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Le Chevalier de Maison-Rouge
La sentinelle laissa passer les deux femmes; mais à peine eurent-elles monté quatre marches de l'escalier sombre, qu'elles rencontrèrent Maurice Lindey, qui descendait un instant dans la cour.
La nuit était presque venue, de sorte qu'on ne pouvait distinguer les traits de leur visage. Maurice les arrêta.
– Qui êtes-vous, citoyennes, demanda-t-il, et que voulez-vous?
– Je suis Sophie Tison, dit l'une des deux femmes. J'ai obtenu la permission de voir ma mère, et je viens la voir.
– Oui, dit Maurice; mais la permission est pour toi seule, citoyenne.
– J'ai amené mon amie pour que nous soyons deux femmes, au moins, au milieu des soldats.
– Fort bien; mais ton amie ne montera pas.
– Comme il vous plaira, citoyen, dit Sophie Tison en serrant la main de son amie, qui, collée contre la muraille, semblait frappée de surprise et d'effroi.
– Citoyens factionnaires, cria Maurice en levant la tête et en s'adressant aux sentinelles qui étaient placées à chaque étage, laissez passer la citoyenne Tison; seulement, son amie ne peut point passer. Elle attendra sur l'escalier, et vous veillerez à ce qu'on la respecte.
– Oui, citoyen, répondirent les sentinelles.
– Montez donc, dit Maurice. Les deux femmes passèrent. Quant à Maurice, il sauta les quatre ou cinq marches qui lui restaient à descendre, et s'avança rapidement dans la cour.
– Qu'y a-t-il donc, dit-il aux gardes nationaux, et qui cause ce bruit? On entend des cris d'enfant jusque dans l'antichambre des prisonnières.
– Il y a, dit Simon, qui, habitué aux manières des municipaux, crut, en apercevant Maurice, qu'il lui arrivait du renfort; il y a que c'est ce traître, cet aristocrate, ce ci-devant qui m'empêche de rosser Capet.
Et il montra du poing Lorin.
– Oui, mordieu! je l'en empêche, dit Lorin en dégainant, et, si tu m'appelles encore une fois ci-devant, aristocrate ou traître, je te passe mon sabre au travers du corps.
– Une menace! s'écria Simon. À la garde! à la garde!
– C'est moi qui suis la garde, dit Lorin; ne m'appelle donc pas, car, si je vais à toi, je t'extermine.
– À moi, citoyen municipal, à moi! s'écria Simon, sérieusement menacé cette fois par Lorin.
– Le sergent a raison, dit froidement le municipal que Simon appelait à son aide; tu déshonores la nation; lâche, tu bats un enfant.
– Et pourquoi le bat-il, comprends-tu, Maurice? parce que l'enfant ne veut pas chanter Madame Veto, parce que le fils ne veut pas insulter sa mère.
– Misérable! dit Maurice.
– Et toi aussi? dit Simon. Mais je suis donc entouré de traîtres?
– Ah! coquin, dit le municipal en saisissant Simon à la gorge et en lui arrachant sa lanière des mains; essaye un peu de prouver que Maurice Lindey est un traître.
Et il fit tomber rudement la courroie sur les épaules du savetier.
– Merci, monsieur, dit l'enfant, qui regardait stoïquement cette scène; mais c'est sur moi qu'il se vengera.
– Viens, Capet, dit Lorin, viens, mon enfant; s'il te bat encore, appelle à l'aide, et l'on ira le châtier, ce bourreau. Allons, allons, petit Capet, rentre dans ta tour.
– Pourquoi m'appelez-vous Capet, vous qui me protégez? dit l'enfant. Vous savez bien que Capet n'est pas mon nom.
– Comment, ce n'est pas ton nom? dit Lorin. Comment t'appelles-tu?
– Je m'appelle Louis-Charles de Bourbon. Capet est le nom d'un de mes ancêtres. Je sais l'histoire de France; mon père me l'a apprise.
– Et tu veux apprendre à faire des savates à un enfant à qui un roi a appris l'histoire de France? s'écria Lorin. Allons donc!
– Oh! sois tranquille, dit Maurice à l'enfant, je ferai mon rapport.
– Et moi, le mien, dit Simon. Je dirai, entre autres choses, qu'au lieu d'une femme qui avait le droit d'entrer dans la tour, vous en avez laissé passer deux.
En ce moment, en effet, les deux femmes sortaient du donjon. Maurice courut à elles.
– Eh bien, citoyenne, dit-il en s'adressant à celle qui était de son côté, as-tu vu ta mère?
