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Correspondance inédite de Hector Berlioz, 1819-1868
Correspondance inédite de Hector Berlioz, 1819-1868

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Correspondance inédite de Hector Berlioz, 1819-1868

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Il prit part au concours pour le prix de Rome et ne fut pas même jugé digne d'entrer en loge. Cet échec alarma les parents du Dauphiné, qui n'étaient pas bien sûrs que leur enfant prodigue fût destiné à briller dans la carrière musicale. Le père ordonna à son fils de revenir en province; Hector obéit, mais, de retour à la Côte, il tomba dans un état de tristesse horrible, ne parlant à personne, passant les journées à errer dans les bois et les nuits à gémir dans l'ombre. M. Louis Berlioz finit par se laisser émouvoir: «Je consens, dit-il à son fils, à te laisser étudier la musique à Paris, mais pour quelque temps seulement; et si, après de nouvelles épreuves, elles ne te sont pas favorables, tu me rendras bien la justice de déclarer que j'ai fait tout ce qu'il y avait à faire et tu te décideras à prendre une autre voie. Tu sais ce que je pense des poëtes médiocres: les artistes médiocres dans tous les genres ne valent pas mieux; et ce serait pour moi un chagrin mortel, une humiliation profonde de te voir confondu dans la foule de ces hommes inutiles10.»

Ici, nous évitons à dessein de transcrire une scène intime que les Mémoires rapportent tout au long; elle nous a paru chargée en couleur et inutile à recueillir pour en orner cette biographie… Nous voici de nouveau, avec Berlioz, dans la capitale, pendant l'hiver de 1826. Il commença par louer une très-petite chambre, au cinquième, dans la Cité, au coin de la rue de Harlay et du quai des Orfévres, s'imposa un régime alimentaire plus rigoureux peut-être que celui des solitaires de la Thébaïde; mais ces économies ne suffirent pas à lui permettre de s'acquitter envers l'ami généreux, qui lui avait prêté naguère douze cents francs pour l'exécution de la messe à Saint-Roch. Comme la moitié de la somme était encore due, l'ami, M. de Pons, crut bien faire en réclamant cet argent à M. Berlioz père. Celui-ci, pour le coup, signifia à son fils qu'il n'eût plus à compter sur un budget mensuel: – Qu'importe! pensa le déshérité, je suis accoutumé à vivre de peu; et puis n'ai-je pas trouvé des leçons de solfège à un franc le cachet?

Cette maigre ressource lui suffisait. Il eut la bonne fortune de rencontrer un Côtois de ses amis, étudiant en pharmacie, Antoine Charbonnel, et, comme la misère est plus facile à supporter à deux, les jeunes gens s'associèrent. Ils s'établirent, rue de la Harpe, au quartier Latin. Ils n'y menaient pas une existence de nababs; on nous a communiqué le registre sur lequel ils inscrivaient leurs dépenses quotidiennes; c'est on ne peut plus instructif.

En septembre, premier mois de l'association, ils commencent par acheter les ustensiles nécessaires à leur petit ménage: deux fourneaux, un pot à boulli (sic), une écumoire, une soupière, huit assiettes à quatre sols, et deux verres à quarante centimes. Le registre va du 6 septembre 1826 au 22 mai de l'année suivante. Les poireaux, le vinaigre, la moutarde, le fromage, l'axonge, y jouent les rôles principaux. Certaines journées paraissent avoir été terribles, surtout vers les fins de mois. Le 29 septembre, par exemple, les deux étudiants ont vécu de quelques grappes de raisin; le 30, leur dépense s'est élevée à:



Le 1er janvier, jour où tout le monde est en fête, Charbonnel, qui avait sans doute des connaissances en ville, est allé dîner au dehors: Hector, sans parents, sans amis, est resté seul, devant les tisons éteints de son triste foyer. Il a grignoté une croûte de pain desséchée (40 centimes) en attendant la gloire et en se récitant des vers de Thomas Moore, auteur qu'il venait de découvrir et qui lui causait une impression profonde. La belle jeunesse, les espérances en l'avenir, l'ont consolé des rigueurs du présent; sa pensée s'est envolée vers les triomphes futurs et son front a frissonné sous les lèvres imaginaires d'une bonne fée qui lui promettait le génie et le succès. O songes délicieux! les plus doux, les plus enchanteurs, ne se font-ils pas dans ces mansardes d'artistes, traversées par la bise de l'hiver ou chauffées par la violente canicule de juillet? avoir devant soi un horizon infini et songer qu'on remplira de bruit, de lumière et d'ambition assouvie, tout cet espace! fouler aux pieds les ennemis, ou, mieux encore, se sentir la force et le dédain de leur pardonner! Toucher au but et être récompensé de tant d'efforts par les caresses d'une femme aimée!.. N'est-ce pas là ce qui se rêve à chaque instant sous les lambris peu dorés d'un sixième étage et ce qu'emporte vers les nuages la fumée de la grande ville, aux approches du soir?

En mai 1827, la gêne des deux camarades semble avoir cessé; l'un deux, je crois que c'est Charbonnel, annonce sur son cahier de dépenses, qu'il va partir: pour où? Nous l'ignorons. Toujours est-il que celui-là se livre à de nombreux achats assez excentriques: une paire d'éperons, un ruban avec clef et anneau doré, une paire de bamboches; on sent le jeune homme qui veut briller et faire bonne figure en province; il porte son chapeau chez le chapelier et fait repasser ses rasoirs11. Franchement, l'année avait été rude. Dans un moment de désespoir, Berlioz, à bout de ressources, avait sollicité et obtenu une place de choriste sur les planches du théâtre des Nouveautés; cette profession bizarre ne l'empêchait pas de suivre les cours de Lesueur et de Reicha, mais elle l'humiliait assez pour qu'il se dérobât le plus possible aux yeux indiscrets pendant l'exercice de ses fonctions dramatiques. Charbonnel, très-fier, eût été humilié de vivre sous le même toit qu'un baladin; Charbonnel se fâchait quand son ami portait ostensiblement dans la rue les provisions nécessaires au déjeuner ou au souper du ménage. Si l'étudiant en pharmacie avait su qu'il cohabitait avec un choriste, c'eût été une rupture complète.

Cependant l'Institut, en 1828, mit au concours une cantate: Orphée déchiré par les bacchantes, et, cette fois, Hector ne fut pas honteusement repoussé. Le jury se contenta de déclarer inexécutable le morceau présenté par le candidat. Berlioz, outré de dépit, jura que sa cantate inexécutable serait exécutée et demanda la salle du Conservatoire pour y donner un concert. M. de la Rochefoucauld, de qui dépendait l'autorisation, avait une réputation d'homme pudique parce qu'il avait prescrit aux danseuses de l'Opéra d'allonger leurs jupes; mais c'était un protecteur éclairé de l'art et des artistes. L'autorisation fut accordée; Cherubini, directeur du Conservatoire, eut beau protester, M. de la Rochefoucauld donna des ordres formels.

Ce fonctionnaire avait-il, manquant à toutes les traditions administratives, deviné le talent du jeune compositeur? Il est permis de le croire, puisque, tant que M. de la Rochefoucauld resta au pouvoir, Berlioz ne cessa d'avoir recours à ce gracieux Mécène. L'année suivante, un ballet sur Faust ayant été reçu à l'Opéra, Hector s'adressait de nouveau à son protecteur habituel, le surintendant des théâtres, et se recommandait à lui en ces termes:

«Le jury de l'Académie de musique a reçu, il y a deux mois, un ballet de Faust. M. Bohain, qui en est l'auteur, désirant me fournir l'occasion de me produire sur la scène de l'Opéra, m'a confié la composition de la musique de son ouvrage, à condition que M. le surintendant voudrait bien m'agréer. Si M. le surintendant veut connaître mes titres, les voici: j'ai mis en musique la plus grande partie des poésies de Gœthe; j'ai la tête pleine de Faust et si la nature m'a doué de quelque imagination, il m'est impossible de rencontrer un sujet sur lequel cette imagination puisse s'exercer avec plus d'avantages…12.»

