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Tu Sens Battre Mon Coeur ?
« Claire, viens avec moi au jardin. Je te raconterai une histoire si tu as envie.
— Sur quoi grand-mère ? Pas de fable ou de truc de ce genre, je ne suis plus une enfant et je ne suis pas d’humeur à écouter des contes auxquels je ne crois plus depuis longtemps.
— C’est peut-être une fable mon enfant. Tu dis bien. Et c’est pour ça que quand j’y repense et prends conscience de son importance pour moi, je sens des frissons me traverser le corps dans tous les sens. Je te parlerai de ma vie, si tu veux m’écouter, pour que tu puisses la comparer avec la tienne et comprendre que malgré le fossé entre nos générations, nous ne sommes pas si différentes toi et moi. »
Claire fixa Rose un instant. Rose lui sourit, l’invitant à me suivre. Elle était émue, elle connaissait toute mon histoire dans les moindres détails, même les plus intimes, l’un deux l’ayant créée elle. Elle accepta mon invitation d’un hochement de tête silencieux, les yeux rivés au sol. C’était sa façon de me remercier. Le soleil au crépuscule brouillait les couleurs du monde, les rendant uniformes, une unique tache noire sans reliefs, privée de profondeur. Assises sur le même banc que celui où nous avions admiré la fin du jour tant de printemps, nous savourions ce monde qui nous apparaissait en deux dimensions, aux teintes indéfinies et floues, dépourvu de tout contour, pour tous, pour que personne ne puisse douter de sa beauté. Nos yeux fixaient l’arc-en-ciel de couleurs, du rouge intense près des arbres noircis par le soleil qui descendait, au bleu intense dû à la profondeur du ciel, tel qu’il nous apparaît quand on le regarde d’en bas. Ces couleurs se déliteraient bientôt, comme sur une aquarelle fraîche oubliée sous la pluie. Le rouge dominerait la terre pour ensuite laisser place à l’obscurité pressée de la nuit. Une nuit sans lune, une nuit étoilée.
Claire s’allongea, la tête posée sur mes jambes. Ses yeux bougeaient, s’arrêtaient sur des morceaux de ciel, pour compter les étoiles que l’on pouvait déjà apercevoir, bien que la lumière du jour ne se soit pas encore tout à fait éteinte. Peut-être y cherchait-elle une étoile en plus, celle qu’elle n’avait pas encore vue et qu’aucun observatoire, aucun télescope n’avait encore repérée. On dit que quand on meurt, on se transforme en étoile. Penser que ça pourrait vraiment arriver est agréable. Je la caressai et remarquai qu’elle pleurait. Je commençai alors mon histoire.
2.
Le matin du 13 septembre 1964, je suis montée dans le train qui me mènerait de Charleston, en Virginie-Occidentale, à Cleveland dans l’Ohio. J’avais trente-cinq ans, j’aurais dû être une femme mature à cet âge-là. D’un point de vue biologique, j’avais grandi, ça oui. Par moments, je me sentais même vieille. Je fuyais, quelque chose ou quelqu’un. J’échappais à une vie ratée, à un cumul d’évènements et de situations qui ne m’appartenaient plus. J’avais entendu dire que l’on comprend vraiment qu’on quitte un lieu pour toujours si, au moment du départ, on ne ressent pas le désir de se retourner pour regarder une dernière fois l’ultime photo de son passé. Je m’étais exercée pendant des jours, imaginant ce moment essentiel pour mon nouveau départ, le regard fixé droit devant moi, le passé s’effaçant à chaque pas. Si la vie avait été un ruban de satin, en regardant en arrière je n’aurais vu qu’un morceau de tissu déchiré, froissé et privé de sa couleur originelle. Noué ici et là pour marquer les principales étapes de ma vie, pour ne plus les oublier par erreur ou par volonté. Les étapes de ma vie, ou celle des personnes qui avaient toujours tout décidé pour moi, les tuteurs et garants de mon existence, assistants d’une pauvre fille aux facultés limitées, incapable de comprendre et de vouloir. Ils avaient pris possession de ma vie et y avaient cherché, et trouvé, une opportunité de racheter leur misérable existence. Je ne remarquais aucune différence entre mes choix et ce que l’on m’imposait, même si je me forçais à toujours en chercher une, pour me convaincre que c’était juste, que l’on m’avait appris ce qu’il fallait, que j’étais leur fille et qu’ils avaient donc le droit et le devoir d’exercer leur pouvoir sur