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Le Chevalier de Maison-Rouge
On prit place. Le citoyen Morand fut placé à la droite de Geneviève, Maurice à sa gauche; Dixmer s'assit en face de sa femme; les autres convives prirent indifféremment leur poste autour d'une table oblongue.
Le souper était recherché: Dixmer avait un appétit d'industriel et faisait, avec beaucoup de bonhomie, les honneurs de sa table. Les ouvriers, ou ceux qui passaient pour tels, lui faisaient, sous ce rapport, bonne et franche compagnie. Le citoyen Morand parlait peu, mangeait moins encore, ne buvait presque pas et riait rarement; Maurice, peut-être à cause des souvenirs que lui rappelait sa voix, éprouva bientôt pour lui une vive sympathie; seulement, il était en doute sur son âge, et ce doute l'inquiétait; tantôt il le prenait pour un homme de quarante à quarante-cinq ans, et tantôt pour un tout jeune homme.
Dixmer se crut, en se mettant à table, obligé de donner à ses convives une sorte de raison à l'admission d'un étranger dans leur petit cercle.
Il s'en acquitta en homme naïf et peu habitué à mentir; mais les convives ne paraissaient pas difficiles en matière de raisons, à ce qu'il paraît, car, malgré toute la maladresse que mit le fabricant de pelleteries dans l'introduction du jeune homme, son petit discours d'introduction satisfit tout le monde.
Maurice le regardait avec étonnement.
– Sur mon honneur, se disait-il en lui-même, je crois que je me trompe moi-même. Est-ce bien là le même homme qui, l'œil ardent, la voix menaçante, me poursuivait une carabine à la main, et voulait absolument me tuer, il y a trois quarts d'heure? En ce moment-là, je l'eusse pris pour un héros ou pour un assassin. Mordieu! comme l'amour des pelleteries vous transforme un homme!
Il y avait au fond du cœur de Maurice, tandis qu'il faisait toutes ces observations, une douleur et une joie si profondes toutes deux, que le jeune homme n'eût pu se dire au juste quelle était la situation de son âme. Il se retrouvait enfin près de cette belle inconnue qu'il avait tant cherchée. Comme il l'avait rêvé d'avance, elle portait un doux nom. Il s'enivrait du bonheur de la sentir à son côté; il absorbait ses moindres paroles, et le son de sa voix, toutes les fois qu'elle résonnait, faisait vibrer jusqu'aux cordes les plus secrètes de son cœur; mais ce cœur était brisé par ce qu'il voyait.
Geneviève était bien telle qu'il l'avait entrevue: ce rêve d'une nuit orageuse, la réalité ne l'avait pas détruit. C'était bien la jeune femme élégante, à l'œil triste, à l'esprit élevé; c'était bien, ce qui était arrivé si souvent dans les dernières années qui avaient précédé cette fameuse année 93, dans laquelle on se trouvait, c'était bien la jeune fille de distinction, obligée, à cause de la ruine toujours plus profonde dans laquelle était tombée la noblesse, de s'allier à la bourgeoisie, au commerce. Dixmer paraissait un brave homme; il était riche incontestablement; ses manières avec Geneviève semblaient être celles d'un homme qui prend à tâche de rendre une femme heureuse. Mais cette bonhomie, cette richesse, ces intentions excellentes, pouvaient-elles combler cette immense distance qui existait entre la femme et le mari, entre la jeune fille poétique, distinguée, charmante, et l'homme aux occupations matérielles et à l'aspect vulgaire? Avec quel sentiment Geneviève comblait-elle cet abîme?.. Hélas! le hasard le disait assez maintenant à Maurice: avec l'amour. Et il fallait bien en revenir à cette première opinion qu'il avait eue de la jeune femme, c'est-à-dire que, le soir où il l'avait rencontrée, elle revenait d'un rendez-vous d'amour.
Cette idée que Geneviève aimait un homme torturait le cœur de Maurice.
Alors il soupirait, alors il regrettait d'être venu pour prendre une dose plus active encore de ce poison qu'on appelle amour.
Puis, dans d'autres moments, en écoutant cette voix si douce, si pure et si harmonieuse, en interrogeant ce regard si limpide, qui semblait ne pas craindre que par lui on pût lire jusqu'au plus profond de son âme, Maurice en arrivait à croire qu'il était impossible qu'une pareille créature pût tromper, et alors il éprouvait une joie amère à songer que ce beau corps; âme et matière, appartenait à ce bon bourgeois au sourire honnête, aux plaisanteries vulgaires, et ne serait jamais qu'à lui.
