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Tu Sens Battre Mon Coeur ?
« Rien, pourquoi tu me poses la question ?
— Comme ça. Tu es très bizarre.
— Je suis comme ça, on ne peut rien y faire, je répondis en ouvrant les bras, signe que je m’étais résignée au destin de ma vie.
— Tu préfères les femmes ?
— Pardon ?
— Je t’ai demandé si tu préfères les femmes, si tu les aimes.
— Les femmes ? Ne dis pas de bêtises, enfin !
— Pendant toutes ces années, tu ne nous as jamais raconté une expérience sexuelle avec un homme, alors qu’on l’a toutes fait. Ok, peut-être que tu n’en as pas encore eue mais tu voudrais peut-être, et tu pourrais comparer avec nous. Et qu’est-ce que tu fais ? Tu te renfermes dans ta coquille comme une huître ! »
Comment lui dire que ma “première fois” était à l’âge de cinq ans avec mon père ? On m’avait dit que ce serait un jeu. Comment la convaincre que ce jeu pensé pour moi et qui consistait en réalité en une exploration éhontée de mon intimité ne m’avait pas plu du tout parce que, à cet âge, j’aurais préféré jouer avec des poupées comme toutes les petites filles ? Comment lui crier en plein visage que si je n’avais pas joué avec lui, il aurait contraint ma mère à se soumettre aux mêmes pratiques, au même jeu, mais avec d’autres règles bien plus sévères, adaptées aux adultes ?
« C’est une conversation que ne je n’ai pas envie d’avoir, sans raison particulière. Peut-être que je ne suis pas encore prête ou peut-être que je ne le serai jamais. C’est comme ça, point.
— Ok Mel, comme tu veux. On se retrouve ce soir pour une soirée pyjama. Tu te joins à nous ?
— Il y aura des hommes ?
— Non.
— On parlera de sexe ?
— Aucune idée, mais je crains que oui.
— Alors non, merci. Je n’aurais rien à dire et je serais un poids pour vous toutes. »
Quand je suis rentrée ce soir-là, j’ai pris le disque d’Elvis et l’ai jeté à la poubelle.
J’ai entendu la sonnette une fois, puis une seconde, avant que je n’atteigne la porte.
« J’arrive ! » j’ai crié d’une voix forte.
Quand j’ai ouvert, je me suis retrouvée face à un policier. Il pleuvait à verse. Son uniforme était trempé bien qu’il soit descendu de sa voiture garée à seulement quelques pas de la porte de la maison. Un de ses collègues était encore assis à la place du conducteur et regardait vers nous, le corps tendu vers l’avant et les yeux tournés vers le haut pour mieux encadrer la scène à travers la vitre.
« Bonsoir, monsieur l’agent, je dis surprise.
— Bonsoir. Vous êtes mademoiselle Melanie Warren ?
— Oui, monsieur l’agent. Qu’est-ce qu’il se passe ? »
J’avais peur et mon attention était attirée par le gyrophare silencieux de leur voiture qui m’éblouissait. Il dessinait des ombres bleues dans la nuit, qui se déployaient au sol et sur la façade de la maison. Des ombres clignotantes, lentes, comme le battement de mon cœur.
« Je suis l’agent Parker, mademoiselle. Je pourrais entrer s’il vous plaît ? a-t-il demandé en me montrant son insigne et une photo datant de quelques années. Je l’ai fait entrer et laissé la porte entrouverte.
— Et votre collègue là-dehors ?
— Ne vous inquiétez pas, il m’attendra. Je suis ici pour votre père, monsieur Brad Warren. »
Je suis restée silencieuse, immobile, attendant que l’homme continue, qu’il vide son sac. Je me suis posé mille questions, demandé si l’ogre avait encore frappé et qui avait pu être sa victime. J’ai pensé à son implication dans une bagarre. J’avais peur qu’il ne vienne me chercher, qu’il ait contacté la police, et qu’il m’ait trouvée grâce à eux, pour m’obliger à revenir à la maison.
« Qu’est-ce que mon père a fait ? » je me suis écriée, tandis que mes mains fermées en poings, couvertes d’une sueur froide, froissaient nerveusement le tissu de ma jupe.