Sophie Tison passa à l'instant entre le municipal et sa compagne.
– Oui, citoyen, merci, dit-elle. Maurice aurait voulu voir l'amie de la jeune fille, ou tout au moins entendre sa voix; mais elle était enveloppée dans sa mante, et semblait décidée à ne pas prononcer une seule parole. Il lui sembla même qu'elle tremblait.
Cette crainte lui donna des soupçons. Il remonta précipitamment, et, en arrivant dans la première pièce, il vit, à travers le vitrage, la reine cacher dans sa poche quelque chose qu'il supposa être un billet.
– Oh! oh! dit-il, aurais-je été dupe? Il appela son collègue.
– Citoyen Agricola, dit-il, entre chez Marie-Antoinette et ne la perds pas de vue.
– Ouais! fit le municipal, est-ce que…?
– Entre, te dis-je, et cela sans perdre un instant, une minute, une seconde. Le municipal entra chez la reine.
– Appelle la femme Tison, dit-il à un garde national. Cinq minutes après, la femme Tison arrivait rayonnante.
– J'ai vu ma fille, dit-elle.
– Où cela? demanda Maurice.
– Ici même, dans cette antichambre.
– Bien. Et ta fille n'a point demandé à voir l'Autrichienne?
– Non.
– Elle n'est pas entrée chez elle?
– Non.
– Et, pendant que tu causais avec ta fille, personne n'est sorti de la chambre des prisonnières?
– Est-ce que je sais, moi? Je regardais ma fille, que je n'avais pas vue depuis trois mois.
– Rappelle-toi bien.
– Ah! oui, je crois me souvenir.
– De quoi?
– La jeune fille est sortie.
– Marie-Thérèse?
– Oui.
– Et elle a parlé à ta fille?
– Non.
– Ta fille ne lui a rien remis?
– Non.
– Elle n'a rien ramassé à terre?
– Ma fille?
– Non, celle de Marie-Antoinette?
– Si fait, elle a ramassé son mouchoir.
– Ah! malheureuse! s'écria Maurice. Et il s'élança vers le cordon d'une cloche qu'il tira vivement. C'était la cloche d'alarme.
XI
Le billet
Les deux autres municipaux de garde montèrent précipitamment. Un détachement du poste les accompagnait. Les portes furent fermées, deux factionnaires interceptèrent les issues de chaque chambre.
– Que voulez-vous, monsieur? dit la reine à Maurice, lorsque celui-ci entra. J'allais me mettre au lit, lorsqu'il y a cinq minutes le citoyen municipal (et la reine montrait Agricola) s'est précipité tout à coup dans cette chambre sans me dire ce qu'il désirait.
– Madame, dit Maurice en saluant, ce n'est pas mon collègue qui désire quelque chose de vous, c'est moi.
– Vous, monsieur? demanda Marie-Antoinette en regardant Maurice, dont les bons procédés lui avaient inspiré une certaine reconnaissance; et que désirez-vous?
– Je désire que vous vouliez bien me remettre le billet que vous cachiez tout à l'heure quand je suis entré.
Madame Royale et Madame Élisabeth tressaillirent. La reine devint très pâle.
– Vous vous trompez, monsieur, dit-elle, je ne cachais rien.
– Tu mens, l'Autrichienne! s'écria Agricola.
Maurice posa vivement la main sur le bras de son collègue.
– Un moment, mon cher collègue, lui dit-il; laisse-moi parler à la citoyenne. Je suis un peu procureur.
– Va, alors, mais ne la ménage pas, morbleu!
– Vous cachiez un billet, citoyenne, dit sévèrement Maurice; il faudrait nous remettre ce billet.
– Mais quel billet?
– Celui que la fille Tison vous a apporté, et que la citoyenne votre fille (Maurice indiqua la jeune princesse) a ramassé avec son mouchoir.
Les trois femmes se regardèrent épouvantées.
– Mais, monsieur, c'est plus que de la tyrannie, dit la reine; des femmes! des femmes!
– Ne confondons pas, dit Maurice avec fermeté. Nous ne sommes ni des juges ni des bourreaux; nous sommes des surveillants, c'est-à-dire vos concitoyens chargés de vous garder. Nous avons une consigne; la violer, c'est trahir. Citoyenne, je vous en prie, rendez-moi le billet que vous avez caché.
– Messieurs, dit la reine avec hauteur, puisque vous êtes des surveillants, cherchez, et privez-nous de sommeil cette nuit comme toujours.
