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Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 1 de 2
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Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 1 de 2

Язык: Французский
Год издания: 2017
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Voici de quelle manière les clercs rapportaient la légende de Saint-Remi:

En ce temps-là, le pieux ermite Montan, qui vivait au pays de Laon, vit le chœur des anges et l'assemblée des saints et il entendit une voix grande et douce qui disait: «Le Seigneur a regardé la terre. Il a entendu les gémissements de ceux qui sont enchaînés; il a vu les fils de ceux qui ont péri, et il brisera leurs fers, afin que son nom soit annoncé parmi les nations et que les peuples et les rois se réunissent ensemble pour le servir. Et Cilinie enfantera un fils pour le salut du peuple.»

Or Cilinie était vieille et son mari Émilius était aveugle. Mais Cilinie, ayant conçu, mit au monde un fils et du lait dont elle nourrissait l'enfant elle frotta les yeux du père aveugle, qui revit aussitôt la lumière.

Cet enfant, annoncé par les anges, fut nommé Remi, qui veut dire rame, car il devait, par sa doctrine, comme avec une rame bien taillée, diriger l'Église de Dieu et spécialement l'Église de Reims sur la mer agitée de cette vie, et, par ses mérites et ses prières, la conduire vers le port du salut éternel.

Le fils de Cilinie passa sa pieuse jeunesse à Laon, dans la retraite et les exercices d'une sainte et chrétienne conversation. Il entrait à peine dans sa vingt-deuxième année, quand le siège épiscopal de Reims vint à vaquer par la mort du bienheureux évêque Bennade. Un immense concours de peuple désigna Remi à la garde des fidèles. Il refusait une charge trop pesante, disait-il, pour la faiblesse de son âge; mais un rayon d'une céleste lumière descendit tout à coup sur son front, et une liqueur divine se répandit sur sa chevelure qu'elle embauma d'un parfum inconnu. C'est pourquoi, sans plus tarder, les évêques de la province de Reims, d'un consentement unanime, lui donnèrent la consécration épiscopale. Assis dans le siège de saint Sixte, le bienheureux Remi s'y montra libéral en aumônes, assidu dans sa vigilance, fervent en ses oraisons, parfait en charité, merveilleux en doctrine et saint en tous ses propos. Il attirait sur lui l'admiration des hommes, comme la cité bâtie sur le sommet d'une montagne.

En ce temps-là, Clovis, roi de France, était païen avec toute sa chevalerie. Mais ayant remporté, par l'invocation du nom de Jésus-Christ, une grande victoire sur les Allemands, il résolut, à la prière de la sainte reine Clotilde, sa femme, de demander le baptême au bienheureux évêque de Reims. Instruit de ce pieux désir, saint Remi enseigna au roi et au peuple comment, en renonçant à Satan, à ses œuvres et à ses pompes, on doit croire en Dieu et en Jésus-Christ son fils. Et, la solennité de Pâques approchant, il leur ordonna le jeûne selon la coutume des fidèles.

Le jour de la Passion de Notre-Seigneur, veille du jour où Clovis devait être baptisé avec ses barons, l'évêque alla trouver le roi et la reine dès le matin et les conduisit dans un oratoire consacré au bienheureux Pierre, prince des apôtres. La chapelle fut tout à coup remplie d'une lumière si brillante qu'elle effaçait l'éclat du soleil, et du milieu de cette lumière sortit une voix qui disait: «La paix soit avec vous; c'est moi, ne craignez point, et demeurez en mon amour.» Après ces paroles la lumière disparut, mais il resta dans la chapelle une odeur d'une suavité ineffable. Alors, resplendissant comme Moïse par l'éclat du visage et illuminé au dedans d'une clarté divine, le saint évêque prophétisa et dit: «Clovis et Clotilde, vos descendants reculeront les limites du royaume. Ils élèveront l'Église de Jésus-Christ et triompheront des nations étrangères, pourvu que, ne dégénérant pas de la vertu, ils ne s'écartent jamais des voies du salut, ne s'engageant pas dans la route du péché, et ne se laissant pas tomber dans les pièges de ces vices mortels qui renversent les empires et transportent la domination d'une nation à l'autre.»

