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Le Chevalier de Maison-Rouge
– Ah! tu te trahis, dit le chef des enrôlés; ah! tu avoues que tu es une créature de Pitt, un stipendié de l'Angleterre, un…
– Silence, dit Lorin, tu n'entends rien à la poésie, mon ami; aussi je vais te parler en prose. Écoute, nous sommes des gardes nationaux doux et patients, mais tous enfants de Paris, ce qui veut dire que, lorsqu'on nous échauffe les oreilles, nous frappons dru.
– Madame, dit Maurice, vous voyez ce qui se passe et vous devinez ce qui va se passer; dans cinq minutes, dix ou onze hommes vont s'égorger pour vous. La cause qu'ont embrassée ceux qui veulent vous défendre mérite-t-elle le sang qu'elle va faire couler?
– Monsieur, répondit l'inconnue en joignant les mains, je ne puis vous dire qu'une chose, une seule: c'est que, si vous me laissez arrêter, il en résultera pour moi et pour d'autres encore des malheurs si grands, que, plutôt que de m'abandonner, je vous supplierai de me percer le cœur avec l'arme que vous tenez dans la main et de jeter mon cadavre dans la Seine.
– C'est bien, madame, répondit Maurice, je prends tout sur moi.
Et laissant retomber les mains de la belle inconnue qu'il tenait dans les siennes:
– Citoyens, dit-il aux gardes nationaux, comme votre officier, comme patriote, comme Français, je vous ordonne de protéger cette femme. Et toi, Lorin, si toute cette canaille dit un mot, à la baïonnette!
– Apprêtez… armes! dit Lorin.
– Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'écria l'inconnue en enveloppant sa tête de son capuchon et en s'appuyant contre une borne. Oh! mon Dieu! protégez-le.
Les enrôlés volontaires essayèrent de se mettre en défense. L'un d'eux tira même un coup de pistolet dont la balle traversa le chapeau de Maurice.
– Croisez baïonnettes, dit Lorin. Ram plan, plan, plan, plan, plan, plan.
Il y eut alors dans les ténèbres un moment de lutte et de confusion pendant lequel on entendit une ou deux détonations d'armes à feu, puis des imprécations, des cris, des blasphèmes; mais personne ne vint, car, ainsi que nous l'avons dit, il était sourdement question de massacre, et l'on crut que c'était le massacre qui commençait. Deux ou trois fenêtres seulement s'ouvrirent pour se refermer aussitôt.
Moins nombreux et moins bien armés, les enrôlés volontaires furent en un instant hors de combat. Deux étaient blessés grièvement, quatre autres étaient collés le long de la muraille avec chacun une baïonnette sur la poitrine.
– Là, dit Lorin, j'espère, maintenant, que vous allez être doux comme des agneaux. Quant à toi, citoyen Maurice, je te charge de conduire cette femme au poste de l'hôtel de ville. Tu comprends que tu en réponds.
– Oui, dit Maurice. Puis tout bas:
– Et le mot d'ordre? ajouta-t-il.
– Ah diable! fit Lorin en se grattant l'oreille, le mot d'ordre… C'est que…
– Ne crains-tu pas que j'en fasse un mauvais usage?
– Ah! ma foi, dit Lorin, fais-en l'usage que tu voudras; cela te regarde.
– Tu dis donc? reprit Maurice.
– Je dis que je vais te le donner tout à l'heure; mais laisse-nous d'abord nous débarrasser de ces gaillards-là. Puis, avant de te quitter, je ne serais pas fâché de te dire encore quelques mots de bon conseil.
– Soit, je t'attendrai.
Et Lorin revint vers ses gardes nationaux, qui tenaient toujours en respect les enrôlés volontaires.
– Là, maintenant, en avez-vous assez? dit-il.
– Oui, chien de girondin, répondit le chef.
– Tu te trompes, mon ami, répondit Lorin avec calme, et nous sommes meilleurs sans-culottes que toi, attendu que nous appartenons au club des Thermopyles, dont on ne contestera pas le patriotisme, j'espère. Laissez aller les citoyens, continua Lorin, ils ne contestent pas.
– Il n'en est pas moins vrai que si cette femme est une suspecte…
– Si elle était une suspecte, elle se serait sauvée pendant la bataille au lieu d'attendre, comme tu le vois, que la bataille fût finie.
– Hum! fit un des enrôlés, c'est assez vrai ce que dit là le citoyen Thermopyle.