– Dieu nous garde de porter la main sur des femmes. Je vais faire prévenir la Commune et nous attendrons ses ordres; seulement, vous ne vous mettrez pas au lit: vous dormirez sur des fauteuils, s'il vous plaît, et nous vous garderons… S'il le faut, les perquisitions commenceront.
– Qu'y a-t-il donc? demanda la femme Tison en montrant à la porte sa tête effarée.
– Il y a, citoyenne, que tu viens, en prêtant la main à une trahison, de te priver à jamais de voir ta fille.
– De voir ma fille!.. Que dis-tu donc là, citoyen? demanda la femme Tison, qui ne comprenait pas bien encore pourquoi elle ne verrait plus sa fille.
– Je te dis que ta fille n'est pas venue ici pour te voir, mais pour apporter une lettre à la citoyenne Capet, et qu'elle n'y reviendra plus.
– Mais, si elle ne revient plus, je ne pourrai donc pas la revoir, puisqu'il nous est défendu de sortir?..
– Cette fois, il ne faudra t'en prendre à personne, car c'est ta faute, dit Maurice.
– Oh! hurla la pauvre mère, ma faute! que dis-tu donc là, ma faute? Il n'est rien arrivé, j'en réponds. Oh! si je croyais qu'il fût arrivé quelque chose, malheur à toi, Antoinette, tu me le payerais cher?
Et cette femme exaspérée montra le poing à la reine.
– Ne menace personne, dit Maurice; obtiens plutôt par la douceur que ce que nous demandons soit fait; car tu es femme, et la citoyenne Antoinette, qui est mère elle-même, aura sans doute pitié d'une mère. Demain, ta fille sera arrêtée; demain, emprisonnée… puis, si l'on découvre quelque chose, et tu sais que, lorsqu'on le veut bien, on découvre toujours, elle est perdue, elle et sa compagne.
La femme Tison, qui avait écouté Maurice avec une terreur croissante, détourna sur la reine son regard presque égaré.
– Tu entends, Antoinette?.. Ma fille!.. C'est toi qui auras perdu ma fille!
La reine parut épouvantée à son tour, non de la menace qui étincelait dans les yeux de sa geôlière, mais du désespoir qu'on y lisait.
– Venez, madame Tison, dit-elle, j'ai à vous parler.
– Holà! pas de cajoleries, s'écria le collègue de Maurice; nous ne sommes pas de trop, morbleu! Devant la municipalité, toujours devant la municipalité!
– Laisse faire, citoyen Agricola, dit Maurice à l'oreille de cet homme; pourvu que la vérité nous vienne, peu importe de quelle façon.
– Tu as raison, citoyen Maurice; mais…
– Passons derrière le vitrage, citoyen Agricola, et, si tu m'en crois, tournons le dos; je suis sûr que la personne pour laquelle nous aurons cette condescendance ne nous en fera point repentir.
La reine entendit ces mots dits pour être entendus par elle; elle jeta au jeune homme un regard reconnaissant. Maurice détourna la tête avec insouciance et passa de l'autre côté du vitrage. Agricola le suivit.
– Tu vois bien cette femme, dit-il à Agricola: reine, c'est une grande coupable; femme, c'est une âme digne et grande. On fait bien de briser les couronnes, le malheur épure.
– Sacrebleu! que tu parles bien, citoyen Maurice! J'aime à t'entendre, toi et ton ami Lorin. Est-ce aussi des vers que tu viens de dire?
Maurice sourit. Pendant cet entretien, la scène qu'avait prévue Maurice se passait de l'autre côté du vitrage.
La femme Tison s'était approchée de la reine.
– Madame, lui dit celle-ci, votre désespoir me brise le cœur; je ne veux pas vous priver de votre enfant, cela fait trop de mal; mais, songez-y, en faisant ce que ces hommes exigent, peut-être votre fille sera-t-elle perdue également.
– Faites ce qu'ils disent! s'écria la femme Tison, faites ce qu'ils disent!
– Mais, auparavant, sachez de quoi il s'agit.
– De quoi s'agit-il? demanda la geôlière avec une curiosité presque sauvage.
– Votre fille avait amené avec elle une amie.
– Oui, une ouvrière comme elle; elle n'a pas voulu venir seule à cause des soldats.
– Cette amie avait remis à votre fille un billet; votre fille l'a laissé tomber. Marie, qui passait, l'a ramassé. C'est un papier bien insignifiant sans doute, mais auquel des gens malintentionnés pourraient trouver un sens. Le municipal ne vous a-t-il pas dit que, lorsqu'on voulait trouver, on trouvait toujours?
