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Correspondance inédite de Hector Berlioz, 1819-1868
Correspondance inédite de Hector Berlioz, 1819-1868

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Correspondance inédite de Hector Berlioz, 1819-1868

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L'allusion est on ne peut plus claire.

Tout en se défendant du bec et de l'ongle dans les journaux, l'auteur de la Symphonie fantastique prouvait son talent de la même façon que le philosophe grec prouvait le mouvement en se mettant à marcher; il travaillait jour et nuit, il couvrait de croches et de doubles croches des liasses énormes de papier réglé. Paganini, qui devait lui faire, quatre ans après, un cadeau royal, lui commandait un morceau sur les Derniers instants de Marie Stuart22; ce projet n'eut pas de suite ou fut transformé en un autre projet. Comme dans Harold en Italie, il y avait une partie d'alto principal que Paganini se chargeait de jouer et dont il voulait essayer l'effet sur le public anglais, un jour, à un concert de la rue Vivienne, Berlioz se trouva en face d'un géant aux ongles crochus, à la mine livide, à la chevelure tombant sur les épaules; ce géant l'embrassa en lui disant: —Tu Marcellus eris! Tu seras Beethoven! – C'était Paganini.

Comme nous le rappelions plus haut, les bienfaits du grand artiste ne s'arrêtèrent pas à cette démonstration théâtrale. Un dimanche, le 16 décembre 1838, Berlioz, riche de gloire, mais pauvre dans le vrai sens du mot (il avait dû payer les dettes de sa femme, qui s'élevaient à un chiffre assez respectable), donnait au Conservatoire une séance musicale dont nous transcrivons le programme exact: 1º Symphonie d'Harold. 2º Grand air de Marie Stuart, d'Alari, chanté par Madame Laty. 3º Le Pâtre breton, chanté par Madame Stoltz. 4º Cantando un di, de Bari, chanté par M. Boulanger et Mademoiselle Bodin. 5º Solo de violoncelle par M. Batta. 6º Scène de l'Alceste de Gluck, par M. Alizard et Madame Stoltz. 7º La Symphonie fantastique.

Paganini assistait au concert; deux jours après, il écrivit à son protégé le billet suivant23:

«Mon cher ami, Beethoven mort, il n'y avait que Berlioz qui put le faire revivre; et moi qui ai goûté vos divines compositions dignes d'un génie tel que vous, je crois de mon devoir de vous prier de vouloir bien accepter, comme un hommage de ma part, vingt mille francs qui vous seront remis sur la présentation de l'incluse. Croyez-moi toujours votre affectionné.»Nicolo Paganini.»

Voici la réponse de Berlioz:

«O digne et grand artiste,

»Comment vous exprimer ma reconnaissance!!! Je ne suis pas riche, mais, croyez-moi, le suffrage d'un homme de génie tel que vous me touche mille fois de plus que la générosité royale de votre présent.

»Les paroles me manquent, je courrai vous embrasser dès que je pourrai quitter mon lit, où je suis encore retenu aujourd'hui.»H. Berlioz.»

Jules Janin, un ami de la première et de la dernière heure, écrivit de son côté la lettre qu'on va lire24:

«Cher Berlioz,

»Il faut absolument que je vous dise tout mon bonheur en lisant ce matin cette belle et bonne lettre de change et de gloire que vous recevez de l'illustre Paganini. Je ne vous parle pas, je ne parle pas seulement de cette fortune qu'il vous donne, trois années de loisir, le temps de faire des chefs-d'œuvre, je parle de ce grand nom de Beethoven par lequel il vous salue. Et quel plus noble démenti à donner aux petits-maîtres et aux petites-maîtresses qui n'ont pas voulu reconnaître votre Cellini comme le frère de Fidelio! Donc, que Paganini soit loué comme le méritent ses belles actions, et qu'il soit désormais inviolable; il a été grand et généreux pour vous, plus généreux que pas un roi, pas un ministre, pas même un artiste de l'Europe, les véritables rois du monde. Il vous a appuyé de son approbation et de sa fortune; c'est maintenant plus que jamais qu'il faut louer ce grand musicien qui vous tend la main.

»Cher Berlioz, je vous embrasse bien tendrement, dans toute la joie de mon cœur.

»Jules Jamin.»20 décembre, 1838.»

Paganini n'avait pas affaire à un ingrat.