– D'ailleurs, nous le saurons, puisque mon ami va la conduire au poste, tandis que nous allons aller boire, nous, à la santé de la nation.
– Nous allons aller boire? dit le chef.
– Certainement, j'ai très soif, moi, et je connais un joli cabaret au coin de la rue Thomas-du-Louvre!
– Eh! mais que ne disais-tu cela tout de suite, citoyen? Nous sommes fâchés d'avoir douté de ton patriotisme; et comme preuve, au nom de la nation et de la loi, embrassons-nous.
– Embrassons-nous, dit Lorin. Et les enrôlés et les gardes nationaux s'embrassèrent avec enthousiasme. En ce temps-là, on pratiquait aussi volontiers l'accolade que la décollation.
– Allons, amis, s'écrièrent alors les deux troupes réunies, au coin de la rue Thomas-du-Louvre.
– Et nous donc! dirent les blessés d'une voix plaintive, est-ce que l'on va nous abandonner ici?
– Ah bien, oui, vous abandonner, dit Lorin; abandonner des braves qui sont tombés en combattant pour la patrie, contre des patriotes, c'est vrai; par erreur, c'est encore vrai; on va vous envoyer des civières. En attendant, chantez la Marseillaise, cela vous distraira.
Allez, enfants de la patrie,Le jour de gloire est arrivé.Puis, s'approchant de Maurice, qui se tenait avec son inconnue au coin de la rue du Coq, tandis que les gardes nationaux et les volontaires remontaient bras-dessus bras-dessous vers la place du Palais-Égalité:
– Maurice, lui dit-il, je t'ai promis un conseil, le voici. Viens avec nous plutôt que de te compromettre en protégeant la citoyenne, qui me fait l'effet d'être charmante, il est vrai, mais qui n'en est que plus suspecte; car les femmes charmantes qui courent les rues de Paris à minuit…
– Monsieur, dit la femme, ne me jugez pas sur les apparences, je vous en supplie.
– D'abord, vous dites monsieur, ce qui est une grande faute, entends-tu, citoyenne? Allons, voilà que je dis vous, moi.
– Eh bien! oui, oui, citoyen, laisse ton ami accomplir sa bonne action.
– Comment cela?
– En me reconduisant jusque chez moi, en me protégeant tout le long de la route.
– Maurice! Maurice! dit Lorin, songe à ce que tu vas faire; tu te compromets horriblement.
– Je le sais bien, répondit le jeune homme; mais que veux-tu! si je l'abandonne, pauvre femme, elle sera arrêtée à chaque pas par les patrouilles.
– Oh! oui, oui, tandis qu'avec vous, monsieur… tandis qu'avec toi, citoyen, je veux dire, je suis sauvée.
– Tu l'entends, sauvée! dit Lorin. Elle court donc un grand danger?
– Voyons, mon cher Lorin, dit Maurice, soyons justes. C'est une bonne patriote ou c'est une aristocrate. Si c'est une aristocrate, nous avons eu tort de la protéger; si c'est une bonne patriote, il est de notre devoir de la préserver.
– Pardon, pardon, cher ami, j'en suis fâché pour Aristote; mais ta logique est stupide. Te voilà comme celui qui dit:
Iris m'a volé ma raisonEt me demande ma sagesse.– Voyons, Lorin, dit Maurice, trêve à Dorat, à Parny, à Gentil-Bernard, je t'en supplie. Parlons sérieusement: veux-tu ou ne veux-tu pas me donner le mot de passe?
– C'est-à-dire, Maurice, que tu me mets dans cette nécessité de sacrifier mon devoir à mon ami, ou mon ami à mon devoir. Or, j'ai bien peur, Maurice, que le devoir ne soit sacrifié.
– Décide-toi donc à l'un ou à l'autre, mon ami. Mais, au nom du ciel, décide-toi tout de suite.
– Tu n'en abuseras pas?
– Je te le promets.
– Ce n'est pas assez; jure!
– Et sur quoi?
– Jure sur l'autel de la patrie. Lorin ôta son chapeau, le présenta à Maurice du côté de la cocarde, et Maurice, trouvant la chose toute simple, fit sans rire le serment demandé sur l'autel improvisé.
– Et maintenant, dit Lorin, voici le mot d'ordre: «Gaule et Lutèce…» Peut-être y en a-t-il qui te diront comme à moi: «Gaule et Lucrèce»; mais bah! laisse passer tout de même, c'est toujours romain.
– Citoyenne, dit Maurice, maintenant je suis à vos ordres. Merci, Lorin.