– Après, après?
– Eh bien, voilà tout: vous voulez que je remette ce papier; voulez-vous que je sacrifie un ami, sans pour cela vous rendre peut-être votre fille?
– Faites ce qu'ils disent! cria la femme; faites ce qu'ils disent!
– Mais, si ce papier compromet votre fille, dit la reine, comprenez donc!
– Ma fille est, comme moi, une bonne patriote, s'écria la mégère. Dieu merci! les Tison sont connus! Faites ce qu'ils disent!
– Mon Dieu! dit la reine, que je voudrais donc pouvoir vous convaincre!
– Ma fille! je veux qu'on me rende ma fille! reprit la femme Tison en trépignant. Donne le papier, Antoinette, donne.
– Le voici, madame.
Et la reine tendit à la malheureuse créature un papier que celle-ci éleva joyeusement au-dessus de sa tête en criant:
– Venez, venez, citoyens municipaux. J'ai le papier; prenez-le, et rendez-moi mon enfant.
– Vous sacrifiez nos amis, ma sœur, dit Madame Élisabeth.
– Non, ma sœur, répondit tristement la reine, je ne sacrifie que nous. Le papier ne peut compromettre personne.
Aux cris de la femme Tison, Maurice et son collègue vinrent au-devant d'elle; elle leur tendit aussitôt le billet. Ils l'ouvrirent et lurent:
«À l'orient, un ami veille encore.» Maurice n'eut pas plutôt jeté les yeux sur ce papier qu'il tressaillit. L'écriture ne lui semblait pas inconnue.
– Oh! mon Dieu! s'écria-t-il, serait-ce celle de Geneviève? Oh! mais non, c'est impossible, et je suis fou. Elle lui ressemble, sans doute; mais que pourrait avoir de commun Geneviève avec la reine?
Il se retourna et vit que Marie-Antoinette le regardait. Quant à la femme Tison, dans l'attente de son sort, elle dévorait Maurice des yeux.
– Tu viens de faire une bonne œuvre, dit-il à la femme Tison; et vous, citoyenne, une belle œuvre, dit-il à la reine.
– Alors, monsieur, répondit Marie-Antoinette, que mon exemple vous détermine; brûlez ce papier, et vous ferez une œuvre charitable.
– Tu plaisantes, l'Autrichienne, dit Agricola; brûler un papier qui va nous faire pincer toute une couvée d'aristocrates peut-être? Ma foi, non, ce serait trop bête.
– Au fait, brûlez-le, dit la femme Tison; cela pourrait compromettre ma fille.
– Je le crois bien, ta fille et les autres, dit Agricola en prenant des mains de Maurice le papier que celui-ci eût certes brûlé, s'il eût été tout seul.
Dix minutes après, le billet fut déposé sur le bureau des membres de la Commune; il fut ouvert à l'instant même et commenté de toutes façons.
– » À l'orient, un ami veille», dit une voix. Que diable cela peut-il signifier?
– Pardieu! répondit un géographe, à Lorient, c'est clair: Lorient est une petite ville de la Bretagne, située entre Vannes et Quimper. Morbleu! on devrait brûler la ville, s'il est vrai qu'elle renferme des aristocrates qui veillent encore sur l'Autrichienne.
– C'est d'autant plus dangereux, dit un autre, que, Lorient étant un port de mer, on peut y établir des intelligences avec les Anglais.
– Je propose, dit un troisième, qu'on envoie une commission à Lorient, et qu'une enquête y soit faite. Maurice avait été informé de la délibération.
– Je me doute bien où peut être l'orient dont il s'agit, se dit-il; mais, à coup sûr, ce n'est pas en Bretagne.
Le lendemain, la reine, qui, ainsi que nous l'avons dit, ne descendait plus au jardin pour ne point passer devant la chambre où avait été enfermé son mari, demanda à monter sur la tour pour y prendre un peu d'air avec sa fille et Madame Élisabeth.
La demande lui fut accordée à l'instant même; mais Maurice monta, et, s'arrêtant derrière une espèce de petite guérite qui abritait le haut de l'escalier, il attendit, caché, le résultat du billet de la veille.
La reine se promena d'abord indifféremment avec Madame Élisabeth et sa fille; puis elle s'arrêta, tandis que les deux princesses continuaient de se promener, se retourna vers l'est et regarda attentivement une maison, aux fenêtres de laquelle apparaissaient plusieurs personnes; l'une de ces personnes tenait un mouchoir blanc.
