bannerbanner
Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice
Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice

Полная версия

Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice

Настройки чтения
Размер шрифта
Высота строк
Поля
На страницу:
6 из 11

Mais Hélène ne voulut pas approuver cette addition; elle demeura silencieuse.

«Mlle Temple est-elle aussi sévère que Mlle Scatcherd?»

En entendant prononcer le nom de Mlle Temple, un doux sourire vint éclairer sa figure sérieuse.

«Mlle Temple, dit-elle, est remplie de bonté; il lui est douloureux d'être sévère, même pour les plus mauvaises élèves; elle voit mes fautes et m'en avertit doucement; si je fais quelque chose digne de louange, elle me récompense libéralement: et une preuve de ma nature défectueuse, c'est que ses reproches si doux, si raisonnables, n'ont pas le pouvoir de me corriger de mes fautes; ses louanges, qui ont tant de valeur pour moi, ne peuvent m'exciter au soin et à la persévérance.

– C'est étonnant, m'écriai-je; il est si facile d'être soigneuse!

– Pour vous, je n'en doute pas. Le matin, pendant la classe, j'ai remarqué que vous étiez attentive; votre pensée ne semblait jamais errer pendant que Mlle Miller expliquait la leçon et vous questionnait, tandis que la mienne s'égare continuellement. Alors que je devrais écouter Mlle Scatcherd et recueillir assidûment tout ce qu'elle dit, je n'entends souvent même plus le son de sa voix. Je tombe dans une sorte de rêve. Je pense quelquefois que je suis dans le Northumberland; je prends le bruit que j'entends autour de moi pour le murmure d'un petit ruisseau qui coulait près de notre maison. Quand vient mon tour, il faut que je sorte de mon rêve; mais comme, pour mieux entendre le ruisseau de ma vision, je n'ai point écouté ce qu'on disait, je n'ai pas de réponse prête.

– Et pourtant comme vous avez bien répondu ce matin!

– C'est un pur hasard; le sujet de la lecture m'intéressait. Au lieu de rêver à mon pays, je m'étonnais de ce qu'un homme qui aimait le bien pût agir aussi injustement, aussi follement que Charles Ier. Je pensais qu'il était triste, avec cette intégrité et cette conscience, de ne rien admettre en dehors de l'autorité. S'il eût seulement été capable de voir en avant, de comprendre où tendait l'esprit du siècle! Et pourtant je l'aime, je le respecte, ce pauvre roi assassiné; ses ennemis furent plus coupables que lui: ils versèrent un sang auquel ils n'avaient pas le droit de toucher. Comment osèrent-ils le frapper?»

Hélène parlait pour elle; elle avait oublié que je n'étais pas à même de la comprendre, que je ne savais rien, ou du moins presque rien à ce sujet; je la ramenai sur mon terrain.

«Et quand Mlle Temple vous donne des leçons, votre pensée continue-t-elle à errer?

– Non certainement; c'est rare du moins. Mlle Temple a presque toujours à me dire quelque chose de plus nouveau que mes propres réflexions; son langage me semble doux, et ce qu'elle m'apprend est justement ce que je désirais savoir.

– Alors avec Mlle Temple vous êtes bonne?

– Oui, c'est-à-dire que je suis bonne passivement; je ne fais point d'efforts; je vais où me guide mon penchant; il n'y a pas de mérite dans une telle bonté.

– Un grand, au contraire; vous êtes bonne pour ceux qui sont bons envers vous; c'est tout ce que j'ai jamais désiré. Si l'on obéissait à ceux qui sont cruels et injustes, les méchants auraient trop de facilité; rien ne les effrayerait plus, et ils ne changeraient pas; au contraire, ils deviendraient de plus en plus mauvais. Quand on nous frappe sans raison, nous devrions aussi frapper rudement, si rudement que la personne qui a été injuste ne fût jamais tentée de recommencer.

«-Quand vous serez plus âgée, j'espère que vous changerez d'idées; vous êtes encore une enfant, et vous ne savez pas.

