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Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 1 de 2
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Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 1 de 2

Язык: Французский
Год издания: 2017
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– Si je croyais vraiment qu'advînt cette chose que j'ai songée de ma fille, je voudrais qu'elle fût noyée par vous; et si vous ne le faisiez, je la noierais moi-même326.

Isabelle répéta le propos à sa fille, pour l'effrayer et la corriger. Tout dévote qu'elle était, elle partageait les craintes du père. C'était une chose cruelle à penser pour ces braves gens, que leur enfant pût devenir une ribaude. En ces temps de guerre, il y avait foison de ces folles femmes que les gens d'armes menaient en croupe; chacun avait la sienne.

Par l'étrangeté de leurs actions, fréquemment les saintes, en leur jeunesse, prêtent à de pareils soupçons. Et Jeanne donnait des signes de sainteté. Elle était la fable du village. On la montrait au doigt en disant par moquerie: «Voilà celle qui relèvera la France et le sang royal327.»

Voyant le mal qui tenait cette fille, les gens du pays n'étaient pas embarrassés pour en trouver la cause. Ils l'attribuaient à quelque sortilège. Elle avait été vue sous le beau Mai, elle y avait suspendu des guirlandes. On savait que le vieux hêtre était hanté, de même que la fontaine voisine. Et c'était une chose bien connue que les fées jetaient des sorts. Certains découvrirent que Jeanne avait rencontré une dame méchante. Ils disaient: «Jeannette a pris son fait près de l'arbre des Fées328.» Encore s'il n'y avait jamais eu que des paysans pour le croire!

Antoine de Vergy, gouverneur de Champagne, reçut, le 22 juin, du duc de Bedford, régent de France au nom de Henri VI, commission d'équiper mille hommes d'armes destinés à placer en l'obéissance des Anglais la châtellenie de Vaucouleurs. Trois semaines après, la petite armée se mettait en route sous les ordres des deux Vergy, Antoine et Jean. Quatre chevaliers bannerets, quatorze chevaliers bacheliers, trois cent soixante-trois hommes d'armes la composaient. Pierre de Trie, capitaine de Beauvais, Jean, comte de Neufchâtel et Fribourg, reçurent l'ordre de rejoindre le corps principal329.

Dans sa marche sur Vaucouleurs, Antoine de Vergy mettait, selon la coutume, à feu et à sang tous les villages situés sur le territoire de la châtellenie. Les gens de Domremy et de Greux, menacés à nouveau d'un mal qu'ils ne connaissent que trop, voyaient déjà leurs bestiaux enlevés, leurs granges incendiées, leurs femmes, leurs filles violées. Ayant éprouvé déjà que le château de l'Île ne suffisait point à leur sûreté, ils se résolurent à fuir et à chercher asile dans la ville de Neufchâteau, distante de deux lieues seulement de Domremy et qui était le marché où ils fréquentaient. Donc, vers la mi-juillet, abandonnant leurs maisons et leurs champs, ils partirent et, poussant devant eux leurs bestiaux, suivirent la route à travers les champs de froment et de seigle et les coteaux de vignes jusqu'à la ville, où ils se logèrent comme ils purent330.

La famille d'Arc fut reçue par la femme de Jean Waldaires, qu'on nommait la Rousse et qui tenait une auberge où logeaient soldats, moines, marchands et pèlerins. Certains la soupçonnaient de donner asile à des femmes de mauvaise vie331. Et il y a apparence qu'elle n'hébergeait pas que d'honnêtes dames. Cependant elle était elle-même une bonne femme, c'est-à-dire une femme riche. Elle avait assez d'argent pour en prêter parfois à des concitoyens332. Bien que Neufchâteau appartînt au duc de Lorraine, qui était du parti des Bourguignons, on a cru savoir que cette hôtelière inclinait vers les Armagnacs; mais il est peut-être un peu vain de rechercher les sentiments de la Rousse sur les troubles du royaume de France333.

À Neufchâteau comme à Domremy, Jeanne menait aux champs les bêtes de son père et gardait les troupeaux334. Adroite et robuste, elle aidait aussi la Rousse dans les soins du ménage335; c'est ce qui a fait dire méchamment aux Bourguignons qu'elle avait été meschine dans une auberge de soudards et de ribaudes336. Au vrai, Jeanne passait aux églises tout le temps qu'elle n'employait pas à soigner les animaux et à donner aide à son hôtesse337.

