du public anglais. Benvenuto, à Weimar, prit une revanche éclatante de ses autres déconvenues. Berlioz, étant venu à la représentation, on le célébra en langue allemande, en français, et même en latin. Nous avons découvert les paroles d'un toast, mis en musique par Raff, et chanté en chœur par l'élite des Weimarquois: c'est à pouffer de rire:
Nostrum desideriumTandem implevisti:Venit nobis gaudiumQuia tu venisti.Sicuti coloribusPingit nobis pictor;Pictor es eximius,Harmoniæ victor.Vives, crescas, floreas,Hospes GermanorumEt amicus maneasNeo-Wimarorum41.Vives, crescas, floreas, répétait le chœur des convives, en buvant du vin de Champagne: il n'y a que les Allemands pour s'amuser de la sorte. Berlioz, triste et préoccupé, ne retrouvait un peu de gaieté que hors de chez lui, au milieu de ces populations étrangères qui lui décernaient des honneurs dignes d'un proconsul mené au Capitole. Il venait de perdre sa femme, Henriette Smithson, et de se remarier avec mademoiselle Récio, l'ex-cantatrice de Bruxelles, dont le talent n'était pas toujours à la hauteur de l'ambition, si nous en jugeons par ce fragment de correspondance: «Plaignez-moi, mon cher Morel; Marie a voulu chanter à Mannheim et à Stuttgart et à Heckingen. Les deux premières fois, cela a paru supportable, mais la dernière!.. et l'idée seule d'une autre cantatrice la révoltait42…»
Indépendamment de ses ennuis privés, Berlioz ne manquait pas non plus de tracas officiels; ainsi, à l'Exposition de 1855, on lui infligeait la charge de membre du jury, sous prétexte qu'à l'Exposition de Londres il avait rempli le même office; on souffrait que, la veille de l'ouverture, il organisât un immense Te Deum à Saint-Eustache; mais, pour la fermeture, on lui commandait une cantate, l'Impériale:
Du peuple entier les âmes triomphantesOnt tressailli, comme au cri du destin,Quand des canons les voix retentissantesOnt amené le jour qui vient de luire enfin!..Si l'Impériale passa comme une étoile filante, le Te Deum marqua davantage; quand on grava ce gigantesque morceau, les rois de Hanovre, de Saxe, de Prusse, l'empereur de Russie, le roi des Belges, la reine d'Angleterre, s'empressèrent de prendre part à la souscription: Beethoven avait été moins heureux, lorsque, pour faire éditer sa Messe, il ne rencontra que trois souscripteurs; deux riches habitants de Vienne et… Louis XVIII. Au début du règne de Napoléon III, on ne jouait nulle part de la musique de Berlioz, c'est vrai; seulement, il faut bien le reconnaître, le compositeur était comblé d'honneurs. Il avait reçu une avalanche de décorations; l'Aigle rouge à Berlin, l'ordre de la maison Ernestine à Weimar, la croix de la Légion d'honneur; il était correspondant de plusieurs sociétés, membre honoraire du Conservatoire de Prague, que dis-je? il faisait partie de l'Académie… de Rio-de-Janeiro43. L'Institut – le vrai, celui qui siège à l'extrémité du pont des Arts – ne pouvait manquer de s'attacher un homme si dédaigné par la vile multitude et si favorisé par les souverains. Un des intimes de Berlioz, l'intelligent facteur d'orgues M. Édouard Alexandre, s'employa à soutenir la candidature de son ami. Il s'agissait de conquérir la voix d'Adam; or, l'auteur du Chalet n'avait guère de points de contact avec l'auteur de la Symphonie fantastique et le rapprochement était difficile: «Voyons, voyons, dit M. Alexandre à Berlioz, qui ne voulait se résoudre à aucune démarche; réconciliez-vous avec Adam; que diable! c'est un musicien; vous ne pouvez nier cela?.. – Aussi, je ne le nie point, dit l'autre; mais pourquoi Adam, qui est un grand musicien, s'obstine-t-il à s'encanailler dans le genre de l'opéra-comique; s'il voulait, parbleu! il ferait de la musique comme j'en fais!» M. Alexandre ne se découragea pas, et, se rendant chez Adolphe Adam: «Mon cher ami, vous donnerez votre voix à Berlioz, n'est-ce pas? Vous avez beau ne pas vous entendre avec lui, vous savez aussi bien que moi que c'est un musicien… – Un grand musicien certes (et le petit Adam rajusta ses lunettes sur son nez), un très grand, très grand… Seulement, il fait de la musique ennuyeuse; s'il voulait, il en ferait d'autre… il en ferait tout aussi bien que moi!..»
