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Tu Sens Battre Mon Coeur ?
« Qu’est-ce que tu vois ?
— Pardon ?
— Je t’ai demandé ce que tu vois dehors.
— Je regarde la campagne.
— Tu regardes la campagne, bien. Mais qu’est-ce que tu vois ?
— Si je regarde la campagne, je vois la campagne !
— Logique.
— C’est une question stupide, vous ne croyez pas ?
— Ah, je ne sais pas. La plupart du temps, ce que l’on voit n’est pas du tout ce que l’on regarde. Pour moi c’est comme ça en tous cas. »
Cette fois, elle avait gagné, elle m’avait assené un coup qui m’avait fait terriblement mal. Je l’ai regardée, vaincue et sans aucune envie de répliquer. Peut-être que ma fuite était inutile. Je compris que, même en m’échappant à toutes jambes de mon passé, je retomberais dans un présent et un futur faits à son image et à sa ressemblance. J’ai baissé les yeux et croisé les mains sur mes jambes, ajoutant une touche de résignation à ma défaite, attendant que mon adversaire me porte le coup de grâce, pour me tuer. Comme un gladiateur dans l’arène le ferait après avoir obtenu de son empereur le droit d’en finir, et étancherait sa soif de sang. Mais cette fois, l’empereur me gracia, le pouce levé vers le haut. La foule ne criait pas parce qu’elle n’avait pas vu le sang jaillir de mes membres lacérés par le métal froid de l’épée, décidée à arrêter mon cœur et à m’effacer définitivement du monde des vivants. Le gladiateur, mon adversaire, m’avait tendu la main pour m’aider à me relever. Et moi, victime chanceuse d’un cruel spectacle pour adultes, je l’ai prise et me suis laissé soulever, respirant et admirant de nouveau la beauté de la lumière du soleil dans un ciel bleu sans nuages. Il ne pleuvrait pas ce jour-là, tant mieux.
« Je m’appelle Cindy.
— Melanie.
— Melanie, joli prénom. Je peux t’appeler Mel ?
— Vous pouvez. Appelez-moi comme vous voulez.
— Tu es sûre que ça ne t’embête pas ?
— Non, je vous le dirais.
— J’ai vingt-cinq ans Mel ! »
Je ne répondis pas. Je ne voulais pas me rappeler mon âge en cet instant.
« Tu sais ce que ça veut dire ?
— Aucune idée. Peut-être que vous êtes née il y a vingt-cinq ans ?
— Fine observation Mel ! Mais ce n’est que de l’arithmétique, rien à voir avec ce que je voulais dire. À savoir que je suis jeune.
— Je suis heureuse pour vous Cindy. Moi je suis plus âgée, j’ai trente-cinq ans. »
J’ai sursauté quand je me suis rendu compte que j’avais accidentellement livré un détail de ma vie, que je n’avais aucune intention de partager avec les autres. Je lui avais dit mon âge, lui confiant une boîte qui contenait mon existence, même la partie que j’avais si difficilement tenté d’oublier.
« Bien, on est presque de la même génération alors.
— Pas vraiment. On a dix ans de différence.
— Ça ne veut rien dire ! On est de la même génération. Celle des Beatles, d’Elvis, des jeans et des chemises ouvertes, de la brillantine dans les cheveux et des Cadillac ! Tu as entendu “A hard day’s night”, la nouvelle chanson des Beatles ?
— Bien sûr que je l’ai entendue ! J’adore les Beatles, je lui ai confié, surprise de nouveau.
— Moi aussi je les adore ! Et ils sont trop beaux en plus. Mon Dieu, je me les ferais bien ! s’est-elle exclamée avant de se mettre à chantonner la mélodie d’un ton juste. Mel, tutoie-moi allez ! Je ne vais pas te manger, ne t’inquiète pas. »
J’ai réfléchi trop longtemps, comme si le choix à faire, accepter ou non sa proposition, était une question de vie ou de mort. C’était pourtant quelque chose de banal pour une personne “normale”, une décision instinctive. L’instinct qui guide les animaux, mais que je n’avais jamais cultivé. Cindy m’a regardée, attendant ma réponse. Mon silence et ma réticence l’avaient un peu désorientée.