Pour parler ainsi à un grand de la terre, il fallait avoir reçu des preuves antérieures de sa bienveillance.

Le concert dans la salle du Conservatoire n'eut point lieu sans accidents. Alexis Dupont, l'un des solistes, fut pris d'un enrouement subit, la veille du concert, un trio avec chœurs fut chanté sans chœurs, par la faute des choristes qui manquèrent leur entrée; quant à la cantate d'Orphée, qui figurait sur le programme, on se vit obligé de la supprimer, à cause des défaillances de l'orchestre. Nos virtuoses parisiens ont fait, sous le rapport de la science et du mécanisme, d'immenses progrès; ils riraient bien aujourd'hui des difficultés qui ont arrêté l'archet de leurs ancêtres. Bien entendu, le concert ne rapporta rien à celui qui l'avait organisé; mais M. Fétis, qui faisait autorité, dit, un soir, dans un salon, le dos tourné vers la cheminée et en se chauffant les jambes: – Voilà un début qui promet!.. – Et cette parole de M. Fétis fut très-répétée.

Dès lors, on commença, dans le monde musical, à compter sur Berlioz; on le considéra comme un élève qui prenait des licences fatales, qui s'affranchissait du joug et qu'il faudrait ramener à la vertu; mais son prix de Rome, obtenu en 1830, au bruit du canon des barricades, n'étonna personne. Le prix, cette année-là, fut partagé entre deux concurrents; le second lauréat de l'Institut était Alexandre Montfort, auquel on doit un ballet pour Fanny Essler, la Chatte métamorphosée en femme, et trois ou quatre opéras comiques dont le meilleur, Polichinelle, n'est guère bon.

Le séjour de Berlioz à Rome ne le réconcilia point avec la musique italienne, qu'il détestait; à la villa Médicis, au café Gréco, il forma avec Liszt, Mendelssohn, une bande à part, connue sous le nom de Société de l'indifférence en matière universelle13. Mendelssohn, aussi excellent pianiste que grand compositeur, régalait d'harmonie les pensionnaires du gouvernement; ceux-ci l'arrachaient souvent à ses travaux et l'on flânait, de compagnie. On causait de Beethoven, de Schiller, de Gœthe, de Haydn, de Mozart; en sa qualité d'Allemand, Mendelssohn s'imaginait de bonne foi que le génie universel était concentré entre les rives de la Sprée et les montagnes du Tyrol: en dehors de l'Allemagne, point de salut. Jaloux comme un tigre, peu bienveillant avec ses confrères, il ne soupçonnait guère que le garçon nerveux et anguleux, au profil d'aigle, qui cheminait à côté de lui dans la rue du Corso, lui disputerait un jour les palmes de la gloire musicale, qu'il échangerait des présents avec lui, et qu'il lui donnerait l'accolade coram populo, avec plus ou moins de sincérité: – «Berlioz, écrivait-il, en 1831, est une vraie caricature, sans ombre de talent, cherchant à tâtons dans les ténèbres et se croyant le créateur d'un monde nouveau; j'ai parfois des envies de le dévorer…14.» Doux enfant de la Germanie! C'est le même Mendelssohn qui, après un concert où Berlioz avait fait entendre des symphonies gigantesques, jouées par des masses d'exécutants, le félicitait d'avoir composé de si jolies petites romances15.

