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Le Chevalier de Maison-Rouge
– Descends et prie le concierge de monter. Le concierge monta parce que c'était Maurice qui le demandait, et que Maurice était fort aimé de tous les officieux avec lesquels il était en relation; mais le concierge déclara que, si c'était tout autre locataire, il l'eût prié de descendre.
Le concierge s'appelait Aristide.
Maurice l'interrogea. C'était un homme inconnu qui, vers les huit heures du matin, avait apporté cette lettre. Le jeune homme eut beau multiplier ses questions, les représenter sous toutes les faces, le concierge ne put lui répondre autre chose. Maurice le pria d'accepter dix francs en l'invitant, si cet homme se représentait, à le suivre sans affectation et à revenir lui dire où il était allé.
Hâtons-nous de dire qu'à la grande satisfaction d'Aristide, un peu humilié par cette proposition de suivre un de ses semblables, l'homme ne revint pas.
Maurice, resté seul, froissa la lettre avec dépit, tira la bague de son doigt, la mit avec la lettre froissée sur une table de nuit, se retourna le nez contre le mur avec la folle prétention de s'endormir de nouveau; mais, au bout d'une heure, Maurice, revenu de cette fanfaronnade, baisait la bague et relisait la lettre: la bague était un saphir très beau.
La lettre était, comme nous l'avons dit, un charmant petit billet qui sentait son aristocratie d'une lieue.
Comme Maurice se livrait à cet examen, sa porte s'ouvrit. Maurice remit la bague à son doigt et cacha la lettre sous son traversin. Était-ce pudeur d'un amour naissant? était-ce vergogne d'un patriote qui ne veut pas qu'on le sache en relation avec des gens assez imprudents pour écrire un pareil billet, dont le parfum seul pouvait compromettre et la main qui l'avait écrit et celle qui le décachetait?
Celui qui entrait ainsi était un jeune homme vêtu en patriote, mais en patriote de la plus suprême élégance. Sa carmagnole était de drap fin, sa culotte était en casimir et ses bas chinés étaient de fine soie. Quant à son bonnet phrygien, il eût fait honte, pour sa forme élégante et sa belle couleur pourprée, à celui de Paris lui-même.
Il portait en outre à sa ceinture une paire de pistolets de l'ex-fabrique royale de Versailles, et un sabre droit et court pareil à celui des élèves du Champ-de-Mars.
– Ah! tu dors, Brutus, dit le nouvel arrivé, et la patrie est en danger. Fi donc!
– Non, Lorin, dit en riant Maurice, je ne dors pas, je rêve.
– Oui, je comprends, à ton Eucharis.
– Eh bien, moi, je ne comprends pas.
– Bah!
– De qui parles-tu? Quelle est cette Eucharis?
– Eh bien, la femme…
– Quelle femme?
– La femme de la rue Saint-Honoré, la femme de la patrouille, l'inconnue pour laquelle nous avons risqué notre tête, toi et moi, hier soir.
– Oh! oui, dit Maurice, qui savait parfaitement ce que voulait dire son ami, mais qui seulement faisait semblant de ne point comprendre, la femme inconnue!
– Eh bien, qui était-ce?
– Je n'en sais rien.
– Était-elle jolie?
– Peuh! fit Maurice en allongeant dédaigneusement les lèvres.
– Une pauvre femme oubliée dans quelque rendez-vous amoureux.
…Oui, faibles que nous sommes,C'est toujours cet amour qui tourmente les hommes.– C'est possible, murmura Maurice, auquel cette idée, qu'il avait eue d'abord, répugnait fort à cette heure, et qui préférait plutôt voir dans sa belle inconnue une conspiratrice qu'une femme amoureuse.
– Et où demeure-t-elle?
– Je n'en sais rien.
– Allons donc! tu n'en sais rien! impossible!
– Pourquoi cela?
– Tu l'as reconduite.
– Elle m'a échappé au pont Marie…
– T'échapper, à toi? s'écria Lorin avec un éclat de rire énorme. Une femme t'échapper, allons donc!
Est-ce que la colombe échappeAu vautour, ce tyran des airs,Et la gazelle au tigre du désertQui la tient déjà sous la patte?– Lorin, dit Maurice, ne t'habitueras-tu donc jamais à parler comme tout le monde? Tu m'agaces horriblement avec ton atroce poésie.