Il y avait dans la ville deux beaux couvents, l'un de Cordeliers, l'autre de Clarisses, fils et filles du bon saint François338. La maison des Cordeliers avait été bâtie, deux cents ans en çà, par Mathieu II de Lorraine. Le duc régnant venait encore de la richement doter. De nobles dames, de hauts seigneurs et entre autres un Bourlémont, seigneur de Domremy et Greux, y gisaient sous lame339.

Ces moines mendiants qui, jadis en leur bel âge, affiliaient à leur tiers-ordre bourgeois et paysans en foule et une multitude de princes et de rois340, maintenant languissaient corrompus et déchus. Les querelles et les schismes abondaient parmi les frères de France. Malgré les efforts de Colette de Corbie pour rétablir la règle, les vieilles disciplines étaient partout abolies341. Ces mendiants distribuaient des médailles de plomb, enseignaient de courtes prières, en manière de recettes, et vouaient une affection spéciale au saint nom de Jésus342.

Pendant les deux semaines que Jeanne passa dans la ville de Neufchâteau343, elle fit ses dévotions dans le couvent des Cordeliers et se confessa deux ou trois fois aux mendiants344. On a dit qu'elle était du tiers-ordre de Saint-François, et l'on a supposé que son affiliation datait de son séjour à Neufchâteau345.

C'est fort douteux; et, dans tous les cas, l'affiliation ne dut pas être très solennelle. On ne voit pas qu'en si peu de temps les mendiants aient pu la former aux pratiques de la piété franciscaine. Pour se pénétrer de leur esprit, elle était déjà trop imbue de doctrines ecclésiastiques sur le spirituel et le temporel, trop pleine de mystères et d'apocalypses. D'ailleurs, son séjour à Neufchâteau fut troublé de soucis et coupé d'absences.

Elle reçut dans cette ville une citation à comparaître devant l'official de Toul dont elle relevait comme native de Domremy-de-Greux. Un jeune garçon de Domremy prétendait qu'il y avait promesse de mariage entre la fille de Jacques d'Arc et lui. Jeanne le niait. Il s'obstina dans son dire et l'assigna devant l'official346. Ce tribunal ecclésiastique retenait les causes comme celle-ci et l'on portait les demandes soit en nullité de mariage, soit en validité de fiançailles.

Ce qui est étrange dans le cas de Jeanne, c'est que ses parents lui donnèrent tort et prirent le parti du jeune homme. Ce fut malgré leur défense qu'elle soutint son procès et comparut devant l'official. Elle déclara plus tard que, dans cette affaire, elle leur avait désobéi et que c'était son seul manquement à la soumission qu'elle leur devait347.

Pour aller de Neufchâteau à Toul et revenir, il lui fallait faire plus de vingt lieues à pied sur des chemins infestés par des gens d'armes, dans ce pays mis à feu et à sang et que les paysans de Domremy venaient de fuir épouvantés. C'est pourtant à quoi elle se résolut, contre le gré de ses parents.

Peut-être se rendit-elle à l'official de Toul non pas une fois, mais deux et trois fois. Et si elle ne chemina pas jour et nuit avec son faux fiancé, ce fut par grand hasard, car il suivait la même route en même temps. Ses Voix lui disaient de ne rien craindre. Devant le juge elle jura de dire la vérité et nia qu'elle eût fait promesse de mariage.

Elle n'avait point de torts. Mais sa conduite, qui procédait d'une innocence héroïque et singulière, fut mal jugée. On prétendit à Neufchâteau que ces voyages lui avaient mangé tout ce qu'elle avait. Mais qu'avait-elle? hélas! Elle était partie sans rien. Peut-être lui avait-il fallu mendier son pain aux portes. Les saintes reçoivent l'aumône comme elles la donnent: pour l'amour de Dieu. On conta que, pendant l'instance, son fiancé, la voyant vivre en compagnie de mauvaises femmes, s'était désisté de sa demande en justice, renonçant à une promise si mal famée348. Propos calomnieux, qui ne trouvèrent que trop de créance.

Après deux semaines de séjour à Neufchâteau, Jacques d'Arc avec les siens retourna à Domremy. Le verger, la maison, le moustier, le village, les champs, dans quel état de désolation les revirent-ils! Tout avait été pillé, ravagé, brûlé par les gens de guerre. Les soldats, faute de pouvoir rançonner les vilains disparus, avaient détruit leurs biens. Le moustier, naguère encore fier comme une forteresse, avec sa tour où veillait le guetteur, n'était plus qu'un amas de pierres noircies. Et les habitants de Domremy durent aller, aux jours fériés, entendre la messe à l'église de Greux349.