On parla politique, ce ne pouvait guère être autrement. Que dire à une époque où la politique se mêlait à tout, était peinte au fond des assiettes, couvrait toutes les murailles, était proclamée à chaque heure dans les rues?
Tout à coup un des convives, qui jusque-là avait gardé le silence, demanda des nouvelles des prisonniers du Temple.
Maurice tressaillit malgré lui au timbre de cette voix. Il avait reconnu l'homme qui, toujours pour les moyens extrêmes, l'avait d'abord frappé de son couteau, et avait ensuite voté pour la mort.
Cependant cet homme, honnête tanneur, chef de l'atelier, du moins Dixmer le proclama tel, réveilla bientôt la belle humeur de Maurice en exprimant les idées les plus patriotiques et les principes les plus révolutionnaires. Le jeune homme, dans certaines circonstances, n'était point ennemi de ces mesures vigoureuses, si fort à la mode à cette époque, et dont Danton était l'apôtre et le héros. À la place de cet homme, dont l'arme et la voix lui avaient fait éprouver et lui faisaient éprouver encore de si poignantes sensations, il n'eût pas assassiné celui qu'il eût pris pour un espion, mais il l'eût lâché dans un jardin, et là, à armes égales, un sabre à la main comme son adversaire, il l'eût combattu sans merci, sans miséricorde. Voilà ce qu'eût fait Maurice. Mais il comprit bientôt que c'était trop demander d'un garçon tanneur, que de demander qu'il fît ce que Maurice aurait fait.
Cet homme aux mesures extrêmes, et qui paraissait voir dans ses idées politiques les mêmes systèmes violents que dans sa conduite privée, parlait donc du Temple, et s'étonnait que l'on confiât la garde de ses prisonniers à un conseil permanent, facile à corrompre, et à des municipaux dont la fidélité avait été plus d'une fois déjà tentée.
– Oui, dit le citoyen Morand; mais il faut convenir qu'en toute occasion, jusqu'à présent, la conduite de ces municipaux a justifié la confiance que la nation avait en eux, et l'histoire dira qu'il n'y avait pas que le citoyen Robespierre qui méritât le surnom d'incorruptible.
– Sans doute, sans doute, reprit l'interlocuteur, mais de ce qu'une chose n'est point arrivée encore, il serait absurde de conclure qu'elle n'arrivera jamais. C'est comme pour la garde nationale, continua le chef d'atelier; eh bien, les compagnies des différentes sections sont convoquées chacune à son tour pour le service du Temple, et cela indifféremment. Eh bien, n'admettez-vous point qu'il puisse y avoir, dans une compagnie de vingt ou vingt-cinq hommes, un noyau de huit ou dix gaillards bien déterminés, qui, une belle nuit, égorgent les sentinelles et enlèvent les prisonniers?
– Bah! dit Maurice, tu vois, citoyen, que c'est un mauvais moyen, puisque, il y a trois semaines ou un mois, on a voulu l'employer et qu'on n'a point réussi.
– Oui, reprit Morand; mais parce qu'un des aristocrates qui composaient la patrouille a eu l'imprudence, en parlant je ne sais à qui, de laisser échapper le mot monsieur.
– Et puis, dit Maurice, qui tenait à prouver que la police de la République était bien faite, parce qu'on s'était déjà aperçu de l'entrée du chevalier de Maison-Rouge dans Paris.
– Bah! s'écria Dixmer.
– On savait que Maison-Rouge était entré dans Paris? demanda froidement Morand. Et savait-on par quel moyen il y était entré?
– Parfaitement.
– Ah diable! dit Morand en se penchant en avant pour regarder Maurice, je serais curieux de savoir cela; jusqu'à présent, on n'a rien pu nous dire encore de positif là-dessus. Mais vous, citoyen, vous le secrétaire d'une des principales sections de Paris, vous devez être mieux renseigné?
– Sans doute, dit Maurice; aussi ce que je vais vous dire est-il l'exacte vérité.
Tous les convives, et même Geneviève, parurent accorder la plus grande attention à ce qu'allait dire le jeune homme.