– Bon voyage, dit celui-ci en se recoiffant avec l'autel de la patrie.
Et, fidèle à ses goûts anacréontiques, il s'éloigna en murmurant:
Enfin, ma chère Éléonore,Tu l'as connu, ce péché si charmantQue tu craignais même en le désirant.En le goûtant, tu le craignais encore.Eh bien! dis-moi, qu'a-t-il donc d'effrayant?..III
La rue des Fossés-Saint-Victor
Maurice, en se trouvant seul avec la jeune femme, fut un instant embarrassé. La crainte d'être dupe, l'attrait de cette merveilleuse beauté, un vague remords qui égratignait sa conscience pure de républicain exalté, le retinrent au moment où il allait donner son bras à la jeune femme.
– Où allez-vous, citoyenne? lui dit-il.
– Hélas! monsieur, bien loin, lui répondit-elle.
– Mais enfin…
– Du côté du Jardin des Plantes.
– C'est bien; allons.
– Ah! mon Dieu! monsieur, dit l'inconnue, je vois bien que je vous gêne; mais sans le malheur qui m'est arrivé, et si je croyais ne courir qu'un danger ordinaire, croyez bien que je n'abuserais pas ainsi de votre générosité.
– Mais enfin, madame, dit Maurice, qui, dans le tête-à-tête, oubliait le langage imposé par le vocabulaire de la République et en revenait à son langage d'homme, comment se fait-il, en conscience, que vous soyez à cette heure dans les rues de Paris? Voyez si, excepté nous, il s'y trouve une seule personne.
– Monsieur, je vous l'ai dit; j'avais été faire une visite au faubourg du Roule. Partie à midi sans rien savoir de ce qui se passe, je revenais sans en rien savoir encore: tout mon temps s'est écoulé dans une maison un peu retirée.
– Oui, murmura Maurice, dans quelque maison de ci-devant, dans quelque repaire d'aristocrate. Avouez, citoyenne, que, tout en me demandant tout haut mon appui, vous riez tout bas de ce que je vous le donne.
– Moi! s'écria-t-elle, et comment cela?
– Sans doute; vous voyez un républicain vous servir de guide. Eh bien, ce républicain trahit sa cause, voilà tout.
– Mais, citoyen, dit vivement l'inconnue, vous êtes dans l'erreur, et j'aime autant que vous la République.
– Alors, citoyenne, si vous êtes bonne patriote, vous n'avez rien à cacher. D'où veniez-vous?
– Oh! monsieur, de grâce! dit l'inconnue. Il y avait dans ce monsieur une telle expression de pudeur si profonde et si douce, que Maurice crut être fixé sur le sentiment qu'il renfermait.
– Certes, dit-il, cette femme revient d'un rendez-vous d'amour. Et, sans qu'il comprît pourquoi, il sentit à cette pensée son cœur se serrer. De ce moment il garda le silence.
Cependant les deux promeneurs nocturnes étaient arrivés à la rue de la Verrerie, après avoir été rencontrés par trois ou quatre patrouilles, qui, au reste, grâce au mot de passe, les avaient laissés circuler librement, lorsqu'à une dernière, l'officier parut faire quelque difficulté.
Maurice alors crut devoir ajouter au mot de passe son nom et sa demeure.
– Bien, dit l'officier, voilà pour toi; mais la citoyenne…
– Après, la citoyenne?
– Qui est-elle?
– C'est… la sœur de ma femme. L'officier les laissa passer.
– Vous êtes donc marié, monsieur? murmura l'inconnue.
– Non, madame; pourquoi cela?
– Parce qu'alors, dit-elle en riant, vous eussiez eu plus court de dire que j'étais votre femme.
– Madame, dit à son tour Maurice, le nom de femme est un titre sacré et qui ne doit pas se donner légèrement. Je n'ai point l'honneur de vous connaître.
Ce fut à son tour que l'inconnue sentit son cœur se serrer, et elle garda le silence. En ce moment ils traversaient le pont Marie. La jeune femme marchait plus vite à mesure que l'on approchait du but de la course. On traversa le pont de la Tournelle.
– Nous voilà, je crois, dans votre quartier, dit Maurice en posant le pied sur le quai Saint-Bernard.
– Oui, citoyen, dit l'inconnue; mais c'est justement ici que j'ai le plus besoin de votre secours.