« D’accord. » Je lui ai souri, comme pour la récompenser de son attente, en réponse aux mille questions qui lui avaient peut-être traversé l’esprit en ce moment. J’avais peut-être attendu que ce soit elle qui le demande, qu’elle fasse sauter le coffre-fort où je m’étais enfermée, seule, m’apportant de l’oxygène et peut-être un souffle de vie. Peut-être que Cindy me prenait pour une folle, une personne qui avait urgemment besoin d’aide. Et elle aurait eu raison.
« Tu vas où ? »
Question inopportune et à la réponse compliquée pour moi. Mais j’étais déjà compromise. Une confession de plus n’aurait pas sali mon image plus qu’elle ne l’était. Le cours de mon destin n’en serait pas modifié. Toutefois, j’ai gardé une certaine réserve quand j’ai répondu.
« Je vais à Cleveland.
— À Cleveland ! Mais c’est génial ! Je suis de Cleveland, je retourne chez moi ! »
Ce fut comme si un rouleau compresseur me passait dessus, une de ces machines infernales utilisées pour étaler l’asphalte sur les routes et qui rendent le goudron lisse et doux comme une plaque de verre. Mais c’était moi le goudron étalé et écrasé.
« Ah ! » Ce fut le seul son que mes cordes vocales pétrifiées purent produire.
« Et tu loges où ? »
Et voilà, une nouvelle brèche s’ouvrait dans le gouffre déjà sanglant. Qu’est-ce que je pouvais répondre ? Que je n’avais pas de but précis ? Que je n’avais nulle part où aller en réalité mais que je parcourrais les rues comme une clocharde qui cherche un endroit bon marché pour dormir ? Voilà une idée ! Je pourrais lui dire que je ne resterais à Cleveland qu’un court laps de temps, que je n’étais que de passage ! Je pourrais ainsi me sortir du pétrin et lui échapper à tout moment, pour récupérer ma vie ! Ma vie ! Oui, mais quelle vie ? En avais-je vraiment une ?
« Dans un hôtel. Je suis juste de passage, je ne resterai que quelques jours », ai-je répondu, fière d’avoir pris la bonne direction pour la première fois, d’avoir décidé seule quoi faire. C’était une sensation nouvelle pour moi, terriblement puissante, prodigieuse, une avalanche d’énergie.
« Oh, je comprends. Quelques jours. Bien, alors tu peux rester chez moi, à la maison !
— Il ne manquerait plus que ça ! Je ne veux être un poids pour personne moi. Merci pour ton offre mais je ne peux vraiment pas accepter, désolée.
— Mais un poids pour qui, Mel ! On est comme ça dans l’Ohio ! Ne refuse pas notre hospitalité.
— On est un peu différents en Virginie-Occidentale.
— En Virginie-Occidentale ! Tu viens de là ? De quelle ville ? »
Ma vie était désormais du domaine public. Même le vieux monsieur avait baissé son journal pour voir le visage de cette fugitive dont les mots emplissaient l’air de cet endroit exigu. Sans défenses, j’ai aussi craché cette information.
« Cool !
— Qu’est-ce que ça veut dire “cool” ? »
— Ça veut dire “super”, “terrible” ! Mais tu vis où ? Tu n’as jamais entendu ce mot ? »
Je lui ai menti en lui disant que je l’avais entendu mais que je ne l’avais jamais fait entrer dans mon répertoire et que je m’étais désintéressée de sa signification. En réalité, je connaissais très bien le sens de ce mot utilisé surtout par les adolescents. Ce que je ne comprenais pas, c’était ce qu’elle trouvait de “cool” dans ce que je disais. Pourquoi cette fille arrivait à trouver du bien et du beau dans des choses, des pays ou des situations que j’avais toujours détestés ? Je commençais à penser que rester un peu avec elle me ferait du bien. Peut-être que j’apprendrais à vivre un peu, volant des leçons de vie gratuites à une fille plus jeune que moi, comme un parasite social. Peut-être qu’elle savait vraiment comme vivre dans le monde, ce monde dont nous faisions toutes deux parties, avec nos innombrables différences.
« Et toi, tu vis où ? ai-je demandé.
