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Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 1 de 2
Une troisième marraine de Jeanne, la femme d'Aubery, le maire, avait vu de ses yeux les fées autour de l'arbre. Elle l'avait dit à sa filleule. Et la femme d'Aubery était réputée bonne et prude femme, non devineresse ni sorcière186.
Jeanne soupçonnait en tout cela quelque sortilège. Pour elle, elle n'avait jamais rencontré les dames sous l'arbre. Mais qu'elle eût vu des fées ailleurs, c'est ce qu'elle n'aurait pas su dire187. Les fées ne sont pas comme les anges; elles ne se font pas toujours connaître pour ce qu'elles sont188.
Chaque année, le quatrième dimanche de Carême, que l'Église nomme le dimanche de Lætare, parce qu'on chante à la messe de ce jour l'introït qui commence par ces mots: Lætare Jerusalem, les paysans du Barrois célébraient une fête rustique et faisaient ce qu'ils appelaient leurs Fontaines, c'est-à-dire qu'ils allaient en troupe boire à quelque source et danser sur l'herbe. Ceux de Greux faisaient leurs Fontaines à la chapelle de Notre-Dame de Bermont; ceux de Domremy les faisaient à la Fontaine-des-Groseilliers et à l'Arbre-des-Fées189. On se rappelait le temps où le seigneur et la dame de Bourlémont y conduisaient eux-mêmes la jeunesse du village. Mais Jeanne était encore dans les langes, quand Pierre de Bourlémont, seigneur de Domremy et de Greux, mourut sans enfants, laissant ses terres à sa nièce Jeanne de Joinville qui, mariée à un chambellan du duc de Lorraine, vivait à Nancy190.
Le jour des Fontaines, les filles et les garçons de Domremy se rendaient ensemble au vieux hêtre. Après y avoir suspendu des guirlandes de fleurs, ils soupaient, sur une nappe étendue à terre, de noix, d'œufs durs et de petits pains d'une forme étrange, que les ménagères avaient pétris tout exprès. Puis ils allaient boire à la Fontaine-des-Groseilliers, dansaient des rondes et s'en retournaient chacun chez soi à la tombée de la nuit.
Jeanne faisait ses Fontaines comme toutes les jouvencelles de la contrée. Bien qu'elle fût de la partie de Domremy rattachée à Greux, elle les faisait non pas à Notre-Dame de Bermont, mais à la Fontaine-des-Groseilliers et à l'Arbre-des-Fées191.
En son premier âge, elle dansait avec ses compagnes au pied de l'arbre. Elle y tressait des guirlandes pour l'image de Notre-Dame de Domremy, dont la chapelle s'élevait sur un coteau voisin. Les jeunes filles avaient coutume de suspendre des guirlandes aux branches de l'Arbre-des-Fées. Jeanne en suspendait, comme les autres, et, comme les autres, tantôt elle les emportait, tantôt elle les laissait. On ne savait ce qu'elles devenaient, et il paraît que la disparition de ces fleurs était de nature à inquiéter les personnes scientifiques et d'entendement. Ce qui est certain c'est que les malades, s'ils buvaient à la fontaine et se promenaient ensuite sous l'arbre, guérissaient de la fièvre192.
Pour fêter le printemps on faisait un homme de mai, un mannequin de feuilles et de fleurs193.
Près de l'Arbre-des-Dames, sous un coudrier, une mandragore promettait les richesses à qui, n'ayant peur ni de l'entendre crier, ni de voir le sang dégoutter de son petit corps humain et de ses pieds fourchus, oserait, durant la nuit, selon les rites, l'arracher de terre194.
L'arbre, la fontaine, la mandragore, rendaient les habitants de Domremy suspects de commercer avec les mauvais esprits. Un savant docteur a dit en propres termes que le pays était connu pour le grand nombre de ses habitants qui usaient de maléfices195.
Jeanne, encore en sa prime jeunesse, fit plusieurs fois le voyage de Sermaize en Champagne, où elle avait des parents. Le curé de la paroisse, messire Henri de Vouthon, était son oncle maternel. Elle y avait un cousin, Perrinet de Vouthon, qui y exerçait l'état de couvreur avec son fils Henri196.
Domremy est séparé de Sermaize par quinze grandes lieues de forêts et de landes. Jeanne, à ce qu'on peut croire, faisait le voyage en croupe avec son frère sur la petite jument, la bâtière du gagnage197. À chaque fois que l'enfant s'y rendait, elle passait plusieurs jours dans la maison de Perrinet, son cousin198.
