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Correspondance inédite de Hector Berlioz, 1819-1868
Correspondance inédite de Hector Berlioz, 1819-1868

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Correspondance inédite de Hector Berlioz, 1819-1868

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Dès lors, tout fut fini.

Le lundi, 8 mars 1869, dans la matinée, Hector Berlioz, de retour à Paris, rendait le dernier soupir. Ses obsèques eurent lieu à l'église de la Trinité, le jeudi suivant; l'Institut avait envoyé une nombreuse députation, les cordons du poêle étaient tenus par MM. Camille Doucet, Guillaume, Ambroise Thomas, Gounod, Nogent Saint Laurens, Perrin, le baron Taylor; la musique de la garde nationale précédait le cortège jouant des fragments de la Symphonie en l'honneur des victimes de Juillet. Sur le cercueil étaient (souvenir touchant) les couronnes données par la Société Sainte-Cécile, par la jeunesse hongroise, par la noblesse russe, et enfin les derniers lauriers de la ville de Grenoble.

Il était mort!.. la réparation commençait…

Il dort maintenant sur cette haute colline qui vit couler le sang des martyrs; là-bas, au-dessus de nous, écoutant peut-être les bruits tumultueux de l'immense ville. Aux anniversaires, de pieuses mains viennent déposer sur son tombeau des bouquets de fleurs promptement fanées par l'intempérie des saisons; j'y ai vu des roses blanches, aussi blanches que le lys, et des violettes répandues en pluie odoriférante, sur la pierre, sur le fer, et jusque dans la boue qu'avait produite le piétinement des passants. Il se repose là des tracas de sa vie agitée, attendant l'heure de la justice, lente à venir. Aucune rue ne porte son nom, aucun théâtre ne possède sa sombre effigie, aucun ministère (et il y en a eu pourtant beaucoup!) n'a songé à lui rendre des honneurs quelconques; de toutes les gloires musicales de la France, la France n'en oublie qu'une, celle dont elle peut le mieux se glorifier devant le monde entier. D'autres musiciens passeront; que dis-je? ils ne sont déjà plus… Berlioz est resté et son souvenir grandit, comme ces ombres qui, à mesure que décroît le soleil et que le temps s'écoule, deviennent plus accusées, plus nettes, et s'allongent sur le sable d'or.

Daniel Bernard.

I

A IGNACE PLEYEL

La Côte-Saint-André (Isère), 6 avril 1819.

Monsieur,

Ayant le projet de faire graver plusieurs œuvres de musique de ma composition, je me suis adressé à vous, espérant que vous pourriez remplir mon but. Je désirerais que vous prissiez à votre compte l'édition d'un pot-pourri53 concertant composé de morceaux choisis, et concertant pour flûte, cor, deux violons, alto et basse.

Voyez si vous pouvez le faire et combien d'exemplaires vous me donnerez. Répondez-moi au plus tôt, je vous prie, si cela peut vous convenir, combien de temps il vous faudra pour le graver et s'il est nécessaire d'affranchir le paquet.

J'ai l'honneur d'être, avec la plus parfaite considération, votre obéissant serviteur.

II

A RODOLPHE KREUTZER 54

(1826…?)

O génie!

Je succombe! je meurs! les larmes m'étouffent! la Mort d'Abel! dieux!..

Quel infâme public! il ne sent rien! que faut-il donc pour l'émouvoir?..

O génie! et que ferai-je, moi, si un jour ma musique peint les passions; on ne me comprendra pas, puisqu'ils ne couronnent pas, qu'ils ne portent pas en triomphe, qu'ils ne se prosternent pas devant l'auteur de tout ce qui est beau!

Sublime, déchirant, pathétique!

Ah! je n'en puis plus; il faut que j'écrive! A qui écrirai-je? au génie?.. Non, je n'ose.