D'abord, Berlioz lui dédia sa symphonie de Roméo et Juliette; puis, il traduisit l'ode italienne que le poëte Romani avait écrite en l'honneur du roi des violonistes, après un concert donné par ce dernier au théâtre Carignano, à Turin. L'ode de Romani est peu connue, la traduction en est oubliée tout à fait; ce poétique morceau méritait un meilleur sort. On en jugera par les strophes suivantes:

«Oh! qui me rendra un seul des sons fugitifs que verse ton archet comme un torrent de splendeurs éthérées? Peut-être, ô souffles des airs, de ces lieux où ils se perdraient épars, les reportez-vous au ciel conservateur de toute mélodie? Oh! dans quel astre d'amour les déposez-vous afin de rendre et plus douces et plus joyeuses les évolutions de sa sphère radieuse? Oh! laissez-moi me désaltérer dans cette source pure d'immortelle harmonie? que je m'y plonge et que j'y nage avec ivresse comme l'alcyon au sein des mers, comme le cygne au sein des lacs!

»Vains désirs! l'homme ne se délivre point du poids qui l'attache à la terre; l'aile rapide du son ne saurait être liée… Que le souvenir nous charme encore, puisqu'il est tout ce que nous pouvons conserver. Lui, du moins, sera impérissable, ô Paganini! et les symphonies divines échappées de tes cordes émues retentiront dans nos cœurs et dans notre mémoire comme un bien qui n'est plus, mais que l'on sent toujours!..

»Les nations qui sont par delà les Alpes et par delà les mers s'étonnaient, et la mère des chants, l'Italie elle-même, au bruit de ces mélodies inouïes, s'étonnait, comme firent les Thraces, quand, guidés par la lyre divine, faveur d'une déesse, ils serrèrent entre eux les premiers nœuds fraternels. Oui, tous étaient frappés d'étonnement, car des mains habiles et célestes avaient posé si loin les bornes de l'art, qu'il ne semblait plus possible de les reculer. Tous admiraient la puissance créatrice et souveraine donnée à un archet, et quand ils voulurent comparer, toutes les cordes qui, jusque-là, avaient vibré devant eux, leur parurent sourdes et inertes…

»Tout ce que la terre et le ciel et les flots ont de voix, tout ce que la douleur, la joie et la colère ont d'accents, tout est là dans le sein de ce bois creux; c'est la harpe qui frémit et mêle ses soupirs aux nocturnes soupirs de la lyre d'Éolie, aux plaintes du vent parmi les branches et les feuilles; c'est le pâtre entonnant sa chanson rustique en rassemblant son troupeau; c'est le ménestrel invitant à la danse; c'est la vierge se plaignant de ses peines à la lune silencieuse; c'est le cri d'angoisse d'un cœur séparé du cœur qu'il aime; c'est le badinage, c'est le charme, c'est la vie, c'est le baiser…

»Sur cette corde sont d'autres notes… que peut seul connaître le génie audacieux qui la tend et la modère; mais l'Italie un jour avec transport les entendra…»

Nous avons emprunté ce morceau à un recueil, la Gazette musicale, qui fut, pour ainsi dire, le journal officiel de Berlioz, pendant vingt ans.

La Gazette musicale, fondée en 1834 par l'éditeur Schlesinger et continuée depuis par les frères Brandus, venait à un moment propice; cette année était une année féconde pour l'art. Victor Hugo publiait Claude Gueux dans la Revue de Paris, Alfred de Musset jetait au vent les pages légères de Fantasio, Halévy donnait à l'Opéra-Comique les Souvenirs de Lafleur et surveillait à l'Opéra les répétitions de la Juive, Ingres peignait les portraits de M. Bertin et du comte Molé, Jules Janin passionnait Paris avec ses feuilletons étincelants, un journal littéraire, le Protée, paraissait sous les auspices de Louis Desnoyers et de Léon Gozlan, que les compositeurs d'imprimerie ne connaissaient pas bien encore; car ils écrivaient ainsi son nom: Gorian ou Gozean. La Gazette musicale obtint tout de suite un vif succès, mêlé de scandale. Le gérant de la Gazette, M. Schlesinger, fut attaqué dans une salle de concert par un élève de M. Herz, nommé Billard, et un duel s'ensuivit; M. Billard fut atteint au bas ventre; heureusement que la balle, amortie, ne produisit qu'une violente contusion.