Telle était la misère du temps, qu'ordre fut donné aux villageois de se tenir renfermés dans les maisons fortes et les châteaux350.

Cependant les Anglais assiégeaient la ville d'Orléans, qui appartenait au duc Charles, leur prisonnier. Ce qui n'était point bien fait à eux, car, ayant son corps, ils devaient respecter ses biens351. Ils élevaient des bastilles autour de cette ville d'Orléans, cœur de France, et l'on disait qu'ils s'y tenaient à grande puissance352.

Et madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite, qui étaient des personnes très attachées à la terre des Lis, les féales du dauphin Charles et ses belles cousines, s'entretenaient avec la bergère des malheurs du royaume et lui disaient sans cesse:

– Il faut que tu quittes ton village et que tu ailles en France353.

Jeanne était d'autant plus impatiente de partir qu'elle avait annoncé elle-même le temps de son arrivée en France et que ce temps approchait. Elle avait dit au capitaine de Vaucouleurs que le dauphin aurait secours avant la mi-carême. Elle ne voulait pas faire mentir ses Voix354.

L'occasion, qu'elle épiait, de retourner à Burey, se présenta vers la mi-janvier. À cette époque, la femme de Durand Lassois, Jeanne le Vauseul, faisait ses couches355. À la campagne, l'usage voulait que les jeunes parentes et les amies de l'accouchée se rendissent auprès d'elle pour soigner la mère et l'enfant. Coutume honnête et cordiale qu'on suivait d'autant mieux qu'on y trouvait une occasion de bonnes rencontres et de joyeux caquets356. Jeanne pressa son oncle de la demander à son père pour soigner l'accouchée et Lassois consentit: il faisait tout ce que voulait sa nièce, et, peut-être, était-il encouragé dans sa complaisance par des personnes pieuses et de considération357. Mais que ce père, qui tantôt ne parlait de rien moins que de noyer sa fille pour l'empêcher de partir avec les gens d'armes, la laissât aller aux portes de la ville, sous la garde d'un parent dont il connaissait la faiblesse, c'est ce qu'on a peine à comprendre. Il le fit pourtant358.

Ayant quitté la maison de son enfance, qu'elle ne devait plus revoir, Jeanne, en compagnie de Durand Lassois, descendit la vallée natale, dépouillée par l'hiver. En passant devant la maison du laboureur Gérard Guillemette de Greux, dont les enfants étaient en grande amitié avec ceux de Jacques d'Arc, elle cria:

– Adieu! Je vais à Vaucouleurs359.

Quelques pas plus loin, elle aperçut sa compagne Mengette:

– Adieu, Mengette, dit-elle; je te recommande à Dieu360.

Et sur le chemin, au seuil des maisons, rencontrant des visages connus, à tous elle disait adieu361. Mais elle évita de voir Hauviette, avec qui elle avait joué et dormi, aux jours d'enfance, et qu'elle aimait chèrement. Elle craignit, si elle lui disait adieu, de sentir son cœur défaillir. Hauviette ne sut que plus tard le départ de son amie et elle en pleura très fort362.

Venue pour la seconde fois à Vaucouleurs, Jeanne croyait bien mettre le pied dans une ville appartenant au dauphin, et entrer, comme on disait alors, en chambre royale363. Elle se trompait. Depuis les premiers jours du mois d'août 1428, le capitaine de Vaucouleurs avait rendu la place au seigneur Antoine de Vergy, mais il ne l'avait pas encore livrée. C'était une de ces capitulations à terme comme on en signait beaucoup à cette époque et qui, le plus souvent, cessaient d'être exécutoires au cas où la place recevait secours avant le jour fixé pour la reddition364.

Comme elle avait fait neuf mois auparavant, Jeanne alla trouver sire Robert au château, et voici la révélation qu'elle lui fit:

– Capitaine Messire, dit-elle, sachez que Dieu m'a plusieurs fois fait à savoir encore et commandé que j'allasse vers le gentil dauphin, qui doit être et est vrai roi de France, et qu'il me baillât des gens d'armes et que je lèverais le siège d'Orléans et le mènerais sacrer à Reims365.

