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Tu Sens Battre Mon Coeur ?
Andrea Calò
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TU SENS BATTRE MON COEUR?
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Première édition – Mai 2014
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Ce roman est basé sur une histoire vraie. Les noms des personnages, les lieux et certaines situations ont été modifiés par l’auteur pour garantir la vie privée des protagonistes. Toute autre ressemblance avec des faits, des évènements, des lieux et des personnes, existant ou ayant existé, est purement fortuite.
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© Copyright 2014 – Andrea Calò
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Traduit par Pascale Leblon
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Couverture: Nicoleta Nuca (avec son aimable autorisation)
À mon épouse Sonia,
l’amour de ma vie.
Pour toujours.
1.
Quand le dernier des amis quitta notre maison après m’avoir saluée, je fermai la porte à clé. Je restais seule, et ce n’était pas qu’une solitude physique. J’avais froid et même me couvrir d’un pull en laine n’avait pas amélioré la situation. Mon cœur battait lentement dans ma poitrine. Un battement sourd et profond, suivi d’un long silence qui présageait la mort, déçue par le tardif battement suivant. J’étais en vie. J’avais froid, donc je vivais. Le soleil de mai avait chassé les journées glaciales de l’hiver depuis plusieurs jours. Pourquoi ça n’avait pas le même effet sur moi ? Je regardai dehors, par la fenêtre. Les cerisiers étaient blancs de fleurs, qui deviendraient bientôt des fruits rouges et sucrés. Certaines avaient déjà cédé leur place, se détachant des branches pour se poser au sol ou sur les épaules des passants, comme une neige cotonneuse. C’étaient des fleurs sans avenir ou des fruits sans passé, exactement comme moi. Mais ces fleurs cueillies par la mort portée par un souffle de vent chassaient la grisaille du ciment et de l’asphalte, leur donnant vie. Moi au contraire, je me laisserais juste pourrir sous terre, immobile pour l’éternité, contrainte à regarder pousser les racines des marguerites. Ou je me ferais incinérer et mettre dans une urne froide, comme celle de mon mari, pour voir si l’enfer existe vraiment et découvrir ce que ça fait d’y brûler. Enterrée ou brûlée, je devais encore décider de la façon dont je serais oubliée. Oubliée de mes enfants, du monde entier et de moi-même. Certaine que rien ne s’arrêterait après mon départ pour l’éternité. Je me tournai pour regarder l’urne, je ne l’avais pas encore fait depuis la fin de la cérémonie. Elle était grise, un gris foncé comme ce “fumée de Londres” qu’il aimait tant et qu’il choisissait chaque fois que nous allions acheter des vêtements. Sur mon insistance, il me faisait plaisir en essayant d’autres couleurs, un peu plus vives. Mais à la fin de ce petit jeu, les articles choisis et déposés sur le comptoir de la caisse étaient toujours les mêmes. « Je dois me sentir bien dedans, aussi longtemps que je les porterai », me disait-il chaque fois. Il se tournait ensuite vers la caissière et, lui causant un grand embarras, lui demandait : « Et vous, mademoiselle, qu’en pensez-vous ? » Et voilà mon choix encore une fois dicté par sa considérable mais imperceptible présence. Comme la caissière, j’avais assuré que le gris était fait pour lui. J’avais payé et m’étais enfuie, la lourde marchandise serrée dans mes mains fatiguées. Une urne grise, “fumée de Londres”, son éternel dernier costume, celui qu’il n’enlèverait plus jamais. Je m’approchai et la caressai. Je la soulevai et pus sentir le poids de sa vie dans mes bras. Le froid piquant du métal gagnait du terrain sous ma main affaiblie. Je percevais une chaleur subtile dans mon bras, une chaleur qui montait dans mon corps, l’enveloppant tout entier, et faisait accélérer mon cœur. Je ne comprenais pas si c’était plutôt un désagrément ou du pur bien-être. Je vivais plus, je vivais mieux. Mais je vivais ! J’ôtai ma main, et voilà que revenait le vide qui frappait à ma porte. Ma main se réchauffait, mon bras se refroidissait, mon cœur ralentissait. Je reprenais lentement ma course vers la mort. Mais je savais qu’elle ne s’arrêterait pas tout de suite. Il n’y aurait pas de remise sur la souffrance de cet abandon car la vie n’offre jamais de “soldes de fin de saison”. Le cercle se refermait sur lui-même et le cycle recommençait au début. Je versai de l’eau dans la bouilloire et l’allumai. Je restai immobile quelques minutes, le regard fixé sur la diode rouge en attendant qu’elle s’éteigne toute seule. Elle aussi mourait à sa façon, comme tout, comme tous, comme toujours. Mais elle pouvait revivre, renaître, si on lui insufflait la vie de l’extérieur. Tout comme ça m’était arrivé cinquante ans auparavant. J’avais regardé mon compagnon de la même façon durant ses derniers instants, mes yeux fixés sur les siens, écarquillés et immobiles mais encore capables de briller d’une lumière propre, comme la diode de la bouilloire, dans ce silence lourd que seule une vie qui quitte un corps peut provoquer. Un branle-bas de pensées désordonnées, d’images heureuses surgit dans une mer de larmes. Et sous le plateau qui portait mon bonheur, il y avait lui. L’homme qui sortait de l’eau comme un dieu grec, puissant de simplicité, terrifiant de douceur. Et moi, assise sur ce plateau, je festoyais avec mon bonheur jusqu’à satiété, et plus je mangeais et plus je me sentais légère, capable de m’envoler d’un simple saut.