– En vérité, madame, vous me défendez d'être indiscret, et en même temps vous faites tout ce que vous pouvez pour exciter ma curiosité. Ce n'est pas généreux. Voyons, un peu de confiance; je l'ai bien méritée, je crois. Ne me ferez-vous point l'honneur de me dire à qui je parle?
– Vous parlez, monsieur, reprit l'inconnue en souriant, à une femme que vous avez sauvée du plus grand danger qu'elle ait jamais couru, et qui vous sera reconnaissante toute sa vie.
– Je ne vous en demande pas tant, madame; soyez moins reconnaissante, et pendant cette seconde, dites-moi votre nom.
– Impossible.
– Vous l'eussiez dit cependant au premier sectionnaire venu, si l'on vous eût conduite au poste.
– Non, jamais, s'écria l'inconnue.
– Mais alors, vous alliez en prison.
– J'étais décidée à tout.
– Mais la prison dans ce moment-ci…
– C'est l'échafaud, je le sais.
– Et vous eussiez préféré l'échafaud?
– À la trahison… Dire mon nom, c'était trahir!
– Je vous le disais bien, que vous me faisiez jouer un singulier rôle pour un républicain!
– Vous jouez le rôle d'un homme généreux. Vous trouvez une pauvre femme qu'on insulte, vous ne la méprisez pas quoiqu'elle soit du peuple, et, comme elle peut être insultée de nouveau, pour la sauver du naufrage, vous la reconduisez jusqu'au misérable quartier qu'elle habite; voilà tout.
– Oui, vous avez raison; voilà pour les apparences; voilà ce que j'aurais pu croire si je ne vous avais pas vue, si vous ne m'aviez pas parlé; mais votre beauté, mais votre langage sont d'une femme de distinction; or, c'est justement cette distinction, en opposition avec votre costume et avec ce misérable quartier, qui me prouve que votre sortie à cette heure cache quelque mystère; vous vous taisez… allons, n'en parlons plus. Sommes-nous encore loin de chez vous, madame?
En ce moment ils entraient dans la rue des Fossés-Saint-Victor.
– Vous voyez ce petit bâtiment noir, dit l'inconnue à Maurice en étendant la main vers une maison située au delà des murs du Jardin des Plantes. Quand nous serons là, vous me quitterez.
– Fort bien, madame. Ordonnez, je suis là pour vous obéir.
– Vous vous fâchez?
– Moi? Pas le moins du monde; d'ailleurs, que vous importe?
– Il m'importe beaucoup, car j'ai encore une grâce à vous demander.
– Laquelle?
– C'est un adieu bien affectueux et bien franc… un adieu d'ami!
– Un adieu d'ami! Oh! vous me faites trop d'honneur, madame. Un singulier ami que celui qui ne sait pas le nom de son amie, et à qui cette amie cache sa demeure, de peur sans doute d'avoir l'ennui de le revoir.
La jeune femme baissa la tête et ne répondit pas.
– Au reste, madame, continua Maurice, si j'ai surpris quelque secret, il ne faut pas m'en vouloir; je n'y tâchais pas.
– Me voici arrivée, monsieur, dit l'inconnue.
On était en face de la vieille rue Saint-Jacques, bordée de hautes maisons noires, percée d'allées obscures, de ruelles occupées par des usines et des tanneries, car à deux pas coule la petite rivière de Bièvre.
– Ici? dit Maurice. Comment! c'est ici que vous demeurez?
– Oui.
– Impossible!
– C'est cependant ainsi. Adieu, adieu donc, mon brave chevalier; adieu, mon généreux protecteur!
– Adieu, madame, répondit Maurice avec une légère ironie; mais dites-moi, pour me tranquilliser, que vous ne courez plus aucun danger.
– Aucun.
– En ce cas, je me retire. Et Maurice fit un froid salut en se reculant de deux pas en arrière.
L'inconnue demeura un instant immobile à la même place.
– Je ne voudrais cependant pas prendre congé de vous ainsi, dit-elle. Voyons, monsieur Maurice, votre main. Maurice se rapprocha de l'inconnue et lui tendit la main.
Il sentit alors que la jeune femme lui glissait une bague au doigt.
– Oh! oh! citoyenne, que faites-vous donc là? Vous ne vous apercevez pas que vous perdez une de vos bagues?
– Oh! monsieur, dit-elle, ce que vous faites là est bien mal.
– Il me manquait ce vice, n'est-ce pas, madame, d'être ingrat?
– Voyons, je vous en supplie, monsieur… mon ami. Ne me quittez pas ainsi. Voyons, que demandez-vous? Que vous faut-il?