Ce fut une scène digne de Molière44.
«Mais, parlant sérieusement, dit Adam, Berlioz est un homme d'une grande valeur. Je vous donne l'assurance, que, après Clapisson, auquel nous avons tous déjà promis, Berlioz aura le premier fauteuil vacant.»
L'institut nomma Clapisson.
Hélas! bizarrerie du sort: Adam mourut. Le pays fit une grande perte. Le premier fauteuil vacant fut le sien et ce fut Berlioz qui l'occupa. Il fut élu par dix-neuf voix contre six données à Niedermeyer, six à Charles Gounod et deux à Panseron. MM. Leborne, Vogel et Félicien David s'étaient présentés aussi. Ce dernier échec de Félicien David contre Berlioz rendit Azevedo, ce critique de mauvais aloi, furieux contre Berlioz45.
De 1856, année où nous sommes arrivés, à 1863, année des Troyens, nous ne distinguons pas dans la vie du compositeur un grand nombre d'événements importants. Il organise, chaque année, un festival à Bade; il y fait représenter son ravissant opéra de Béatrice et Bénédict; la jeunesse de la ville de Gior (en allemand: Raab) lui envoie une adresse de félicitation; les artistes du Conservatoire de Paris lui font une ovation, peu de temps après le Tannhäuser; le Grand-Théâtre de Bordeaux s'avise de jouer Roméo et Juliette; voilà tout, ou à peu près tout. Ah! j'oubliais!.. Il surveille les répétitions d'Alceste; quoique inspirant peu de confiance à l'administration de l'Opéra, on le juge capable de remplir cette besogne d'obscur manœuvre.
Pendant ce temps, un nouveau théâtre lyrique s'élevait sur les rives de la Seine, et les faiseurs de partitions, si délaissés d'ordinaire, commençaient à espérer qu'on allait enfin s'occuper d'eux. Le livret des Troyens, lu dans divers salons, y avait rencontré une approbation unanime; même l'empereur Napoléon III, ayant entendu parler de la chose, invita Berlioz à dîner; mais on causa de la pluie et du beau temps: «Je me suis splendidement ennuyé!» écrivit le lendemain le convive de Sa Majesté Impériale. – A un autre dîner mensuel où se réunissaient MM. Fiorentino, Nogent-Saint-Laurens, Édouard Alexandre, Paul de Saint-Victor, Carvalho, on s'inquiéta plus sérieusement de Didon et d'Énée; M. Carvalho, le directeur du Théâtre-Lyrique, n'avait pas besoin d'encouragement; il connaissait l'œuvre, il l'admirait et il comptait bien la révéler aux masses, comme il avait révélé Faust.