– Eh bien, dit Maurice, le chevalier de Maison-Rouge venait de Vendée, à ce qu'il paraît; il avait traversé toute la France avec son bonheur ordinaire. Arrivé pendant la journée à la barrière du Roule, il a attendu jusqu'à neuf heures du soir. À neuf heures du soir, une femme, déguisée en femme du peuple, est sortie par cette barrière, portant au chevalier un costume de chasseur de la garde nationale; dix minutes après, elle est rentrée avec lui; la sentinelle, qui l'avait vue sortir seule, a eu des soupçons en la voyant rentrer accompagnée: elle a donné l'alarme au poste; le poste est sorti. Les deux coupables, ayant compris que c'était à eux qu'on en voulait, se sont jetés dans un hôtel qui leur a ouvert une seconde porte sur les Champs-Élysées. Il paraît qu'une patrouille toute dévouée aux tyrans attendait le chevalier au coin de la rue Bar-du-Bec. Vous savez le reste.
– Ah! ah! dit Morand; c'est curieux, ce que vous nous racontez là…
– Et surtout positif, dit Maurice.
– Oui, cela en a l'air; mais, la femme, sait-on ce qu'elle est devenue?..
– Non, elle a disparu, et l'on ignore complètement qui elle est et ce qu'elle est. L'associé du citoyen Dixmer et le citoyen Dixmer lui-même parurent respirer plus librement.
Geneviève avait écouté tout ce récit, pâle, immobile et muette.
– Mais, dit le citoyen Morand avec sa froideur ordinaire, qui peut dire que le chevalier de Maison-Rouge faisait partie de cette patrouille qui a donné l'alarme au Temple?
– Un municipal de mes amis qui, ce jour-là, était de service au Temple, l'a reconnu.
– Il savait donc son signalement?
– Il l'avait vu autrefois.
– Et quel homme est-ce, physiquement, que ce chevalier de Maison-Rouge? demanda Morand.
– Un homme de vingt-cinq à vingt-six ans, petit, blond, d'un visage agréable, avec des yeux magnifiques et des dents superbes.
Il se fit un profond silence.
– Eh bien, dit Morand, si votre ami le municipal a reconnu ce prétendu chevalier de Maison-Rouge, pourquoi ne l'a-t-il pas arrêté?
– D'abord, parce que, ne sachant pas son arrivée à Paris, il a craint d'être dupe d'une ressemblance; et puis mon ami est un peu tiède, il a fait ce que font les sages et les tièdes: dans le doute, il s'est abstenu.
– Vous n'auriez pas agi ainsi, citoyen? dit Dixmer à Maurice en riant brusquement.
– Non, dit Maurice, je l'avoue: j'aurais mieux aimé me tromper que de laisser échapper un homme aussi dangereux que l'est ce chevalier de Maison-Rouge.
– Et qu'eussiez-vous donc fait, monsieur?.. demanda Geneviève.
– Ce que j'eusse fait, citoyenne? dit Maurice. Oh! mon Dieu! ce n'eût pas été long: j'eusse fait fermer toutes les portes du Temple; j'eusse été droit à la patrouille, et j'eusse mis la main sur le collet du chevalier, en lui disant: «Chevalier de Maison-Rouge, je vous arrête comme traître à la nation!» Et une fois que je lui eusse mis la main au collet, je ne l'eusse point lâché, je vous en réponds.
– Mais que serait-il arrivé? demanda Geneviève.
– Il serait arrivé qu'on lui aurait fait son procès, à lui et à ses complices, et qu'à l'heure qu'il est, il serait guillotiné, voilà tout.
Geneviève frissonna et lança à son voisin un coup d'œil d'effroi. Mais le citoyen Morand ne parut pas remarquer ce coup d'œil, et vidant flegmatiquement son verre:
– Le citoyen Lindey a raison, dit-il; il n'y avait que cela à faire. Malheureusement, on ne l'a pas fait.
– Et, demanda Geneviève, sait-on ce qu'est devenu ce chevalier de Maison-Rouge?
– Bah! dit Dixmer, il est probable qu'il n'a pas demandé son reste, et que, voyant sa tentative avortée, il aura quitté immédiatement Paris.
– Et peut-être même la France, ajouta Morand.
– Pas du tout, pas du tout, dit Maurice.
– Comment! il a eu l'imprudence de rester à Paris? s'écria Geneviève.
– Il n'en a pas bougé. Un mouvement général d'étonnement accueillit cette opinion émise par Maurice avec une si grande assurance.
– C'est une présomption que vous émettez là, citoyen, dit Morand, une présomption, voilà tout.
– Non pas, c'est un fait que j'affirme.
– Oh! dit Geneviève, j'avoue que pour mon compte, je ne puis croire à ce que vous dites, citoyen; ce serait d'une imprudence impardonnable.