Maurice, de son côté, tira une lunette de sa poche, et, tandis qu'il l'ajustait, la reine fit un grand mouvement, comme pour inviter les curieux de la fenêtre à s'éloigner. Mais Maurice avait déjà remarqué une tête d'homme aux cheveux blonds, au teint pâle, dont le salut avait été respectueux jusqu'à l'humilité.
Derrière ce jeune homme, car le curieux paraissait avoir au plus de vingt-cinq à vingt-six ans, se tenait une femme à moitié cachée par lui. Maurice dirigea sa lorgnette sur elle, et, croyant reconnaître Geneviève, fit un mouvement qui le mit en vue. Aussitôt la femme qui, de son côté, tenait aussi une lorgnette à la main, se rejeta en arrière, entraînant le jeune homme avec elle. Était-ce réellement Geneviève? avait-elle, de son côté, reconnu Maurice? Le couple curieux s'était-il retiré seulement sur l'invitation que lui en avait faite la reine?
Maurice attendit un instant pour voir si le jeune homme et la jeune femme ne reparaîtraient point. Mais, voyant que la fenêtre restait vide, il recommanda la plus grande surveillance à son collègue Agricola, descendit précipitamment l'escalier et alla s'embusquer à l'angle de la rue Porte-Foin, pour voir si les curieux de la maison en sortiraient. Ce fut en vain, personne ne parut.
Alors, ne pouvant résister à ce soupçon qui lui mordait le cœur, depuis le moment où la compagne de la fille Tison s'était obstinée à demeurer cachée et à rester muette, Maurice prit sa course vers la vieille rue Saint-Jacques, où il arriva l'esprit tout bouleversé des plus étranges soupçons.
Lorsqu'il entra, Geneviève, en peignoir blanc, était assise sous une tonnelle de jasmins, où elle avait l'habitude de se faire servir à déjeuner. Elle donna, comme à l'ordinaire, un bonjour affectueux à Maurice, et l'invita à prendre une tasse de chocolat avec elle.
De son côté, Dixmer, qui arriva sur ces entrefaites, exprima la plus grande joie de voir Maurice à cette heure inattendue de la journée; mais avant que Maurice prît la tasse de chocolat qu'il avait acceptée, toujours plein d'enthousiasme pour son commerce, il exigea que son ami le secrétaire de la section Lepelletier vînt faire avec lui un tour dans les ateliers. Maurice y consentit.
– Apprenez, mon cher Maurice, dit Dixmer en prenant le bras du jeune homme et en l'entraînant, une nouvelle des plus importantes.
– Politique? demanda Maurice, toujours préoccupé de son idée.
– Eh! cher citoyen, répondit Dixmer en souriant, est-ce que nous nous occupons de politique, nous? Non, non, une nouvelle tout industrielle, Dieu merci! Mon honorable ami Morand, qui, comme vous le savez, est un chimiste des plus distingués, vient de trouver le secret d'un maroquin rouge, comme on n'en a pas encore vu jusqu'à présent, c'est-à-dire inaltérable. C'est cette teinture que je vais vous montrer. D'ailleurs, vous verrez Morand à l'œuvre; celui-là, c'est un véritable artiste.
Maurice ne comprenait pas trop comment on pouvait être artiste en maroquin rouge. Mais il n'en accepta pas moins, suivit Dixmer, traversa les ateliers, et, dans une espèce d'officine particulière, vit le citoyen Morand à l'œuvre: il avait ses lunettes bleues et son habit de travail, et paraissait effectivement on ne peut pas plus occupé de changer en pourpre le blanc sale d'une peau de mouton. Ses mains et ses bras, qu'on apercevait sous ses manches retroussées, étaient rouges jusqu'au coude. Comme le disait Dixmer, il s'en donnait à cœur joie dans la cochenille.
Il salua Maurice de la tête, tout entier qu'il était à sa besogne.
– Eh bien, citoyen Morand, demanda Dixmer, que disons-nous?
– Nous gagnerons cent mille livres par an, rien qu'avec ce procédé, dit Morand. Mais voilà huit jours que je ne dors pas, et les acides m'ont brûlé la vue.
Maurice laissa Dixmer avec Morand et rejoignit Geneviève en murmurant tout bas:
– Il faut avouer que le métier de municipal abrutirait un héros. Au bout de huit jours de Temple, on se prendrait pour un aristocrate et l'on se dénoncerait soi-même. Bon Dixmer, va! brave Morand! suave Geneviève! Et moi qui les avais soupçonnés un instant!