Cependant on prépare le chemin depuis le palais du roi jusqu'au baptistère; on suspend des voiles, des tapis précieux; on tend les maisons de chaque côté des rues; on pare l'église, on couvre le baptistère de baume et de toutes sortes de parfums. Comblé des grâces du Seigneur, le peuple croit déjà respirer les délices du paradis. Le cortège part du palais; le clergé ouvre la marche avec les saints évangiles, les croix et les bannières, chantant des hymnes et des cantiques spirituels; vient ensuite l'évêque, conduisant le roi par la main; enfin la reine suit avec le peuple. Chemin faisant, le roi demanda à l'évêque si c'était là le royaume de Dieu qu'il lui avait promis: «Non, répondit le bienheureux Remi, mais c'est l'entrée de la route qui y conduit.» Quand ils furent parvenus au baptistère, le prêtre qui portait le saint chrême, arrêté par la foule, ne put atteindre jusqu'aux saints fonts; en sorte qu'à la bénédiction des fonts, le chrême manqua par un exprès dessein du Seigneur. Alors le pontife lève les yeux vers le ciel, et prie en silence et avec des larmes. Aussitôt descend une colombe, blanche comme la neige, portant dans son bec une ampoule pleine d'un chrême envoyé du ciel. Une odeur délicieuse s'en exhale, qui enivre les assistants d'un plaisir bien au-dessus de tout ce qu'ils avaient senti jusque-là. Le saint évêque prend l'ampoule, asperge de chrême l'eau baptismale et incontinent la colombe disparaît.

Transporté de joie à la vue d'un si grand miracle de la grâce, le roi renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres, demande avec instance le baptême et s'incline sur la fontaine de vie289.

Et depuis lors les rois de France sont sacrés de l'onction divine apportée du ciel par la colombe. La sainte ampoule qui la contient est gardée dans l'église Saint-Remi de Reims. Et avec la permission de Dieu, cette ampoule, au jour du sacre, se trouve toujours pleine290.

Voilà ce que disaient les clercs; et sans doute les paysans de Domremy, sur un ton plus humble, en eussent pu dire autant et même davantage. Comme on peut croire, ils chantaient la complainte de saint Remi. Tous les ans, quand le premier jour d'octobre ramenait la fête patronale, le curé devait faire, selon l'usage, le panégyrique du saint291.

Vers cette époque, un mystère se jouait à Reims, où les miracles de l'apôtre des Gaules étaient amplement représentés292. Et il y en avait de bien propres à toucher des âmes villageoises. En sa vie mortelle, monseigneur saint Remi guérit un aveugle démoniaque. Un homme ayant donné, pour le salut de son âme, ses biens au chapitre de Reims, mourut; dix ans après sa mort, monseigneur saint Remi le ressuscita et lui fit déclarer sa donation. Hébergé par des gens qui n'avaient pas de quoi boire, le saint remplit leur tonneau d'un vin miraculeux. Ayant reçu du roi Clovis un moulin en présent, comme le meunier refusait de le lui abandonner, monseigneur saint Remi, avec l'aide de Dieu, abîma le moulin dans les entrailles de la terre. Une nuit que le Saint se trouvait seul dans sa chapelle, tandis que tous ses clercs dormaient, les glorieux apôtres Pierre et Paul descendirent du paradis pour chanter avec lui les matines.