La première représentation des Troyens fut assez calme; les spectateurs qui se souvenaient de Benvenuto Cellini s'attendaient à des péripéties; le divertissement de la Chasse causa seul quelques rires, dus plutôt à l'interprétation de ce ballet qu'aux modulations hardies de l'orchestre. En revanche, l'air de Didon au premier acte, le fameux septuor et le duo: Nuit d'ivresse et d'extase… allèrent aux nues, alle stelle. Certains opéras modernes contiennent des morceaux plus soutenus, plus amples, que le septuor des Troyens, mais aucun de ces morceaux ne peut soutenir la comparaison avec lui au point de vue du sentiment pittoresque et de l'originalité poétique. C'est un diamant qui brille d'un éclat inouï; cela ne ressemble ni à la Bénédiction des poignards, ni à la Sérénade de Don Juan, ni au trio de Guillaume Tell, ni à la pastorale du Prophète; cela tient de la symphonie et du drame, de l'ode pindarique et de la méditation lamartinienne, cela bruit comme un souffle et frissonne comme une caresse; cela palpite, rêve, soupire, émeut… Les battements du cœur s'apaisent avec l'écroulement des vagues de la mer africaine, le parfum des orangers s'exhale de cette musique divine, et l'esprit s'endort bercé dans un palais des Mille et une Nuits.
Rien n'était fait pour déplaire davantage aux Parisiens de 1863; l'homme de génie qui avait écrit les Troyens eut contre lui à peu près toute la presse, sérieuse ou légère. Cham, dans le Charivari, fit une caricature: le Tannhäuser (en bébé) demandant à voir son petit frère. Au théâtre Déjazet, on joua une parodie où des acteurs, coiffés de casques ridicules, exécutaient un horrible vacarme, avec des casseroles, des gongs chinois, des scies ébréchées, des paires de pincettes; nous nous rappelons cette ignoble parade, plus digne de divertir les sauvages qui mangèrent le capitaine Cook que d'amuser les Athéniens de la décadence.
Il faut rendre justice à M. Carvalho; le chapitre que Berlioz lui a consacré dans les Mémoires est inexact; l'amertume de la défaite a envenimé la plume de l'auteur. Nous disons défaite, car les Troyens n'obtinrent qu'une trentaine de représentations, suivies, il est vrai, par l'élite du monde musical; Meyerbeer n'en manqua pas une, et je le vois encore au fauteuil de balcon qu'il occupait, très-attentif, donnant fréquemment des marques de vive satisfaction. M. Carvalho avait consacré une partie de ses bénéfices antérieurs à la mise en scène des Troyens; accordons, qu'il se soit trompé sur certains détails, c'est possible; qu'il ait essayé de ramener au goût mesquin du public une œuvre conçue selon les larges traditions de l'antiquité, c'est probable; il n'en a pas moins risqué sa fortune et son avenir.
M. Alexandre, le plus intime ami de Berlioz, aujourd'hui son exécuteur testamentaire, me disait l'autre jour: «Le monde musical doit beaucoup à Carvalho; il ne m'appartient pas d'énumérer tout ce que l'art lui doit de reconnaissance; je n'ai aucune autorité pour le faire; mais ce que j'ai le devoir de vous prier de consigner dans cette notice, pour laquelle vous me demandez des renseignements, c'est le cœur, le dévouement, le désintéressement de Carvalho pour monter les Troyens, autant que faire se pouvait, d'une façon digne du maître que personne, plus que lui, ne respectait ni n'admirait.
»Carvalho, oubliant tout pour une aussi grande question artistique, fit des sacrifices tels, qu'ils pesèrent sur sa vie entière. Voilà ce qu'il ne faut pas oublier.»
Ce n'est pas à nous à le lui reprocher et personne n'oserait le faire.
Les Troyens avaient été la suprême espérance de Berlioz; leur chute causa sa longue agonie de six ans. A partir de ce moment, ses idées devinrent de plus en plus sombres; les souffrances physiques ne lui laissèrent plus aucun repos. Il avait tant compté sur son opéra! Au sortir de la répétition générale, il était allé chez madame d'Ortigue, la digne femme d'un de ses plus vieux amis. Il lui avait fait l'effet d'un spectre, tant il était pâle, maigre, décharné: «Qu'y a-t-il, s'écria-t-elle effrayée? Est-ce que la répétition aurait mal tourné, par hasard?.. – Au contraire, dit l'autre en se laissant tomber sur une chaise. C'est beau, c'est sublime!..» – Et il se mit à pleurer46.