Le village de Domremy se divisait, selon le droit féodal, en deux parties distinctes. Celle du midi, avec le château sur la Meuse et une trentaine de feux, appartenait aux seigneurs de Bourlémont et dépendait de la châtellenie de Gondrecourt, mouvant de la couronne de France. C'était Lorraine et Barrois. La partie du nord, sur laquelle s'élevait le moustier, relevait de la prévoté de Montéclaire et Andelot au bailliage de Chaumont en Champagne199. On l'appelait quelquefois Domremy de Greux, parce qu'elle ne faisait qu'un, pour ainsi dire, avec le village de Greux tout proche sur la route, vers Vaucouleurs200. Un ruisseau jailli à peu de distance, au couchant, d'une triple source et qu'on nommait, dit-on, pour cela le ruisseau des Trois-Fontaines, séparait les serfs de Bourlémont des hommes du roi. Il passait humblement sous une pierre plate devant l'église, puis se jetait par une pente rapide dans la Meuse, vis-à-vis de la maison de Jacques d'Arc, qu'il avait laissée à gauche, en terre de Champagne et de France201. Voilà ce qui paraîtrait le plus solidement établi; mais craignons de savoir ces choses mieux qu'on ne les savait à l'époque. En 1429, on ignorait dans le conseil du roi Charles, si Jacques d'Arc était de condition libre ou serve202. Et sans doute, Jacques d'Arc lui-même n'en savait rien. Lorrains ou Champenois, des deux côtés du ruisseau c'était pareillement des paysans menant une même vie de labeur et de peine. Pour ne point dépendre du même maître, les uns et les autres n'en formaient pas moins une communauté étroitement unie, une seule famille rustique. Intérêts, besoins et sentiments, ils partageaient tout. Menacés des mêmes dangers, ils avaient tous les mêmes inquiétudes.
Situé à la pointe sud de la châtellenie de Vaucouleurs, le village de Domremy se trouvait pris entre le Barrois et la Champagne au levant, la Lorraine au couchant203. Terribles voisins que ces ducs de Lorraine et de Bar, ce comte de Vaudemont, ce damoiseau de Commercy, ces seigneurs évêques de Metz, de Toul et de Verdun, toujours en guerre entre eux. Querelles de princes. Le villageois les observait comme la grenouille de la vieille fable regarde les taureaux combattre dans la prairie. Pâle, tremblant, le pauvre Jacques se voyait déjà piétiné par les féroces combattants. En un temps où la chrétienté tout entière était au pillage, les hommes d'armes des Marches de Lorraine avaient renommée des plus grands pillards du monde. Malheureusement pour les laboureurs de la châtellenie de Vaucouleurs, tout contre ce domaine, au nord, vivait de rapines Robert de Saarbruck, damoiseau de Commercy, particulièrement prompt à dérober selon la coutume lorraine. Il était de l'avis de ce roi d'Angleterre qui disait que guerre sans incendie ne valait rien, non plus qu'andouilles sans moutarde204. Un jour, assiégeant une petite place où les paysans s'étaient enfermés, le damoiseau fit brûler pendant toute une nuit les moissons d'alentour, pour y voir plus clair à prendre ses positions205.
En 1419, ce seigneur faisait la guerre aux frères Didier et Durand de Saint-Dié. Il n'importe pour quelle raison. De cette guerre, ainsi que des autres, les villageois faisaient les frais. Et comme les gens d'armes se battaient sur toute la châtellenie de Vaucouleurs, les habitants de Domremy avisèrent à leur sûreté. Voici de quelle manière. Il y avait à Domremy un château qui s'élevait dans la prairie à la pointe d'une île formée par deux bras de la rivière, dont l'un, le bras oriental, est depuis longtemps comblé206. De ce château dépendaient une chapelle de Notre-Dame, une cour munie d'ouvrages de défense et un grand jardin entouré de fossés larges et profonds. C'est ce qu'on nommait communément la forteresse de l'Île, ancienne habitation des sires de Bourlémont. Le dernier de ces seigneurs étant mort sans enfants, Jeanne de Joinville, sa nièce, hérita de ses biens. Mais ayant épousé, peu de temps après la naissance de Jeanne, un seigneur lorrain nommé Henri d'Ogiviller, elle le suivit dans le château d'Ogiviller et à la cour ducale de Nancy. Depuis son départ, la forteresse de l'Île restait inhabitée. Ceux du village la prirent à loyer, pour y mettre à l'abri des pillards leurs outils et leurs bêtes. La location fut adjugée sur enchères. Un nommé Jean Biget, de Domremy, et Jacques d'Arc, le père de Jeanne, s'étant trouvés les plus forts enchérisseurs et ayant fourni les garanties suffisantes, un bail fut passé entre eux et les représentants de la dame d'Ogiviller. Pour neuf années, à compter de la Saint-Jean-Baptiste de l'an 1419, et moyennant un loyer annuel de quatorze livres tournois et de trois imaux de blé207, Jacques d'Arc et Jean Biget eurent la jouissance de la forteresse, du jardin, de la cour, ainsi que des prés qui dépendaient de ce domaine. Outre les deux locataires principaux, il y eut cinq locataires subsidiaires, dont le premier en nom fut Jacquemin, l'aîné des fils de Jacques d'Arc208.