– Comment! à parler comme tout le monde! mais je parle mieux que tout le monde, ce me semble. Je parle comme le citoyen Demoustier, en prose et en vers. Quant à ma poésie, mon cher! je sais une Émilie qui ne la trouve pas mauvaise; mais revenons à la tienne.
– À ma poésie?
– Non, à ton Émilie.
– Est-ce que j'ai une Émilie?
– Allons! allons! ta gazelle se sera faite tigresse et t'aura montré les dents; de sorte que tu es vexé, mais amoureux.
– Moi, amoureux dit Maurice en secouant la tête.
– Oui, toi, amoureux.
N'en fais pas un plus long mystère;Les coups qui partent de CythèreFrappent au cœur plus sûrementQue ceux de Jupiter tonnant.– Lorin, dit Maurice en s'armant d'une clef forée qui était sur sa table de nuit, je te déclare que tu ne diras plus un seul vers que je ne siffle.
– Alors, parlons politique. D'ailleurs, j'étais venu pour cela; sais-tu la nouvelle?
– Je sais que la veuve Capet a voulu s'évader.
– Bah! ce n'est rien que cela.
– Qu'y a-t-il donc de plus?
– Le fameux chevalier de Maison-Rouge est à Paris.
– En vérité! s'écria Maurice en se levant sur son séant.
– Lui-même en personne.
– Mais quand est-il entré?
– Hier au soir.
– Comment cela?
– Déguisé en chasseur de la garde nationale. Une femme, qu'on croit être une aristocrate déguisée en femme du peuple, lui a porté des habits à la barrière; puis un instant après, ils sont rentrés bras dessus bras dessous. Ce n'est que quand ils ont été passés que la sentinelle a eu quelques soupçons. Il avait vu passer la femme avec un paquet, il la voyait repasser avec une espèce de militaire sous le bras; c'était louche; il a donné l'éveil, on a couru après eux. Ils ont disparu dans un hôtel de la rue Saint-Honoré dont la porte s'est ouverte comme par enchantement. L'hôtel avait une seconde sortie sur les Champs-Élysées; bonsoir! le chevalier de Maison-Rouge et sa complice se sont évanouis. On démolira l'hôtel et l'on guillotinera le propriétaire; mais cela n'empêchera pas le chevalier de recommencer la tentative qui a déjà échoué, il y a quatre mois pour la première fois, et hier pour la seconde.
– Et il n'est point arrêté? demanda Maurice.
– Ah! bien oui, arrête Protée, mon cher, arrête donc Protée; tu sais le mal qu'a eu Aristide à en venir à bout.
Pastor Aristœus fugiensPencia Tempe…– Prends garde, dit Maurice en portant sa clef à sa bouche.
– Prends garde toi-même, morbleu! car cette fois ce n'est pas moi que tu siffleras, c'est Virgile.
– C'est juste, et tant que tu ne le traduiras point, je n'ai rien à dire. Mais revenons au chevalier de Maison-Rouge.
– Oui, convenons que c'est un fier homme.
– Le fait est que, pour entreprendre de pareilles choses, il faut un grand courage.
– Ou un grand amour.
– Crois-tu donc à cet amour du chevalier pour la reine?
– Je n'y crois pas; je le dis comme tout le monde. D'ailleurs, elle en a rendu amoureux bien d'autres; qu'y aurait-il d'étonnant à ce qu'elle l'eût séduit? Elle a bien séduit Barnave, à ce qu'on dit.
– N'importe, il faut que le chevalier ait des intelligences dans le Temple même.
– C'est possible:
L'amour brise les grillesEt se rit des verrous.– Lorin!
– Ah! c'est vrai.
– Alors, tu crois cela comme les autres?
– Pourquoi pas?
– Parce qu'à ton compte la reine aurait eu deux cents amoureux.
– Deux cents, trois cents, quatre cents. Elle est assez belle pour cela. Je ne dis pas qu'elle les ait aimés; mais enfin, ils l'ont aimée, elle. Tout le monde voit le soleil, et le soleil ne voit pas tout le monde.
– Alors, tu dis donc que le chevalier de Maison-Rouge…?
– Je dis qu'on le traque un peu en ce moment-ci, et que s'il échappe aux limiers de la République, ce sera un fin renard.
– Et que fait la Commune dans tout cela?