moi. Même le plus extrême. J’entendais souvent ma mère pleurer dans sa chambre quand mon père n’était pas là. Des sanglots et des larmes amers étouffés dans un morceau de tissu, ces draps qui l’enveloppaient durant ses nuits d’insomnie, passées à penser à sa vie, sa vie volée par un homme qui ne la traitait pas mieux qu’il ne traitait ses chaussures. Il les faisait au moins briller de temps en temps. Et quand ce n’était pas le cas, ma mère devait y penser, sinon les coups pleuvaient. Je l’entendais souvent rentrer tard le soir, ivre mort, son stupéfiant refus de la vie noyé dans des barriques de gin et de whisky. Il criait, insouciant de l’heure et de sa femme qui dormait peut-être, ou qui veillait, inquiète pour lui, effrayée de l’état dans lequel elle allait le retrouver ou de ce qu’il lui ferait cette nuit-là. Mon père la frappait souvent. Il la battait si elle faisait semblant de dormir quand il entrait dans la chambre dans le noir, comme un fantôme, envoyant la porte battre contre le mur en tentant de rester debout. Il la battait si elle essayait de l’aider à se relever, à se changer ou à se coucher tout habillé. Tout allait bien, à condition que la nuit passe vite. Mais la nuit emportait aussi un peu de sa vie. Maman attendait que l’ogre soit endormi, allait à la salle de bain et tapotait les marques de coups avec un linge mouillé d’eau fraîche. Je l’entendais, j’entendais ses sanglots de douleur dûs aux coups qu’elle avait reçus dans le visage, un visage qui n’avait plus aucune expression, forme ou couleur. Elle venait ensuite me trouver. J’étais souvent éveillée, les yeux écarquillés par la peur de ce que je voyais chaque fois sur sa figure. J’étouffais mon ours en peluche dans mes bras, imaginant mon père, désireuse que ce soit lui ma victime de cette nuit. Cet ours était un des rares cadeaux que j’avais reçu de lui, pour mon anniversaire trois ans plus tôt, quand il était encore un homme bien à l’occasion. Grâce à lui, j’avais appris à détester mon prochain, alors qu’une enfant devrait au contraire apprendre à aimer. Ma mère me rassurait, me disait que tout serait bientôt terminé et que je n’avais rien à craindre parce que papa était seulement un peu fatigué, il avait eu une journée difficile et une vie compliquée, il avait dû supporter des situations douloureuses comme cette fois où un de ses compagnons de chambrée et meilleur ami était mort dans ses bras, déchiqueté par une de ces dizaines de milliers de grenades qui ont explosé durant la seconde guerre mondiale, où il avait combattu. Elle me le racontait toujours, ne se l’épargnait jamais. Voulant presque justifier le comportement de cet homme chez qui elle ne trouvait plus aucun des traits qui l’avaient attirée des années auparavant, la rendant amoureuse, convaincue qu’il était fait pour elle, et qu’elle avait épousé. Et pour lui faire plaisir, je faisais semblant de l’entendre pour la première fois, je restais en boule dans mon lit, en silence, et quand ma mère finissait son récit de ce soir-là, je m’approchais d’elle pour l’embrasser et caresser les marques de coups, pour comprendre à quel point elles pouvaient la faire souffrir. Elle interprétait ce simple geste de ma part comme un grand geste d’amour qui la récompensait de tout, qui la convainquait que, tout compte fait, continuer à vivre pour quelqu’un en valait la peine. Pour moi. Elle me demandait pardon en quittant lentement ma chambre. Je ne compris que plus tard qu’elle s’excusait de m’avoir mise au monde. Sur son visage martyrisé, ses lèvres dessinaient un faible sourire, qui me semblait rassurant, parce que je ne comprenais pas encore, je ne comprenais pas tout. Mais je savais ! Je savais que ma mère retournait dans l’antre de l’ogre. Et je cachais ma tête sous les couvertures, tremblante. Je voyais un ogre affamé avec des traits humains, ceux de mon père, que le pouvoir de mon imagination d’enfant rendait plus laids. L’ogre festoyait avec les restes de ma maman, déchirait ses chairs de ses dents effilées. Ces images étaient si réelles qu’il me semblait sentir l’odeur de son sang versé sur mon lit. L’ogre m’appelait, m’ordonnait d’entrer dans sa tanière et me tendait un morceau de son corps, sa main. Cette même main qui m’avait caressée