Je mis dans une tasse quelques feuilles de thé vert, agrémentées de feuilles de menthe congelées, pour qu’elles restent fraîches et parfumées. Leur odeur m’envahit, me portant un instant loin des relents viciés d’une vie qui pourrirait complètement en un rien de temps. Ma décomposition avait déjà commencé, depuis des heures, des jours, des semaines. Depuis qu’il était tombé malade. Je ne sais combien de temps encore je resterai moi-même ou celle que les autres veulent que je sois. Je me tournai pour prendre l’autre tasse, celle qu’il aurait utilisée, couleur crème avec son nom gravé dessus en élégantes lettres cursives rouges. Il aimait le thé à la menthe, il en abusait. C’était sa drogue quotidienne, il ne pouvait pas s’en passer. Je me souviens qu’un jour, nous avions oublié d’en faire une réserve. L’après-midi était froid même si le printemps avait commencé depuis longtemps déjà. Il pleuvait. Il se fâcha quand il ne trouva pas son thé à cinq heures de l’après-midi. Pas sur moi, il me dit d’emblée que je n’étais en rien responsable de sa stupidité. Il prit son manteau, enfila ses chaussures et disparut derrière la porte comme un fugitif poursuivi par la police. Je souris, amoureuse de sa gaucherie, de son attachement à des choses futiles. Il rentra une bonne heure plus tard, pestant contre les gérants du supermarché qui n’avaient plus les boîtes de thé en vrac de sa marque préférée, et qui ne les commanderaient plus. Il disait toujours que même les magasins n’étaient plus comme avant, qu’il vaudrait mieux achalander correctement les rayons des supermarchés plutôt que de dépenser de l’argent pour voyager dans l’espace. Il devait trouver une solution et se contenta ce jour-là de thé en sachet d’une marque de qualité inférieure. Puis, il me regarda, s’approcha de moi en souriant et me donna une rose rouge. « Elle ne vient pas du supermarché, je n’offrirais jamais une rose emballée à la femme que j’aime. C’est la première rose qui a fleuri sur le rosier du jardin où nous nous sommes rencontrés, tu te souviens ? Je la regarde depuis des jours et j’imaginais l’instant où je te la donnerais. Le thé n’était qu’un prétexte, je peux m’en passer. Mais pas de ton amour. À ça, je ne peux pas renoncer ! » Je l’embrassai et il resta immobile comme souvent. Il disait qu’il aimait sentir le goût de mes lèvres et que s’il m’embrassait aussi, il l’aurait gâché. Alors je l’embrassais encore, encore et encore tandis que lui, en silence, m’aimait toujours plus. Ce soir-là, nous fîmes l’amour. Ce fut différent, encore plus intense, plus profond et savoureux que d’habitude. La rose rouge nous observait depuis son vase, nous protégeait comme une garde de la Reine, immobile et digne, plus vivante que jamais. Je ressentis un frisson différent quand il jouit en moi, et je sus que quelque chose de grand, de puissant et d’incompréhensible pour l’homme avait pris racine dans mon corps à cet instant. Ni peur, ni douleur. Mais le fruit de l’amour qui quittait un corps pour se lier à un autre, captif d’une âme errante qui nous était confiée, guidée jusqu’à l’accomplissement complet de son périlleux voyage. Son premier voyage. Le miracle de la vie était en moi, pour la première fois. Ses yeux flamboyants d’amour et de passion cherchèrent les miens, d’où une larme avait commencé à jaillir. Dans cette larme et dans mon regard, il vit le reflet du vase et de la rose. Il s’arrêta, m’embrassa, me sourit. Il posa son index sur mon nez, m’arrachant un sourire comme toujours et me dit : « Elle s’appellera Rose. Tu aimes le prénom Rose pour une petite fille ? » Rose arriva neuf mois plus tard, comme un cadeau tombé du ciel. Elle était si gracile, sans défense et facile. Elle me souriait toujours, elle me souriait avec les mêmes yeux que son père.