C'est à l'homme, c'est à Kreutzer… il se moquera de moi… ça m'est égal…; je mourrais… si je me taisais. Ah! que ne puis-je le voir, lui parler, il m'entendroit, il verroit (sic) ce qui se passe dans mon âme déchirée; peut-être il me rendroit le courage que j'ai perdu, en voyant l'insensibilité de ces gredins de ladres, qui sont à peine dignes d'entendre les pantalonnades de ce pantin de Rossini.

Si la plume ne me tombait des mains, je ne finirais pas.

AH! GÉNIE!!!

III

A M. FÉTIS, DIRECTEUR DE LA REVUE MUSICALE 55

(16) mai 1828.

Monsieur le rédacteur,

Permettez-moi d'avoir recours à votre bienveillance et de réclamer l'assistance de votre journal pour me justifier aux yeux du public de plusieurs inculpations assez graves.

Le bruit s'est répandu dans le monde musical que j'allais donner un concert composé tout entier de ma musique et déjà une rumeur de blâme s'élève contre moi; on m'accuse de témérité, on me prête les intentions les plus ridicules.

A tout cela je répondrai que je veux tout simplement me faire connaître, afin d'inspirer, si je le puis, quelque confiance aux auteurs et aux directeurs de nos théâtres lyriques. Ce désir est-il blâmable dans un jeune homme? Je ne le crois pas. Or, si un pareil dessein n'a rien de répréhensible, en quoi les moyens que j'emploie pour l'accomplir peuvent-ils l'être?

Parce qu'on a donné des concerts composés tout entiers des œuvres de Mozart et de Beethoven, s'ensuit-il de là qu'en faisant de même j'aie les prétentions absurdes qu'on me suppose? Je le répète, en agissant ainsi, je ne fais qu'employer le moyen le plus facile de faire connaître mes essais dans le genre dramatique.

Quant à la témérité qui me porte à m'exposer devant le public dans un concert, elle est toute naturelle, et voici mon excuse. Depuis quatre ans, je frappe à toutes les portes; aucune ne s'est encore ouverte. Je ne puis obtenir aucun poëme d'opéra, ni faire représenter celui qui m'a été confié56. J'ai essayé inutilement tous les moyens de me faire entendre; il ne m'en reste plus qu'un, je l'emploie, et je crois que je ne ferai pas mal de prendre pour devise ce vers de Virgile:

Ulla salus victis nullam sperare salutem.

Agréez, etc.

IV

A M. FERDINAND HILLER

Paris, 1829.

Mon cher Ferdinand,

Il faut que je vous écrive encore ce soir; cette lettre ne sera peut-être pas plus heureuse que les autres… mais n'importe. Pourriez-vous me dire ce que c'est que cette puissance d'émotion, cette faculté de souffrir qui me tue? Demandez à votre ange… à ce séraphin qui vous a ouvert la porte des cieux!.. Ne gémissons pas!.. mon feu s'éteint, attendez un instant… O mon ami, savez-vous?.. J'ai brûlé, pour l'allumer, le manuscrit de mon élégie en prose!.. des larmes toujours, des larmes sympathiques; je vois Ophelia en verser, j'entends sa voix tragique, les rayons de ses yeux sublimes me consument. O mon ami, je suis bien malheureux; c'est inexprimable!

J'ai demeuré bien du temps à sécher l'eau qui tombe de mes yeux… – En attendant, je crois voir Beethoven qui me regarde sévèrement, Spontini guéri de mes maux, qui me considère d'un air de pitié plein d'indulgence, et Weber qui semble me parler à l'oreille comme un esprit familier habitant une région bienheureuse où il m'attend pour me consoler.

Tout ceci est fou… complétement fou, pour un joueur de dominos du café de la Régence ou un membre de l'Institut… Non, je veux vivre… encore…; la musique est un art céleste, rien n'est au-dessus, que le véritable amour; l'un me rendra peut-être aussi malheureux que l'autre, mais au moins, j'aurai vécu… de souffrances, il est vrai, de rage, de cris et de pleurs, mais j'aurai… rien… Mon cher Ferdinand!.. j'ai trouvé en vous tous les symptômes de la véritable amitié, celle que j'ai pour vous est aussi très vraie; mais je crains bien qu'elle ne vous donne jamais ce bonheur calme qu'on trouve loin des volcans… hors de moi, tout à fait incapable de dire quelque chose de… raisonnable… il y a aujourd'hui un an que je la vis pour la dernière fois… Oh! malheureuse! que je t'aimais! J'écris en frémissant que je t'aime!..