Qui mieux que les gens de Domremy pouvait connaître le baptême du roi Clovis de France et savoir qu'au chant du Veni Creator Spiritus le Saint-Esprit était descendu tenant en son bec la sainte Ampoule, pleine du chrême bénit par Notre-Seigneur293? Qui mieux qu'eux entendait les paroles adressées au roi très chrétien, par monseigneur saint Remi, non sans doute en latin d'église, mais en bonne langue vulgaire, et revenant à ceci:

«Or, Sire, ayez connaissance de servir Dieu dévotement et de garder la justice, pour que florisse votre royaume. Car lorsque justice y périra, ce royaume courra grand péril294.»

Enfin, d'une manière ou d'une autre, soit par les clercs qui la gouvernaient, soit par les paysans au milieu desquels elle vivait, Jeanne avait connaissance du bon archevêque Remi, qui aimait tant le sang royal de la sainte Ampoule de Reims et du sacre des rois très chrétiens295.

Et l'ange lui apparut et lui dit:

– Fille de Dieu, tu conduiras le dauphin à Reims, afin qu'il y reçoive son digne sacre296.

La jeune fille entendait. Les voiles tombaient; une lumière éclatante se faisait dans son esprit. Voilà donc pourquoi Dieu l'avait choisie. C'était par elle que le dauphin Charles devait être sacré à Reims. La colombe blanche, autrefois envoyée au bienheureux Remi, devait redescendre à l'appel d'une vierge. Dieu, qui aime les Français, marque leur roi d'un signe, et, quand ce signe manque, la puissance royale n'est point. C'est le sacre qui fait seul le roi, et messire Charles de Valois n'est pas sacré. Bien que le père soit couché, la couronne au front, le sceptre à la main, dans la basilique de Saint-Denys en France, le fils n'est que dauphin, et il ne recueillera son saint héritage que le jour où l'huile de l'ampoule inépuisable coulera sur son front. Et c'est elle, la jeune paysanne, ignorante que Dieu a choisie pour le conduire, à travers ses ennemis, jusqu'à Reims où il recevra l'onction que reçut saint Louis. Desseins impénétrables de Dieu! L'humble fille qui ne sait ni chevaucher ni guerroyer est élue pour donner à Notre-Seigneur son vicaire temporel dans la France chrétienne.

Désormais Jeanne connaissait les grandes choses qu'elle avait à faire. Mais elle ne découvrait pas encore les voies par lesquelles elle devait les accomplir.

– Il faut que tu ailles en France, lui disaient madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite.

– Fille de Dieu, tu conduiras le dauphin à Reims297, afin qu'il y reçoive son digne sacre, lui disait monseigneur saint Michel, archange.

Il était nécessaire de leur obéir. Mais comment? S'il ne se trouva pas, à ce moment, quelque personne de dévotion pour la diriger, un fait très particulier et de peu d'importance, qui se passait alors dans la maison paternelle, peut suffire à mettre la jeune sainte sur la voie.

Principal locataire du château de l'Île en 1419 et doyen de la communauté en 1423, Jacques d'Arc était un des notables de Domremy. Les gens du village, qui l'estimaient, le chargeaient volontiers de besognes difficiles. Ils l'envoyèrent, à la fin de mars 1427, à Vaucouleurs, comme leur procureur fondé dans un procès qu'ils avaient à soutenir par-devant Robert de Baudricourt. Il s'agissait d'une réparation de dommages que réclamait un certain Guyot Poignant, de Montigny-le-Roi, et pour lesquels il avait assigné concurremment le seigneur et les habitants de Greux et de Domremy. Ces dommages remontaient à quatre années en çà, quand le damoiseau de Commercy avait frappé Greux et Domremy d'un droit de sauvegarde qui s'élevait à deux cent vingt écus d'or.

Guyot Poignant se porta garant de cette somme qui ne fut point payée au terme fixé. Le damoiseau saisit chez Poignant bois, foin et chevaux, pour cent vingt écus d'or, dont ledit Poignant réclama le paiement aux seigneurs et aux vilains de Greux et de Domremy. L'affaire était pendante encore en 1427, quand la communauté désigna, pour son procureur fondé, Jacques d'Arc, et l'envoya à Vaucouleurs. On ignore comment le différend se termina; mais il suffit de savoir que le père de Jeanne vit sire Robert, l'approcha, lui parla298.