« Il a été tué mademoiselle Warren, je suis désolée. La dynamique de la situation n’est pas encore claire, le dossier est ouvert et toutes les investigations sont en cours. Il a été touché par trois coups de feu, dont un directement à la tête, qui lui a été fatal. Les voisins ont entendu les coups, trois, rapprochés, et tirés d’une voiture en marche. Quand ils sont sortis, ils ont vu le corps de votre père au sol, dans une mare de sang. Il était inanimé mais en vie. Il est mort peu après, pendant le trajet vers l’hôpital. On dirait une exécution, un règlement de comptes. »
Je n’ai rien répondu, étrangement calme, presque relax. Je n’ai trahi aucune émotion. Mes yeux fixaient ses jambes, sans les voir, la sueur froide avait disparu, mes mains s’étaient ouvertes, libérant enfin le tissu de ma jupe, mon cœur battait de nouveau normalement. Je me sentais bien, terriblement bien. Je m’en suis voulue de ce sentiment de pure méchanceté, je m’en suis voulue aussi de m’en vouloir de cette sensation exprimée naturellement.
« Vous vous sentez bien mademoiselle ? »
J’ai acquiescé, tout allait très bien.
« Il était saoul ?
— Non. Il ne l’était pas, le niveau d’alcool dans son sang était dans les normes. »
Je l’ai regardé droit dans les yeux, je n’arrivais pas à croire à cette fin de conte de fées, où tous les méchants deviennent soudain gentils et vivent heureux jusqu’à la fin de leurs jours. Ou mon père avait-il vraiment changé après ma disparition ?
« Votre père buvait ? Il se saoulait souvent ?
Mentir ! Nier la souffrance incrustée dans mon âme par le fer rouge du mensonge ! Impératif !
« C’est arrivé, comme ça peut arriver à tout le monde, même dans les meilleures familles.
— Quel rapport aviez-vous avec votre père ? »
Moments d’insécurité palpable, recherche de mots faux et donc absents. Recherche d’une vérité qui ne m’appartenait pas. Désir de mettre pour toujours le mot “fin” sur tout. C’était l’occasion, celle que j’attendais.
« Un rapport normal, comme n’importe quel rapport entre un père ex-militaire et une jeune fille.
— Votre père était très strict avec vous ? »
Je n’ai pas répondu, j’ai hésité. Je l’ai regardé un instant, l’affrontant, puis cédé et éloigné de nouveau mon regard de lui.
« Il vous a fait du mal ? Vous avez frappé ? »
Mentir, encore une fois ! Persévérer dans la honte pour sauver la face !
« Non…
— Non ? Vous êtes sûre ?
— Oui, j’en suis sûre monsieur l’agent…
— Bien. Depuis combien de temps avez-vous quitté la maison de votre père ?
— Cinq ans.
— Depuis 1995 donc, répéta-t-il en prenant note sur son calepin. Je peux vous demander pourquoi ?
— Pour faire ma vie, monsieur l’agent ! J’avais déjà vingt-six ans, je n’avais pas de maison, une famille à moi, un travail ! Je voulais mon indépendance, mon autonomie. J’en avais assez d’être entretenue et de devoir implorer les gens pour avoir quelque chose pour moi, pour mes défauts et pour tout le reste. »
L’agent notait, impassible et sans me regarder, comme un journaliste durant une interview avec le champion de baseball du moment. Son attitude de normalité et de suffisance, cette obligation d’interroger les gens qu’il arrivait à mener à bien sans problèmes me dérangeaient terriblement,
« Avant de quitter votre ancienne maison, ou dans les années qui ont suivi, vous êtes restée en contact avec lui ?
— Non, ai-je répondu. Mais je l’ai regretté et ai corrigé. Ou plutôt si, mais rarement.
— Vous ne ressentiez pas le désir de vous voir, de vous parler, de vous raconter vos journées ?
— Vous êtes agent ou psychologue ? » je me suis exclamée. Mon seuil de tolérance avait été largement dépassé depuis un moment, et un fleuve plus large que ses berges ne peut contenir son eau et la faire se mouvoir le long de son parcours sans la répandre partout et semer mort et destruction.
« Les deux en effet. Je vous en prie Melanie, répondez à mes questions. Elles nous aideront à fermer le dossier. Je compte sur votre collaboration même si je me rends bien compte du moment difficile que vous traversez. »
Il n’avait vraiment rien compris. Mais je me suis résignée comme toujours et ai répondu à ses questions, avec détachement, comme si elles n’avaient vraiment aucune importance.