La précaution n'était pas inutile. En cette même année 1419, Robert de Saarbruck et sa compagnie se rencontrèrent avec les hommes des frères Didier et Durand, au village de Maxey, qui étendait en face de Greux, sur l'autre côté de la Meuse, au pied des collines boisées, ses toits de chaume. Les deux partis se livrèrent en ce lieu un combat dans lequel le damoiseau victorieux fit trente-cinq prisonniers, qu'ensuite il rançonna très âprement, selon l'usage. Dans le nombre se trouvait ce Thiesselin de Vittel, écuyer, dont la femme avait tenu sur les fonts du baptême la seconde fille de Jacques d'Arc. Jeanne, qui avait alors sept ans, et peut-être un peu plus, put voir, d'une des collines de son village, le combat où fut pris le mari de sa marraine209.
Cependant les affaires du royaume de France allaient au plus mal. On le savait à Domremy, car le village était sur la route et les passants apportaient les nouvelles210. C'est ainsi qu'on y avait appris le meurtre du duc Jean de Bourgogne à qui les conseillers du dauphin firent payer sur le pont de Montereau le sang versé rue Barbette et qui en furent les mauvais marchands, cette mort ayant mis très bas leur jeune prince. La guerre s'en était suivie entre Armagnacs et Bourguignons. Et cette guerre n'avait que trop profité aux Anglais, obstinés ennemis du royaume, qui depuis deux cents ans possédaient la Guyenne et y faisaient un grand négoce211. Mais la Guyenne était loin et peut-être ne savait-on pas à Domremy qu'elle avait été jadis dans les appartenances des rois de France. Ce qu'on y savait très bien, au contraire, c'est que durant les derniers troubles du royaume les Anglais avaient repassé la mer et que monseigneur Philippe, fils du feu duc Jean, leur avait tendu la main. Ils occupaient la Normandie, le Maine, la Picardie, l'Île-de-France, Paris la grande ville212. Or les Anglais étaient très haïs et très craints, en France, pour leur grande réputation de cruauté. Non qu'ils fussent en réalité beaucoup plus méchants que les autres peuples213. En Normandie, leur roi Henri avait fait respecter les femmes et les biens dans tous les lieux de son obéissance. Mais la guerre est cruelle en soi et qui la porte chez un peuple devient justement odieux à ce peuple. On les disait perfides et non toujours à tort, car la bonne foi est rare parmi les hommes. On les tournait en dérision de diverses manières. En jouant sur leur nom en latin et en français on les nommait anges. Or, s'ils étaient des anges, c'étaient assurément de mauvais anges. Ils reniaient Dieu et avaient sans cesse à la gorge leur Goddam214, tant qu'on les appelait les Godons. C'étaient des diables. On disait qu'ils étaient coués, c'est-à-dire qu'ils avaient une queue au derrière215. On eut deuil dans beaucoup de maisons françaises, quand la reine Ysabeau, faisant des nobles fleurs de Lis litière au léopard, livra le royaume de France aux coués216. Depuis lors, le roi Henri V de Lancastre et le roi Charles VI de Valois, le roi victorieux et le roi fol s'étaient suivis, à quelques jours de distance, devant Dieu qui juge le bon et le mauvais, le juste et l'injurieux, le faible et le puissant. La châtellenie de Vaucouleurs était française217. Il s'y trouvait des clercs et des nobles pour plaindre cet autre Joas arraché tout enfant à ses ennemis, orphelin dépouillé de son héritage, en qui tout l'espoir du royaume était renfermé. Mais croira-t-on que les pauvres laboureurs avaient loisir de considérer ces choses? Croira-t-on que vraiment les paysans de Domremy tenaient pour le dauphin Charles, leur droiturier seigneur, tandis que les Lorrains de Maxey, suivant le parti de leur duc, tenaient pour les Bourguignons?