Cette fois, elle annonce qu'elle a mission de délivrer Orléans. Et c'est seulement après avoir accompli cette première tâche qu'elle fera le voyage du sacre. Il faut reconnaître la souplesse et l'à-propos avec lesquels ses Voix changeaient, selon les nécessités du moment, les ordres précédemment donnés.

Les manières de sire Robert à l'égard de Jeanne étaient tout à fait changées. Il ne parlait plus de lui donner de bons soufflets et de la renvoyer à ses parents. Maintenant, il la traitait sans rudesse et, s'il n'avait pas foi en ce qu'elle annonçait, du moins l'écoutait-il volontiers.

Dans une des conversations qu'elle eut avec lui, elle lui tint un propos étrange:

– Une fois accomplies, lui dit-elle, les grandes choses que j'ai à faire de la part de Messire, je me marierai et j'aurai trois fils, dont le premier sera pape, le second empereur, le troisième roi.

Sire Robert répondit gaiement:

– Puisqu'ils seront si grands personnages, je voudrais bien t'en faire un. J'en vaudrais mieux ensuite.

Jeanne répondit:

– Nenni, gentil Robert, nenni. Il n'est pas temps. Le Saint-Esprit y ouvrera366.

À en juger sur le peu de paroles d'elle qui nous ont été transmises, la jeune inspirée, dans les premiers temps de sa mission, parlait alternativement deux langages différents. Ses paroles semblaient couler de deux sources opposées. Les unes, ingénues, candides, naïves, courtes, d'une simplicité rustique, d'une malice innocente, quelquefois rudes, empreintes d'autant de chevalerie que de sainteté, avaient trait, le plus souvent, à l'héritage et au sacre du dauphin, et à la débellation des Anglais. C'était le langage de ses Voix, son vrai langage, son langage intérieur. Les autres, plus subtiles et teintées d'allégories, fleuries, quintessenciés, d'une grâce savante, concernant l'Église, sentaient le clerc et trahissaient quelque influence du dehors. Le propos tenu par elle à sire Robert sur les trois enfants qu'elle mettrait au monde est de la seconde sorte. C'est une allégorie. Son triple enfantement signifie que de ses œuvres naîtra la paix de la chrétienté, et que, après qu'elle aura accompli sa mission divine, le pape, l'empereur et le roi, tous trois fils de Dieu, feront régner la concorde et l'amour dans l'Église de Jésus-Christ. L'apologue est d'une clarté limpide; encore faut-il un peu d'esprit pour le comprendre. Le capitaine n'y entendit rien; il prit la chose en sens littéral et répondit en conséquence, car c'était un homme simple et jovial367.

Jeanne logeait en ville chez des amis de son cousin Lassois, gens d'humble condition, Henri Leroyer et sa femme Catherine. Elle y filait, étant bonne filandière; elle donnait aux pauvres le peu qu'elle avait. Elle fréquentait l'église paroissiale en compagnie de Catherine368. Souvent, dans la matinée, elle montait la colline qui voit se pressera ses pieds les toits de la ville, et se rendait en grande dévotion dans la chapelle de Sainte-Marie-de-Vaucouleurs. Cette collégiale, construite sous le roi Philippe VI, était attenante au château qu'habitait le capitaine de Vaucouleurs. La vénérable nef de pierre s'élevait hardiment à l'orient, sur la vaste étendue des coteaux et des prairies, et dominait la vallée où Jeanne avait été nourrie. Elle y entendait la messe et y demeurait longtemps en oraison.

Sous la chapelle, dans la crypte, on gardait une image ancienne et vénérée de la vierge qu'on appelait Notre-Dame-de-la-Voûte369, et qui faisait des miracles spécialement en faveur des pauvres et des nécessiteux. Jeanne se plaisait dans cette crypte obscure et solitaire où les saintes la visitaient de préférence.

Un petit clerc, presque encore un enfant, qui desservait la chapelle, y vit un jour la jeune fille immobile, les mains jointes, la tête renversée, les yeux levés et noyés de larmes, et il devait garder toute sa vie l'image de ce ravissement370.

Elle allait souvent à confesse et disait ses péchés notamment à messire Jean Fournier, curé de Vaucouleurs371.

Elle touchait son hôtesse par la manière sage et douce dont elle vivait, et elle la troubla un jour extrêmement. Ce fut quand elle lui dit:

– Ne savez-vous pas qu'il a été prédit que la France, perdue par une femme, serait sauvée par une pucelle des Marches de Lorraine372?