« Du jour où j’ai quitté la maison, je n’ai plus rien eu à partager avec mon père. J’ai pris ma vie et mes affaires en main, et je suis partie. J’ai trouvé ce petit appartement où je vis aujourd’hui et un travail comme infirmière dans un hôpital. J’ai commencé à être autonome, tout semblait aller bien. Mon père, de son côté, pouvait reprendre son existence, sans avoir sa fille à entretenir dans les pieds. Nous n’avions pas vraiment de contact quand je vivais encore avec lui, nous ne nous sommes jamais disputés. Pour quelle raison l’aurait-on fait après mon départ ?
— Je comprends. Avant de partir, auriez-vous remarqué quelque chose qui n’allait pas chez votre père ou qui indiquerait qu’il avait des problèmes avec quelque chose ou quelqu’un ?
— Non, pas que je sache monsieur l’agent. Non.
— Merci Melanie. J’aurais une question sur votre mère, si ça ne vous ennuie pas. »
Et comment que ça m’ennuyait ! Je ne voulais pas encore déranger ma mère, elle l’avait déjà été trop longtemps de son vivant. Je craignais les questions qu’il allait poser mais ai accepté de me soumettre à l’interrogatoire.
« Votre mère Jane s’est tuée en 1951. Selon les archives, c’est vous qui avez retrouvé son corps sans vie au retour de l’université. Vous confirmez ?
— Oui. Ma mère m’avait confié le jeu de clés de la maison pour la première fois ce matin-là.
— Donc, il est clair que votre mère avait prémédité son acte, elle ne l’a pas fait sur l’impulsion du moment.
— Si, je crois que si… »
Mauvaise réponse Melanie !
« Oui. Vous pourriez me parler de votre rapport avec votre mère, et de celui entre votre mère et votre père s’il vous plaît ? »
Échec au roi. La reine était mangée. Je ne respirais plus. J’ai essayé de m’enfermer dans ma coquille, cherchant le moyen le plus rapide d’y entrer. Mais la coquille était restée ouverte et l’homme me voyait, me suivait, m’attrapait et me tirait dehors. Chaque fois. Je n’avais pas d’échappatoire. Mentir, mieux valait continuer à mentir.
« Ma mère était malade. Elle n’était pas méchante, au contraire ! Mais elle était faible et perdait souvent la tête. Je l’entendais souvent pleurer la nuit mais j’étais trop petite pour l’aider.
— Je comprends. Selon les archives, il semble que l’on entendait souvent votre père crier et qu’il rentrait tard la nuit, complètement ivre, c’est vrai ?
— Oui, c’est arrivé.
— C’est arrivé, d’accord. Pensez-vous que ça a influencé le geste extrême de votre mère ?
— Je ne sais pas, j’étais trop petite, je vous l’ai dit.
— Melanie, quand votre mère est morte, vous aviez vingt-deux ans, vous n’étiez pas petite. »
Il se trompait. L’âme de ma mère était déjà morte depuis des années, asséchée, et ce qu’il restait et que j’avais trouvé froid et immobile baignant dans son sang n’était que son enveloppe.
« Monsieur l’agent, je suis très fatiguée maintenant, ai-je répondu en essayant de prendre la seule issue de secours qu’il me restait.
— Je comprends, Melanie. Je comprends. Je vous demande juste de répondre à une dernière question s’il vous plaît. Comment la relation entre votre père et vous a-t-elle évolué après la mort de votre mère ? Avant que vous ne quittiez la maison. »
Au lit, au son de coups dans le cœur de la nuit ! Voilà comment avait évolué notre relation. Les animaux qui partaient à l’abattoir étaient plus respectés que moi, parce qu’à la fin, ils étaient tués et mangés, ils disparaissaient. Moi, au contraire, je vivais, blessée dedans et dehors, obligée de me regarder chaque matin dans le miroir pour identifier les nouvelles marques de coups, celles qui enrichissaient ma singulière collection. Un dernier mensonge, encore un, le dernier. Ou peut-être pas.
« Mon père a changé après ce jour-là, il est devenu complètement absent. Il se sentait incapable de s’occuper de moi parce qu’il pensait avoir totalement échoué dans sa tentative de sauver sa femme. Il me l’a confié un soir, en pleurs.
— Expliquez-moi.