— Au bord du lac Erie. C’est un endroit très beau, surtout le soir quand les bruits de la ville s’atténuent et que tu n’entends plus que ceux du lac. Ma maison lui fait vraiment face et tu peux profiter de magnifiques couchers de soleil très colorés depuis le jardin. Tu aimeras, tu verras. Et je vis seule, personne ne nous dérangera ! » a-t-elle conclu avec un sourire malicieux que j’avais vu chez quelques jeunes d’une quinzaine d’années victimes de leurs premiers bouleversements hormonaux.
Je lui ai souri, et confirmé ainsi que j’acceptais son invitation. Je la dédommagerais d’une façon ou l’autre, je partagerais avec elle les frais de nourriture et de logement, je travaillerais et c’est tout. À ce moment-là, je pensais qu’il ne s’agirait que d’un bref séjour, que je chercherais un endroit à moi et que je verrais mon amie à l’occasion, chaque fois que ce serait nécessaire. Mon amie ! C’était tellement étrange à dire, et irréel à entendre. Mais je me trompais, car j’ai passé une bonne partie de ma vie dans cette maison sur le lac Erie. En un seul jour, j’avais gagné deux choses rien qu’à moi, une amie et une vie. Et tout ça, grâce ou à cause de Cindy, de sa présence insolente qui avait abattu tous mes murs, toute trace de désir de solitude. D’une présence de taille qui m’apportait aujourd’hui de la sécurité, comme l’amour d’une mère ou les bras d’une sœur que je n’avais jamais eue. De sa façon violente d’être entrée dans ma vie avec ses mots, son regard, toute son énergie et son chewing-gum. Je lui ai demandé si elle en avait un pour moi et elle m’en a offert. Je mâchais un chewing-gum pour la première fois de ma vie, au goût de fraise.
4.
Quand j’ai quitté mon emploi d’infirmière au bout de huit ans d’activité, mes collègues m’ont organisé une fête surprise. Les médecins participèrent aussi, chacun leur tour pour ne pas laisser vide le service de soins aux malades hospitalisés. Elle dura environ une heure, soixante minutes de brouhaha et de joie que d’autres vivaient à ma place. Ils m’avaient sortie de ma léthargie, me plaçant pour la première fois au centre d’un cercle, rendant mon départ encore plus compliqué. Avec les années, j’avais compris que les gens organisent une fête en ton honneur parce que, en fin de compte, ils éprouvent une certaine affection pour toi. Ils appellent ça de l’amitié. J’avais donc compris que l’amitié est ce sentiment primitif que l’on a pour une autre personne avec laquelle on partage quelque chose, une sorte de rapport humain. J’avais donc peut-être eu des amis dans ma jeunesse mais j’étais trop brute pour m’en rendre compte. Ou alors, il ne s’agissait que d’une relation de coexistence, d’une acceptation réciproque et d’une tolérance qui n’allaient pas au-delà d’un simple salut ou du partage d’une petite heure de jeu. Si l’ami est celui qui t’écoute et prend soin de toi, qui partage tes joies et tes peurs, alors ma peluche était mon amie, cadeau de l’ogre, qui m’avait défendue contre lui aussi longtemps qu’elle avait pu. Mon père, l’ogre, m’avait offert mon seul moyen de défense, pour que je puisse lutter contre lui. Il m’avait donné une amitié de tissu et de poils synthétiques, parce qu’il ne pourrait jamais rien m’apporter de plus. Ryan avait aussi été mon ami, ce garçon doux qui était parvenu à me procurer des frissons, même si leur sens était énigmatique.