Ma fille Rose, son mari Mike et mes deux petits-enfants Claire et Tommy venaient dîner chez moi. « Chez moi ». Je m’émerveillais de la facilité avec laquelle nous nous adaptons aux choses. Malgré tout, tout en tournant en rond comme un clown qui a reçu une gifle en plein visage, je ne voyais personne pour me parler, m’appeler, me rappeler encore une fois combien j’étais belle pour lui. Rose m’avait quittée pour quelques heures juste après la cérémonie, elle avait des choses à faire et devait payer la facture des funérailles. J’avais dû m’occuper des parents et amis encore présents, chacun d’entre eux souhaitant me rappeler à quel point mon mari avait été important pour moi, et combien je l’avais été pour lui. Ils parlaient, alternant les mots et les accolades froides de convenance, insipides, sans odeur, sinon celle de la naphtaline qui avait protégé leurs vêtements jusqu’à aujourd’hui et qu’ils avaient sortis pour l’occasion. Très souvent, les gens ne se retrouvent que lors de mariages ou enterrements, et ce fut le cas de beaucoup d’entre eux. Ce soir-là, leurs tenues seraient remisées dans leur housse en plastique, recouvertes de boules puantes de naphtaline, aves les mouchoirs encore pliés sur lesquels aucune larme sincère n’avait été versée. La prise de congé à tour de rôle me secouait. Les mots choisis et acérés comme les épines d’une coque de châtaigne heurtaient mon âme, tout comme leur attente de voir jaillir une larme de mes yeux, cette expression ultime de ma douleur, de ma vulnérabilité. Alors seulement, ils se sentaient payés en retour, et je pouvais percevoir leur ego s’exclamer « Il était temps ! Je suis enfin arrivé à lui arracher une larme ! » Et je les contentais, dans l’espoir de calmer mon chagrin, ma souffrance, le goût amer de la solitude qui m’attendait. Ils capturaient cette larme, la volant de mes yeux pour l’emporter comme souvenir, comme un trophée gagné dans la plus épuisante des batailles. Le prix de leur victoire était ma défaite et ils me tuaient chaque fois qu’ils disaient par après « Allez, ne pleure pas. La vie continue. »
Le crépuscule arrivait. Il passait toujours quelques minutes dans le jardin, suivant le soleil dans la dernière partie de son voyage vers la nuit. Je sortais rarement avec lui, je préférais rester tranquillement dans la maison à l’observer par la fenêtre, le rideau légèrement écarté, juste assez pour le voir sans courir le risque d’être découverte. S’il m’avait aperçue, il m’aurait certainement invitée à le rejoindre mais je préférais me remplir les yeux de cette carte postale monochrome, parce qu’elle me semblait beaucoup plus belle quand il était dessus. J’apercevais son ombre noire qui se fondait dans le paysage, la nouvelle tige entrée dans ma vie pour devenir premier arbre, puis bois patiné et enfin poussière enfermée dans un vase de métal gris et froid. Mais à l’époque, je ne voyais que mon arbre et la vision que cette position privilégiée à la fenêtre m’offrait me le rendait plus haut et puissant que tout le reste. Il restait là, immobile, le regard perdu dans le rouge feu du ciel qui ne voulait pas se rendre à cette nuit qui, perpétuellement, frappait à sa porte, lui demandant de s’écarter. « Qu’est-ce que la vie est belle ! », ces mots vibraient, galopaient dans mon cœur, traçant le long de mon dos une invisible série de frissons que je ne pouvais suivre sans secouer mon corps. « Le crépuscule comme acte final de la journée n’est rien d’autre que le début d’une nouvelle aube. Celle qui viendra, si nous l’avons méritée. » Nous avions aussi assisté au lever du soleil lui et moi. Ça arrivait souvent les nuits d’été, celles chaudes et étouffantes faites de silences interrompus par le bourdonnement fastidieux des moustiques assoiffés de sang, de vie. Ils ne nous piquaient pas mais nous empêchaient de dormir correctement. Quand nous étions au lit, tous deux éveillés, les yeux grands ouverts et les jambes écartées pour ne pas transpirer, nous occupions souvent