— Ce que disent les archives est correct. Mon père revenait souvent tard la nuit et le plus souvent, il avait beaucoup bu. Il criait sur ma mère, défoulait sur elle sa rage de ne pas être capable de l’aider, de l’aimer comme il aurait dû et voulu le faire. Les hurlements résonnaient dans la maison et s’entendaient à l’extérieur, les voisins me regardaient toujours bizarrement le matin qui suivait, comme s’ils compatissaient, comme s’ils avaient pitié de moi. Quand ma mère est morte, mon père a capitulé. Peut-être qu’il est mort aussi ce jour-là, dans un certain sens. Il s’est détaché de moi et passait ses journées à lire assis au salon.
Et à réfléchir à comment il allait de nouveau me violer le soir, ai-je pensé. Mais je me suis bien gardée de le dire.
« Donc, vous, vous sentant abandonnée, avez décidé de partir et de faire votre vie.
— C’est ça, monsieur l’agent. »
Je refaisais surface pour la première fois.
« Merci Melanie. Je m’excuse pour toutes les questions inopportunes que j’ai posées dans un moment pareil mais vous imaginez bien que c’était nécessaire. Le tableau est plus complet maintenant. »
Il m’a regardée avec affection, et j’ai fait pareil. Une affection mêlée de frustration. Je cachais mon vrai visage, souillé par le mensonge, dans les plis de ma lâcheté, là où il y avait encore un peu de place pour m’immerger complètement et disparaître, hors de vue. J’avais trahi ma mère, encore une fois. Comme ce jour où, protégée par l’obscurité d’une nuit sans lune ni étoiles, j’étais restée à l’entrée de la tanière à observer l’ogre dévorer sa proie. Comme le jour où j’étais sortie de la maison toute fière, les clés à la main pour la première fois, sans aucun intérêt pour tout le reste, surtout pour la raison qui avait poussé ma mère à me les donner. Comme tous les jours où j’aurais voulu lui dire que je l’aimais, mais que je ne l’avais pas fait.
« Vous devrez venir au central pour compléter le compte-rendu et signer la déposition. Ensuite, on vous demandera d’identifier le corps et de faire le nécessaire pour l’inhumation.
— Très bien, je le ferai demain matin. »
Il m’a souri et est parti. Je suis restée là, debout devant la porte ouverte, l’air saturé de pluie mouillant mon visage, se mélangeant à mes larmes. Son collègue a allumé le moteur de la voiture, m’a regardée et saluée de la main. J’ai répondu. L’agent Parker a ouvert la portière et, insouciant de l’averse qui le trempait, s’est arrêté pour me regarder et me saluer. Il a dit quelque chose que je n’ai pas compris, un grondement lointain avait couvert le son de sa voix. Son visage était détendu, il devait donc m’avoir dit quelque chose de gentil. J’ai fait oui de la tête, me suis tournée et suis rentrée en fermant la porte derrière moi. La lumière bleue clignotante avait disparu, la maison était de nouveau comme avant et moi aussi. Je suis retournée à la cuisine, le plat que j’avais réchauffé était froid. Je n’avais plus faim, je n’avais plus soif, je n’avais même plus d’air dans mes poumons. Ma gorge était serrée des sanglots que j’avais contenus si longtemps. “Pourquoi pleurer ? Et pour qui ?”. Ne pas trouver de réponse à ces questions avait abattu mes barrières, anéanti en un éclair toutes mes défenses. C’était ma reddition sans conditions, celle que mon cœur attendait tant. L’ogre était mort et ne me ferait plus de mal. Oui, l’ogre était enfin mort, tué par un autre ogre. Il brûlerait dans les flammes de l’enfer, ne rencontrerait plus jamais ma mère parce qu’elle, j’en étais sûre, demeurait au paradis. J’en étais certaine maintenant. Mort, tué le seul soir où il n’était pas ivre, fait étrange ! Peut-être parce que ce soir-là, l’ogre était resté un homme, il n’avait pas endossé son costume de scène, celui qui le rendait fort, agressif. Il avait commis une grave erreur, une légèreté fatale. Il n’aurait pas dû baisser la garde. Quand on choisit le mal comme parcours de vie, il faut apprendre à regarder autour de soi, parce que le mal viendra. Peut-être parce que l’homme, fatigué de jouer un rôle, fatigué de tout, avait brûlé son costume. Peut-être voulait-il tuer l’ogre lui-même pour se transformer en héros, se dénudant devant la foule et se postant devant ses ennemis en criant : « Vous ne me voyez pas ? Je suis ici ! Allez mauviettes, qu’est-ce que vous attendez pour me tuer ? » Peut-être voulait-il ressentir la douleur que l’on éprouve quand la peau est lacérée, quand le métal déchire les chairs et pénètre le corps. Peut-être voulait-il comprendre ce que l’on éprouve quand le sang s’échappe des veines, quand les sens s’altèrent et les sons se font lointains, et que tout devient sombre sous les yeux écarquillés qui fixent l’asphalte, près d’une crotte laissée par un chien errant passé par-là quelques minutes auparavant. Oui, peut-être que tout s’était passé comme ça. J’ai jeté la nourriture à la poubelle et suis allée dormir. J’ai fait un beau rêve cette nuit-là, mais je ne m’en souviens pas.