Hector n'avait pas quitté Paris sans regret; il y laissait une personne dont il crut avoir à se plaindre et dont il voulut se venger. Nous voici vraiment en plein roman ténébreux. Ombre de Pixérécourt, pardonne!.. Un beau matin, Berlioz quitte Rome, emportant un poignard et des pistolets: son projet était de s'introduire sous un déguisement chez la belle infidèle, de la tuer et de se suicider après: «J'avais à punir, nous dit-il, deux coupables et un innocent…» A Florence, une modiste lui vend un costume de soubrette; à Gênes, une seconde modiste lui refuse un second costume, le premier ayant été perdu en route; vers Porto-Maurizio, Savone, le voyageur commençait à revenir à des sentiments moins féroces et l'instinct de la conservation l'aiguillonnait un peu. On se rappelle que tout élève qui franchissait sans permission la frontière italienne était regardé comme déserteur et rayé de la liste des pensionnaires de l'Académie; cette considération n'était pas à dédaigner. Réflexion faite, Berlioz jugea prudent de s'arrêter sur la pente du crime; il avait continué de courir en poste le long des falaises de la Corniche et il se trouvait, non à Vintimille, comme il le dit dans ses Mémoires, mais à Diano Marina, petite ville de l'ancien duché de Gênes, aux environs d'Oneille. De là, il écrivit à M. Horace Vernet, directeur de l'Académie de France à Rome, une lettre dont nous ne possédons que des fragments.

«Diano Marina, 18 avril 1831.

«…Un crime odieux, un abus de confiance dont j'ai été pris pour victime, m'a fait délirer de rage depuis Florence jusqu'ici. Je volais en France pour tirer la plus juste et la plus terrible vengeance; à Gênes, un instant de vertige, la plus inconcevable faiblesse a brisé ma volonté, je me suis abandonné au désespoir d'un enfant; mais enfin j'en ai été quitte pour boire l'eau salée, être harponné comme un saumon, demeurer un quart d'heure étendu mort au soleil et avoir des vomissements violents pendant une heure; je ne sais qui m'a retiré ou m'a vu tomber par accident des remparts de la ville. Mais enfin je vis, je dois vivre pour deux sœurs, dont j'aurais causé la mort par la mienne, et vivre pour mon art16…»

Il résulte de cette lettre que le pauvre amoureux, volontairement ou non, se serait laissé choir du haut des remparts de Gênes dans la Méditerranée; les Mémoires sont muets sur cet accident. Ils se bornent à constater le repentir du fugitif, sa soudaine résolution de rebrousser chemin et enfin sa rentrée au bercail.

Rome, qui attire à elle tant de cœurs chrétiens et artistes, n'exerça qu'une influence médiocre sur son nouveau commensal. C'est que la musique y était négligée ou jetée dans une voie déplorable; les Italiens abusaient déjà des orchestres bruyants; ils raffolaient «des clarinettes cafardes, des trombones rugissants, des grosses caisses furibondes, des trompettes saltimbanques», ensemble instrumental désigné sous le nom de musique militaire. On chantait platement de plates cavatines dans les salons; les théâtres, avec leurs habitudes méridionales, donnaient des opéras taillés sur le même patron, chantés par des gens prudents, incapables de ressentir la moindre émotion en scène; Palestrina, dans les églises, n'existait plus qu'à l'état de souvenir. Pour une âme éprise des grandes émotions musicales, Rome, ce merveilleux musée des chefs-d'œuvre plastiques, représentait la solitude et le néant.

Il n'y avait donc pour un musicien qu'un parti à prendre; emporter en bandoulière un fusil de chasse, tirer de la poudre aux moineaux des Abruzzes, pincer les cordes d'une guitare, noter les mélodies populaires, saisies au vol, réciter l'Énéide sur le sommet des montagnes et maudire les cavatines, les cabalettes, les trilles, les fioritures, les prime donne assolute, les ténors aux longs cheveux, les librettistes à l'imagination glacée. Oh! comme il était doux de se séparer de tout cela, de s'endormir, en liberté, à l'ombre d'un rocher sauvage, de s'asseoir au foyer d'une hôtellerie, dans quelque pays perdu! Les auberges de la campagne romaine abondent en détails pittoresques; quand les contadini, ayant attaché leurs chevaux dans la cour de l'osteria, entrent, à la tombée de la nuit, dans la salle commune où se vident les fiasques, leurs splendides haillons, leurs longs chapeaux pointus, leurs barbes touffues et mal peignées, forment l'assemblage le moins rassurant qui se puisse imaginer. C'est bien au milieu de ces paysans (ou de ces bandits) qu'une intelligence en éveil et à l'affût de la couleur devait trouver la Sérénade et l'Orgie des brigands de la symphonie d'Harold.