notre temps en faisant l’amour. Mais un matin, il me surprit. De retour de la salle de bain, il s’approcha et me murmura à l’oreille : « Melanie, tu veux assister à la naissance d’une nouvelle vie aujourd’hui ? Ce sera une expérience nouvelle, qui te plaira ! » Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire. J’avais donné naissance à Rose il y avait longtemps déjà et j’avais travaillé quelques années comme infirmière et sage-femme dans un hôpital avant de fuir la ville de mon enfance. Pourquoi me demander si je voulais assister à un accouchement ? Je déclinai l’invitation, répondant que toutes les naissances étaient les mêmes et que j’avais déjà vécu l’expérience trop de fois, jusqu’à la nausée. « Mais le soleil naît chaque jour de façon différente. Les nuages dans le ciel, quand il y en a, offrent des nuances roses variées et uniques. Tu es sûre de vouloir rater ça ? Ça pourrait ne jamais se répéter, tu sais ? » Ces mots firent disparaître les dernières traces de sommeil et un instant plus tard nous étions assis sur notre banc dans le jardin, le plus beau, celui qui offrait la meilleure vue sur le lac. Nous restâmes collés l’un à l’autre, enveloppés de silence, tandis que la magie de la vie donnait naissance à un jour nouveau. Les moustiques étaient restés à la maison, dieux de la nuit qui craignaient la lumière de cette nouvelle journée, comme Satan craint la lumière de Dieu. Et le premier pleur du nouveau-né fut un faible rayon de soleil qui eut la force d’arriver jusqu’à nous, illuminant nos visages, réchauffant nos mains du mieux qu’il pouvait. Je l’embrassai. Lui, toujours immobile, pour savourer le goût de mes lèvres encore une fois. Je n’osai pas lui demander quel goût elles avaient, je le compris seule. Je compris qu’elles étaient spéciales pour lui, comme il l’avait toujours été pour moi. Spéciale comme la façon dont il m’avait fait accueillir cette nouvelle journée, le premier pleur de la vie. Unique comme la façon dont il était revenu habiter mon existence, emplissant ma vie de sa présence.
Rose entra dans la maison avec son jeu de clés. Elle était fière de ce bouquet de ferraille qu’elle désirait posséder depuis toute petite, quand elle me disait toujours que ses amies en avaient un, que leurs parents avaient décidé de leur donner parce qu’ils leur faisaient confiance. Elle ne comprenait donc pas que je sois d’un autre avis, et ne partageait pas mes craintes. Son père par contre était conciliant, comme toujours. La plupart des mauvaises habitudes que Rose avait eues portaient son inimitable signature. Dans mes moments d’exaspération, j’affirmais souvent avec énervement que, si Rose se perdait un jour, même un touriste de passage comprendrait de qui elle était la fille et la ramènerait. Rose était sa copie au féminin. Elle avait ses yeux, son nez, son grand front innocent, et sa peau blanche, presque pâle. Ils arrivaient à se comprendre par des discours faits d’interminables silences. Je me sentais souvent exclue et commençais à parler avec moi-même, pour me tenir compagnie. Pour ses seize ans, nous décidâmes de faire plaisir à Rose. Nous avions préparé un jeu de clés emballé comme un cadeau. Il avait pris une feuille du papier qu’il préparait lui-même et, avec le stylo réservé aux occasions spéciales, avait écrit : « Pour ma petite, qui devient une femme. » Il me l’avait tendue pour que je la lise, et peut-être attendait-il mon accord, mais je suis certaine que, si je lui avais dit que le texte ne me convenait pas, il n’aurait pas changé un mot de ce qu’il avait écrit dans son message. Je touchai plusieurs fois ce papier durant une partie de ma vie, vis souvent ces mots calligraphiés de sa main, l’encre noire légèrement floue qui couvrait à peine les imperfections de ce support artisanal. Quand Rose ouvrit ses cadeaux et trouva les clés, elle pleura. Au point que je craignis d’avoir commis une erreur. J’avais confirmé notre confiance en elle et ça, pour Rose, c’était extrêmement important.