– Vous êtes femme, citoyenne; vous comprendrez donc une chose qui a dû l'emporter, chez un homme du caractère du chevalier de Maison-Rouge, sur toutes les considérations de sécurité personnelle possibles.
– Et quelle chose peut l'emporter sur la crainte de perdre la vie d'une façon si affreuse?
– Eh! mon Dieu! citoyenne, dit Maurice, l'amour.
– L'amour? répéta Geneviève.
– Sans doute. Ne savez-vous donc pas que le chevalier de Maison-Rouge est amoureux d'Antoinette?
Deux ou trois rires d'incrédulité éclatèrent timides et forcés. Dixmer regarda Maurice, comme pour lire jusqu'au fond de son âme. Geneviève sentit des larmes mouiller ses yeux, et un frissonnement, qui ne put échapper à Maurice, courut par tout son corps. Le citoyen Morand répandit le vin de son verre qu'il portait en ce moment à ses lèvres, et sa pâleur eût effrayé Maurice, si toute l'attention du jeune homme n'eût été en ce moment concentrée sur Geneviève.
– Vous êtes émue, citoyenne, murmura Maurice.
– N'avez-vous pas dit que je comprendrais parce que j'étais femme? Eh bien, nous autres femmes, un dévouement, si opposé qu'il soit à nos principes, nous touche toujours.
– Et celui du chevalier de Maison-Rouge est d'autant plus grand, dit Maurice, qu'on assure qu'il n'a jamais parlé à la reine.
– Ah çà! citoyen Lindey, dit l'homme aux moyens extrêmes, il me semble, permets-moi de le dire, que tu es bien indulgent pour ce chevalier…
– Monsieur, dit Maurice en se servant peut-être avec intention du mot qui avait cessé d'être en usage, j'aime toutes les natures fières et courageuses; ce qui ne m'empêche pas de les combattre quand je les rencontre dans les rangs de mes ennemis. Je ne désespère pas de rencontrer un jour le chevalier de Maison-Rouge.
– Et…? fit Geneviève.
– Et si je le rencontre… eh bien, je le combattrai.
Le souper était fini. Geneviève donna l'exemple de la retraite en se levant elle-même.
En ce moment la pendule sonna.
– Minuit, dit froidement Morand.
– Minuit! s'écria Maurice, minuit déjà!
– Voilà une exclamation qui me fait plaisir, dit Dixmer; elle prouve que vous ne vous êtes pas ennuyé, et elle me donne l'espoir que nous nous reverrons. C'est la maison d'un bon patriote qu'on vous ouvre, et j'espère que vous vous apercevrez bientôt, citoyen, que c'est celle d'un ami.
Maurice salua, et, se retournant vers Geneviève:
– La citoyenne me permet-elle aussi de revenir? demanda-t-il.
– Je fais plus que de le permettre, je vous en prie, dit vivement Geneviève. Adieu, citoyen. Et elle rentra chez elle.
Maurice prit congé de tous les convives, salua particulièrement Morand, qui lui avait beaucoup plu, serra la main de Dixmer, et partit étourdi, mais bien plus joyeux qu'attristé, de tous les événements si différents les uns des autres qui avaient agité sa soirée.
– Fâcheuse, fâcheuse rencontre! dit après la retraite de Maurice la jeune femme fondant en larmes en présence de son mari, qui l'avait reconduite chez elle.
– Bah! le citoyen Maurice Lindey, patriote reconnu, secrétaire d'une section, pur, adoré, populaire, est, au contraire, une bien précieuse acquisition pour un pauvre tanneur qui a chez lui de la marchandise de contrebande, répondit Dixmer en souriant.
– Ainsi, vous croyez, mon ami?.. demanda timidement Geneviève.
– Je crois que c'est un brevet de patriotisme, un cachet d'absolution qu'il pose sur notre maison; et je pense qu'à partir de cette soirée, le chevalier de Maison-Rouge lui-même serait en sûreté chez nous.
Et Dixmer, baisant sa femme au front avec une affection bien plus paternelle que conjugale, la laissa dans ce petit pavillon qui lui était entièrement consacré, et repassa dans l'autre partie du bâtiment qu'il habitait, avec les convives que nous avons vus entourer sa table.
X
Le savetier Simon
On était arrivé au commencement du mois de mai; un jour pur dilatait les poitrines lassées de respirer les brouillards glacés de l'hiver, et les rayons d'un soleil tiède et vivifiant descendaient sur la noire muraille du Temple.