– La Commune va rendre un arrêté par lequel chaque maison, comme un registre ouvert, laissera voir, sur sa façade, le nom des habitants et des habitantes. C'est la réalisation de ce rêve des anciens: Que n'existe-t-il une fenêtre au cœur de l'homme, pour que tout le monde puisse voir ce qui s'y passe!
– Oh! excellente idée! s'écria Maurice.
– De mettre une fenêtre au cœur des hommes?
– Non, mais de mettre une liste à la porte des maisons. En effet, Maurice songeait que ce lui serait un moyen de retrouver son inconnue, ou tout au moins quelque trace d'elle qui pût le mettre sur sa voie.
– N'est-ce pas? dit Lorin. J'ai déjà parlé que cette mesure nous donnerait une fournée de cinq cents aristocrates. À propos, nous avons reçu ce matin au club une députation des enrôlés volontaires; ils sont venus, conduits par nos adversaires de cette nuit, que je n'ai abandonnés qu'ivres morts; ils sont venus, dis-je, avec des guirlandes de fleurs et des couronnes d'immortelles.
– En vérité! répliqua Maurice en riant; et combien étaient-ils?
– Ils étaient trente; ils s'étaient fait raser et avaient des bouquets à la boutonnière. «Citoyens du club des Thermopyles, a dit l'orateur, en vrais patriotes que nous sommes, nous désirons que l'union des Français ne soit pas troublée par un malentendu, et nous venons fraterniser de nouveau.»
– Alors…?
– Alors, nous avons fraternisé derechef, et en réitérant, comme dit Diafoirus; on a fait un autel à la patrie avec la table du secrétaire et deux carafes dans lesquelles on a mis des bouquets. Comme tu étais le héros de la fête, on t'a appelé trois fois pour te couronner; et comme tu n'as pas répondu, attendu que tu n'y étais pas, et qu'il faut toujours que l'on couronne quelque chose, on a couronné le buste de Washington. Voilà l'ordre et la marche selon lesquels a eu lieu la cérémonie.
Comme Lorin achevait ce récit véridique, et qui, à cette époque, n'avait rien de burlesque, on entendit des rumeurs dans la rue, et des tambours, d'abord lointains, puis de plus en plus rapprochés, firent entendre le bruit si commun alors de la générale.
– Qu'est-ce que cela? demanda Maurice.
– C'est la proclamation de l'arrêté de la Commune, dit Lorin.
– Je cours à la section, dit Maurice en sautant à bas de son lit et en appelant son officieux pour le venir habiller.
– Et moi, je rentre me coucher, dit Lorin; je n'ai dormi que deux heures cette nuit, grâce à tes enragés volontaires. Si l'on ne se bat qu'un peu, tu me laisseras dormir; si l'on se bat beaucoup, tu viendras me chercher.
– Pourquoi donc t'es-tu fait si beau? demanda Maurice en jetant un coup d'œil sur Lorin, qui se levait pour se retirer.
– Parce que, pour venir chez toi, je suis forcé de passer rue Béthisy, et que, rue Béthisy, au troisième, il y a une fenêtre qui s'ouvre toujours quand je passe.
– Et tu ne crains pas qu'on te prenne pour un muscadin?
– Un muscadin, moi? Ah bien, oui, je suis connu, au contraire, pour un franc sans-culotte. Mais il faut bien faire quelque sacrifice au beau sexe. Le culte de la patrie n'exclut pas celui de l'amour; au contraire, l'un commande l'autre:
La République a décrétéQue des Grecs on suivrait les traces;Et l'autel de la LibertéFait pendant à celui des Grâces.Ose siffler celui-là, je te dénonce comme aristocrate, et je te fais raser de manière à ce que tu ne portes jamais perruque. Adieu, cher ami.
Lorin tendit cordialement à Maurice une main que le jeune secrétaire serra cordialement, et sortit en ruminant un bouquet à Chloris.
V
Quel homme c'était que le citoyen Maurice Lindey
Tandis que Maurice Lindey, après s'être habillé précipitamment, se rend à la section de la rue Lepelletier, dont il est, comme on le sait, secrétaire, essayons de retracer aux yeux du public les antécédents de cet homme, qui s'est produit sur la scène par un de ces élans de cœur, familiers aux puissantes et généreuses natures.