***
« Salut maman, on est arrivés !
— Salut Rose, venez ! Salut Mike ! Salut mes petits anges ! »
Mike et mes petits-enfants me prirent dans leurs bras, Rose m’embrassa en me serrant fort contre elle. Claire était triste et, comme Rose, ne pouvait pas cacher ses sentiments. Tommy sautait comme un kangourou dans la maison, pour éliminer l’énergie accumulée.
« Claire, trésor ! Ne sois pas triste. Où as-tu caché ton beau sourire ?
— Claire a eu une mauvaise nouvelle aujourd’hui, dit ma fille Rose en lui caressant tendrement la tête. En plus de l’enterrement de son grand-père, elle a dû avaler le fait que Morgan, son petit ami, la quitte.
— Morgan t’a quittée aujourd’hui ? je lui demandai en feignant une expression exagérée de stupeur.
— Oui, ce fichu crétin ! Il m’a quittée avec un message téléphonique. Il n’a même pas eu le courage de me parler et de me regarder en face ce trouillard !
— Oh, je comprends. Et il dit quoi ce message ?
— Qu’il me quitte. Que veux-tu qu’il dise ?
— Les mots sont très importants, ma chérie ! Ils peuvent te faire comprendre s’il a peur, s’il a juste besoin d’un peu de temps, s’il y a encore de l’espoir ou si c’est vraiment fini pour toujours », je répliquai avec la fierté d’une femme qui avait accumulé une certaine expérience dans le domaine.
Choquée, Claire récupéra le téléphone dans sa poche. Elle appuya sur quelques touches avec une rapidité impressionnante, gestes qui me semblaient accomplis au hasard mais qui avaient un sens précis pour elle. Elle retrouva le message et me le lut.
« Alors, il dit : Pardonne-moi mais je pense que ça ne peut pas marcher entre nous. Je tenais beaucoup à toi, et toi à moi, je le sais. Mais c’est terminé. J’ai fait un autre choix. Je sais que tu me comprendras et que tu m’accepteras aussi pour ça, pour ma faiblesse et mon manque de courage. Ne cherche pas à me joindre, je ferai pareil de mon côté. Bonne vie Claire, adieu. C’est tout ! »
Elle éteignit le téléphone et le remit dans sa poche en essuyant d’un doigt une timide larme apparue dans ses magnifiques yeux bleus.
« C’est un garçon mature, Claire. Ses mots sont sincères et donc douloureux à entendre, surtout quand le cœur ne le voudrait jamais, venant d’une personne qu’on aime.
— Mature ou non, ça ne me concerne plus. Il a mon âge grand-mère et à quinze ans, on peut garder un peu d’immaturité ! s’exclama-t-elle. Je la laissai se défouler, c’était le mieux à faire pour le moment.
— On n’a pas les clés de la maison quand on est immatures, je dis avec un léger sourire vers Rose. Pas vrai, ma petite ?
— Mais… maman !
— Ça fait longtemps que j’ai les clés de la maison, grand-mère », répliqua Claire qui me les montra fièrement, avec une légère grimace. Je lui souris, Claire répondit, Rose baissa les yeux vers le sol, silencieuse et mal à l’aise.
« Moi aussi je veux les clés de la maison, moi aussi je les veux ! Papa, maman, quand est-ce que vous me les donnez ? Je veux jouer ! » cria le petit Tommy qui nous avait rejoints, amusé par le spectacle joué sous ses jeunes yeux par des acteurs improvisés, restés seuls pour remplir la scène de la vie.