Geneviève attendait Maurice avec son doux sourire, pour lui faire oublier jusqu'à l'apparence des soupçons qu'il avait effectivement conçus. Elle fut ce qu'elle était toujours: douce, amicale, charmante.
Les heures où Maurice voyait Geneviève étaient les heures où il vivait réellement. Tout le reste du temps, il avait cette fièvre qu'on pourrait appeler la fièvre 93, qui séparait Paris en deux camps et faisait de l'existence un combat de chaque heure.
Vers midi, il lui fallut cependant quitter Geneviève et retourner au Temple.
À l'extrémité de la rue Sainte-Avoye, il rencontra Lorin, qui descendait sa garde: il était en serre-file; il se détacha de son rang et vint à Maurice, dont tout le visage exprimait encore la suave félicité que la vue de Geneviève versait toujours dans son cœur.
– Ah! dit Lorin en secouant cordialement la main de son ami:
En vain tu caches ta langueur,Je connais ce que tu désires.Tu ne dis rien; mais tu soupires.L'amour est dans tes yeux, l'amour est dans ton cœur.Maurice mit la main à sa poche pour chercher sa clef. C'était le moyen qu'il avait adopté pour mettre une digue à la verve poétique de son ami. Mais celui-ci vit le mouvement et s'enfuit en riant.
– À propos, dit Lorin en se retournant après quelques pas, tu es encore pour trois jours au Temple, Maurice; je te recommande le petit Capet.
XII
Amour
En effet, Maurice vivait bien heureux et bien malheureux à la fois au bout de quelque temps. Il en est toujours ainsi au commencement des grandes passions.
Son travail du jour à la section Lepelletier, ses visites du soir à la vieille rue Saint-Jacques, quelques apparitions çà et là au club des Thermopyles remplissaient toutes ses journées.
Il ne se dissimulait pas que voir Geneviève tous les soirs, c'était boire à longs traits un amour sans espérance.
Geneviève était une de ces femmes, timides et faciles en apparence, qui tendent franchement la main à un ami, approchent innocemment leur front de ses lèvres avec la confiance d'une sœur ou l'ignorance d'une vierge, et devant qui les mots d'amour semblent des blasphèmes et les désirs matériels des sacrilèges.
Si, dans les rêves les plus purs que la première manière de Raphaël a fixés sur la toile, il est une Madone aux lèvres souriantes, aux yeux chastes, à l'expression céleste, c'est celle-là qu'il faut emprunter au divin élève de Pérugin pour en faire le portrait de Geneviève.
Au milieu de ses fleurs, dont elle avait la fraîcheur et le parfum, isolée des travaux de son mari, et de son mari lui-même, Geneviève apparaissait à Maurice, chaque fois qu'il la voyait, comme une énigme vivante dont il ne pouvait deviner le sens et dont il n'osait demander le mot.
Un soir que, comme d'habitude, il était demeuré seul avec elle, que tous deux étaient assis à cette croisée par laquelle il était entré une nuit si bruyamment et si précipitamment, que les parfums des lilas en fleurs flottaient sur cette douce brise qui succède au radieux coucher du soleil, Maurice, après un long silence, et après avoir, pendant ce silence, suivi l'œil intelligent et religieux de Geneviève, qui regardait poindre une étoile d'argent dans l'azur du ciel, se hasarda à lui demander comment il se faisait qu'elle fût si jeune, quand son mari avait déjà passé l'âge moyen de la vie; si distinguée, quand tout annonçait chez son mari une éducation, une naissance vulgaires; si poétique enfin, quand son mari était si attentif à peser, à étendre et à teindre les peaux de sa fabrique.
– Chez un maître tanneur, enfin, pourquoi, demanda Maurice, cette harpe, ce piano, ces pastels que vous m'avez avoué être votre ouvrage? Pourquoi, enfin, cette aristocratie que je déteste chez les autres, et que j'adore chez vous?
Geneviève fixa sur Maurice un regard plein de candeur.
– Merci, dit-elle, de cette question: elle me prouve que vous êtes un homme délicat et que vous ne vous êtes jamais informé de moi à personne.
– Jamais, madame, dit Maurice; j'ai un ami dévoué qui mourrait pour moi, j'ai cent camarades qui sont prêts à marcher partout où je les conduirai; mais de tous ces cœurs, lorsqu'il s'agit d'une femme, et d'une femme comme Geneviève surtout, je n'en connais qu'un seul auquel je me fie, et c'est le mien.