Le jeune homme avait dit la vérité pleine et entière, lorsque la veille, en répondant de l'inconnue, il avait dit qu'il se nommait Maurice Lindey, demeurant rue du Roule. Il aurait pu ajouter qu'il était enfant de cette demi-aristocratie accordée aux gens de robe. Ses aïeux avaient marqué, depuis deux cents ans, par cette éternelle opposition parlementaire qui a illustré les noms des Molé et des Maupeou. Son père, le bonhomme Lindey, qui avait passé toute sa vie à gémir contre le despotisme, lorsque, le 14 juillet 89, la Bastille était tombé aux mains du peuple, était mort de saisissement et d'épouvante de voir le despotisme remplacé par une liberté militante, laissant son fils unique, indépendant par sa fortune et républicain par sentiment.
La Révolution, qui avait suivi de si près ce grand événement, avait donc trouvé Maurice dans toutes les conditions de vigueur et de maturité virile qui conviennent à l'athlète prêt à entrer en lice, éducation républicaine fortifiée par l'assiduité aux clubs et la lecture de tous les pamphlets de l'époque. Dieu sait combien Maurice avait dû en lire. Mépris profond et raisonné de la hiérarchie, pondération philosophique des éléments qui composent le corps, négation absolue de toute noblesse qui n'est pas personnelle, appréciation impartiale du passé, ardeur pour les idées nouvelles, sympathie pour le peuple, mêlée à la plus aristocratique des organisations, tel était au moral, non pas celui que nous avons choisi, mais celui que le journal où nous puisons ce sujet nous a donné pour héros de cette histoire.
Au physique, Maurice Lindey était un homme de cinq pieds huit pouces, âgé de vingt-cinq ou de vingt-six ans, musculeux comme Hercule, beau de cette beauté française qui accuse dans un Franc une race particulière, c'est-à-dire un front pur, des yeux bleus, des cheveux châtains et bouclés, des joues roses et des dents d'ivoire.
Après le portrait de l'homme, la position du citoyen.
Maurice, sinon riche, du moins indépendant, Maurice portant un nom respecté et surtout populaire, Maurice connu par son éducation libérale et pour ses principes plus libéraux encore que son éducation, Maurice s'était placé pour ainsi dire à la tête d'un parti composé de tous les jeunes bourgeois patriotes. Peut-être bien, près des sans-culottes passait-il pour un peu tiède, et près des sectionnaires pour un peu parfumé. Mais il se faisait pardonner sa tiédeur par les sans-culottes, en brisant comme des roseaux fragiles les gourdins les plus noueux, et son élégance par les sectionnaires, en les envoyant rouler à vingt pas d'un coup de poing entre les deux yeux, quand ces deux yeux regardaient Maurice d'une façon qui ne lui convenait pas.
Maintenant, pour le physique, pour le moral et pour le civisme combinés, Maurice avait assisté à la prise de la Bastille; il avait été de l'expédition de Versailles; il avait combattu comme un lion au 10 août, et, dans cette mémorable journée, c'était une justice à lui rendre, il avait tué autant de patriotes que de Suisses: car il n'avait pas plus voulu souffrir l'assassin sous la carmagnole que l'ennemi de la République sous l'habit rouge.
C'était lui qui, pour exhorter les défenseurs du château à se rendre et pour empêcher le sang de couler, s'était jeté sur la bouche d'un canon auquel un artilleur parisien allait mettre le feu; c'était lui qui était entré le premier au Louvre par une fenêtre, malgré la fusillade de cinquante Suisses et d'autant de gentilshommes embusqués; et déjà, lorsqu'il aperçut les signaux de capitulation, son terrible sabre avait entamé plus de dix uniformes; alors, voyant ses amis massacrer à loisir des prisonniers qui jetaient leurs armes, qui tendaient leurs mains suppliantes et qui demandaient la vie, il s'était mis à hacher furieusement ses amis, ce qui lui avait fait une réputation digne des beaux jours de Rome et de la Grèce.
La guerre déclarée, Maurice s'enrôla et partit pour la frontière, en qualité de lieutenant, avec les quinze cents premiers volontaires que la ville envoyait contre les envahisseurs, et qui chaque jour devaient être suivis de quinze cents autres.