De retour dans sa maison, il dut plus d'une fois conter ces entrevues, rapporter d'un si grand personnage diverses façons et paroles. Et sans doute Jeanne en entendit maintes choses. Assurément ses oreilles étaient rebattues du nom de Baudricourt. C'est alors que l'archange chevalier, l'éblouissant ami, vint une fois encore lui révéler la pensée obscure qui naissait en elle:

– Fille de Dieu, lui dit-il, tu iras vers le capitaine Robert de Baudricourt, en la ville de Vaucouleurs, afin qu'il te donne des gens pour te conduire auprès du gentil dauphin299.

Résolue à fidèlement accomplir le vouloir de son archange, qui était son propre vouloir, Jeanne prévoyait bien que sa mère, quoique pieuse, ne l'aiderait point dans ses projets et que son père s'y opposerait énergiquement. Aussi se garda-t-elle de leur en rien confier300.

Elle pensa que Durand Lassois était homme à lui assurer l'aide dont elle avait besoin. Elle l'appelait son oncle, en considération de son âge: il avait seize ans de plus qu'elle. Leur parenté résultait de ce que Lassois avait épousé une Jeanne, fille d'un Le Vauseul, laboureur, et d'Aveline, sœur d'Isabelle de Vouthon, et par conséquent cousine germaine de la fille d'Isabelle301.

Lassois habitait, avec sa femme, son beau-père et sa belle-mère, un hameau de quelques feux, Burey-en-Vaulx, sur la rive gauche de la Meuse, dans la verte vallée, à deux lieues de Domremy et à moins d'une lieue de Vaucouleurs302.

Jeanne l'alla trouver, lui fit part de ses projets et lui représenta qu'elle avait besoin de voir sire Robert de Baudricourt. Pour que son bon parent lui donnât plus de créance elle lui cita une bien étrange prophétie, dont nous avons déjà parlé:

– N'a-t-il pas été su autrefois, fit-elle, qu'une femme ruinerait le royaume de France et qu'une femme le rétablirait303?

Cette pronostication, paraît-il, rendit Durand Lassois pensif. Des deux choses qui s'y trouvaient annoncées, la première, qui était mauvaise, s'était accomplie dans la ville de Troyes, quand madame Ysabeau avait donné le royaume des Lis et madame Catherine de France au roi d'Angleterre. Il ne restait donc plus qu'à souhaiter que la seconde chose, qui était bonne, s'accomplît aussi. Tel était le désir de Durand Lassois, si toutefois il se sentait porté d'amour pour le dauphin Charles, ce que l'histoire ne dit pas.

Jeanne en ce séjour chez sa cousine ne voyait pas seulement ses parents les Vouthon et leurs enfants. Elle fréquentait aussi chez un jeune gentilhomme nommé Geoffroy de Foug, qui habitait sur la paroisse de Maxey-sur-Vayse dont le hameau de Burey faisait partie. Elle lui confia qu'elle voulait aller en France. Le seigneur Geoffroy ne connaissait pas beaucoup les parents de Jeanne; il ne savait pas leurs noms. Mais la jeune fille lui parut bonne, simple, pieuse, et il l'encouragea dans sa merveilleuse entreprise304. Une huitaine de jours après son arrivée à Burey, elle en vint à ses fins: Durand Lassois consentit à la mener à Vaucouleurs305.

Avant de partir, elle fit une requête à sa tante Aveline, qui était grosse; elle lui dit:

– Si l'enfant que vous attendez est une fille, nommez-la Catherine en mémoire de ma sœur défunte.

Catherine, qui avait épousé Colin de Greux, venait de mourir306.