– Mais je sens, Hélène, que je détesterai toujours ceux qui ne m'aimeront pas, quoi que je fasse pour leur plaire, et que je résisterai à ceux qui me puniront injustement; c'est tout aussi naturel que de chérir ceux qui me montreront de l'affection, et d'accepter un châtiment si je le reconnais mérité.

– Les païens et les tribus sauvages proclament cette doctrine; mais les chrétiens et les nations civilisées la désavouent.

– Comment? Je ne comprends pas.

– Ce n'est pas la violence qui dompte la haine, ni la vengeance qui guérit l'injure.

– Qu'est-ce donc alors?

– Lisez le Nouveau Testament; écoutez ce que dit le Christ, et voyez ce qu'il fait: que sa parole devienne votre règle, et sa conduite votre exemple.

– Et que dit-il?

– Il dit: «Aimez vos ennemis; bénissez ceux qui vous maudissent, et faites du bien à ceux qui vous haïssent et vous traitent avec mépris.»

– Alors il me faudrait aimer Mme Reed? je ne le puis pas. Il faudrait bénir son fils John? c'est impossible!»

À son tour, Hélène me demanda de m'expliquer: je commençai à ma manière le récit de mes souffrances et de mes ressentiments. Quand j'étais excitée, je devenais sauvage et amère; je parlais comme je sentais, sans réserve, sans pitié. Hélène m'écouta patiemment jusqu'à la fin; je m'attendais à quelque remarque, mais elle resta muette.

«Ho bien! m'écriai-je, Mme Reed n'est-elle pas une femme dure et sans coeur?

– Sans doute; elle a manqué de bonté envers vous, parce qu'elle n'aimait pas votre caractère, de même que Mlle Scatcherd n'aime pas le mien. Mais comme vous vous rappelez exactement toutes ses paroles, toutes ses actions! Quelle profonde impression son injustice sembla avoir faite sur votre coeur! Aucun mauvais traitement n'a laissé en moi une trace aussi profonde. Ne seriez- vous pas plus heureuse si vous essayiez d'oublier sa sévérité, ainsi que les émotions passionnées qu'elle a excitées en vous? La vie me semble trop courte pour la passer à nourrir la haine ou à inscrire les torts des autres; ne sommes-nous pas tous chargés de fautes en ce monde? Le temps viendra, bientôt, je l'espère, où nous nous dépouillerons de nos enveloppes corruptibles; alors l'avilissement et le péché nous quitteront en même temps que notre incommode prison de chair; alors il ne restera plus que l'étincelle de l'esprit, le principe impalpable de la vie pure, comme lorsqu'il sortit des mains du Créateur pour animer la créature. Il retournera d'où il vient. Peut-être se communiquera- t-il à quelque esprit plus grand que l'homme; peut-être traversera-t-il des degrés de gloire; peut-être enfin le pâle rayon de l'âme humaine se transformera-t-il en la brillante lumière de l'âme des séraphins. Mais ce qui est certain, c'est que ce principe ne peut pas dégénérer et ne peut être allié à l'esprit du mal; non, je ne puis le croire, ma foi est tout autre. Personne ne me l'a enseignée et j'en parle rarement, mais elle est ma joie et je m'y attache; je ne fais pas de l'espérance le privilège de quelques-uns; je l'étends sur tous; je considère l'éternité comme un repos, comme une demeure lumineuse, non pas comme un abîme et un lieu de terreur; avec cette foi, je ne puis confondre le criminel et son crime; je pardonne sincèrement au premier, et j'abhorre le second; le désir de la vengeance ne peut accabler mon coeur; le vice ne me dégoûte pas assez pour m'éloigner du coupable, et l'injustice ne me fait pas perdre tout courage; je vis calme, les yeux tournés vers la fin de mon existence.»

La tête d'Hélène s'affaissait de plus en plus, à mesure qu'elle parlait; je vis par son regard qu'elle ne désirait plus causer avec moi, mais plutôt s'entretenir avec ses propres pensées.

Cependant on ne lui laissa pas beaucoup de temps pour la méditation; une monitrice, arrivée presque au même moment où nous finissions notre entretien, s'écria avec un fort accent du Cumberland:

«Hélène Burns, si vous ne mettez pas vos tiroirs en ordre et si vous ne pliez pas votre ouvrage, je vais dire à Mlle Scatcherd de venir tout examiner.