Qui sait comment nous voyait cet enfant d’en bas, le regard toujours tourné vers le haut. Ces “étranges” adultes qui parlaient de choses “étranges” au lieu de rester tranquilles et de jouer avec leurs poupées. Peut-être se demandait-il où nous avions mis tous nos petits bonshommes, nos jouets. Peut-être aurait-il voulu les voir, les toucher, les prendre pour s’amuser avec nous. Et il les aurait animés de son imagination, leur aurait donné vie, formes et couleurs comme seul un enfant sait le faire. Pour lui, tout est un jeu, la vie même est un jeu. Toujours différent malgré des jouets toujours identiques, car personne ne peut mieux qu’un enfant évaluer toutes les alternatives possibles, pour les rendre réelles et les modeler dans son esprit. Alors, pourquoi ne jamais jouer, pourquoi se jeter dans les bras d’une vie faite de peur, de soucis et de problèmes ? En demandant les clés, il voulait entrer dans notre monde mais nous avions déjà dépassé la phase de l’insouciance, nous avions affronté celle de la conquête, de l’effort, avec succès. Et moi, contrairement aux autres, j’avais déjà goûté la saveur âcre de celle de l’abandon, par deux fois. Les autres, les plus jeunes, étaient encore arrêtés aux gares précédentes, à jouir du paysage, beau ou laid, attendant que le train de la vie les conduise autre part, sans savoir où. Ils pouvaient regarder en avant, à la recherche d’un but. Mais aussi en arrière, vers le point de départ, où leur monde avait commencé, dans le brouillard des souvenirs adoucis par le passage du temps. D’autres passagers les accompagnaient dans leur voyage, certains tristes, d’autres heureux, en bonne santé ou malades. Comme eux. Clones d’une civilisation qui veut faire de chacun l’égal de l’autre, une fourmilière qu’un être supérieur observe, où les “différents” sont considérés comme des anomalies, des fourmis qui marchent dans la direction opposée et ne trouveront jamais de miettes. Moi, je pouvais au contraire fatiguer mon regard en le tournant vers le début, vers mon passé, à travers la fumée dense où mes souvenirs se mélangent. Ils sont à moi, à moi seule, désordonnés et éparpillés comme des soldats morts sur un champ de bataille, qui n’avaient pas décidé où tomber, tués alors qu’ils tentaient d’accomplir leur mission et abandonnés là pour toujours, oubliés de tout et de tous. Si je regarde vers l’avant, je sais que la dernière gare de mon voyage n’est pas très loin. Je peux presque la voir, la toucher, la sentir. Atteindre ma gare d’arrivée est mon dernier projet, celui que j’accomplirai tôt ou tard. Et maintenant que mon dernier compagnon de route, entré dans le wagon à la moitié du voyage, l’homme qui était resté à mes côtés en me faisant sentir plus vivante que jamais, était descendu du train sans même me saluer, je me sentais plus proche de mon but mais en proie à la peur et à un total abattement. Il avait atteint la gare où sa vie, son voyage, arrivait à sa conclusion. Le prix payé pour son billet au début lui permettait d’aller jusque-là, pas plus loin. Ce sera parfois fantastique, grâce aux crépuscules qu’il verra de cet endroit, assis seul sur un banc dans une gare déserte. Je me demande si les rayons du soleil qu’il verra surgir à l’aube ressembleront à ceux que nous avons vus ensemble lors de nos matins, assis dans le train qui poursuivait son voyage sans que nous nous en rendions compte. J’attendrai mon crépuscule avec sérénité mais sans urgence, dans la fumée de mes souvenirs, attendant de me fondre en eux, de me transformer en un nouveau soldat tombé au champ de bataille et oublié là. À partir d’aujourd’hui, je ne serai que spectatrice et j’observerai les images de ma vie se déployer au-delà de la fenêtre du train en pleine course et, à chacune de ses secousses sur les rails, je me souviendrai que je suis encore ici. Je regarderai les passants et aiderai ceux qui, perdus dans leur existence, me demanderont des informations pour atteindre leur but. Mais je ne demanderai jamais à être écoutée et j’accepterai les critiques qui me seront faites sur la façon dont, simple femme de banlieue, j’ai affronté mon voyage. Et à l’arrivée de l’aube, il sera au pied de mon lit, comme une ombre sombre aux détails imprécis, qui me réveillera et me demandera de le suivre pour assister encore une fois à une nouvelle naissance, la mienne.
Claire me regardait, attendant peut-être une réplique de ma part qui alimente cette discussion stérile à mes yeux de femme âgée. Je pouvais faire plus pour elle, je pouvais lui faire un cadeau. Je la déçus donc, je ne relevai pas le défi, et capitulai, me mettant à nu devant elle.