Maxey, sur la rive droite de la Meuse, n'était séparé de Domremy que par la rivière. Les enfants de Domremy et de Greux y allaient à l'école; des querelles s'élevaient entre eux; les petits Bourguignons de Maxey et les petits Armagnacs de Domremy se livraient des batailles. Plus d'une fois, le soir, à la tête du pont, Jeanne vit revenir tout en sang les gars de son village218. Qu'une fillette ardente comme elle ait épousé gravement ces querelles et en ait conçu une haine profonde des Bourguignons, cela se conçoit. On aurait tort pourtant de chercher dans ces jeux de vilains en bas âge un indice de l'état des esprits. Les jeunes garnements de ces deux paroisses en avaient pour des siècles à s'insulter et à se battre219. Partout et toujours, quand les enfants vont en troupe et que ceux d'un village rencontrent ceux du village voisin, les injures et les pierres volent. Les paysans de Domremy, de Greux et de Maxey, se souciaient peu, sans doute, des affaires des ducs et des rois. Ils avaient appris à craindre les capitaines de leur alliance à l'égal des capitaines de l'alliance contraire, et à ne point faire de différence entre les gens de guerre amis et les gens de guerre ennemis.
En l'an 1420, les Anglais occupèrent le bailliage de Chaumont et mirent des garnisons dans plusieurs forteresses du Bassigny. Messire Robert, seigneur de Baudricourt et de Blaise, fils de feu messire Liébault de Baudricourt, était alors capitaine de Vaucouleurs et bailli de Chaumont pour le dauphin Charles. Il pouvait être estimé grand pillard, même en Lorraine. Au printemps de cette année 1420, le duc de Bourgogne ayant envoyé des ambassadeurs au seigneur évêque de Verdun, sire Robert, d'accord avec le damoiseau de Commercy, les fit prisonniers à leur retour. Pour venger cette offense, le duc de Bourgogne déclara la guerre au capitaine de Vaucouleurs et la châtellenie fut ravagée par des bandes d'Anglais et de Bourguignons220.
En 1423, le duc de Lorraine était aux prises avec un terrible homme, cet Étienne de Vignolles, routier gascon, déjà fameux sous le rude sobriquet de La Hire221, qu'il devait laisser après sa mort au valet de cœur des jeux de cartes graissés par les doigts des soudards. La Hire tenait le parti du dauphin Charles, mais, de fait, ne guerroyait que pour son propre gain. À cette heure, il battait le Barrois au couchant et au midi, brûlant les églises et détruisant les villages.
Comme il occupait Sermaize, dont l'église était fortifiée, Jean comte de Salm, gouverneur du duché de Bar pour le duc de Lorraine, l'y vint assiéger avec deux cents chevaux. Un coup de bombarde, tiré par les canonniers lorrains, tua Collot Turlaut, marié depuis deux ans à Mengette, fille de Jean de Vouthon et cousine germaine de Jeanne222.
Jacques d'Arc était alors doyen de la communauté. Le doyen avait beaucoup à faire, surtout dans les temps troublés. Il convoquait le maire et les échevins à leurs réunions, faisait les cris des ordonnances, commandait le guet de jour et de nuit, gardait les prisonniers. Il était aussi chargé de la collecte des tailles, rentes et redevances, office des plus pénibles à remplir dans un pays ruiné223.
Robert de Saarbruck, damoiseau de Commercy, qui, pour le moment, était armagnac, pillait et rançonnait, sous couleur de protection et de sauvegarde, les villages barrisiens de la rive gauche de la Meuse224. Le 7 octobre 1423, Jacques d'Arc signa, comme doyen, au-dessous du maire et de l'échevin, l'acte par lequel le damoiseau extorquait à ces pauvres gens le paiement annuel de deux gros par feu entier et d'un gros par feu de veuve, imposition qui ne montait pas à moins de deux cent vingt écus d'or, que le doyen était chargé de colliger pour la Saint-Martin d'hiver225.
L'année suivante fut très mauvaise au dauphin Charles, car les chevaliers français et écossais de son parti furent aussi maltraités que possible à Verneuil. Cette année-là, le damoiseau de Commercy se tourna bourguignon et n'en valut ni plus ni moins pour cela226. Le capitaine La Hire se battait encore dans le Barrois, mais cette fois c'était contre le jeune fils de madame Yolande, le beau-frère du dauphin Charles, René d'Anjou, nouvellement sorti de tutelle et désormais investi du duché de Bar. Le capitaine La Hire réclamait, à la pointe de la lance, certaines sommes d'argent que le cardinal duc de Bar lui devait227.