Ils ont coupé un gâteau décoré de mon nom et d’un vœu pour l’avenir, écrits dans un filet de chocolat noir. Mais quel avenir ? Et surtout, l’avenir de qui ? Ils ont versé des boissons sans alcool dans des verres en plastique, faisant autant de bruit que des fous ivres et déchaînés au festival du poisson du village. Mon esprit retourna un instant aux nuits de larmes, quand mon père rentrait à la maison et défoulait sa colère sur le corps de ma mère, résigné et déjà prêt, dans son lit, à accepter encore une fois, pas la dernière, son destin. “ Heureux ceux qui sont persécutés car le royaume des cieux est à eux ! ” entendait-elle dans les sermons à l’église. Et elle souriait en entendant ces mots, elle acceptait sa vie comme elle l’était, rassurée par le fait que chaque coup de poing, gifle ou coup de pied, chaque violence reçue, la rapprocherait toujours plus de la porte de ce paradis si beau décrit par les hommes pour eux-mêmes. Les ogres n’entreraient jamais dans ce paradis. Quelqu’un m’a remarquée. Au milieu de ce vacarme, ils ont vu une larme furtive glisser de mes paupières incontinentes et descendre en suivant le profil de mon visage. Ils m’ont dit “C’est beau de te voir émue par la fête, tu es toujours si douce, tu nous manqueras tu sais ? ” Personne ne m’avait comprise, encore une fois. Ils ne me connaissaient pas du tout, nous ne partagions rien. Nous ne pouvions donc pas nous considérer comme des “amis”. Ce sentiment si important n’avait pour nous aucune signification. L’hôpital n’était plus que vacarme. Boucan et cris me faisaient penser que ces personnes étaient peut-être plutôt contentes de mon départ, de mon choix de me mettre hors de leur chemin, de mon propre gré. J’étais dérangeante pour eux tous, trop différente et donc anormale. Certains avaient formé un petit train, chantant des airs privés de sens et de musicalité, chacun les bras tendus et les mains posées sur les épaules de celui qui le précédait. Le “chef de train” avait un cône à l’envers de travers sur la tête. On aurait dit une glace tombée par terre. J’ai souri sans raison apparente. Sur le cône, une main experte avait joliment calligraphié les mots “Nous ne t’oublierons jamais Melanie ! ”, et je l’ai cru un moment. À la fin de la fête, quand les fous sont retournés s’enfermer dans leur cellule pour réduire le temps de guérison de leurs maladies, j’ai vu le cône en carton froissé et jeté dans une poubelle. J’ai pu voir mon nom dans les plis, souillé par une tache de beurre de cacahuètes. J’ai souri, pleuré, je ne sais plus très bien. J’ai jeté dessus les restes de la fête jusqu’à le recouvrir complètement, même mon nom, éliminant toute trace. J’ai admiré mon œuvre, soupiré de satisfaction, chiffonné la feuille avec les coordonnées que quelques-uns m’avaient laissées en me disant “On reste en contact surtout ! ”. Dans mon esprit, tout ça sonnait plus comme une menace que comme une sympathique invitation dictée par un réel intérêt pour moi. Je l’ai jetée avec les papiers au rebut parce que c’était sa place, ils se complétaient. Une fois la poubelle fermée, j’ai oublié. Oublier, comme ils feraient tous avec moi d’ici quelques heures. Nous nous verrions au paradis s’il existait vraiment, si l’enfer ne m’avait pas engloutie avant que le temps ne le fasse. Comme ça, juste pour s’amuser encore un peu avec moi. Je n’ai plus revu aucun d’eux, de toute ma vie, et je n’ai jamais su qui avait survécu à cette journée, à cette heure fugace d’euphorie de catalogue. À part une personne, Melanie. L’enfer n’avait pas voulu de moi, même le diable ne prenait plus de plaisir à se moquer de ma personne.
Ce soir-là, je suis rentrée tard à la maison. J’aurais voulu faire mes bagages et partir la nuit-même vers un nouvel endroit, sans décider, sans but précis. Beaucoup de jeunes le faisaient, c’était à la mode, presque une obligation pour ceux qui avaient réussi à mettre un peu d’argent de côté. J’aurais donc pu le faire aussi. Mais j’ai retardé mes bagages et le départ à un meilleur moment. J’ai posé le cadeau que les autres m’avaient donné avant de me saluer et me souhaiter “Bonne chance pour le futur”, phrase qui sentait un peu la résignation et portait en elle une note amère qui disait “À partir d’aujourd’hui, tu ne nous concernes plus ”. Ils m’avaient offert une montre. Ils avaient aussi offert une montre à ceux qui étaient partis avant moi, qui s’étaient mariés, qui avaient eu des enfants. Pourquoi offre-t-on toujours une montre ? C’est donc si important de constamment rappeler à une personne que son temps est destiné à passer, et qu’à la fin, elle arrivera à expiration comme une brique de lait abandonnée de tous au fond d’une étagère dans un petit supermarché de province ? Il n’y a qu’aux enterrements que l’on n’offre pas de montre au défunt, sans doute parce que le temps n’existe plus pour lui. Le temps n’est rien comparé à l’éternité qui le contient. J’ai ouvert le paquet, regardé la montre, déjà réglée à la bonne heure. Quelqu’un s’en était occupé, pour qu’elle soit prête à l’usage et que je ne perde pas de temps, justement. Perdre du temps pour régler le temps, quel curieux paradoxe ! J’ai posé la boîte refermée sur la tablette de la cheminée, où je la prendrais avant de partir. Peut-être.