Les articles de Berlioz dans la Gazette musicale sont nombreux; nous signalerons spécialement le compte rendu de la première représentation de l'opéra des Huguenots, qui devait s'appeler primitivement la Saint-Barthélemy, et dont le rôle de basse, illustré par Levasseur, devait être confié à Serda. Pendant les répétitions, on ne croyait guère au succès de l'ouvrage; le chef d'orchestre s'arrêtait souvent pour dire à Meyerbeer: – Ce passage-là n'a pas le sens commun. – Eh bien! répliquait Meyerbeer de sa voix flûtée et avec un léger accent gascon, si ma musique n'a pas le sens commun, c'est qu'elle en a un autre25.

En fait de critique, on a généreusement prêté à Berlioz les opinions les plus saugrenues; il aimait les Huguenots, il aimait Guillaume Tell; il n'a jamais écrit sur le Pré aux Clercs le fameux article qu'on lui a tant reproché. En veut-on la preuve? Qu'on se donne la peine d'ouvrir le Journal des Débats du 15 mars 1869, Jules Janin s'y avoue coupable du méfait dont un innocent, pendant un quart de siècle, a été victime:

«Certains critiques ont reproché à Berlioz d'avoir mal parlé d'Hérold et du Pré aux Clercs. Ce n'est pas Berlioz, c'est un autre, un jeune homme ignorant et qui ne doutait de rien en ce temps-là, qui, dans un feuilleton misérable, a maltraité le chef-d'œuvre d'Hérold. Il s'en repentira toute sa vie. Or cet ignorant s'appelait (j'en ai honte!) il faut bien en convenir… Monsieur, Jules Janin.»

Malgré cette déclaration formelle, on trouvera encore des obstinés qui parleront avec horreur du feuilleton sur le Pré aux Clercs.

Mais Berlioz n'aimait pas Mozart?

Il ne l'aimait pas?.. Nous allons citer ses propres paroles au sujet d'Idoménée: «Mozart… Raphael!.. Quel miracle de beauté qu'une telle musique! comme c'est pur! quel parfum d'antiquité! C'est grec, c'est incontestablement grec, comme l'Iphigénie de Gluck, et la ressemblance du style de ces deux maîtres est telle dans ces deux ouvrages qu'il est vraiment impossible de retrouver le trait individuel qui pourrait les faire distinguer26…» En fouillant dans la collection du Journal des Débats, nous rencontrerions bien d'autres témoignages de la fausseté des sentiments attribués au réformateur musical que M. Ingres et bien d'autres considéraient comme un monstre: immanissimum et foedissimum monstrum. Une fois pour toutes, établissons que Berlioz ne prétendait nullement au rôle que certains compositeurs ont tenu depuis. Il ne se vantait pas d'être le seul de son espèce et ne croyait point qu'avant lui, la musique fût une science ignorée, ténébreuse, inculte; loin de renier les anciens, il se prosternait avec vénération devant les dieux de la symphonie, il brûlait devant leurs autels l'encens le plus pur. Son unique prétention (et elle nous paraît justifiée) était de continuer la tradition musicale en l'agrandissant, en l'améliorant, grâce aux ressources modernes: «J'ai pris la musique où Beethoven l'a laissée», disait-il avec quelque orgueil à M. Fétis. – Il y avait du vrai dans cette assertion.

Dès 1835, les journaux annoncèrent que Berlioz s'occupait d'écrire un opéra sur un livret d'Alfred de Vigny; il s'agissait de Benvenuto sans doute, qui ne parut sur la scène que trois ans plus tard. En France, tout compositeur qui n'aborde pas le théâtre est condamné à l'obscurité; Berlioz se rendait bien compte de cet axiome et cherchait à se produire dans la musique dramatique. Un instant, il obtint le poste de directeur des Italiens27; mais la presse opposante cria au favoritisme et répandit le bruit que M. Bertin, des Débats, avait fait obtenir à son feuilletoniste le sceptre directorial, pour que mademoiselle Louise Bertin, qui composait, elle aussi, fît jouer, salle Ventadour, les ouvrages qu'on lui refusait ailleurs. Devant cette malveillance caractérisée, Berlioz se retira; il n'avait pas trop à se plaindre du Gouvernement qui lui commandait tantôt un Requiem, tantôt une Marche funèbre et triomphale, toutes les fois qu'il était question de célébrer les victimes de Juillet.