Les excursions de Berlioz à Subiaco, à Alatri, au mont Cassin, à Arcinasso, ne le consolaient que médiocrement de l'incurable ennui qu'il éprouvait dans la Ville éternelle.

…Enfin, enfin, il lui fut permis de quitter cette Italie qu'il ne revit jamais et où, contrairement à tant d'autres, moins difficiles, il n'avait pu s'acclimater. Son ardeur de rentrer dans la lutte et de se conquérir une place en vue était vraiment furieuse. On s'occupa de ses faits et gestes à Paris, dès qu'il y fut; et, à ce propos, qu'on nous permette d'ouvrir une parenthèse. Nous croyons que la vie des grands hommes doit être murée ni plus ni moins que celle des simples particuliers; mais quand un amour comme l'amour de Berlioz pour miss Smithson a occupé les badauds et les journaux d'une ville d'un million d'âmes, cet épisode ne rentre plus dans l'ordre des galanteries ordinaires; il appartient à l'histoire. Nous nous en emparons.

Miss Smithson était venue à Paris avec une troupe de comédiens anglais, chargés de populariser Shakespeare de ce côté-ci du détroit. La tâche était ardue; les Français ne s'enthousiasment pas facilement pour ce qu'ils ne comprennent point et très-peu d'entre eux connaissaient la langue de Byron et d'Hudson Lowe. A la vérité, ce démon de Shakespeare est doué d'un tel génie communicatif que ses œuvres, même jouées en pantomime, établiraient entre lui et les spectateurs un courant de sympathie électrique. Les étudiants de la rive gauche firent fête à Roméo, à Hamlet, qu'ils connaissaient par les adaptations du bon Ducis; miss Smithson fut engagée à l'Opéra-Comique pour y jouer un rôle muet dans l'Auberge d'Auray, de Carafa et d'Hérold. Elle s'était auparavant distinguée à Londres, à côté de Kean; le vieux Kemble l'avait encouragée à persévérer et elle avait déployé les qualités les plus touchantes, les plus pathétiques, dans les rôles d'Ophélie, de lady Macbeth, de Desdémone, de Virginie, de Cordélia. Sa timidité était extrême; aussi quand on lui annonça qu'un jeune musicien, déjà connu, s'était épris d'elle à une représentation de l'Odéon, quand on lui dit que ce romantique artiste ne rêvait plus qu'à elle, avait juré de ne plus composer que pour elle, miss Smithson refusa de croire à une aussi tenace passion. Un rédacteur du Galignani's Messenger, M. Schutter, persuada à la charmante actrice d'assister à un concert où l'auteur de la Symphonie fantastique faisait entendre ce bel ouvrage; en écoutant la phrase de l'adagio, cette phrase qui reparaît dans la Scène aux champs, dans la Marche au supplice, dans les fêtes orgiaques de la Nuit du Sabbat, Harriett Smithson comprit qu'elle était aimée. Elle consentit à recevoir son adorateur, elle lui permit d'espérer; mais une union projetée dans des conditions aussi étranges ne se noue pas sans des alternatives de beau temps et de tempêtes, d'espoir et de désespoir. Il faut sans doute rapporter à quelque péripétie orageuse le billet qu'on va lire:

A MADEMOISELLE HENRIETTE SMITHSONRue de Rivoli, Hôtel du Congrès

«Si vous ne voulez pas ma mort, au nom de la pitié (je n'ose dire de l'amour), faites-moi savoir quand je pourrai vous voir.

«Je vous demande grâce, pardon, à genoux, avec sanglots!!!