En même temps Robert, sire de Baudricourt, était aux prises avec Jean de Vergy, seigneur de Saint-Dizier, sénéchal de Bourgogne228. Ce fut une belle guerre. Des deux parts on prenait pain, vin, argent, vaisselle, habits, gros et menu bétail, et l'on brûlait ce que l'on ne pouvait emporter. On mettait à rançon hommes, femmes, enfants. Dans la plupart des villages du Bassigny, le labour fut abandonné, presque tous les moulins furent détruits229.
Dix, vingt, trente bandes de Bourguignons parcouraient la châtellenie de Vaucouleurs et y mettaient tout à feu et à sang. Les paysans cachaient leurs chevaux pendant le jour et se relevaient la nuit pour les mener paître230. À Domremy on vivait dans une alarme perpétuelle. Un veilleur à toute heure se tenait sur la tour carrée du moustier. Chaque habitant, et, si l'on s'en rapporte à la coutume, le curé lui-même, y faisant le guet à son tour, épiait, dans la poussière, au soleil, sur le ruban pâle des routes, la lueur des lances, scrutait du regard la profondeur effrayante des bois, et la nuit, voyait avec terreur s'allumer à l'horizon les villages. À l'approche des gens d'armes il lançait à toute volée ces cloches qui, tour à tour, célébraient les naissances, pleuraient les morts, appelaient le peuple à la prière, conjuraient la foudre et annonçaient les périls. Les villageois réveillés sautaient demi-nus aux étables et poussaient pêle-mêle les troupeaux vers le château qu'entouraient les deux bras de la Meuse231.
En l'été de 1425, certain chef de bandes, qui faisait meurtres et larcins sans nombre dans tout le pays, Henri d'Orly, dit de Savoie, tomba un jour avec ses larrons sur les villages de Greux et de Domremy. Cette fois le château de l'Île ne fut d'aucun secours aux habitants. Le seigneur Henri de Savoie prit tout le bétail des deux villages et le fit conduire à quinze ou vingt lieues de là, dans son château de Doulevant. Il avait aussi dérobé beaucoup de meubles et de biens, en sorte que, ne pouvant tout loger en un seul endroit, il en fit porter une partie à Dommartin-le-Franc, village assez proche où il y avait un château précédé d'une si grande cour, que ce lieu en prit le nom de Dommartin-la-Cour. Les paysans, cruellement dépouillés, étaient en voie de mourir de faim. Heureusement pour eux, à la nouvelle de cette volerie, la dame d'Ogiviller envoya au comte de Vaudemont, en son château de Joinville, un message pour se plaindre à lui, comme à son bon parent, d'un tort fait à elle-même, puisqu'elle était dame de Greux et de Domremy. Le comte de Vaudemont avait dans sa mouvance immédiate le château de Doulevant. Dès qu'il eut reçu le message de sa parente, il envoya un homme d'armes, avec sept ou huit combattants, reprendre le bétail. Cet homme d'armes, nommé Barthélemy de Clefmont, âgé de vingt ans à peine, était habile au fait de guerre. Il trouva dans le château de Dommartin-le-Franc les animaux volés, les prit et les conduisit à Joinville. En route il fut poursuivi et attaqué par les gens du seigneur d'Orly, et mis en grand péril de mort. Mais il se défendit si bien qu'il arriva sauf à Joinville, ramenant le bétail, que le comte de Vaudemont fit reconduire dans les prairies de Greux et de Domremy232.
Bonheur inespéré! Le laboureur embrassa ses bœufs en pleurant. Mais n'était-il pas exposé à les perdre sans retour le lendemain?
Jeanne avait alors treize ou quatorze ans. La guerre partout autour d'elle, même dans les jeux des enfants; le mari d'une de ses marraines pris et rançonné par les gens d'armes; le mari de sa cousine germaine Mengette tué d'un coup de bombarde233, le pays natal foulé par les routiers, incendié, pillé, dévasté, tout le bétail emporté; des nuits d'épouvante, des rêves affreux, voilà ce qu'elle connut dans son enfance.