À la première bataille à laquelle il assista, c'est-à-dire à Jemmapes, il reçut une balle qui, après avoir divisé les muscles d'acier de son épaule, alla s'aplatir sur l'os. Le représentant du peuple connaissait Maurice, il le renvoya à Paris pour qu'il se guérît. Un mois entier Maurice, dévoré par la fièvre, se roula sur son lit de douleur; mais janvier le trouva sur pied et commandant, sinon de nom, du moins de fait, le club des Thermopyles, c'est-à-dire cent jeunes gens de la bourgeoisie parisienne, armés pour s'opposer à toute tentative en faveur du tyran Capet; il y a plus: Maurice, le sourcil froncé par une sombre colère, l'œil dilaté, le front pâle, le cœur étreint par un singulier mélange de haine morale et de pitié physique, assista le sabre au poing à l'exécution du roi, et, seul peut-être dans toute cette foule, demeura muet, lorsque tomba la tête de ce fils de saint Louis, dont l'âme montait au ciel; seulement, lorsque cette tête fut tombée, il leva en l'air son redoutable sabre, et tous ses amis crièrent: «Vive la liberté!» sans remarquer que, cette fois par exception, sa voix ne s'était pas mêlée aux leurs.
Voilà quel était l'homme qui s'acheminait, le matin du 11 mars, vers la rue Lepelletier, et auquel notre histoire va donner plus de relief dans les détails d'une vie orageuse, comme on la menait à cette époque.
Vers dix heures, Maurice arriva à la section dont il était le secrétaire.
L'émoi était grand. Il s'agissait de voter une adresse à la Convention pour réprimer les complots des girondins. On attendait impatiemment Maurice.
Il n'était question que du retour du chevalier de Maison-Rouge, de l'audace avec laquelle cet acharné conspirateur était rentré pour la deuxième fois dans Paris, où sa tête, il le savait cependant, était mise à prix. On rattachait à cette rentrée la tentative faite la veille au Temple, et chacun exprimait sa haine et son indignation contre les traîtres et les aristocrates.
Mais, contre l'attente générale, Maurice fut mou et silencieux, rédigea habilement la proclamation, termina en trois heures toute sa besogne, demanda si la séance était levée, et, sur la réponse affirmative, prit son chapeau, sortit et s'achemina vers la rue Saint-Honoré.
Arrivé là, Paris lui sembla tout nouveau. Il revit le coin de la rue du Coq, où, pendant la nuit, la belle inconnue lui était apparue se débattant aux mains des soldats. Alors il suivit, depuis la rue du Coq jusqu'au pont Marie, le même chemin qu'il avait parcouru à ses côtés, s'arrêtant où les différentes patrouilles les avaient arrêtés, répétant aux endroits qui le lui rendaient, comme s'ils avaient conservé un écho de leurs paroles, le dialogue qu'ils avaient échangé; seulement, il était une heure de l'après-midi, et le soleil, qui éclairait toute cette promenade, rendait saillants à chaque pas les souvenirs de la nuit.
Maurice traversa les ponts et arriva bientôt dans la rue Victor, comme on l'appelait alors.
– Pauvre femme! murmura Maurice, qui n'a pas réfléchi hier que la nuit ne dure que douze heures et que son secret ne durerait probablement pas plus que la nuit. À la clarté du soleil, je vais retrouver la porte par laquelle elle s'est glissée, et qui sait si je ne l'apercevrai pas elle-même à quelque fenêtre?
Il entra alors dans la vieille rue Saint-Jacques, se plaça comme l'inconnue l'avait placé la veille. Un instant il ferma les yeux, croyant peut-être, le pauvre fou! que le baiser de la veille allait une seconde fois brûler ses lèvres. Mais il n'en ressentit que le souvenir. Il est vrai que le souvenir brûlait encore.
Maurice rouvrit les yeux, vit les deux ruelles, l'une à sa droite et l'autre à sa gauche. Elles étaient fangeuses, mal pavées, garnies de barrières, coupées de petits ponts jetés sur un ruisseau. On y voyait des arcades en poutres, des recoins, vingt portes mal assurées, pourries. C'était le travail grossier dans toute sa misère, la misère dans toute sa hideur. Çà et là un jardin, fermé tantôt par des haies, tantôt par des palissades en échalas, quelques-uns par des murs; des peaux séchant sous des hangars et répandant cette odieuse odeur de tannerie qui soulève le cœur. Maurice chercha, combina pendant deux heures et ne trouva rien, ne devina rien; dix fois il revint sur ses pas pour s'orienter. Mais toutes ses tentatives furent inutiles, toutes ses recherches infructueuses. Les traces de la jeune femme semblaient avoir été effacées par le brouillard et la pluie.