quelques instants auparavant était maintenant inanimée sous le regard puissant de mon esprit. Souvent, ce cauchemar m’accompagnait toute la nuit et tout le jour suivant, bien que les ombres et les spectres qui habitaient l’obscurité aient cédé la place à la lumière du jour. Cette torture allait durer toute ma vie. Mais arriva quelque chose qui réussit à briser cet enchantement maléfique. Tout s’est évanoui à partir du jour où, de retour de l’université, j’ai trouvé ma mère morte dans la salle de bain. Elle baignait dans une mare de sang, les poignets lacérés par la lame froide et métallique d’un rasoir. L’ogre était entré en elle et l’avait combattue de l’intérieur, la consumant goutte après goutte. Mais le moignon de bougie, désormais fondue, ne laissait pas encore voir sa mèche et la flamme était encore allumée, bien que faible. Elle, petite et simple femme privée de son identité, avait trouvé le moyen de vaincre son ogre. Elle l’avait fait à sa manière, ce jour-là. Et ce fut sa plus grande victoire. Ce matin-là, ma mère m’avait confié pour la première fois son jeu de clés de la maison. J’avais enfin atteint mon objectif, l’âge adulte, j’avais gagné sa confiance sans mérite particulier. Mais, à mon insu, elle aussi sentait qu’elle avait atteint le sien. Elle avait vingt-deux ans quand elle avait commencé à s’occuper de l’ogre, à satisfaire seule tous ses désirs, même les plus malsains. Ses mains, ses pieds, et tout son corps étaient désormais dédiés à moi, rien qu’à moi. Je restais seule. Ma compagne de mésaventure m’avait abandonnée, trop fatiguée pour poursuivre le jeu avec moi. Fatiguée de tout, de la vie. Trois longues années sont passées avant que je ne parvienne enfin à me libérer de lui, années qui m’ont privée de toute dignité, dépouillée comme femme et comme être humain. J’ai cherché un emploi à l’hôpital comme infirmière et, étrangement, ils m’ont immédiatement acceptée. Ce fut mon premier vrai salut. J’ai jeté les horribles souvenirs de mon enfance dans la benne à ordures devant la maison et réuni les quelques guenilles encore bonnes, celles que je n’avais pas portées quand il me violait, qui n’étaient pas imprégnées de l’odeur de son sperme, de son vomi mêlé d’alcool et de mon sang. J’ai trouvé une maison à louer hors de la ville, pas très digne, mais on pouvait y vivre. En fin de compte, qu’est-ce que je savais de la dignité ? J’ai payé l’avance avec le peu d’argent que j’avais pu réunir grâce aux petits boulots que des voisins au bon cœur m’avaient confié. Ils connaissaient ma situation d’orpheline de mère suicidée, et celle dans laquelle je devais me trouver avec un mauvais père auquel ils avaient malheureusement eu affaire bien plus d’une fois. J’avais jalousement gardé cet argent dans un coffret en métal caché sous une planche du sol, en attendant que le bon moment arrive pour l’utiliser. L’ogre ne m’avait jamais permis d’aller travailler, il n’aurait jamais voulu que je gagne mon propre argent, que je devienne autonome et peut-être assez forte pour trouver le courage d’aller le dénoncer aux autorités. Il affirmait que l’autorité, c’était lui, et moi j’étais sa chose. Et je devrais le rester toute ma vie ou au moins jusqu’à ce qu’il décide de me jeter dehors à coups de pieds.
Quand tout a été prêt, j’ai attendu le soir avec impatience. J’ai suivi chacun de ses pas tandis qu’il se préparait à sortir, essayant de ne pas trahir mes émotions. Je repensais aux soirées précédentes, à comment je me sentais en voyant un père sortir de la maison et à ce qui arriverait après, quand l’ogre rentrerait à sa tanière à sa place. Je voulais tout répéter à ce moment, comme l’aurait fait un mime lors d’un de ses numéros, y compris les expressions de mon visage. Il s’est approché de la porte, l’a ouverte. Puis s’est arrêté et s’est tourné vers moi.
« Tu ne vas pas te coucher ?
— Pas encore.
— Pourquoi ?
— Je n’ai pas sommeil. J’irai bientôt.
— Comme tu veux. Mais ne te fatigue pas. Tu sais que je me sens mal si je te vois fatiguée. J’ai l’impression d’être un mauvais père. »
Mon cœur s’est arrêté un instant. Si la mort était arrivée à ce moment-là, je l’aurais accueillie à bras ouverts. Je n’ai pas répondu, l’ai regardé et fait un timide “oui” de la tête.