S'il y a un nouveau monde, nous retrouverons-nous?.. Verrai-je jamais Shakespeare?

Pourra-t-elle me connaître?..

Comprendra-t-elle la poésie de mon amour?...... Oh! Juliette, Ophelia, Belvidera, Jeanne Shore, noms que l'enfer répète sans cesse............

Au fait!

Je suis un homme très malheureux, un être presque isolé dans le monde, un animal accablé d'une imagination qu'il ne peut porter, dévoré d'un amour sans bornes qui n'est payé que par l'indifférence et le mépris; oui! mais j'ai connu certains génies musicaux, j'ai ri à la lueur de leurs éclairs et je grince des dents seulement de souvenir!

Oh! sublimes! sublimes! exterminez-moi! appelez-moi sur vos nuages dorés, que je sois délivré!......

La Raison.

«Sois tranquille, imbécile, dans peu d'années, il ne sera pas plus question de tes souffrances que de ce que tu appelles le génie de Beethoven, la sensibilité passionnée de Spontini, l'imagination rêveuse de Weber, la puissance colossale de Shakspeare!..

Va, va, Henriette Smithsonet Hector Berlioz

seront réunis dans l'oubli de la tombe, ce qui n'empêchera pas d'autres malheureux de souffrir et de mourir!..»

V

AU MÊME

La Côte-Saint-André, 9 janvier 1831.

Mon cher ami,

Je suis depuis huit jours chez mon père, environné de soins affectueux et tendres par mes parents et mes amis, accablé de félicitations, de compliments de toute espèce; mais mon cœur a tant de peine à battre, je suis si oppressé, que je ne dis pas dix paroles en une heure. Mes parents conçoivent ma tristesse et me la pardonnent. Je partirai pour Grenoble dans six jours; si vous me répondez, adressez néanmoins votre lettre à la Côte-Saint-André (Isère), et mettez mon nom Hector pour que la lettre ne parvienne pas à mon père.

Je vous écris dans le salon de Rocher, qui me charge de le rappeler à votre souvenir.

Que faites-vous?.. Il n'y a toujours point de musique, n'est-ce pas, dans ce bruyant Paris?.. Avez-vous fini vos trios?.. Feydeau est-il enfin fermé?.. l'opéra de Meyerbeer est-il en répétition57?.. Saluez-le, je vous prie, de ma part, quand vous le verrez (Meyerbeer! ma phrase est si mal tournée, que vous pourriez croire que c'est son opéra que je veux dire).

Nous allons avoir la guerre!.. On va tout saccager; des hommes qui se croient libres vont se ruer contre d'autres hommes qui sont certainement esclaves; peut-être les hommes libres seront-ils exterminés, les esclaves seront-ils maîtres; puisse toute l'Europe s'épuiser en cris de rage, tous ses enfants s'entr'égorger, le fer et le feu triompher, la peste régner, la famine ronger; puisse Paris brûler, pourvu que j'y sois et que, la tenant dans mes bras, nous nous tordions ensemble dans les flammes!

Voilà mes vœux sincères et le bien que je souhaite à l'espèce humaine. Quand je serai heureux, ce sera tout différent; je laisserai l'espèce humaine tranquille, et elle ne s'en tourmentera pas moins.

Assez grincé des dents. Voulez-vous, je vous prie, aller chez Desmarest, rue Monsigny, nº 1, près de l'Opéra-Comique, lui dire mille amitiés de ma part, le charger de cinq cents autres pour Girard, et lui demander s'il n'a point eu de lettre à mon adresse; il s'était engagé à les prendre chez mon portier.