– Allons, se dit Maurice, j'ai rêvé. Ce cloaque ne peut avoir un instant servi de retraite à ma belle fée de cette nuit.
Il y avait dans ce républicain farouche une poésie bien autrement réelle que dans son ami aux quatrains anacréontiques, puisqu'il rentra sur cette idée, pour ne pas ternir l'auréole qui éclairait la tête de son inconnue. Il est vrai qu'il rentra désespéré.
– Adieu! dit-il, belle mystérieuse: tu m'as traité en sot ou en enfant. En effet, serait-elle venue ici avec moi si elle y demeurait? Non! elle n'a fait qu'y passer, comme un cygne sur un marais infect. Et, comme celle de l'oiseau dans l'air, sa trace est invisible.
VI
Le temple
Ce même jour, à la même heure où Maurice, douloureusement désappointé, repassait le pont de la Tournelle, plusieurs municipaux, accompagnés de Santerre, commandant de la garde nationale parisienne, faisaient une visite sévère dans la tour du Temple, transformée en prison depuis le 13 août 1792.
Cette visite s'exerçait particulièrement dans l'appartement du troisième étage, composé d'une antichambre et de trois pièces.
Une de ces chambres était occupée par deux femmes, une jeune fille et un enfant de neuf ans, tous vêtus de deuil.
L'aînée de ces femmes pouvait avoir trente-sept à trente-huit ans. Elle était assise et lisait près d'une table.
La seconde était assise et travaillait à un ouvrage de tapisserie: elle pouvait être âgée de vingt-huit à vingt-neuf ans.
La jeune fille en avait quatorze et se tenait près de l'enfant, qui, malade et couché, fermait les yeux comme s'il dormait, quoique évidemment il fût impossible de dormir au bruit que faisaient les municipaux.
Les uns remuaient les lits, les autres déployaient les pièces de linge; d'autres enfin, qui avaient fini leurs recherches, regardaient avec une fixité insolente les malheureuses prisonnières, qui se tenaient les yeux obstinément baissés, l'une sur son livre, l'autre sur sa tapisserie, la troisième sur son frère.
L'aînée de ces femmes était grande, pâle et belle; celle qui lisait paraissait surtout concentrer son attention sur son livre, quoique, selon toute probabilité, ce fussent ses yeux qui lussent et non son esprit.
Alors, un des municipaux s'approcha d'elle, saisit brutalement le livre qu'elle tenait et le jeta au milieu de la chambre.
La prisonnière allongea la main vers la table, prit un second volume et continua de lire.
Le montagnard fit un geste furieux pour arracher ce second volume, comme il avait fait du premier. Mais, à ce geste, qui fit tressaillir la prisonnière qui brodait près de la fenêtre, la jeune fille s'élança, entoura de ses bras la tête de la lectrice et murmura en pleurant:
– Ah! pauvre mère! Puis elle l'embrassa. Alors la prisonnière, à son tour, colla la bouche sur l'oreille de la jeune fille, comme pour l'embrasser aussi, et lui dit:
– Marie, il y a un billet caché dans la bouche du poêle; ôtez-le.
– Allons, allons! dit le municipal en tirant brutalement la jeune fille à lui et en la séparant de sa mère. Aurez-vous bientôt fini de vous embrasser?
– Monsieur, dit la jeune fille, la Convention a-t-elle décrété que les enfants ne pourront plus embrasser leur mère?
– Non; mais elle a décrété qu'on punirait les traîtres, les aristocrates et les ci-devant, et c'est pourquoi nous sommes ici pour interroger. Voyons, Antoinette, réponds.
Celle qu'on interpellait aussi grossièrement ne daigna pas même regarder son interrogateur. Elle détourna la tête, au contraire, et une légère rougeur passa sur ses joues pâlies par la douleur et sillonnées par les larmes.
– Il est impossible, continua cet homme, que tu aies ignoré la tentative de cette nuit. D'où vient-elle? Même silence de la part de la prisonnière.
– Répondez, Antoinette, dit alors Santerre en s'approchant, sans remarquer le frisson d'horreur qui avait saisi la jeune femme à l'aspect de cet homme, qui, le 21 janvier au matin, était venu prendre au Temple Louis XVI pour le conduire à l'échafaud. Répondez. On a conspiré cette nuit contre la République et essayé de vous soustraire à la captivité que, en attendant la punition de vos crimes, vous inflige la volonté du peuple. Le saviez-vous, dites, que l'on conspirait?