« J’ai été un mauvais père, Melanie ? » a-t-il continué comme s’il appréciait de poursuivre ce maudit interrogatoire. Réponds-moi putain ! J’ai été un mauvais père ? »
« Non », j’ai répondu en pleurant, secouant frénétiquement la tête pour confirmer une réponse à laquelle je ne croyais évidemment pas. Je tremblais. Il a attrapé mon oreille et l’a tordue avec force, avec une telle violence que je pensais qu’il allait me l’arracher de la tête ce jour-là.
« Bien, très bien. Ça va mieux maintenant, beaucoup mieux. Tu as toujours été une brave petite, très gentille. Tu dois toujours obéir à ton papa. C’est moi qui te fais vivre, comme j’ai entretenu ta pute de mère toute sa vie, comme un parasite. Et sois au lit quand je rentre ou ça ira mal, très mal ! On s’est compris ? »
Il a lâché mon oreille et est sorti en claquant la porte. Je suis restée quelques instants assise, le temps d’être sûre qu’il ne rentrerait pas pour prendre quelque chose qu’il aurait oublié, comme c’était déjà arrivé. Je me rappelle qu’un jour il était revenu deux minutes plus tard pour prendre un pistolet qu’il gardait caché dans un coffre, chargé et prêt à l’usage. Ce fut la première et dernière fois que je vis cette arme, je ne sais pas où elle a fini ou si elle a servi contre quelqu’un. Il avait vu que je le fixais pendant qu’il la glissait dans la ceinture de son pantalon, j’étais encore petite. Il m’avait regardée.
« Alors ? Qu’est-ce que tu as à regarder ? Remercie le Père Éternel que je ne l’aie pas encore utilisée contre vous ! »
Je n’avais pas bougé pas, pétrifiée, les yeux et la bouche grands ouverts dans une expression proche de la stupeur, la même que quand j’avais reçu l’ours en peluche, mais sans l’ombre d’un sourire. J’étais émerveillée que ses lèvres puissent prononcer le nom de Dieu. Je n’avais vu d’armes que sur quelques affiches jusqu’alors, la télévision n’existait pas, et je ne savais pas à quoi cet objet pouvait servir, et pourquoi il était tellement fâché d’avoir été découvert. Ma mère est arrivée à mon secours.
« Viens chérie, viens avec moi. Papa a beaucoup de choses à faire, il n’est pas fâché sur toi. Tu ne dois pas penser ça, d’accord ?
— D’accord maman. »
Ses mains étaient sur ma bouche, serrées si fort que je réussissais à peine à lui répondre, comme si elle voulait bloquer une de mes phrases hors de propos. Ou m’étouffer, pour m’épargner toutes les douleurs que, elle en était sûre, je devrais subir dans les années à venir. Ses mains sentaient le savon. J’adorais ce parfum de fleurs, le parfum de maman.
Il n’est pas rentré. Durant ces quelques minutes d’attente, j’avais trompé le temps en goûtant mes larmes, essayant de me rappeler quand, par le passé, elles avaient eu cette saveur. J’avais un large échantillon de choix possibles, mais aucun ne semblait correspondre à un déjà connu. J’avais découvert un goût nouveau, mes larmes s’étaient légèrement adoucies. J’ai couru dans ma chambre, rassemblé mon argent et l’ai glissé dans ma valise. J’ai descendu les escaliers sur la pointe des pieds, ouvert la porte et regardé dehors, effrayée de le trouver là devant moi à me dire : « Je t’avais prévenue, tu aurais dû m’écouter morveuse ! Tu vas passer un sale quart d’heure ! » Mais il n’y avait pas trace de son ombre, il n’y en aurait plus. Un pas, deux pas, trois pas. Toujours plus rapides, précipités. J’ai pris l’allée à droite, vu Monsieur Smith sur le seuil de sa maison arranger des fleurs dans des vases posés sur les marches de l’entrée. Ses enfants Martin et Sandy tournaient autour comme des papillons autour d’une belle fleur. Il plaisantait avec eux et son épouse, qui les avait rejoints, les regardait en souriant. J’ai ralenti pour mieux observer cette scène de famille heureuse, celle que je n’avais jamais eue, et l’emporter avec moi en faisant semblant qu’elle était un peu la mienne.