La femme Leroyer savait aussi bien que Durand Lassois, que madame Ysabeau, comme une Hérodiade gonflée d'impuretés, avait livré madame Catherine de France et le royaume des Lis au roi d'Angleterre373. Et dès lors elle n'était plus éloignée de croire que Jeanne fût la pucelle annoncée par la prophétie.

Cette pieuse fille fréquentait les personnes de dévotion et aussi les nobles hommes. À tous elle disait:

– Il faut que j'aille vers le gentil dauphin. C'est la volonté de Messire, le Roi du ciel, que j'aille vers le gentil dauphin. C'est de la part du Roi du ciel que je suis venue. Quand je devrais aller sur mes genoux, j'irai374.

Elle apporta notamment des révélations de cette nature à messire Aubert, seigneur d'Ourches, qui était bon français et du parti des Armagnacs, puisqu'il avait fait la guerre, quatre ans auparavant, contre les Anglais et les Bourguignons; elle lui dit qu'elle devait aller vers le dauphin, qu'elle demandait qu'on la menât à lui et que ce serait pour lui profit et honneur non pareils375.

Enfin elle se faisait connaître dans la ville pour ses illuminations et ses prophéties, et l'on trouvait qu'elle parlait bien.

Il y avait alors dans la garnison un homme d'armes, âgé de vingt-huit ans environ, Jean de Novelompont ou Nouillompont, qu'on appelait communément Jean de Metz. De condition libre, mais non point noble, il avait acquis ou hérité la seigneurie de Nouillompont et Hovecourt, dans le Barrois non mouvant, et il en portait le titre376. Précédemment soudoyer au service de Jean de Wals, capitaine et prévôt de Stenay, il était en 1428 au service du capitaine de Vaucouleurs.

De ses mœurs et comportements nous ne savons rien, sinon que, trois ans en çà, habitant dans la châtellenie de Foug, il avait juré un «vilain serment» et, de ce fait, encouru une amende de deux sols. Apparemment il était, lorsqu'il jura, très en colère377. Il se tenait en relations plus ou moins étroites avec Bertrand de Poulengy, qui certainement lui avait parlé de Jeanne.

Un jour, il aborda la jeune fille et lui dit:

– Eh bien, ma mie, que faites-vous ici? Faut-il que le roi soit chassé du royaume et que nous soyons Anglais378?

Ce propos d'un homme d'armes de Lorraine mérite attention. Le traité de Troyes ne soumettait pas la France à l'Angleterre; il réunissait les deux royaumes. Si l'on se battait après comme avant, c'était uniquement pour décider entre les deux prétendants Charles de Valois et Henri de Lancastre. Que l'un ou l'autre l'emportât, rien n'était changé dans les lois et coutumes de France. Toutefois, ce pauvre routier des Marches d'Allemagne n'en pensait pas moins que, sous un roi anglais, il serait lui-même anglais. Beaucoup de français de toute condition pensaient de même et ne pouvaient souffrir l'idée de se voir anglaisés; ils attachaient leur sort et celui du royaume au sort du dauphin Charles.

Jeanne répondit à Jean de Metz:

– Je suis venue ici, à chambre du roi, afin de parler à sire Robert, pour qu'il me veuille conduire ou faire conduire au dauphin. Mais il n'a souci ni de moi ni de mes paroles.

Puis, pressée en son cœur par l'idée fixe que sa mission devait commencer au milieu de la Sainte Quarantaine:

– Pourtant, avant qu'arrive la mi-carême, il faut que je sois devers le dauphin, dussé-je, pour y aller, user mes jambes jusqu'aux genoux379.

Une nouvelle courait alors les villes et les villages. On annonçait que le fils du roi de France, le dauphin Louis, entré dans sa cinquième année, venait d'être fiancé à la fille du roi d'Écosse, madame Marguerite, âgée de trois ans, et le commun peuple célébrait cette union royale par autant de réjouissances qu'il s'en pouvait faire dans ce pays désolé380. Jeanne, qui en avait entendu parler, dit à l'homme d'armes:

– Il faut que je sois vers le dauphin, car nul au monde, ni roi, ni duc, ni fille du roi d'Écosse ne peuvent recouvrer le royaume de France.

Et elle ajouta aussitôt:

– Il n'y a secours que de moi, quoique, pour ma part, j'aurais bien plus cher filer près de ma pauvre mère, vu que ce n'est pas là mon état. Mais il faut que j'aille. Et je ferai cela parce que Messire veut que je le fasse.