Blasphémez un peu à mon intention, je vous prie, j'en éprouverai du soulagement, et je vous rendrai la pareille quand vous voudrez.

Adieu! les cœurs de lave ne sont durs que quand ils sont froids, le mien est rouge fondant. Je suis toujours votre ami dévoué.

Mettez, je vous prie, cette petite lettre à la poste.

VI

AU MÊME

La Côte-Saint-André, 23 janvier 1831.

Je viens de faire à Grenoble un insipide voyage, passant la moitié de mon temps malade au lit, l'autre moitié à faire des visites plus assommantes les unes que les autres; j'arrive hier après avoir passé une dévorante journée sans dire un mot. Mon père, qui venait d'apprendre mon état par ma mère, m'embrasse en souriant et me dit qu'il y avait une lettre de Paris pour moi; j'ai compris à son air que c'était de madame…; effectivement, c'était une lettre double; je suis redevenu calme; j'étais aussi ravi que je puisse l'être dans un si exécrable exil. Ne faut-il pas que votre lettre arrive aujourd'hui pour troubler ma tranquillité? que le diable vous emporte! Qu'aviez-vous besoin de venir me dire que je me plais dans un désespoir dont PERSONNE ne me sait gré, «personne moins que les gens pour qui je me désespère».

D'abord, je ne me désespère pas pour des gens; ensuite, je vous dirai que, si vous avez vos raisons pour juger sévèrement la personne pour laquelle je me désespère, j'ai les miennes aussi pour vous assurer que je connais aujourd'hui son caractère mieux que personne. Je sais très bien qu'elle ne se désespère pas, elle; la preuve de cela, c'est que je suis ici et que, si elle avait persisté à me supplier de ne pas partir, comme elle l'a fait plusieurs fois, je serais resté. De quoi se désespèrerait-elle? elle sait très bien à quoi s'en tenir sur mon compte, elle connaît aujourd'hui tout ce que mon cœur enferme de dévouement pour elle (pas tout cependant: il y a encore un sacrifice, le plus grand de tous, qu'elle ne connaît pas, et que je lui ferai). Vous ne savez pas ce qui me tourmente, personne au monde qu'elle ne le sait; encore n'y a-t-il pas longtemps qu'elle l'ignorait.

Ne me donnez pas de vos conseils épicuriens, ils ne me vont pas le moins du monde. C'est le moyen d'arriver au petit bonheur, et je n'en veux point. Le grand bonheur ou la mort, la vie poétique ou l'anéantissement. Ainsi, ne venez pas me parler de femme superbe, de taille gigantesque, et de la part que prennent ou ne prennent pas à mes chagrins les êtres qui me sont chers; car vous n'en savez rien, qui vous l'a dit?.. Vous ne savez pas ce qu'elle sent, ce qu'elle pense. Ce n'est pas parce que vous l'aurez vue dans un concert, gaie et contente, que vous pourrez en tirer une induction fatale pour moi. Si cela était, que devriez-vous donc induire de ma conduite à Grenoble, si vous m'aviez vu un jour dans un grand dîner de famille, ayant à droite et à gauche mes deux charmantes cousines de dix-sept à dix-huit ans, avec lesquelles je folâtrais et riais de la façon la plus inaccoutumée?..

Ma lettre est brusque, mon ami, mais vous m'avez froissé horriblement. Je resterai encore ici neuf jours au moins; Ferrand viendra demain. Si vous vouliez m'écrire courrier par courrier une seconde lettre, vous me feriez bien plaisir et elle arriverait à temps.

Adieu, mille choses à Sina et à Girard; si vous avez entendu parler de mon mariage dans le monde, dites-le-moi, et ce qu'on en dit.

Voulez-vous, je vous prie, passer chez Gounet, rue Saint-Anne, 34 ou 36, et lui dire mille choses de ma part? Je lui écrirai dès que Ferrand sera arrivé.

VII

AU MÊME

La Côte Saint-André, 31 janvier 1831.