Il était déjà affaibli et malade; dans sa jeunesse, il s'était quelquefois amusé à se laisser avoir faim pour connaître les maux par lesquels le génie pouvait passer; son estomac, plus tard, dut payer ces coûteuses fantaisies. Il vécut dans son appartement de la rue de Calais, retiré et dégoûté de tout, entouré de passereaux effrontés auxquels il donnait du pain qu'ils venaient picorer sur sa fenêtre, près de son immense piano à queue, de sa harpe et du portrait de sa première femme, Henriette Smithson. Sa belle-mère, madame Récio, le soigna avec une vigilance et un dévouement exceptionnels; ses amis prirent à tâche de lui faire oublier les injustices du sort et personne n'en a eu de plus attentifs, de plus fidèles que lui: Édouard Alexandre, Ernest Reyer, M. et madame Massart, M. et madame Damcke, la famille Ritter, et combien d'autres que je ne puis citer; la liste en serait trop longue. Il s'était mis à apprendre le français à un jeune compositeur danois, M. Asger Hammerik, aujourd'hui directeur du Conservatoire de Baltimore. «Je suis bien à plaindre, disait-il quelquefois; voilà ma belle-mère qui me parle en espagnol, ma bonne en allemand, et vous, avec votre danois, vous me déchirez les oreilles47!..»
La mort de son fils unique, Louis Berlioz, emporté par la fièvre, aux colonies, acheva de terrasser le glorieux vaincu. Louis Berlioz avait choisi la carrière de marin; son père l'adorait avec une passion dont on retrouvera la trace dans les Lettres. Il y avait eu entre eux des brouilles passagères; mais elles finissaient toujours par une réconciliation où le pauvre père cédait. Ce Berlioz, si hautain, si rogue, si absolu, avec la plupart des gens qu'il coudoyait dans la vie, il devenait tendre et humble avec son fils, il descendait aux supplications, il avait des raffinements d'amour paternel. Que de bons conseils il donnait à son enfant chéri: «Tu es jeune, tu es fort, ne te laisse pas aller à l'ennui, au découragement, et songe qu'avec les avantages que tu as et la santé, on peut surmonter bien des obstacles48.» – «Cher Louis, écrivait-il encore à propos de certaines fredaines de jeune homme, tu ne trouveras jamais en moi un censeur tartufe de morale49…»»Figure-toi que je t'ai aimé même quand tu étais tout petit; et il m'est si difficile d'aimer les petits enfants! Il y avait quelque chose en toi qui m'attirait. Ensuite cela s'est affaibli à ton âge bête, quand tu n'avais pas le sens commun; et, depuis lors, cela est revenu, cela s'est accru, et je t'aime comme tu sais, cela ne fera qu'augmenter… Ah! mon pauvre Louis, si je ne t'avais pas50!..» L'année suivante, hélas! il le perdait, ce fils adoré, et il se replongeait, fou de douleur, dans l'anéantissement, dans le silence, dans la nuit.
Vainement essayait-on de lui proposer des distractions: «Mon cher Damcke, répondait-il à une invitation, je me donne le luxe de rester couché. Ainsi, excusez-moi auprès de S… si vous le voyez. J'ai pris mon parti; je ne veux plus subir aucun genre de servitude; je ne veux plus rien entendre de force; rien louer de force. Qu'on me laisse mourir tranquille. Je vous pardonne seulement de me forcer à vous aimer51…»
Une artiste dont il aimait le talent, mademoiselle Bockholtz-Falconi, parvint cependant à l'arracher à la torpeur où il se complaisait en le mettant en relations avec M. Herbeck, maître de chapelle de la cour à Vienne, qui le demandait pour diriger la Damnation de Faust. Berlioz accéda aux désirs de M. Herbeck et n'eut pas à s'en repentir. D'autres propositions magnifiques l'attirèrent chez la grande-duchesse Hélène de Russie, qui le logea dans son propre palais, à Saint-Pétersbourg, et ne lui permit de partir que comblé de distinctions, de gloire et d'argent.