Le Requiem fut exécuté dans diverses villes de France, notamment à Lille, d'où Habeneck envoya à l'auteur une lettre de félicitation28. Mais ce n'étaient là que des succès relatifs. La grosse partie allait se jouer à l'Opéra, où les études de Benvenuto Cellini étaient poussées avec activité. Le soir de la première représentation, une horrible cabale fut organisée contre la pièce; le parterre siffla, grogna, hurla; les ennemis de la famille Bertin imitèrent les cris des animaux les plus divers pour faire payer à l'infortuné musicien l'honneur qu'il avait d'écrire dans une feuille ministérielle. Où la politique va-t-elle se nicher! Duprez, habituellement si applaudi, ne réussit pas à conjurer l'orage; madame Stoltz et madame Dorus-Gras eurent beau être charmantes, on leur tint rigueur; les musiciens de l'orchestre s'associèrent au ressentiment du public. Deux d'entre eux, pendant les répétitions, avaient été surpris jouant l'air J'ai du bon tabac, au lieu de jouer leur partie.

Vaincu dans cette bataille inégale, l'auteur de Benvenuto ne se découragea point; il avait la foi qui transporte les montagnes. Dès 1842, il commença par la Belgique la série de ces voyages à l'étranger qui furent pour lui la compensation et la revanche des insuccès parisiens. Si la France résistait au génie de Berlioz, l'Allemagne, la Russie, la Suisse, le Danemark pressentaient chez ce lutteur incompris une force bizarre et peut-être nouvelle: ainsi Cologne écoutait attentivement l'ouverture des Francs Juges, Mayence et Leipzig ne tardaient pas à acclamer le même morceau. Romberg, premier violon du Théâtre-Allemand à Saint-Pétersbourg, réussissait à faire entendre le Dies Iræ du Requiem et envoyait à l'éditeur Schlesinger un compte rendu enthousiaste; Hambourg, de son côté, se prononçait pour le maître; la contagion gagnait la ville de Copenhague, qui accourait au concert de M. et de madame Mortier Fontaine pour applaudir à l'ouverture de Waverley; Winterthur, dans le canton de Zurich, imitait Cologne, Copenhague et Hambourg. Cependant Winterthur est une ville si peu considérable, que nous avons eu quelque peine à la découvrir sur la carte.

Les siffleurs de Benvenuto, en apprenant ces nouvelles du dehors, commencèrent à réfléchir; si, par hasard, ils s'étaient trompés!.. Il y eut une espèce de revirement dans le public et l'on vit, un jour, des conscrits entonner, dans la rue, le motif de la Marche funèbre et triomphale en se promenant du Palais-Royal aux Italiens et à l'Opéra. Le cortège se composait d'une centaine de jeunes gens précédés de vivandières, de sapeurs, de tambours-majors et de porte-drapeaux29.

«A Bruxelles, nous dit le compositeur dans ses Mémoires, les opinions sur ma musique furent presque aussi divergentes qu'à Paris.» C'est là que nous nous trouvons pour la première fois en présence de mademoiselle Récio, que Berlioz devait épouser à la mort d'Henriette Smithson; mademoiselle Récio chanta dans les concerts de son futur mari; nous ignorons avec quel succès. Le voyage en Allemagne fut beaucoup plus décisif pour la gloire du musicien que l'excursion en Belgique; depuis longtemps, Berlioz était attendu de l'autre côté du Rhin. Nous osons à peine révéler la vérité, car elle est triste à dire; triste pour nous, Français, et pour notre goût artistique. Pendant que nous marchandions à notre compatriote de maigres applaudissements, la capitale de la Prusse le traitait en triomphateur; on lui accordait le théâtre royal et les premiers artistes de la ville, le roi accourait de Potsdam à franc étrier, se mêlait à l'enthousiasme de ses sujets (malgré l'étiquette), demandait pour ses bandes militaires la Fête chez Capulet30. Bien mieux: le maître de la chapelle ducale de Brunswick, M. Georges Muller, venait, après l'audition de Roméo et Juliette, déposer une couronne sur la partition31. Mendelssohn enfin, qui dédaignait tant son camarade de Rome, échangeait avec lui son bâton de chef d'orchestre, à propos du Sabbat de la Symphonie fantastique, exécuté presque en même temps que la Première Nuit du Sabbat, à Leipzig. Le compositeur parisien remercia par une lettre le compositeur allemand; nous avons eu la chance inespérée de retrouver le texte du billet:

Leipzig, 2 février 1843.

Au chef Mendelssohn.

«Grand chef, nous nous sommes promis d'échanger nos tomawacks! Voici le mien, il est grossier, le tien est simple!

»Les Squaws seules et les Visages-Pâles aiment les armes ornées. Sois mon frère, et, quand le Grand-Esprit nous aura envoyés chasser dans le pays des âmes, que nos guerriers suspendent nos tomawacks amis à la porte du conseil32.»