Hélène soupira en se voyant contrainte de renoncer à sa rêverie, elle se leva pourtant, et, sans rien répondre, elle obéit immédiatement.

CHAPITRE VII

Les trois premiers mois passés à Lowood me semblèrent un siècle. Ce fut pour moi une lutte fatigante contre toutes sortes de difficultés. Il fallut s'accoutumer à un règlement nouveau, à des tâches dont je n'avais pas l'habitude. La crainte de manquer à quelqu'un de mes devoirs m'épuisait encore plus que les souffrances matérielles, bien que celles-ci ne fussent pas peu de chose. Pendant les mois de janvier, de février et de mars, les neiges épaisses et les dégels avaient rendu les routes impraticables: aussi ne nous obligeait-on pas à sortir, si ce n'est pour aller à l'église; cependant on nous forçait à passer chaque jour une heure en plein air. Nos vêtements étaient insuffisants pour nous protéger contre un froid aussi rude; au lieu de brodequins, nous n'avions que des souliers dans lesquels la neige entrait facilement; nos mains, n'étant pas protégées par des gants, se couvraient d'engelures, ainsi que nos pieds. Je me rappelle encore combien ceux-ci me faisaient souffrir chaque soir, lorsque la chaleur les gonflait, et chaque matin, lorsqu'il fallait me rechausser; en outre, l'insuffisance de nourriture était un vrai supplice. Douées de ces grands appétits des enfants en croissance, nous avions à peine de quoi nous soutenir. Il en résultait un abus dont les plus jeunes avaient seules à se plaindre. Chaque fois qu'elles en trouvaient l'occasion, les grandes, toujours affamées, menaçaient les petites pour obtenir une partie de leur portion; bien des fois j'ai partagé entre deux de ces quêteuses le précieux morceau de pain noir donné avec le café; et, après avoir versé à une troisième la moitié de ma tasse, j'avalais le reste en pleurant de faim tout bas.

En hiver, les dimanches étaient de tristes jours. Nous avions deux milles à faire pour arriver à l'église de Brocklebridge, où officiait notre chef. Nous partions ayant froid; en arrivant, nous avions plus froid encore; et avant la fin de l'office du matin nos membres étaient paralysés. Trop loin pour retourner dîner, nous recevions entre les deux services du pain et de la viande froide, et des parts aussi insuffisantes que dans nos repas ordinaires.

Après l'office du soir, nous nous en retournions par une route escarpée. Le vent du nord soufflait si rudement sur le sommet des montagnes qu'il nous gerçait la peau.

Je me rappellerai toujours Mlle Temple. Elle marchait légèrement et avec rapidité le long des rangs accablés, ramenant sur sa poitrine son manteau qu'écartait un vent glacial; et, par ses préceptes et son exemple, elle encourageait tout le monde à demeurer ferme et à marcher en avant comme de vieux soldats. Quant aux autres maîtresses, pauvres créatures, elles étaient trop abattues elles-mêmes pour tenter d'égayer les élèves!

Combien toutes nous désirions la lumière et la chaleur d'un feu pétillant, lorsque nous arrivions à Lowood! Mais cette douceur était refusée aux petites. Chacun des foyers était immédiatement occupé par un double rang de grandes élèves; et les plus jeunes, se pressant les unes contre les autres, cachaient sous leurs tabliers leurs bras transis.

Une petite jouissance nous était pourtant réservée: à cinq heures, on nous distribuait une double ration de pain et un peu de beurre; c'était le festin hebdomadaire auquel nous pensions d'un dimanche à l'autre. J'essayais, en général, de me réserver la moitié de ce délicieux repas; quant au reste, je me voyais invariablement obligée de le partager.

Le dimanche soir se passait à répéter par coeur le catéchisme, les cinquième, sixième et septième chapitres de saint Matthieu, et à écouter un long sermon que nous lisait Mlle Miller, dont les bâillements impossibles à réprimer attestaient assez la fatigue. Cette lecture était souvent interrompue par une douzaine de petites filles qui, gagnées par le sommeil, se mettaient à jouer le rôle d'Eutychus et tombaient, non pas d'un troisième grenier, mais d'un quatrième banc. On les ramassait à demi mortes, et, pour tout remède, on les forçait à se tenir debout au milieu de la salle, jusqu'à la fin du sermon; quelquefois pourtant leurs jambes fléchissaient, et toutes ensemble elles tombaient à terre; leurs corps étaient alors soutenus par les grandes chaises des monitrices.