5.
Cleveland était proche désormais. Cindy s’était endormie durant la dernière partie du trajet. Nous étions restées seules dans le wagon, je l’observais avec attention parce qu’elle ne pouvait pas me voir. Je l’enviais de la voir si heureuse, sûre d’elle, de sa vie. Une fille plus jeune que moi qui avait plus vécu que je n’avais pu le faire, qui avait fait des choix en étant consciente de tenir sa vie en main. “Sa” vie. Je me demandais pourquoi j’avais parlé avec elle, répondu à ses questions et m’en posant à mon tour sur elle. Je ne trouvais pas de réponse. Je ne me connaissais pas assez, évidemment. Je transpirais malgré les tourbillons d’air frais qui parcouraient le wagon et me pénétraient jusqu’aux os. Elle restait là, tranquille, béatement bercée par ses rêves. Puis le train a commencé à ralentir, accompagné du crissement agaçant des roues et des freins, qui anticipe l’arrivée dans la gare. Cindy a ouvert les yeux et étiré ses bras comme je faisais chaque matin depuis mon enfance dans les premières secondes qui suivaient mon réveil, quand les peurs de la nuit ne m’étaient pas encore revenues à l’esprit pour me rappeler à la réalité. Elle m’a souri.
« Je suis tombée comme une poire, désolée ! »
Je lui ai rendu son sourire. J’étais sincère et émerveillée de l’être en même temps.
« Tu t’es reposée un peu, ai-je confirmé. Elle a acquiescé.
— Qu’est-ce que tu as fait toi ?
— J’ai regardé dehors.
— Tout le temps ? J’ai dormi combien de temps ?
Je regardai ma montre.
— Presque deux heures.
— Quand même ! Pas mal ! »
Je ne comprenais pas à quoi elle faisait allusion. Qu’est-ce qui n’était pas “mal” ? Le fait d’avoir dormi quasi deux heures dans un amas de ferraille en mouvement au milieu de la campagne de l’Ohio ? Je l’ai regardée en fronçant les sourcils.
« Ta montre ! Pas mal !
— Ah, merci. C’est un cadeau.
— De ton homme ? »
J’ai baissé les yeux. Cette fille déterrait doucement tous les cadavres que j’avais difficilement, patiemment et dévotement recouverts de terre et oubliés. J’ai répondu à moitié.
« Je n’ai pas d’homme, je suis seule. C’est un cadeau de mes ex-collègues de l’hôpital, ils me l’ont donné le jour où j’ai quitté mon travail, durant la fête d’adieu. »
Elle m’a regardée, me détaillant de la tête aux pieds. Elle m’observait, je me sentais étudiée en profondeur, comme un rat de laboratoire auquel on aurait injecté un virus mortel et dont on étudiait le temps qu’il mettrait à mourir. Ma montre ne l’intéressait plus tout à coup, elle était concentrée sur moi, sur mon aspect, ma tristesse, comme si elle la percevait. Elle pensait peut-être à se “sacrifier” pour moi, à prendre en main les rênes de ma vie pour la conduire quelque part. “Ma” vie, encore une fois. J’ai relevé mes barrières ou le peu qu’il en restait, je ne voulais pas souffrir de nouveau. J’étais experte désormais et je reconnaissais les symptômes qui anticipent l’arrivée de la souffrance avec une absolue certitude. En termes de souffrance, j’étais vraiment infaillible, on pouvait compter sur moi. J’ai décidé que notre rencontre ne durerait que le temps du voyage. Je n’irais pas chez elle, dans sa maison. Ou peut-être que si, quelques heures, quelques jours, quelques années ou pour toujours.