Au guichet de l'intérieur, qui séparait la tour des jardins, riaient et fumaient les soldats du poste.
Mais malgré cette belle journée, malgré l'offre qui fut faite aux prisonnières de descendre et de se promener au jardin, les trois femmes refusèrent: depuis l'exécution de son mari, la reine se tenait obstinément dans sa chambre, pour n'avoir point à passer devant la porte de l'appartement qu'avait occupé le roi, au second étage.
Quand elle prenait l'air, par hasard, depuis cette fatale époque du 21 janvier, c'était sur le haut de la tour, dont on avait fermé les créneaux avec des jalousies.
Les gardes nationaux de service, qui étaient prévenus que les trois femmes avaient l'autorisation de sortir, attendirent donc vainement toute la journée qu'elles voulussent bien user de l'autorisation.
Vers cinq heures, un homme descendit et s'approcha du sergent commandant le poste.
– Ah! ah! c'est toi, père Tison! dit celui-ci qui paraissait un garde national de joyeuse humeur.
– Oui, c'est moi, citoyen; je t'apporte de la part du municipal Maurice Lindey, ton ami, qui est là-haut, cette permission accordée, par le conseil du Temple, à ma fille, de venir faire ce soir une petite visite à sa mère.
– Et tu sors au moment où ta fille va venir, père dénaturé? dit le sergent.
– Ah! je sors bien à contrecœur, citoyen sergent. J'espérais, moi aussi, voir ma pauvre enfant, que je n'ai pas vue depuis deux mois, et l'embrasser… là, ce qui s'appelle crânement, comme un père embrasse sa fille. Mais oui! va te promener. Le service, ce service damné, me force à sortir. Il faut que j'aille à la Commune faire mon rapport. Un fiacre m'attend à la porte avec deux gendarmes, et cela juste au moment où ma pauvre Sophie va venir.
– Malheureux père! dit le sergent.
Ainsi l'amour de la patrieÉtouffe en toi la voix du sang.L'une gémit et l'autre prie:Au devoir immole…Dis donc, père Tison, si tu trouves par hasard une rime en ang, tu me la rapporteras. Elle me manque pour le moment.
– Et toi, citoyen sergent, quand ma fille viendra pour voir sa pauvre mère, qui meurt de ne pas la voir, tu la laisseras passer.
– L'ordre est en règle, répondit le sergent, que le lecteur a déjà reconnu sans doute pour notre ami Lorin; ainsi, je n'ai rien à dire; quand ta fille viendra, ta fille passera.
– Merci, brave Thermopyle, merci, dit Tison.
Et il sortit pour aller faire son rapport à la Commune, en murmurant:
– Ah! ma pauvre femme, va-t-elle être heureuse!
– Sais-tu, sergent, dit un garde national en voyant s'éloigner Tison et en entendant les paroles qu'il prononçait en s'éloignant, sais-tu que ça fait frissonner au fond, ces choses-là?
– Et quelles choses, citoyen Devaux? demanda Lorin.
– Comment donc! reprit le compatissant garde national, de voir cet homme au visage si dur, cet homme au cœur de bronze, cet impitoyable gardien de la reine, s'en aller la larme à l'œil, moitié de joie, moitié de douleur, en songeant que sa femme va voir sa fille, et que lui ne la verra pas! Il ne faut pas trop réfléchir là-dessus, sergent, car, en vérité, cela attriste…
– Sans doute, et voilà pourquoi il ne réfléchit pas lui-même, cet homme qui s'en va la larme à l'œil, comme tu dis.
– Et à quoi réfléchirait-il?
– Eh bien, qu'il y a trois mois aussi que cette femme qu'il brutalise sans pitié n'a vu son enfant. Il ne songe pas à son malheur, à elle; il songe à son malheur, à lui; voilà tout. Il est vrai que cette femme était reine, continua le sergent d'un ton railleur, dont il eût été difficile d'interpréter le sens, et qu'on n'est point forcé d'avoir pour une reine les égards qu'on a pour la femme d'un journalier.
– N'importe, tout cela est fort triste, dit Devaux.
– Triste, mais nécessaire, dit Lorin; le mieux donc est, comme tu l'as dit, de ne pas réfléchir… Et il se mit à fredonner:
Hier Nicette,Sous des bosquetsSombres et frais,Marchait seulette.Lorin en était là de sa chanson bucolique, quand, tout à coup, un grand bruit se fit entendre du côté gauche du poste: il se composait de jurements, de menaces et de pleurs.
– Qu'est-ce que cela? demanda Devaux.