Les cinq années qui suivirent, mon père ne chercha jamais après moi. Du moins, personne ne m’a jamais dit qu’il l’avait fait. Quand je suis retournée à la maison à contrecœur le jour de son enterrement, les voisins m’ont raconté que lorsqu’il était revenu, la nuit de mon départ, ivre mort comme toujours, il s’était mis à crier et à alarmer tout le voisinage. Personne ne m’avait vue sortir, personne n’avait pu répondre aux questions qu’il avait bafouillées d’une bouche empoisonnée par l’alcool. Ils m’ont aussi dit que, grâce à des connaissances peu recommandables, il avait appris où j’étais mais avait décidé de me laisser tranquille, de ne pas me poursuivre, parce qu’il savait qu’il avait été un mauvais père et qu’il ne me ferait que du mal si je devais revenir chez lui. J’avais décidé de partir, ça lui convenait. Quelqu’un affirmait qu’il avait décidé de récompenser mon courage, la capacité à l’envoyer dans les cordes dont j’avais fait preuve. Je n’ai pas cru un mot de tout ce que ces gens qui ne me connaissaient même pas me dirent, mais j’ai pensé que ça pouvait aussi être vrai, parce que de toute façon rien de ce qui le concernait n’avait plus d’importance. L’ogre était mort, tué par un autre ogre durant un règlement de comptes, peut-être.
Il était environ neuf heures du soir le 15 septembre 1960. Depuis trois jours, il pleuvait à verse, sans arrêt, et ça allait encore durer. J’étais rentrée du travail depuis peu, je faisais souvent des services un peu plus longs pour gagner plus d’argent. Au bout de cinq ans, j’en avais suffisamment pour décider de m’acheter ma propre maison, aidée par un petit prêt bancaire. Ma vie avait changé, je trouvais enfin mon identité. Faible peut-être mais mienne. Le travail m’y avait beaucoup aidée, il m’avait permis de rafistoler les blessures accumulées, et toujours douloureuses sous les nombreuses cicatrices éparpillées sur mon corps. Une douleur diffuse, plus supportable, bien que continue, mais qui n’autorisait pas le repos de l’âme. J’ai réchauffé mon repas préparé dans le four et me suis assise à table en attendant qu’il soit prêt, mes mains supportant le poids de ma tête.
La télévision existait depuis quelques années mais seules les familles les plus riches pouvaient se permettre d’en acheter et entretenir une. Sûrement pas moi. Les rares fois où quelque chose d’intéressant était transmis, je m’arrêtais devant les vitrines des magasins d’électroménager avec d’autres qui, comme moi, ne pouvaient se l’offrir. Mais à l’heure de la fermeture, le même petit homme grassouillet et moustachu s’approchait de nous, protégé par la vitrine, pour annoncer en écartant les bras tristement que “les émissions étaient finies pour aujourd’hui ” ou que le surlendemain il y aurait “d’excellentes offres en magasin auxquelles nous ne pourrions pas résister pour enfin ramener à la maison notre première splendide télévision”. Ces mots étaient écrits sur son visage, il n’avait pas besoin de les prononcer. J’ai aussi essayé de me réfugier dans des bars, ceux qui avaient une télévision pour les clients, surtout durant les froids mois d’hiver ou les soirs de pluie. Mais les odeurs de vapeurs d’alcool me montaient à la tête, me rappelant mon père et me faisaient fuir comme un détenu à la recherche du chemin de la liberté.