Le jour suivant, j’ai rempli mes devoirs envers cet homme, mon père, pour la dernière fois. Quand ils m’ont demandé si je préférais une sépulture ou une crémation, j’ai répondu sans hésiter. Je l’ai fait incinérer, lui ai donné un avant-goût de ce qu’il allait bientôt subir, pour l’éternité. Je voulais assister au macabre spectacle. Voir cette caisse de bois entrer dans le four pour en sortir réduite en cendres m’a excitée de façon morbide. Je n’ai pas montré pas mes émotions, je n’ai pas versé une larme. J’ai contenu mes sentiments en les enfermant dans un bloc de glace, mon cœur transformé en chambre froide pour l’occasion.
J’ai pris possession de la maison et du peu d’argent qu’il restait, celui que mon père n’avait pas dépensé en alcool et autres vices. J’ai posé l’urne au sol, dans un endroit caché, pour que personne ne la voie. Je me suis m’enfermée dans la maison, à écouter les bruits du silence, observant les empreintes de main laissées dans la poussière sur les meubles. J’entendais les cris et les pleurs de ma mère, ceux que j’étouffais dans la nuit sous une comptine, ma peluche dans les bras. J’entendais les plaintes et les sanglots qui suivaient les tempêtes. En regardant le fauteuil de mon père, je pouvais voir un homme seul, un vieux privé de vie. Dans un angle, j’ai remarqué un bâton, et je l’ai imaginé serré entre ses mains tandis qu’il marchait péniblement dans la maison, peut-être à la recherche de quelqu’un à frapper. Quelqu’un qui n’était plus là. Un homme obligé de défouler sa colère contre lui-même, jusqu’au dernier jour. Sur une étagère, j’ai trouvé un portefeuille, l’ai pris et ouvert. Il contenait un peu de monnaie et une photo de ma mère qui me tenait dans ses bras. Elle souriait, heureuse, et moi aussi. J’ai tourné la photo, elle était datée. C’était le jour de mon anniversaire, celui où j’avais reçu la peluche en cadeau. À dater de ce moment, quelque chose avait changé, la fable de la famille heureuse avait fait place au cauchemar d’une existence sans futur. Mes souvenirs, vagues et flous, ne me permirent jamais de visualiser ce moment, l’accident de parcours qui a changé pour toujours le cours des choses et de nos vies. “Il en passera du temps avant que je ne devienne de l’engrais pour les plantes ! ” criait souvent mon père dans ses instants de colère. Ce temps était passé pour lui comme il passerait pour tous. Le moment était venu pour lui de se transformer en ce qu’il avait toujours refusé. J’ai pris l’urne et brisé le scellé. Je l’ai ouverte et en ai versé le contenu dans une bassine avec de l’eau. Je l’ai mélangé avec une cuillère, dégoûtée. Je suis sortie dans le jardin et ai versé cette bouillie boueuse sur les racines des plantes, curieuse de voir ce qu’il se passerait. Mais je suis restée déçue parce rien ne s’est passé.
J’ai dormi à la maison cette nuit-là, puis une seconde et une troisième. Sans pouvoir fermer l’œil. Je ne pouvais plus y rester, elle ne m’appartenait plus. Je l’ai mise en vente et n’ai pas dû attendre longtemps pour m’en débarrasser. Elle a été achetée en quelques semaines par une famille de trois personnes, le père, la mère et une fillette. Sans rien dire, je leur ai souhaité une vie meilleure de celle que j’y avais eue. Quand je les ai salués, j’ai confié mon ours à la petite fille.
« Tiens petite, c’est pour toi.