Nous n'insisterons pas. Il nous est douloureux de constater que la justice et le sentiment du beau se sont rencontrés ailleurs que chez nous et, qui pis est, chez nos plus implacables adversaires. Au moment où l'Allemagne tressaillait aux accents des mâles symphonies du maître, nous raffolions, nous, d'opéra-comique; nous essayions d'implanter ce genre absurde dans les cinq parties du monde et une troupe de chanteurs se préparait à s'embarquer dans le port de Brest. La troupe était au complet; elle avait une prima donna, une dugazon, un ténor, des barytons, un régisseur. Quant à sa destination, on ne la devinerait jamais. Ces messieurs et ces dames allaient faire connaître les beautés du Domino noir, de Zampa, et de Fra Diavolo aux sauvages des îles Marquises33!!!!!

En juin 1843, Berlioz revint à Paris pour s'occuper d'un opéra, la Nonne sanglante, qu'il n'acheva jamais. Il trouva chez lui, en rentrant, un ordre de l'empereur de Russie, lui enjoignant d'arranger des plains-chants grecs à seize parties, en quadruple chœur. Vers la même époque, il fut nommé membre de l'Académie romaine de Sainte-Cécile, puis il reprit ses concerts. Concert à la salle Herz (3 février 1844) et première audition de l'ouverture du Carnaval romain; concert spirituel à l'Opéra-Comique, le samedi saint, 6 avril; concert aux Italiens, où il s'emporte contre deux dames qui causaient dans une loge tandis qu'on exécutait la Marche des Pèlerins34; enfin concerts au palais de l'Industrie et au Cirque des Champs-Élysées (janvier 1845). Là, fut joué un morceau dont nous avons complétement perdu la trace: l'ouverture de la Tour de Nice, écrite par l'auteur, pendant un séjour de quelques semaines dans un vieux donjon, sur le bord de la mer. Le morceau était, paraît-il, tout à fait bizarre, entrecoupé de sifflements, de hurlements, de cris de chouettes, de bruits de chaînes. Il ne plut guère à l'auditoire et l'auteur fut sans doute du même avis que ses juges, puisqu'il remplaça sur l'affiche l'ouverture de la Tour de Nice par le Désert de Félicien David, artiste charmant, frais éclos, et qui n'en était plus à faire jouer, sous la direction de Valentino, des nonetti pour instruments à piston35.

Après l'Allemagne du Nord, Berlioz visita l'Autriche. «Nos dames, écrivait un Viennois, portent des bracelets, des bagues et des boucles d'oreilles à la Berlioz, c'est-à-dire avec son portrait36.» Les peintres recherchaient l'honneur de reproduire ses traits et il n'accorda cette faveur qu'à un M. Kriuber qui exposa, au foyer de l'Opéra, l'image du musicien à la mode, entourée de lauriers. «C'était bien la peine, disait un vieux professeur, de travailler cinquante ans à notre édifice musical; en deux heures, ce diable de Français a tout renversé.» Drôles de mœurs! Pendant que Berlioz dirigeait ses concerts, un poëte hongrois lui jeta des vers pour l'engager à venir à Pesth. Il prit la route opposée; il s'en fut à Prague, où le directeur du Conservatoire, M. Kittl, lui amena tous ses élèves pour que ceux-ci assistassent aux répétitions. Au moment de son départ de l'Autriche, Berlioz entendit un critique de Breslau prononcer cette parole: «Eh bien, il nous laisse de sa chaleur, au moins pour un an!»

S'il laissait de sa chaleur aux autres, il allait se refroidir, lui, en passant à Paris par la plus douloureuse épreuve qu'il eût subie jusqu'alors: l'épouvantable fiasco de la Damnation de Faust à l'Opéra-Comique (6 décembre 1846). Les deux ou trois cents personnes qui assistèrent à l'exécution de cette légende dramatique furent ravies, transportées; malheureusement elles n'étaient que deux ou trois cents. Le Paris de la fin du règne de Louis-Philippe s'intéressait beaucoup plus à la politique qu'aux choses de l'intelligence, les badauds s'occupaient des mariages espagnols; deux fabricants de cachemires, M. Cuthbert et M. Biétry, s'adressaient dans le Constitutionnel des correspondances qui passionnaient l'Europe. Au lieu de répondre à l'appel du symphoniste, la noblesse du faubourg Saint-Germain resta chez elle, la haute finance se garda bien de manquer l'heure de la Bourse, – car le concert avait lieu en plein jour, – les artistes firent la sourde oreille, les boutiquiers continuèrent à préférer la Dame blanche; ce fut une déroute auprès de laquelle celle de la Bérésina aurait passé pour une retraite en bon ordre.