– Pour être payé, n'est-ce pas? dit le jeune homme avec amertume.
– Non, dit l'inconnue avec une expression enchanteresse, mais pour me pardonner le secret que je suis forcée de garder envers vous.
Maurice, en voyant luire dans l'obscurité ces beaux yeux presque humides de larmes, en sentant frémir cette main tiède entre les siennes, en entendant cette voix qui était presque descendue à l'accent de la prière, passa tout à coup de la colère au sentiment exalté.
– Ce qu'il me faut? s'écria-t-il. Il faut que je vous revoie.
– Impossible.
– Ne fût-ce qu'une seule fois, une heure, une minute, une seconde.
– Impossible, je vous dis.
– Comment! demanda Maurice, c'est sérieusement que vous me dites que je ne vous reverrai jamais?
– Jamais! répondit l'inconnue comme un douloureux écho.
– Oh! madame, dit Maurice, décidément vous vous jouez de moi.
Et il releva sa noble tête en secouant ses longs cheveux à la manière d'un homme qui veut échapper à un pouvoir qui l'étreint malgré lui.
L'inconnue le regardait avec une expression indéfinissable. On voyait qu'elle n'avait pas entièrement échappé au sentiment qu'elle inspirait.
– Écoutez, dit-elle après un moment de silence qui n'avait été interrompu que par un soupir qu'avait inutilement cherché à étouffer Maurice. Écoutez! me jurez-vous sur l'honneur de tenir vos yeux fermés du moment où je vous le dirai jusqu'à celui où vous aurez compté soixante secondes? Mais là… sur l'honneur.
– Et, si je le jure, que m'arrivera-t-il?
– Il arrivera que je vous prouverai ma reconnaissance, comme je vous promets de ne la prouver jamais à personne, fît-on pour moi plus que vous n'avez fait vous-même; ce qui, au reste, serait difficile.
– Mais enfin puis-je savoir?..
– Non, fiez-vous à moi, vous verrez…
– En vérité, madame, je ne sais si vous êtes un ange ou un démon.
– Jurez-vous?
– Eh bien, oui, je le jure!
– Quelque chose qui arrive, vous ne rouvrirez pas les yeux?.. Quelque chose qui arrive, comprenez-vous bien, vous sentissiez-vous frappé d'un coup de poignard?
– Vous m'étourdissez, ma parole d'honneur, avec cette exigence.
– Eh! jurez donc, monsieur; vous ne risquez pas grand'chose, ce me semble.
– Eh bien! je jure, quelque chose qui m'arrive, dit Maurice en fermant les yeux.
Il s'arrêta.
– Laissez-moi vous voir encore une fois, une seule fois, dit-il, je vous en supplie.
La jeune femme rabattit son capuchon avec un sourire qui n'était pas exempt de coquetterie; et à la lueur de la lune, qui en ce moment même glissait entre deux nuages, il put revoir pour la seconde fois ces longs cheveux pendants en boucles d'ébène, l'arc parfait d'un double sourcil qu'on eût cru dessiné à l'encre de Chine, deux yeux fendus en amande, veloutés et languissants, un nez de la forme la plus exquise, des lèvres fraîches et brillantes comme du corail.
– Oh! vous êtes belle, bien belle, trop belle! s'écria Maurice.
– Fermez les yeux, dit l'inconnue. Maurice obéit. La jeune femme prit ses deux mains dans les siennes, le tourna comme elle voulut. Soudain une chaleur parfumée sembla s'approcher de son visage, et une bouche effleura sa bouche, laissant entre ses deux lèvres la bague qu'il avait refusée.
Ce fut une sensation rapide comme la pensée, brûlante comme une flamme. Maurice ressentit une commotion qui ressemblait presque à la douleur, tant elle était inattendue et profonde, tant elle avait pénétré au fond du cœur et en avait fait frémir les fibres secrètes.
Il fit un brusque mouvement en étendant les bras devant lui.
– Votre serment! cria une voix déjà éloignée.
Maurice appuya ses mains crispées sur ses yeux pour résister à la tentation de se parjurer. Il ne compta plus, il ne pensa plus; il resta muet, immobile, chancelant.
Au bout d'un instant il entendit comme le bruit d'une porte qui se refermait à cinquante ou soixante pas de lui; puis tout bientôt rentra dans le silence.