Je n'ai pas encore parlé des visites de M. Brockelhurst: il fut absent une partie du premier mois; il avait peut-être prolongé son séjour chez son ami l'archidiacre. Cette absence était un soulagement pour moi; je n'ai pas besoin de dire que j'avais des raisons pour craindre son arrivée. Il revint pourtant.

J'habitais Lowood depuis trois semaines environ. Une après-midi, comme j'étais assise, une ardoise sur mes genoux et très en peine d'achever une longue addition, mes yeux se levèrent avec distraction et se dirigèrent du côté de la fenêtre.

Il me sembla voir passer une figure; je la reconnus presque instinctivement, et lorsque, deux minutes après, toute l'école, les professeurs y compris, se leva en masse, je n'eus pas besoin de regarder pour savoir qui l'on venait de saluer ainsi: un long pas retentit en effet dans la salle, et le grand fantôme noir qui avait si désagréablement froncé le sourcil en m'examinant à Gateshead apparut à côté de Mlle Temple; elle aussi s'était levée. Je regardai de côté cette espèce de spectre; je ne m'étais pas trompée, c'était M. Brockelhurst, avec son pardessus boutonné, et l'air plus sombre, plus maigre et plus sévère que jamais.

J'avais mes raisons pour craindre cette apparition; je ne me rappelais que trop bien les dénonciations perfides de Mme Reed, la promesse faite par M. Brockelhurst d'instruire Mlle Temple et les autres maîtresses de ma nature corrompue. Depuis trois semaines je craignais l'accomplissement de cette promesse; chaque jour je regardais si cet homme n'arrivait pas, car ce qu'il allait dire de ma conversation avec lui et de ma vie passée allait me flétrir par avance; et il était là, à côté de Mlle Temple, il lui parlait bas. J'étais convaincue qu'il révélait mes fautes, et j'examinais avec une douloureuse anxiété les yeux de la directrice, m'attendant sans cesse à voir leur noire orbite me lancer un regard d'aversion et de mépris. Je prêtai l'oreille, j'étais assez près d'eux pour entendre presque tout ce qu'ils disaient. Le sujet de leur conversation me délivra momentanément de mes craintes.

«Je suppose, mademoiselle Temple, disait M. Brockelhurst, que le fil acheté à Lowood fera l'affaire. Il me paraît d'une bonne grosseur pour les chemises de calicot. Je me suis aussi procuré des aiguilles qui me semblent convenir très bien au fil. Vous direz à Mlle Smith que j'ai oublié les aiguilles à repriser, mais la semaine prochaine elle en recevra quelques paquets, et, sous aucun prétexte, elle ne doit en donner plus d'une à chaque élève; elles pourraient les perdre, et ce serait une occasion de désordre. Et à propos, madame, je voudrais que les bas de laine fussent mieux entretenus. Lorsque je vins ici la dernière fois, j'examinai, en passant dans le jardin de la cuisine, les vêtements qui séchaient sur les cordes, et je vis une très grande quantité de bas noirs en très mauvais état; la grandeur des trous attestait qu'ils n'avaient point été raccommodés à temps.»

Il s'arrêta.

«Vos ordres seront exécutés, monsieur, reprit Mlle Temple.

– Et puis, madame, continua-t-il, la blanchisseuse m'a dit que quelques-unes des petites filles avaient eu deux collerettes dans une semaine; c'est trop, la règle n'en permet qu'une.

– Je crois pouvoir expliquer ceci, monsieur. Agnès et Catherine Johnstone avaient été invitées à prendre le thé avec quelques amies à Lowton, et je leur ai permis, pour cette occasion, de mettre des collerettes blanches.