Par un assez étrange hasard, le sujet de Faust, si profondément tudesque et septentrional, doit à nos compositeurs nationaux une grande partie de sa popularité. Je me garderai bien de louer la Damnation au détriment de l'opéra, plus moderne, de M. Charles Gounod; les deux œuvres ont des tendances diverses et se complètent l'une par l'autre. La scène du jardin: voilà le tendre et incomparable éclat qui illumine le Faust de M. Gounod. Mais, à propos d'illumination, je me rappelle qu'un soir, à l'Opéra, mes yeux ne pouvaient se détacher du petit appareil de lumière électrique qui, placé dans les combles du théâtre, versait des feux artificiels sur le jardin de Marguerite. J'avais beau me dire: «Me voilà loin de Paris, dans une vieille cité aux enseignes grimaçantes, sous les arbres, près des fleurs; l'orchestre prend le soin de traduire en sons merveilleux les sentiments que ma pauvre petite éloquence serait incapable d'exprimer…» – Peine perdue! la machine électrique de là haut m'ôtait toute illusion; elle me rappelait à la prosaïque réalité, elle me chuchotait dans son langage de machine: «Ne sois pas dupe de ces gens qui s'agitent là sur les planches et qui s'abîment la voix pour gagner de quoi acheter plus tard une maison de campagne où ils iront abriter leur esquinancie. Méphistophélès meurt d'envie de s'aller coucher; Faust n'a qu'une pensée: ménager ses notes hautes, aussi précieuses pour lui que des obligations de chemins de fer. Quant à Marguerite, qui débute, et qui a refusé, le jour même, un engagement pour la province, elle réfléchit qu'elle a eu tort de ne pas accepter les offres qu'on lui faisait.»

Avec le Faust de Berlioz, de pareilles désillusions ne sont pas à craindre. Comme il n'y a ni décors, ni coulisses, ni rampes, ni maillots, ni pourpoints, ni ballerines, ni marcheuses, ni même de souffleur, la musique se charge de tous les frais et vous emporte toute seule sur l'aile des chimères. Un décor?.. A quoi bon? Le musicien vous conduit où vous voulez en vingt-cinq mesures. Voulez-vous boire avec les étudiants dans la taverne d'Auerbach?.. A merveille! buvez. Le magicien donne un nouveau coup de sa baguette? Nous voici sur les bords de l'Elbe, près des sylphes qui frôlent les calices humides de rosée, sous les étoiles qui nous regardent en clignotant, comme des curieuses qu'elles sont de ce qui se passe chez nous… Attention! Nous avons eu à peine le temps de tourner la tête et le diable nous tient déjà compagnie devant la maison de Marguerite: Petite Louison, que fais-tu dès l'aurore… Oui, cet enchanteur de Berlioz dédaigne les machinistes; sans le secours de leur métier, il nous fait voyager, tout-simplement, dans le ciel et dans les enfers, sur la terre et sur l'onde, dans les nuages, dans l'Empyrée, dans le passé et dans l'avenir.

La Damnation de Faust rivalise avec les ouvrages des plus grands maîtres et n'est pas effacée par eux; elle lutte contre le poëme de Gœthe sans se laisser dominer par lui, elle rencontre Schubert et sa Marguerite au rouet; Schubert est vaincu. Mais savez-vous à quel sublime génie cette partition fait surtout songer?.. Quand vous entendez la dernière partie de l'œuvre, quand vous suivez la «course à l'abîme», si vertigineuse qu'un frisson vous saisit comme si vous étiez sur le bord d'un précipice, quand les horribles cris des démons saluent la chute de Méphisto et de sa victime, quand l'orchestre se livre à des saturnales enragées auxquelles succèdent les ineffables joies du paradis, quand vous écoutez le langage de Swedenborg mêlé aux hymnes des élus, oh! alors, savez-vous à qui vous pensez? Vous songez involontairement à Michel-Ange; oui, vous revoyez en imagination les gigantesques peintures de la chapelle Sixtine, et aucune autre comparaison ne peut s'offrir à votre esprit: il est impossible que l'analogie ne vous frappe pas, pour peu que vous ayez l'habitude de faire des rapprochements entre les différentes parties de l'art.

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