J’avais une vieille radio à la maison, que j’allumais de temps en temps, quand l’envie me prenait d’entendre une voix suffisamment lointaine et qui ne demande aucune réponse, aucune interaction avec moi. Je l’avais trouvée sur un étal d’occasions, en vente pour quelques dollars. Elle était cassée mais le vendeur m’avait assurée que ce serait facile à arranger. Je l’avais achetée, pas totalement convaincue d’avoir fait une bonne affaire, et un ami m’avait proposé de me la réparer gratuitement. Il s’appelait Ryan. Ce garçon fut le seul homme capable de m’offrir un peu d’amitié saine et inconditionnelle, celle dont j’avais désespérément besoin, dont je n’avais jamais eu la chance de profiter de toute ma vie. Sous plusieurs aspects, je restais plutôt renfermée avec lui mais, tandis que les autres se sentaient dans l’obligation de sonder mes faiblesses, lui les respectait. Ryan ne me demanda jamais rien qui concerne mon passé, il ne jugea jamais le bon ou le mauvais de ma conduite et des quelques choix que j’avais faits depuis que j’avais commencé à vivre comme une femme libre. Il comprenait quand j’avais envie de parler parce que je déversais tout comme un fleuve en crue et il se laissait submerger. Il acceptait ma fragilité, exprimée par mes silences, quand je préférais rester seule à contempler une feuille de salade posée sur la table de la cuisine. Quand il voyait arriver un de ces moments récurrents, il me faisait un salut militaire et s’éloignait de moi d’un pas martial, sans parler, fermant doucement la porte derrière lui. Il me faisait rire, me faisait me sentir bien. Comme je n’avais jamais ri et comme je ne m’étais jamais sentie dans ma vie. J’éprouvais quelque chose pour lui, un sentiment étrange que je ne pouvais reconnaître, sans nom. Quand un jour, nous étions sur le point de nous embrasser, je l’ai repoussé avec force. J’avais eu peur. Je n’ai pas compris de quoi à l’époque mais je savais que c’était de la peur pure. Mais mon geste ne l’a pas ébranlé et il a continué à se comporter de la même façon avec moi. Un jour, il m’a dit que sa famille déménageait à cause du travail de son père et de certains problèmes qu’il devrait affronter. Il ne m’a jamais dit où il allait vivre, pour une question de sécurité. Nous devions donc nous éloigner l’un de l’autre quelques temps et je ne pourrais le joindre en aucune façon. Mais je n’avais rien à craindre car il me chercherait, nous resterions en contact et il me donnerait signe de vie dès que les choses se seraient calmées.
« Je te le promets Melanie. Donne-moi ta main, pose-la ici et écoute. Tu sens battre mon cœur ? » ont été les derniers mots qu’il a prononcés tandis qu’il posait ma main sur sa poitrine, avant son dernier salut militaire, la dernière marche qui annonçait son départ. Je n’ai pas répondu à ses mots avec les miens, que j’aurais pourtant voulu dire, mais qui s’étaient bloqués dans ma gorge, nouée par les larmes, sans plus pouvoir respirer.
À travers cette radio, qui me rappelait sa présence dans ma vie, je subissais passivement les émissions, les actualités, les bulletins météo, les chansons des Beatles, d’Hendrix, d’Armstrong et des Rolling Stones. Depuis quelques années, un petit jeune avait fait son entrée sur la scène musicale. Il s’appelait Elvis Presley, un joli cœur qui affolait les filles quand il chantait en faisant des mouvements de hanches lors de ses prestations. Les jeunes ne se souciaient pas d’utiliser une bonne partie de leur salaire pour acheter ses disques ou assister à ses concerts animés, rêvant peut-être de se jeter dans le vide et d’être récupérées au vol par ses bras puissants. La fièvre pour ce beau garçon de Memphis m’avait atteinte aussi. J’avais trouvé un de ses disques dans un magasin et l’avais acheté même si je n’avais pas de tourne-disque à la maison. Je l’avais laissé bien en vue pendant des mois, à prendre la poussière. Je l’adorais en silence, il m’arrivait de m’arrêter plusieurs minutes pour le regarder et chaque fois que je recevais mon salaire, l’envie me prenait d’acheter un tourne-disque pour pouvoir enfin l’écouter. Pour les filles de vingt-huit ans, comme moi, Elvis était le sujet qui monopolisait les conversations entre collègues, les pauses déjeuner, chaque moment de la journée. Il faisait un bon parti à tous points de vue. Mes collègues, “les autres” comme je les appelais souvent, décrivaient avec force détails les pensées érotiques qu’elles nourrissaient pour lui. Certaines avouaient qu’elles n’auraient aucun scrupule à quitter mari et enfants si le “beau garçon” leur avait donné le moindre espoir. Je ne comprenais pas vraiment ces discours, je n’étais pas capable de mesurer la force de la source d’énergie qui les alimentait. Mais quand on parlait de sexe, j’éprouvais une sensation de malaise brut, je sentais l’aversion naître et grandir en moi, dans mes entrailles, me prenant en tenaille comme deux mains serrées autour de mon cou pour m’étouffer. Le sexe me rappelait l’ogre, la souffrance, la douleur et toutes les humiliations que j’avais dû subir, le goût du sperme d’un homme mauvais répandu sans contrôle sur mon jeune ventre, sur ma peau innocente qui n’aurait dû connaître que la pureté et la pudeur, mon sang et celui de ma mère versé chaque jour sur les draps blancs d’un lit toujours défait. Mon entourage s’est aperçu que quelque chose n’allait pas. Certaines ont choisi de ne pas s’en mêler, une autre l’a fait, sous le prétexte fallacieux de m’offrir son aide précieuse.