CHAPITRE III

PREMIER SÉJOUR À VAUCOULEURS. – FUITE À NEUFCHÂTEAU. – VOYAGE À TOUL. – SECOND SÉJOUR À VAUCOULEURS

Robert de Baudricourt, alors capitaine de la ville de Vaucouleurs pour le dauphin Charles, était fils de Liébault de Baudricourt, en son vivant chambellan de Robert duc de Bar, gouverneur de Pont-à-Mousson, et de Marguerite d'Aunoy, dame de Blaise en Bassigny. Quatorze ou quinze ans auparavant, il avait succédé à ses deux oncles, Guillaume Bâtard de Poitiers et Jean d'Aunoy, comme bailli de Chaumont et capitaine de Vaucouleurs. Il s'était marié une première fois à une riche veuve; devenu veuf il avait épousé, en 1425, une veuve aussi riche que la première, madame Alarde de Chambley. Et c'est un fait que les bergers d'Urusse et de Gibeaumex volèrent la charrette qui portait les gâteaux commandés pour le festin de noces. Sire Robert ressemblait à tous les hommes de guerre de son temps et de son pays: il était avide et madré; il avait beaucoup d'amis parmi ses ennemis et beaucoup d'ennemis parmi ses amis, se battait parfois pour son parti, parfois contre et toujours à son profit. Au reste, pas plus malfaisant qu'un autre, et des moins sots307.

Vêtue d'une pauvre robe rouge toute rapiécée308, mais le cœur illuminé d'un mystique amour, Jeanne gravit la colline qui domine la ville et la vallée, pénétra dans le château sans difficulté, car on y entrait comme au moulin, et fut introduite dans une salle où sire Robert se tenait parmi les gens d'armes. Elle entendit la Voix qui lui disait: «Le voilà309!» et aussitôt elle alla droit à lui, et lui parla sans crainte, commençant par ce qu'elle croyait, sans doute, le plus pressé:

– Je suis venue à vous, lui dit-elle, de la part de Messire, pour que vous mandiez au dauphin de se bien tenir et de ne pas assigner bataille à ses ennemis310.

Assurément elle parlait de la sorte sur un nouveau mandement de ses Voix. Et, chose digne de remarque, elle répétait mot pour mot ce qu'avait dit soixante-quinze ans en çà, non loin de Vaucouleurs, un paysan champenois qui était vavasseur, c'est-à-dire homme franc. L'aventure de ce paysan avait commencé comme celle de Jeanne, pour finir, il est vrai, beaucoup plus court. La fille de Jacques d'Arc n'était pas la première à dire qu'elle avait des révélations sur le fait de la guerre. Les personnes inspirées se montrent surtout dans les époques de grandes misères. C'est ainsi qu'au temps de la peste et du Prince Noir, le vavasseur de Champagne avait, lui aussi, entendu une voix dans une lumière.

Tandis qu'il travaillait aux champs, la voix lui avait dit: «Va avertir le roi de France Jean de ne combattre contre nul de ses ennemis.» C'était quelques jours avant la bataille de Poitiers311.

Alors le conseil était bon; au mois de mai de l'an 1428, il semblait moins utile et même il ne répondait pas très bien à la réalité des choses. Depuis la malheureuse journée de Verneuil, les Français ne se sentaient pas en état d'assigner bataille à leurs ennemis; ils n'y songeaient point. On prenait, on perdait des villes, on faisait des escarmouches et des rescousses; on n'assignait point de bataille aux ennemis. Il n'était nul besoin de contenir le dauphin Charles qui, de nature et de fortune, était pour lors très contenu312. Environ le temps où Jeanne tenait ce propos à sire Robert, les Anglais préparaient une expédition en France et hésitaient encore, ne sachant s'ils marcheraient sur Angers ou sur Orléans313.