En revenant des bords de la Néva, Berlioz éprouvait une grande fatigue; sa maladie nerveuse empirait. Il était allé trouver le célèbre docteur Nélaton, qui, après l'avoir ausculté, palpé, interrogé, lui avait dit: «Êtes-vous philosophe? – Oui, avait répondu le patient. – Eh bien, puisez du courage dans la philosophie, car vous ne guérirez jamais52.» Assuré de mourir dans un assez bref délai et en proie à des tortures épouvantables, le vieux maître se décida à changer de lit de souffrances. – «Je vais m'étendre sur les gradins de marbre de Monaco… Le soleil me réchauffera peut-être… Oh! la belle Méditerranée et les orangers aux doux parfums!..» Telles étaient ses pensées – nous allions dire ses rêves – en prenant le chemin de fer. On l'accueille à l'hôtel des Étrangers de Nice comme une ancienne connaissance, on l'accable de témoignages de respect et de sympathie. Des bouffées de jeunesse lui remontent au cerveau; il se rappelle sans doute cette tour crevassée, pleine de rats et de chats-huants, ouverte à tous les vents du ciel, dénudée, romantique, dont il avait fait autrefois son domicile légal. Il veut se promener encore dans ces jardins embaumés, sur ces falaises qui contrastent par leur immobile blancheur avec l'azur des vagues. Le voilà à Monaco, près des buissons de cactus, s'enivrant des senteurs d'une végétation presque orientale. Mais son regard se trouble, son pied chancelle; il tombe, on le relève, la face ensanglantée. Le lendemain, même accident. Deux Anglais qui passaient sur la terrasse de Nice le ramènent à son appartement, où il reste huit jours soigné par les gens de l'hôtel. Dès qu'il peut prendre le train, il retourne à Paris où l'attendaient sa belle-mère, madame Récio, et sa fidèle servante, qui poussent des cris d'horreur en le revoyant défiguré.
Le séjour à Nice ne fut pas le dernier voyage de Berlioz. Quelque temps après sa chute dans les rochers, il fut invité à se rendre à un festival orphéonique qui se donnait dans sa province natale, à Grenoble. Ce dernier épisode rappelle vraiment le dénoûment des pièces de Shakespeare et l'homme qui avait le mieux compris le génie du poëte anglais devait avoir une fin assez semblable à celle du roi Lear, de Macbeth ou d'Othello. Pour bien peindre cette scène suprême, il faudrait que l'histoire empruntât les couleurs du drame. Qu'on se figure une salle resplendissante de lumières, ornée de tentures officielles, une table chargée de mets délicats, une réunion de joyeux convives attendant un des leurs qui tarde à venir. Tout à coup, une draperie s'entr'ouvre et un fantôme apparaît: le spectre de Banquo? non; mais Berlioz à l'état de squelette, le visage pâle et amaigri, les yeux vagues, le chef branlant, la lèvre contractée par un amer sourire. On s'empresse autour de lui, on l'acclame, on lui serre les mains, – ces mains tremblantes qui ont conduit à la victoire des armées de musiciens. Un assistant dépose une couronne sur les cheveux blancs du vieillard. Celui-ci contemple d'un œil étonné les amis, les compatriotes qui l'accablent d'hommages tardifs mais sincères. On le félicite, il ne paraît s'apercevoir de rien. Machinalement, il se lève pour répondre à des paroles qu'il n'a pas comprises; à ce moment, un vent furieux, venu des Alpes, s'engouffre dans la salle, soulève les rideaux, éteint les bougies; des rafales soufflent au dehors et des éclairs déchirent la nue, illuminant d'un fauve reflet les assistants muets et terrifiés. Au milieu de la tempête, Berlioz est resté debout; il ressemble, environné de lueurs, au génie de la symphonie, auquel la puissante nature ferait une apothéose, dans un décor de montagnes et avec l'aide du tonnerre, musicien gigantesque.