Alors il écarta ses doigts, rouvrit les yeux, regarda autour de lui comme un homme qui s'éveille, et peut-être eût-il cru qu'il se réveillait en effet et que tout ce qui venait de lui arriver n'était qu'un songe, s'il n'eût tenu serrée entre ses lèvres la bague qui faisait de cette incroyable aventure une incontestable réalité.
IV
Mœurs du temps
Lorsque Maurice Lindey revint à lui et regarda autour de lui, il ne vit que des ruelles sombres qui s'allongeaient à sa droite et à sa gauche; il essaya de chercher, de se reconnaître; mais son esprit était troublé, la nuit était sombre; la lune, qui était sortie un instant pour éclairer le charmant visage de l'inconnue, était rentrée dans ses nuages. Le jeune homme, après un moment de cruelle incertitude, reprit le chemin de sa maison, située rue du Roule.
En arrivant dans la rue Sainte-Avoie, Maurice fut surpris de la quantité de patrouilles qui circulaient dans le quartier du Temple.
– Qu'y a-t-il donc, sergent? demanda-t-il au chef d'une patrouille fort affairée qui venait de faire perquisition dans la rue des Fontaines.
– Ce qu'il y a? dit le sergent. Il y a, mon officier, qu'on a voulu enlever cette nuit la femme Capet et toute sa nichée.
– Et comment cela?
– Une patrouille de ci-devant qui s'était, je ne sais comment, procuré le mot d'ordre, s'était introduite au Temple sous le costume de chasseurs de la garde nationale, et les devait enlever. Heureusement, celui qui représentait le caporal, en parlant à l'officier de garde, l'a appelé monsieur; il s'est vendu lui-même, l'aristocrate!
– Diable! fit Maurice. Et a-t-on arrêté les conspirateurs?
– Non; la patrouille a gagné la rue, et elle s'est dispersée.
– Et y a-t-il quelque espoir de rattraper ces gaillards-là?
– Oh! il n'y en a qu'un qu'il serait bien important de reprendre, le chef, un grand maigre… qui avait été introduit parmi les hommes de garde par un des municipaux de service. Nous a-t-il fait courir, le scélérat! Mais il aura trouvé une porte de derrière et se sera enfui par les Madelonnettes.
Dans toute autre circonstance, Maurice fût resté toute la nuit avec les patriotes qui veillaient au salut de la République; mais, depuis une heure, l'amour de la patrie n'était plus sa seule pensée. Il continua donc son chemin, la nouvelle qu'il venait d'apprendre se fondant peu à peu dans son esprit et disparaissant derrière l'événement qui venait de lui arriver. D'ailleurs, ces prétendues tentatives d'enlèvement étaient devenues si fréquentes, les patriotes eux-mêmes savaient que dans certaines circonstances on s'en servait si bien comme d'un moyen politique, que cette nouvelle n'avait pas inspiré une grande inquiétude au jeune républicain.
En revenant chez lui, Maurice trouva son officieux; à cette époque on n'avait plus de domestique; Maurice, disons-nous, trouva son officieux l'attendant, et qui, en l'attendant, s'était endormi, et, en dormant, ronflait d'inquiétude.
Il le réveilla avec tous les égards qu'on doit à son semblable, lui fit tirer ses bottes, le renvoya afin de n'être point distrait de sa pensée, se mit au lit, et, comme il se faisait tard et qu'il était jeune, il s'endormit à son tour malgré la préoccupation de son esprit.
Le lendemain, il trouva une lettre sur sa table de nuit.
Cette lettre était d'une écriture fine, élégante et inconnue. Il regarda le cachet: le cachet portait pour devise ce seul mot anglais: Nothing, – Rien.
Il l'ouvrit, elle contenait ces mots:
«Merci!
«Reconnaissance éternelle en échange d'un éternel oubli!..»
Maurice appela son domestique; les vrais patriotes ne les sonnaient plus, la sonnette rappelant la servilité; d'ailleurs, beaucoup d'officieux mettaient, en entrant chez leurs maîtres, cette condition aux services qu'ils consentaient à leur rendre.
L'officieux de Maurice avait reçu, il y avait trente ans à peu près, sur les fonts baptismaux, le nom de Jean, mais en 92 il s'était, de son autorité privée, débaptisé, Jean sentant l'aristocratie et le déisme, et s'appelait Scévola.
– Scévola, demanda Maurice, sais-tu ce que c'est que cette lettre?
– Non, citoyen.
– Qui te l'a remise?
– Le concierge.
– Qui la lui a apportée?
– Un commissionnaire, sans doute, puisqu'il n'y a pas le timbre de la nation.