CHAPITRE II
LES VOIX
Or, âgée d'environ treize ans, un jour d'été, à l'heure de midi, dans le jardin de son père, elle entendit une voix qui lui fit grand'peur. Cette voix parlait à la droite de l'enfant, vers l'église, et était accompagnée d'une lumière qui se montrait du même côté; elle lui disait:
– Je viens de Dieu pour t'aider à te bien conduire234. Jeannette, sois bonne et Dieu t'aidera.
Jeanne était à jeun, mais non pas épuisée d'inanition; elle avait mangé la veille235.
Un autre jour, la voix se fit encore entendre et répéta:
– Jeannette, sois bonne!
L'enfant ignorait encore de qui venait la voix. Mais la troisième fois, en l'écoutant, elle sut que c'était la voix d'un ange et même elle reconnut que cet ange était saint Michel. Elle ne pouvait s'y tromper, le connaissant bien: c'était le patron du duché de Bar236. Elle le voyait parfois contre quelque pilier d'église ou de chapelle, sous l'aspect d'un beau chevalier, portant le heaume couronné, la cotte d'armes et l'écu, et transperçant le démon de sa lance237. On le représentait aussi tenant les balances dans lesquelles il pesait les âmes, car il était prévôt du ciel et gardien du paradis238, à la fois le chef des milices célestes et l'ange du Jugement239. Il se plaisait sur les hauts lieux240. C'est pourquoi on lui avait consacré une chapelle en Lorraine sur le mont Sombar, au nord de la ville de Toul. Apparu très anciennement à l'évêque d'Avranches, il lui avait ordonné de construire une église, sur le mont Tombe, à l'endroit où l'on trouverait un taureau que des voleurs y avaient caché, et d'asseoir l'édifice sur toute l'aire foulée par les pieds du taureau. Ce fut en observation de ce commandement que s'éleva l'abbaye du Mont-Saint-Michel-au-Péril-de-la-Mer241.
Vers le temps où l'enfant avait ces apparitions, les défenseurs du Mont-Saint-Michel déconfirent les Anglais qui attaquaient la forteresse par terre et par mer. Les Français attribuèrent cette victoire à la toute-puissante intercession de l'archange242. Et pourquoi n'eût-il pas favorisé les Français qui lui vouaient une dévotion spéciale? Depuis que monseigneur saint Denys avait laissé prendre son abbaye par les Anglais, monseigneur saint Michel, qui gardait si bien la sienne, était en passe de devenir le véritable patron du royaume243. Le dauphin Charles, en l'an 1419, avait fait peindre des panonceaux à la ressemblance de saint Michel tout armé, tenant une épée nue et faisant manière de tuer un serpent244. Mais des miracles de monseigneur saint Michel en Normandie la fille de Domremy ne savait pas grand'chose.
Elle reconnut l'ange à ses armes, à sa courtoisie et aux belles maximes qui sortaient de sa bouche245.
Il lui dit un jour:
– Sainte Catherine et sainte Marguerite viendront à toi. Agis par leurs conseils, car elles sont ordonnées pour te conduire et te conseiller en ce que tu auras à faire, et tu les croiras en ce qu'elles te diront. Et ces choses s'accomplissent par le commandement de Notre-Seigneur246.
Cette promesse lui causa une grande joie, car elle les aimait bien l'une et l'autre. Madame sainte Marguerite était grandement honorée dans le royaume de France et elle y faisait beaucoup de grâces. Elle assistait les femmes en couches247 et protégeait les paysans au labour. Elle était la patronne des liniers, des recommanderesses, des mégissiers et des blanchisseurs de laine. On lui était dévot en Champagne et en Lorraine autant qu'en aucun pays chrétien. Des religieux y promenaient à dos de mulet, par les villes et les villages, une châsse contenant ses précieuses reliques. Ils les faisaient toucher et recevaient pour cela d'abondantes aumônes248. Jeanne avait vu maintes fois à l'église madame sainte Marguerite peinte au naturel, un goupillon à la main, le pied sur la tête du dragon249. Elle en savait l'histoire telle qu'on la contait alors et à peu près de la manière que voici.
La bienheureuse Marguerite naquit à Antioche. Son père, Théodose, était prêtre des gentils. Elle fut mise en nourrice et baptisée secrètement. Un jour de sa quinzième année, comme elle gardait les brebis de sa nourrice, le gouverneur Olibrius la vit, et, frappé de sa beauté, conçut pour elle une grande passion. C'est pourquoi il dit à ses serviteurs: «Allez et amenez-moi cette fille, afin que je l'épouse si elle est de condition libre, ou que je la prenne pour servante si elle est esclave.»