Jeanne parlait sur l'avis de son archange et de ses saintes qui, touchant le fait de la guerre et l'état du royaume, n'en savaient ni plus ni moins qu'elle. Mais il n'est pas surprenant que ceux qui se croient envoyés de Dieu demandent qu'on les attende. Et puis il y avait tout le gros bon sens du peuple dans cette crainte de la jeune fille, que la chevalerie française ne livrât encore une bataille à sa façon. On savait trop bien comment ces gens-là s'y prenaient.

Sans se troubler, Jeanne poursuivit et fit une prophétie concernant le dauphin:

– Avant la mi-carême, Messire lui donnera secours.

Et elle ajouta aussitôt:

– De fait le royaume n'appartient pas au dauphin. Mais Messire veut que le dauphin soit fait roi et qu'il ait le royaume en commande. Malgré ses ennemis, le dauphin sera fait roi; et c'est moi qui le conduirai à son sacre.

Sans doute que le nom de Messire, dans le sens où elle l'employait, avait quelque chose d'étrange et d'obscur, puisque sire Robert, ne le comprenant pas, demanda:

– Qui est Messire?

– Le Roi du ciel, répondit la jeune fille.

Elle venait d'employer un autre terme sur lequel sire Robert ne fit pas de réflexion, qu'on sache, et qui pourtant donne à penser314.

Ce mot de commande, usité en matières bénéficiales, signifiait dépôt315. Quand le roi recevrait le royaume en commande il n'en serait que le dépositaire. Ce que la jeune fille disait là correspondait aux idées des hommes les plus pieux sur le gouvernement des royaumes par Notre-Seigneur. Elle n'avait pu trouver elle-même ni le mot ni la chose; elle était visiblement endoctrinée par quelqu'un de ces hommes d'Église dont nous avons déjà senti l'influence à l'occasion d'une prophétie lorraine et dont toute trace est à jamais perdue.

Jeanne était en conversations spirituelles avec plusieurs prêtres; entre autres avec Messire Arnolin, de Gondrecourt-le-Château, et Messire Dominique Jacob, curé de Moutier-sur-Saulx, qui l'entendaient en confession316. Il est dommage qu'on ne sache pas ce qu'ils pensaient de l'insatiable cruauté de la gent anglaise, de l'orgueil de Monseigneur le duc de Bourgogne, des malheurs du dauphin, et s'ils n'espéraient pas que Notre-Seigneur Jésus-Christ daignerait un jour, à la prière du commun peuple, donner le royaume en commande à Charles, fils de Charles. C'est peut-être de quelqu'un de ceux-là que Jeanne tenait sa politique sacrée317.

Au moment où elle parlait à sire Robert, se trouvait auprès du capitaine, et non pas, sans doute, par pur hasard, un gentilhomme lorrain nommé Bertrand de Poulengy, qui avait une terre près de Gondrecourt et remplissait un office dans la prévôté de Vaucouleurs318. Il était alors âgé d'environ trente-six ans. C'était un homme qui fréquentait les clercs; du moins entendait-il fort bien le langage des personnes de dévotion319. Peut-être voyait-il Jeanne pour la première fois, mais assurément il avait beaucoup entendu parler d'elle, la savait pieuse et de sage conduite; il avait fréquenté à Domremy une douzaine d'années avant cette époque, connaissait les aîtres, s'était assis sous l'arbre des Dames, était allé plusieurs fois chez Jacques d'Arc et la Romée, qu'il tenait pour d'honnêtes cultivateurs320.

Il se peut que Bertrand de Poulengy fut touché du maintien et du langage de la jeune fille; il est plus croyable encore que ce gentilhomme était en relation avec les personnes d'Église, inconnues de nous, qui instruisaient la paysanne visionnaire afin de la rendre plus capable de servir le royaume de France et l'Église. De toute manière elle avait en Bertrand un ami qui devait lui apporter plus tard l'appui le plus utile.