«Oh! malheureux que je suis, je n'ai pas cru mériter tout ce que je souffre, mais je bénis les coups qui viennent de votre main.

«J'attends votre réponse comme l'arrêt de mon juge17.

«H. Berlioz.»

Agité par ces fiévreuses secousses, Berlioz s'échappait dans la campagne pour oublier les tourments qui le consumaient; Liszt et Chopin le suivirent, toute une nuit, à travers la plaine Saint-Ouen. Dans une de ces pérégrinations, un soir, avant son départ pour l'Italie, il s'était endormi sur l'herbe gelée, scintillante de perles, en face de l'île de la Grande Jatte et du parc de Neuilly. Une autre fois les garçons du café Cardinal n'osaient le réveiller, pendant qu'il sommeillait, épuisé, le front sur une table de marbre. Pendant une semaine entière, on crut à son suicide; il n'avait pas donné signe de vie, avait disparu de son domicile et on ignorait où il était allé. La mère et la sœur de miss Harriett faisaient, comme on pense bien, une opposition formidable aux projets des deux amants; la famille de la Côte-Saint-André ne voulait pas davantage de ce mariage. Pour comble d'infortune, la malheureuse Ophélie se ruina et se cassa la jambe en descendant d'un cabriolet. Quoique les ressources pécuniaires d'Hector fussent des plus minces à ce moment-là, il ne balança plus à accomplir son dessein. Si mademoiselle Smithson était restée riche et célèbre, il aurait peut-être renoncé à ses projets; pauvre et malade, il n'hésita plus: il l'épousa.

Ces premières années de mariage furent tout à la fois pénibles et charmantes. Le nouveau ménage, dont le budget, pour commencer, s'élevait à trois cents francs de capital18, se fixa dans les quartiers les plus divers, tantôt rue Neuve-Saint-Marc, tantôt à Montmartre, dans une rue Saint-Denis dont il nous a été impossible de retrouver la trace. Liszt demeurait rue de Provence et rendait souvent visite aux jeunes époux; on passait ensemble des soirées, pendant lesquelles l'admirable pianiste exécutait des sonates de Beethoven dans l'obscurité, afin que l'impression produite fut plus forte. Aussi, comme Berlioz défendait son ami dans les journaux où il avait l'habitude d'écrire, – dans le Correspondant, la Revue européenne, le Courrier d'Europe, et enfin les Débats; comme il se fâchait quand les Parisiens volages essayaient d'opposer Thalberg à son rival; une lionne montrant les dents n'est pas plus redoutable! Gare à qui s'avisait de dire que Liszt n'était pas le premier pianiste des temps passés, présents et futurs! Et ce qu'il donnait comme un axiome musical indiscutable, le critique le pensait; car il n'aurait jamais pu trahir ses convictions et il affectait vis-à-vis des médiocrités un dédain voisin de l'impolitesse. Liszt, au surplus, lui rendait procédés pour procédés, transcrivant la Symphonie fantastique, jouant dans les nombreux concerts que le jeune maître donnait, l'hiver, avec un succès toujours croissant. Ici, rappelons quelques dates pour l'agrément des archéologues: la première audition de Sarah la Baigneuse et de la Belle Irlandaise eut lieu le 6 novembre 1834, au Conservatoire; Harold fut donné au second concert de cette série: «On s'aborde partout en s'entretenant de la Marche des Pèlerins», disaient les feuilles du temps; la mélodie du Cinq Mai et celle du Pâtre breton furent entendues pour la première fois le dimanche 22 novembre 1835. Berlioz et Girard, «l'excellent chef d'orchestre du Théâtre Nautique», plus tard, chef d'orchestre à l'Opéra, s'étaient associés; mais, Girard ayant été insuffisant dans l'exécution de certains morceaux, l'union se rompit et Berlioz s'en alla tout seul aux Menus-Plaisirs; car il changeait de salle de concerts aussi souvent que d'appartements privés, voyageant du Vaux-Hall à la rue Vivienne et du Garde-Meuble de la rue Bergère au Gymnase musical, situé sur le boulevard Bonne-Nouvelle19. Le bruit, commençait à se faire autour de son nom; si l'argent lui manquait parfois, les ennemis déjà ne lui manquaient pas. M. Fétis jeune l'attaquait dans je ne sais quelle feuille de chou; Arnal le parodiait au bal de l'Opéra, pendant que les masques dansaient des quadrilles, que les débardeurs faisaient vis-à-vis aux pierrettes, que la folie agitait ses grelots (style d'alors), et que Musard soufflait dans ses cornets à pistons: «Oui, messieurs, s'écriait Arnal, je vais faire exécuter devant vous une symphonie pittoresque et imitative, intitulée Épisode de la vie d'un joueur. Je n'ai besoin pour faire comprendre mes pensées dramatiques, ni de paroles, ni de chanteurs, ni d'acteurs, ni de costumes, ni de décorations. Tout cela, messieurs, est dans mon orchestre; vous y verrez agir mon personnage, vous l'entendrez parler, je vous le dépeindrai des pieds à la tête; à la seconde reprise du premier allegro, je veux vous apprendre même comment il met sa cravate. O merveille de la musique instrumentale! Mais je vous en ferai voir bien d'autres dans ma seconde Symphonie sur le code civil. Quelle différence, messieurs, d'une musique comme celle-là, qui se passe de mille accessoires inutiles au vrai génie et n'a besoin pour se faire comprendre que de… trois cents musiciens! Quelle différence, dis-je, avec les ponts neufs de Rossini! Oh! Rossini! ne me parlez pas de Rossini! un intrigant qui s'avise de faire exécuter sa musique dans les quatre parties du monde pour se faire une réputation!.. Charlatan!.. Un homme qui écrit des choses que comprendra le premier venu! Tenez, c'est abominable; et pour moi, la musique de Rossini est une chose ridicule; elle ne me fait aucun effet, mais aucune espèce d'effet, voilà l'effet qu'elle me fait20.»