Le train s’est arrêté et une voix enregistrée a annoncé dans les voitures que nous étions arrivées. Cindy s’est levée, a remis sa chemise dans son pantalon. Elle était étrangement impeccable malgré les heures passées assise sur son siège. Je sentais son parfum. Il était frais, comme si elle venait de le mettre. J’ai alors remarqué les deux grandes valises qu’elle avait emportées et me suis demandé, émerveillée, comment elle avait pu les porter seule, sans l’aide de personne. Je me suis levée et ai senti mon corps exsuder une mauvaise odeur de transpiration. J’eus honte au point de me rasseoir. J’attendrais qu’elle soit sortie du wagon pour me relever sans crainte de baptiser l’air de ma fragrance d’égout. Mais elle ne faisait pas du tout attention à moi. Elle avait peut-être compris mon problème, ou pas. Je ne l’ai jamais su.
« Je passe devant, on se voit dehors, me dit-elle avec un sourire.
— D’accord, je prends ma valise et je te rejoins tout de suite. »
Elle m’a regardée tandis que je tendais le bras vers le compartiment au-dessus de ma tête. Elle n’a pas bougé.
« C’est tout ? Tu n’as que ça comme bagage ?
— Oui, j’ai emporté peu de choses. J’ai laissé le reste à la maison, je n’en aurai pas besoin ici.
Elle m’a regardée d’un air perplexe.
— Si tu le dis, Mel ! Allez, on y va avant que le cheval ne décide de repartir avec les ânes dessus !
— Pardon ?
— Rien, c’est une expression d’ici ! Nous serions les ânes, c’est tout ! »
Elle a éclaté de rire, visiblement heureuse d’être rentrée à la maison, sa maison, pour poursuivre la vie, sa vie. Et pour traîner derrière elle les restes usés de mon existence. Elle marchait devant moi et je la suivais, comme un chien attaché par une invisible laisse suit son maître. J’admirais son joli corps de jeune de vingt-cinq ans, j’enviais son physique qui semblait avoir été créé par les mains expertes d’un sculpteur. Sa poitrine était généreuse, ses fesses fermes, ses belles jambes longues et droites faites pour son jean étroit. J’ai touché mes hanches et mon imagination s’est évaporée. Seule l’envie m’accompagnait encore une fois, et pas la dernière.
Durant les années passées à l’université, j’avais réussi malgré tout à obtenir des petites satisfactions personnelles. J’étais une étudiante modèle, une de ces filles toujours impeccables, le col de l’uniforme propre et bien repassé, préparée, toujours à jour dans ses cours et ses devoirs bien faits. À part ça, je ne communiquais pas. Par choix mais aussi par nécessité, je n’ai jamais fait partie d’un des groupes qui peuplaient le campus. C’est pour cette raison, je pense, que j’étais jalousée et considérée comme un lèche-bottes par la plupart de mes camarades, comme une qui cache beaucoup d’intérêts personnels et d’arrière-pensées derrière un visage d’ange. Certaines rumeurs s’étaient faites plus insistantes et l’une d’elles, peut-être la plus insultante pour une femme de l’époque, est arrivée aux oreilles du doyen. Il connaissait bien mon parcours d’études, mes succès scolaires et mon comportement, à l’école comme en-dehors. Mais surtout, il connaissait bien mon père et son caractère. Ils avaient combattu ensemble, lui aussi se souvenait du spectacle déchirant de mon père qui tenait son ami et compagnon d’armes mourant dans ses bras, tentant de contenir ses larmes, le désespoir et la peur. Mais une fois de retour auprès des siens, cet homme était parvenu à tout oublier, il avait entrepris une brillante carrière académique pour ensuite devenir doyen de l’institut. C’est peut-être pour cette raison qu’il s’est occupé de me prendre sous son aile protectrice, me défendant contre tout et tous. Mais à cause de sa fonction à l’école, il ne pouvait le montrer publiquement. Il m’a appelée un jour dans son bureau sous la banale excuse de me demander quelles étaient mes intentions pour l’avenir, et me proposer une activité de recherche à effectuer à l’institut en complément de mes études. Il m’a fait part des vilains bruits qu’il avait entendus sur mon compte et qui lui avaient été rapportés par une employée selon ses dires.
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