– On dirait d'une voix d'enfant, répondit Lorin en écoutant.
– En effet, reprit le garde national, c'est un pauvre petit que l'on bat; en vérité, on ne devrait envoyer ici que ceux qui n'ont pas d'enfants.
– Veux-tu chanter? dit une voix rauque et avinée. Et la voix chanta, comme pour donner l'exemple:
Madam'Veto avait promisDe faire égorger tout Paris…– Non, dit l'enfant, je ne chanterai pas.
– Veux-tu chanter? Et la voix recommença:
Madam'Veto avait promis…– Non, dit l'enfant; non, non, non.
– Ah! petit gueux! dit la voix rauque.
Et un bruit de lanière sifflante fendit l'air. L'enfant poussa un hurlement de douleur.
– Ah! sacrebleu! dit Lorin, c'est cet infâme Simon qui bat le petit Capet.
Quelques gardes nationaux haussèrent les épaules, deux ou trois essayèrent de sourire. Devaux se leva et s'éloigna.
– Je le disais bien, murmura-t-il, que des pères ne devraient jamais entrer ici.
Tout à coup une porte basse s'ouvrit, et l'enfant royal, chassé par le fouet de son gardien, fit, en fuyant, plusieurs pas dans la cour; mais, derrière lui, quelque chose de lourd retentit sur le pavé et l'atteignit à la jambe.
– Ah! cria l'enfant. Et il trébucha et tomba sur un genou.
– Rapporte-moi ma forme, petit monstre, ou sinon… L'enfant se releva et secoua la tête en manière de refus.
– Ah! c'est comme ça? cria la même voix. Attends, attends, tu vas voir.
Et le savetier Simon déboucha de sa loge, comme une bête fauve de sa tanière.
– Holà! holà! dit Lorin en fronçant le sourcil; où allons-nous comme cela, maître Simon?
– Châtier ce petit louveteau, dit le savetier.
– Et pourquoi le châtier? dit Lorin.
– Pourquoi?
– Oui.
– Parce que ce petit gueux ne veut ni chanter comme un bon patriote, ni travailler comme un bon citoyen.
– Eh bien, qu'est-ce que cela te fait? répondit Lorin; est-ce que la nation t'a confié Capet pour lui apprendre à chanter?
– Ah çà! dit Simon étonné, de quoi te mêles-tu, citoyen sergent? Je te le demande.
– De quoi je me mêle? Je me mêle de ce qui regarde tout homme de cœur. Or, il est indigne d'un homme de cœur qui voit battre un enfant, de souffrir qu'on le batte.
– Bah! le fils du tyran.
– Est un enfant, un enfant qui n'a point participé aux crimes de son père, un enfant qui n'est point coupable, et que, par conséquent, on ne doit point punir.
– Et moi, je te dis qu'on me l'a donné pour en faire ce que je voudrais. Je veux qu'il chante la chanson de Madame Veto, et il la chantera.
– Mais, misérable, dit Lorin, madame Veto, c'est sa mère, à cet enfant; voudrais-tu qu'on forçât ton fils à chanter que tu es une canaille?
– Moi? hurla Simon. Ah! mauvais aristocrate de sergent!
– Ah! pas d'injures, dit Lorin; je ne suis pas Capet, moi… et l'on ne me fait pas chanter de force.
– Je te ferai arrêter, mauvais ci-devant.
– Toi, dit Lorin, tu me feras arrêter? Essaye donc un peu de faire arrêter un Thermopyle!
– Bon! bon! rira bien qui rira le dernier. En attendant, Capet, ramasse ma forme et viens faire ton soulier, ou, mille tonnerres!..
– Et moi, dit Lorin en pâlissant affreusement et en faisant un pas en avant, les poings roidis et les dents serrées, moi, je te dis qu'il ne ramassera pas ta forme; moi, je te dis qu'il ne fera pas de souliers, entends-tu, mauvais drôle? Ah! oui, tu as là ton grand sabre, mais il ne me fait pas plus peur que toi. Ose le tirer seulement!
– Ah! massacre! hurla Simon blêmissant de rage. En ce moment, deux femmes entrèrent dans la cour: l'une des deux tenait un papier à la main; elle s'adressa à la sentinelle.
– Sergent! cria la sentinelle, c'est la fille Tison qui demande à voir sa mère.
– Laisse passer, puisque le conseil du Temple le permet, dit Lorin, qui ne voulait pas se détourner un instant, de peur que Simon ne profitât de cette distraction pour battre l'enfant.