Dans la Caricature, un journaliste anonyme publiait un article intitulé: le Musicien incompris: «Le musicien incompris méprise profondément ce qu'on nomme vulgairement le public; mais en compensation il n'a qu'une médiocre estime pour les artistes contemporains. Si vous lui nommez Meyerbeer: – Hum! hum! il a quelque talent, je ne dis pas, mais il sacrifie à la mode. – Et M. Auber? – Compositeur de quadrilles et de chansons. – Bellini, Donizetti? – Italiens, Italiens, musiciens faciles, trop faciles. – Par exemple, s'il traite très-cavalièrement le présent, il a une grande vénération pour tout ce qui date d'un siècle; et quand vous lui parlez d'un opéra nouveau, d'un succès, il vous répond d'une voix attendrie: Ah! que diriez-vous, si vous connaissiez le fameux Jacques Lenglumé (un incompris de la jeunesse de Louis XIV); quelle musique! quel musicien!.. Notre grand homme va chercher la solitude au huitième au-dessus de l'entresol; là, après s'être parfumé d'une grande quantité de cigares, après avoir tourné trois fois sur lui-même, il se livre tout entier au feu qui le dévore. Il saisit sa guitare (le piano généralement tapoté lui semblant fort mesquin) et tombe, le poil hérissé, sur un sofa où il compose, compose jusqu'à extinction de chaleur naturelle. Il court surtout après la haute philosophie musicale; pour lui la romance est un mythe qui doit exprimer une des faces les plus superficociquenqueuses de la vie humaine… Une fois lancé, rien ne l'arrête; il invente des accords inouïs, des rythmes inconnus, des mélodies inaccessibles. Grâce à cet agréable procédé et à cet exercice violent, le compositeur échevelé arrive à produire une partition qui peut lutter avec les charivaris les mieux organisés et il obtient toujours le succès… non, la chute demandée21.»

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