— Oh, comme il est beau ! Maman, papa, regardez ce que la madame m’a offert ! a crié la petite en se tournant vers ses parents qui, heureux, ont souri pour me remercier.
— Je te souhaite de ne jamais en avoir besoin, ma chérie, mais souviens-toi que s’il t’arrive quelque chose de mauvais, il te protègera toujours, il prendra soin de toi !
— D’accord ! »
Je lui ai fait une caresse, les ai salués et suis partie.
3.
Le jour où j’ai fermé la porte derrière moi, je n’étais pas prête. J’étais une dilettante dans la vie, un tas animé de chair et d’os en fuite, à la recherche de quelque chose qui n’était pas clair. Je manquais de dignité. En avançant à bonne allure, je me suis obligée à ne pas me retourner, sous aucun motif, pensant que tout se terminerait et, qu’à partir de ce moment, ma vie changerait et une nouvelle Melanie naîtrait. Dix pas, cent pas, puis deux cents. Je me suis retournée, comme trahie par derrière par une main invisible. J’ai regardé la maison. La lanterne sur la façade oscillait dans le vent, son mouvement m’hypnotisait. J’ai repris mes esprits et j’ai pleuré. J’ai rendu les armes, ai fait demi-tour et suis enfin partie. Les pleurs avaient effacé la peur, peut-être que ce que l’on disait était faux. Ou peut-être pas.
Mon wagon de seconde classe était presque vide. Il n’y avait qu’une jeune femme et un homme âgé pour me tenir compagnie. Impassible, l’homme lisait son “Daily Telegraph” et le regard de la fille allait de la fenêtre à mon visage, essayant de comprendre quelle image la surprenait le plus, quel était le meilleur panorama, le plus amusant, à observer pour tromper le temps. Elle mastiquait énergiquement un chewing-gum, son visage émergeant du col relevé de sa chemise blanche à carreaux rouges. Elle portait une paire de jeans assez étroits pour l’époque. Je les ai trouvés plutôt inconfortables à première vue, une des rares fois où je l’ai regardée. Mais ils lui allaient bien, mettant en valeur son corps presque parfait. Je quittais une vie que je ne reconnaissais plus, mile après mile, j’essayais d’oublier l’endroit dont je venais. Et j’y arrivais sans peine, ou je le croyais du moins. Je ne voulais pas qu’une inconnue me fasse retomber dans mon passé en me posant la stupide question “D’où viens-tu ? ”, dont la réponse n’intéresserait de toute façon personne. Je ne l’ai plus regardée. J’ai fermé les yeux et me suis replongée dans le brouillard dense de mes pensées, perdue dans une succession d’images qui dessinaient des expressions involontaires sur mon visage. Elle en a été très intriguée et a décidé de le choisir comme spectacle à regarder, parce que tout compte fait, ce qui se déroulait dehors n’était qu’un paysage statique qu’elle avait déjà souvent vu dans sa vie. Elle me l’a confié quelques mois après notre première rencontre dans ce wagon, quand nous étions devenues bonnes amies. Le contrôleur est entré pour nous demander nos billets et j’ai dû ouvrir les yeux. Je l’ai regardée, elle aussi. Nous avons commencé à discuter mais différemment, sans se saluer, sans une question hors de propos, rien de ce genre. Elle partait de principes, comme si elle me connaissait depuis toujours. Elle mastiquait son chewing-gum en parlant, comme si de rien n’était. Je n’avais jamais pu faire deux choses en même temps sans risquer de commettre une erreur, mais pour elle tout semblait normal.
« Tu es une fille bizarre.
— Qu’est-ce qui te fait penser que je suis bizarre ? »
Elle s’est arrêtée un instant pour réfléchir, puis a reprisa :
« Tu restes là, toute seule et silencieuse à penser à on ne sait quoi. Au bout du compte, nous sommes dans un train.
— Et donc ? Du simple fait qu’on est dans un train, vous et moi devrions nous mettre à discuter ? »
Elle a semblé accuser le coup et laisser tomber un moment, sans cesser de me regarder. Elle n’abandonnait pas, elle m’étudiait, cherchait où porter sa prochaine attaque. J’ai détaché mon regard d’elle et fait semblant d’observer l’extérieur par la fenêtre, sans fixer de point précis. N’importe quoi, choisi au hasard aurait été parfait, pourvu que ce ne soit pas ses yeux.