Quoique mon agitation dévorante n'ait pas cessé un instant depuis mon arrivée ici, je puis cependant aujourd'hui vous écrire avec plus de calme. Puisque vous avez déjà à votre âge rencontré un filon d'or dans cette pauvre mine où nous fouillons tous, tâchez de le suivre jusqu'au bout, mais songez bien que vous êtes sous une voûte que vous creusez en avançant, et qui peut s'écrouler derrière vous. La bévue que vous avez faite, en demandant à Cherubini la salle du Conservatoire avant que la Société de concerts ait fini, est impardonnable. Vous deviez bien savoir que jamais ces messieurs n'y consentiraient, et il est fort désagréable de se voir contre-carré par une volonté contre laquelle la sienne propre est impuissante. Je dois vous dire que vous faites quelquefois les choses trop précipitamment. Il faut, je crois, réfléchir beaucoup à ce qu'on projette, et quand les mesures sont prises, frapper un tel coup que tous les obstacles soient brisés. La prudence et la force, il n'y a au monde que ces deux moyens de parvenir. Je crains qu'on ne me laisse pas partir avant samedi ou même lundi prochain. Je suis toujours malade, je ne me lève pas tous les jours, et il fait un froid terrible. Et tout ce temps se perd… et j'ai tant de mois encore à dévorer!..

Oui, mon cher ami, je dois vous faire un mystère d'un chagrin affreux que j'éprouverai peut-être longtemps encore; il tient à des circonstances de ma vie qui sont complétement ignorées de tout le monde (C… excepté); j'ai au moins la consolation de le lui avoir appris sans que… (assez).

Quoique je sois forcé d'être mystérieux avec vous sur ce point, je ne crois pas que vous ayez de raison de l'être avec moi sur d'autres. Je vous supplie donc de me dire ce que vous entendez par cette phrase de votre dernière lettre: «Vous voulez faire un sacrifice; il y a longtemps que j'en crains un que, malheureusement, j'ai bien des raisons à croire que vous ferez un jour.» Quel est celui dont vous voulez parler? Je vous en conjure, dans vos lettres, ne parlez jamais à mots couverts, surtout quand il s'agit d'elle. Cela me torture. N'oubliez pas de me donner franchement cette explication.

Écrivez-moi poste restante, à Rome, en ayant soin d'affranchir jusqu'à la frontière, sans quoi la lettre ne me parviendrait pas.

VIII

A MM. GOUNET, GIRARD, HILLER, DESMAREST, RICHARD, SICHEL

Nizza, le 6 mai 1831.

Allons Gounet58, lisez-nous cela.

D'abord je vous embrasse tous; je me réjouis de vous revoir encore, de me retrouver auprès d'amis dont l'affection m'est si chère, de parler ensemble musique, enthousiasme, génie, poésie enfin. Je suis sauvé, je commence à m'apercevoir que je renais meilleur que je n'étais, je n'ai même plus de rage dans l'âme… Comme je ne vous ai pas écrit depuis mon départ de la France, il faut que je vous conte mon voyage.

Je me suis embarqué à Marseille sur un brick sarde, faisant voile pour Livourne. Ce trajet se fait ordinairement en cinq jours avec un temps passable, et nous en avons mis onze. Pendant la première semaine, nous étions accablés de calmes plats qui duraient tous les jours jusqu'au coucher du soleil; ce n'était que pendant la nuit que nous avancions un peu. Ne sachant comment nous désennuyer, nous avions imaginé de tirer au pistolet sur le pont. La cible était un biscuit fiché au bout d'un bâton qu'on avait attaché à la poupe, et que l'oscillation du navire rendait très difficile à atteindre. Tel était notre passe temps. Mes compagnons de voyage étaient des militaires italiens, accourant à Modène prendre part à la révolution qui venait d'y éclater. Arrivés dans la rivière de Gênes, un vent furieux des Alpes nous a assaillis tout à coup; les vagues entraient par les écoutilles et couvraient le pont à tout instant. Bon! disais-je, cela manquait, il serait bien dommage que je n'eusse pas aussi mon petit bout de tempête; ce sera charmant!.. Mais le charme est devenu un peu fort, comme vous allez voir.