Pour cette fois, si nous sommes bien informés, il ne tenta rien ni ne souffla mot. Peut-être jugeait-il qu'il fallait attendre que le capitaine de la ville fût mieux préparé à accueillir la demande de la sainte. Sire Robert ne comprenait rien à toute cette affaire et ce point seul lui paraissait clair, que Jeanne ferait une belle ribaude et que ce serait un friand morceau pour les gens d'armes321.

En renvoyant le vilain qui la lui avait amenée, il lui fit une recommandation tout à fait conforme à la sagesse du temps sur le castoiement des filles:

– Reconduis-la à son père avec de bons soufflets.

Et sire Robert estimait la méthode excellente, car il invita plusieurs fois l'oncle Lassois à ramener au logis Jeannette bien souffletée322.

Après huit jours d'absence, elle revint au village. Le mépris du capitaine et les outrages de la garnison ne l'avaient ni humiliée, ni découragée; elle les tenait au contraire comme des preuves de la vérité de sa mission, s'imaginant que ses Voix les lui avaient annoncées323. Comme ceux qui marchent en dormant, elle était douce à l'obstacle et d'une obstination paisible. À la maison, au courtil, aux prés, elle continuait ce sommeil merveilleux, plein des images du dauphin, de sa chevalerie, et des batailles sur lesquelles flottaient des anges.

Elle ne pouvait se taire; son secret lui échappait de toutes parts. Sans cesse elle prophétisait, mais on ne la croyait pas. La veille de la Saint-Jean-Baptiste, environ un mois après son retour, elle dit sentencieusement à Michel Lebuin, laboureur à Burey, qui était un tout jeune garçon:

– Il y a entre Coussey et Vaucouleurs une fille qui, avant un an d'ici, fera sacrer le roi de France324.

Un jour même, avisant Gérardin d'Épinal, qui seul à Domremy n'était pas du parti du dauphin, et à qui, de son aveu, elle eût volontiers coupé la tête, encore qu'elle fût la marraine de son fils, elle ne put se tenir de lui faire à mots couverts l'annonce du mystère qu'il y avait entre elle et Dieu:

– Compère, si vous n'étiez Bourguignon, je vous dirais quelque chose325.

Le bonhomme crut qu'il s'agissait de fiançailles prochaines, et que la fille de Jacques d'Arc épouserait bientôt quelqu'un des garçons avec qui elle avait mangé des petits pains sous l'arbre des Fées et bu l'eau de la fontaine des Groseilliers.

Hélas! Jacques d'Arc eût bien voulu que le secret de sa fille fût de cette sorte. Cet homme de sens droit, très ferme et soucieux de la bonne conduite de ses enfants, s'inquiétait des allures que prenait Jeanne. Il ne savait pas qu'elle entendait des Voix; il ne se doutait pas que c'était, dans son jardin, toute la journée une descente du Paradis, que du Ciel à sa maison allaient et venaient sans cesse plus d'anges que n'en avait porté l'échelle de Jacob et qu'enfin, pour Jeannette seule, sans qu'on n'en vît rien, un mystère se jouait, plus riche et plus beau mille fois que ceux qu'on représentait sur un échafaud, aux jours de fête, dans des villes comme Toul ou Nancy. Il était à cent lieues de soupçonner ces incroyables merveilles. Mais il voyait bien que sa fille était hors de sens, qu'elle avait l'esprit égaré, qu'elle disait des folies. Il s'apercevait bien qu'elle n'avait en tête que chevauchées et batailles; il ne pouvait ignorer tout à fait l'équipée de Vaucouleurs. Il craignait vivement qu'un jour cette malheureuse enfant ne partît pour tout de bon et n'allât courir le monde. Cette pénible inquiétude le poursuivait jusque dans son sommeil. Il rêva, une nuit, qu'il la voyait s'enfuyant avec des hommes d'armes; et l'impression de ce rêve fut si forte qu'elle lui resta encore à son réveil. Durant plusieurs jours il dit et répéta à ses fils Jean et Pierre:

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