Elle le disait comme elle le pensait. Mais elle ne se connaissait pas; elle ne savait pas que ses Voix c'était le cri de son cœur et qu'elle brûlait de quitter la quenouille pour l'épée.

Jean de Metz demanda, comme avait fait sire Robert:

– Qui est Messire?

– C'est Dieu, répondit-elle.

Aussitôt, comme s'il croyait en elle, il lui dit d'un grand élan:

– Je vous promets et vous donne ma foi que, Dieu aidant, je vous conduirai vers le roi.

Il lui toucha la main, en signe qu'il lui donnait sa foi, et il demanda:

– Quand voulez-vous partir?

– À cette heure, répondit-elle, mieux que demain; demain mieux qu'après.

C'est Jean de Metz lui-même qui, vingt-sept ans plus tard, rapporta cette conversation381. À l'en croire, il demanda en dernier lieu à la jeune fille si elle voulait faire chemin avec ses vêtements de femme. On conçoit qu'il découvrît de très grands inconvénients à traverser avec une paysanne en robe rouge les chemins de France, alors battus par des coitreaux paillards, et qu'il jugeât plus prudent de l'emmener déguisée en garçon. Elle entra tout de suite dans la pensée de Jean, et lui répondit:

– Je prendrai volontiers habit d'homme.

Rien n'empêche de croire que les choses se sont passées ainsi. Mais alors un routier de Lorraine aurait suggéré à la sainte, touchant l'habit, une idée qu'elle s'imaginera ensuite avoir reçue de Dieu382.

De son propre mouvement, ou plutôt sur l'avis de quelque prudente personne, sire Robert s'inquiéta de savoir si Jeanne n'était pas sous l'inspiration d'un mauvais esprit. Car le diable est rusé et prend parfois la figure de l'innocence. Et, comme, à cet égard, il n'était pas grand clerc, il résolut de s'en rapporter à son curé.

Or, un jour que Catherine et Jeanne filaient dans la maison, elles virent entrer le capitaine de Vaucouleurs, en compagnie du curé, messire Jean Fournier. Ils invitèrent l'hôtesse à se retirer, et, lorsqu'ils furent seuls avec la jeune fille, messire Jean Fournier revêtit son étole et récita des paroles latines qui revenaient à dire:

– Si tu es chose mauvaise, éloigne-toi; si tu es chose bonne, approche.

C'était la formule ordinaire de l'exorcisme, ou, pour parler plus exactement, de la conjuration. Dans la pensée de messire Jean Fournier, ces paroles, mêlées de quelques gouttes d'eau bénite, devaient faire fuir les diables, si par malheur il s'en trouvait dans le corps de cette villageoise383.

Messire Jean Fournier ne doutait pas que les démons ne fussent poussés par un désir immodéré de s'introduire dans le corps des hommes et spécialement chez les filles, qui parfois les avalaient avec leur pain. Ils se logeaient dans la bouche, sous la langue, dans les narines, coulaient dans l'estomac et dans le ventre et s'agitaient furieusement en ces divers logis, où l'on reconnaissait leur présence aux contorsions et hurlements des malheureux hantés.

Saint Grégoire, pape, rapporte en ses Dialogues un exemple frappant de la facilité avec laquelle les diables s'insinuent dans une femme. Une religieuse, dit-il, étant au jardin, vit une laitue qui lui parut tendre. Elle la cueillit et, négligeant de la bénir en faisant dessus le signe de la croix, elle y mordit, et aussitôt elle tomba possédée. Un homme de Dieu s'étant alors approché d'elle, le démon se mit à crier: «C'est moi qui l'ai fait! C'est moi qui l'ai fait! J'étais assis sur cette laitue. Cette femme est venue et elle m'a avalé.» Mais les prières de l'homme de Dieu le forcèrent bientôt à se retirer384.

Messire Jean Fournier n'exagérait donc pas la prudence nécessaire. Pénétré de cette idée que le diable est subtil et la femme corrompue, il prenait soin d'éclaircir, selon les règles, un cas difficile. C'était le plus souvent chose malaisée que de discerner des possédés et de reconnaître une démoniaque d'avec une bonne chrétienne. L'épreuve à laquelle Jeanne allait être soumise n'avait pas été épargnée à de très grandes saintes.

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