Le capitaine, voulant regagner le temps perdu, avait laissé toutes les voiles étendues, et le vaisseau, pris en flanc par le vent, penchait horriblement sur le côté. Le soir, comme j'étais dans la chambre, à essayer de dormir, j'entends la voix d'un de nos passagers qui criait aux matelots: Coraggio, corpo di Dio! sara niente. «Diable, dis-je, il paraît au contraire que c'est beaucoup.» Je m'enveloppe alors dans mon manteau, et je monte sur le pont, suivi de quatre officiers épouvantés de ce que nous venions d'entendre.

J'avoue qu'il est difficile de s'imaginer un pareil spectacle et que, malgré le peu de cas que je faisais alors de la vie, le cœur commença à me battre d'une terrible manière. Figurez-vous le vent rugissant avec une furie dont on ne peut avoir d'idée à terre, les vagues enlevées de la mer, lancées en l'air, d'où elles retombaient en poussière, le vaisseau tellement penché que son bord droit était en entier dans l'eau, et, avec cela, quatorze voiles immenses étendues, où le vent s'engouffrait de plein vol. Le passager que nous avions entendu crier tout à l'heure était un capitaine-corsaire vénitien, et même, ce qui est curieux, il avait été le capitaine de la corvette que lord Byron fit armer à ses frais pour parcourir l'Archipel; c'est ce qu'on appelle un crâne. Au bout de quelques minutes, le vent augmentant encore de rage, je l'entends qui dit en français: «Ce b… – là va nous faire sombrer avec toutes les voiles.» Alors je vis qu'il fallait prendre son parti, et le cœur cessa de me battre plus vite qu'à l'ordinaire. Je regardai tout à coup avec la plus grande indifférence ces vallées blanches ouvertes devant moi, où j'allais sans doute être bercé pour mon dernier sommeil; le pont était tellement incliné, qu'il était impossible de s'y tenir debout; j'étais cramponné à un morceau de fer de tribord et entortillé dans mon manteau, de manière à ne pouvoir remuer les membres; j'avais pensé m'épargner une longue agonie en m'empêchant de nager, et j'espérais couler bas comme une pièce de canon.

Enfin, le danger devenant de plus en plus imminent, notre corsaire vénitien prend sur lui de commander la manœuvre: Tutti, tutti, al perrochetto, s'écria-t-il, prestissimo al perrochetto; ecco la borresca. Les matelots lui obéissent; mais, pendant qu'ils se précipitent sur le grand mât pour carguer les voiles, un dernier effort du vent nous couche presque entièrement sur le côté. Alors la scène est devenue sublime d'horreur; tous les meubles qui garnissaient l'intérieur du navire, les armoires, les tables, les chaises, les ustensiles de cuisine s'écroulent avec un fracas épouvantable; sur le pont, les tonneaux roulent les uns sur les autres, l'eau entre par torrents, le vaisseau craque comme une vieille coquille de noix, le pilote tombe et lâche le gouvernail; enfin nous sombrons. Mais nos matelots intrépides n'en continuaient pas moins au haut de la vergue à plier précipitamment les voiles, et il s'est trouvé que la plus grande était carguée justement dans l'instant où le vaisseau revenait un peu sur lui-même, ce qui a rendu la seconde oscillation moins basse; le gouvernail lâché par le pilote a permis au vaisseau de tourner et de se présenter au vent dans sa longueur; ce court instant a suffi pour nous tirer d'affaire.

Alors il a fallu courir à la pompe, c'étaient des cris à devenir fou; ensuite, pour compléter la détresse, la lanterne de la chambre s'était cassée et, en tombant sur des ballots de laine, y avait mis le feu. En voyant la fumée sortir par l'escalier, on s'en est aperçu; l'enfer n'est pas pire qu'un pareil moment. Heureusement pour moi, je n'ai pas le mal de mer, mais il fallait voir ces pauvres passagers se vomissant les uns sur les autres, tombant dans l'escalier, sur le pont, saisis de vertiges affreux; cela faisait mal. Le navire une fois remis, nous avons cheminé avec une seule voile et sans la moindre inquiétude, malgré la force de l'orage et l'inclinaison du vaisseau. C'était alors un autre concert, le vent sifflant dans les cordages nus, dans les poulies et les haubans, ricanait, grinçait comme un orchestre de petites flûtes; mais le matelot qui était à côté de moi disait: Oh! adesso, mi futto del vento! et, en effet, nous sommes arrivés le matin même à Livourne, sans accident. Oh! quelle nuit! et la lune qui nous regardait en courant à travers les nuages, avec une physionomie toute décomposée! elle semblait pressée d'arriver quelque part et ennuyée de nous trouver sur son passage.

Arrivé à Rome, j'ai trouvé que les bruits qu'on avait répandus à Florence sur les dangers que courait l'Académie étaient un peu exagérés, mais fondés. Les Transteverini, supposant les Français partisans de la révolution et hostiles au pape, voulaient tout simplement mettre le feu à l'Académie et nous égorger tous. Ils étaient déjà venus plusieurs fois examiner les avenues du jardin, et madame Horace en avait rencontré un dans une allée, qui l'avait menacée d'un long couteau qu'il montrait sous son manteau. Aussi notre directeur avait-il armé tout le monde de fusils à deux coups, pistolets, etc… Pourtant il n'est rien résulté de tout cela qu'une tarentelle que les Transteverini ont composée sur la mort prochaine des Français, et qu'ils venaient chanter sous nos fenêtres. Tous les camarades qui m'attendaient m'ont reçu avec la cordialité la plus franche; il m'a fallu quatre ou cinq jours pour retenir les noms de chacun, et, comme on se tutoie, j'étais obligé de dire à tout instant à quelqu'un: «Comment t'appelles-tu donc, toi?»

De M. Horace et de sa famille j'ai reçu un très-bon accueil; mais, quand le vieux Carle Vernet a su que j'admirais Gluck, il n'a plus voulu me quitter: «C'est que, voyez-vous, me disait-il, M. Despréaux prétendait que tout cela était rococo, et que Gluck était perruque.»

J'ai trouvé Mendelssohn; Monfort le connaissait déjà, nous avons été bien vite ensemble. C'est un garçon admirable, son talent d'exécution est aussi grand que son génie musical, et vraiment c'est beaucoup dire. Tout ce que j'ai entendu de lui m'a ravi; je crois fermement que c'est une des capacités musicales les plus hautes de l'époque. C'est lui qui a été mon cicerone; tous les matins, j'allais le trouver il me jouait une sonate de Beethoven, nous chantions Armide de Gluck, puis il me conduisait voir toutes les fameuses ruines qui me frappaient, je l'avoue, très-peu. Mendelssohn est une de ces âmes candides comme on en voit si rarement; il croit fermement à sa religion luthérienne, et je le scandalisais quelquefois beaucoup en riant de la Bible. Il m'a procuré les seuls instants supportables dont j'aie joui pendant mon séjour à Rome. L'inquiétude me dévorait, je ne recevais point de lettre de ma fidèle fiancée, et sans M. Horace, je serais parti au bout de trois jours, tant j'étais désespéré de n'avoir point trouvé de ses nouvelles à mon arrivée. A la fin du mois, n'en recevant pas davantage, je suis parti le vendredi saint, abandonnant ma pension pour aller savoir à Paris ce qui s'y passait. Mendelssohn ne voulait pas croire que je partisse réellement, il paria avec moi un dîner pour trois que je ne partirais pas, et nous le mangeâmes avec Monfort le mercredi saint, quand il vit que M. Horace m'avait payé mon voyage et que j'avais retenu ma voiture.

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