M. Brockelhurst secoua la tête.

«Eh bien! pour une fois, cela passera; mais que de semblables faits ne se renouvellent pas trop souvent. Il y a encore une chose qui m'a surpris. En réglant avec la femme de charge, j'ai vu qu'un goûter de pain et de fromage avait été deux fois servi à ces enfants pendant la dernière quinzaine; d'où cela vient-il? J'ai regardé sur le règlement, et je n'ai pas vu que le goûter y fût indiqué. Qui a introduit cette innovation, et de quel droit?

– Je suis responsable de ceci, monsieur, reprit Mlle Temple; le déjeuner était si mal préparé que les élèves n'ont pas pu le manger, et je n'ai pas voulu leur permettre de rester à jeun jusqu'à l'heure du dîner.

– Un instant, madame! Vous savez qu'en élevant ces jeunes filles, mon but n'est pas de les habituer au luxe, mais de les rendre patientes et dures à la souffrance, de leur apprendre à se refuser tout à elles-mêmes. S'il leur arrive par hasard un petit accident, tel qu'un repas gâté, on ne doit pas rendre cette leçon inutile en remplaçant un bien-être perdu par un autre plus grand; pour choyer le corps, vous oubliez le but de cette institution. De tels événements devraient être une cause d'édification pour les élèves; ce serait là le moment de leur prêcher la force d'âme dans les privations de la vie; un petit discours serait bon dans de semblables occasions; là, un maître sage trouverait moyen de rappeler les souffrances des premiers chrétiens, les tourments des martyrs, les exhortations de notre divin Maître lui-même, qui ordonnait à ses disciples de prendre leur croix et de le suivre. On pourrait leur répéter ces mots du Christ: «L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu». Puis aussi cette consolante sentence: «Heureux ceux qui souffrent la faim et la soif pour l'amour de moi!» Ô madame! vous mettez dans la bouche de ces enfants du pain et du fromage au lieu d'une soupe brûlée; je vous le dis, en vérité, vous nourrissez ainsi leur vile enveloppe, mais vous tuez leur âme immortelle.»

M. Brockelhurst s'arrêta de nouveau, comme s'il eût été suffoqué par ses pensées. Mlle Temple avait baissé les yeux lorsqu'il avait commencé à parler, mais alors elle regardait droit devant elle, et sa figure naturellement pâle comme le marbre en avait aussi pris la froideur et la fixité; sa bouche était si bien fermée que l'oiseau du sculpteur eût semblé seul capable de l'ouvrir; peu à peu, son front avait contracté une expression de sévérité immobile.

M. Brockelhurst était debout devant le foyer. Les mains derrière le dos, il surveillait majestueusement toute l'école. Tout à coup il fit un mouvement comme si son regard eût rencontré quelque objet choquant; il se retourna, et s'écria plus vivement qu'il ne l'avait encore fait:

«Mademoiselle Temple! mademoiselle Temple! quelle est cette enfant avec des cheveux frisés, des cheveux rouges, madame, frisés tout autour de la tête?»

Il étendit sa canne vers l'objet de son horreur; sa main tremblait.

«C'est Julia Severn, répondit Mlle Temple très tranquillement.

– Julia Severn, madame; eh bien, pourquoi, au mépris de tous les principes de cette maison, suit-elle aussi ouvertement les lois du monde? Ici, dans un établissement évangélique, porter une telle masse de boucles!

– Les cheveux de Julia frisent naturellement, répondit

Mlle Temple avec plus de calme encore.

– Naturellement, oui; mais nous ne nous conformons pas à la nature; je veux que ces jeunes filles soient les enfants de la grâce! Et pourquoi cette abondance? j'ai dit bien des fois que je désirais voir les cheveux modestement aplatis. Mademoiselle Temple, il faut que les cheveux de cette petite soient entièrement coupés. J'enverrai le perruquier demain; mais j'en vois d'autres qui ont une chevelure beaucoup trop longue et beaucoup trop abondante. Dites à cette grande fille de se tourner vers moi, ou plutôt dites à tout le premier banc de se lever et de regarder du côté de la muraille.»

Mlle Temple passa son manchon sur ses lèvres comme pour réprimer un sourire involontaire; néanmoins elle donna l'ordre, et, quand la première classe eut compris ce qu'on exigeait d'elle, elle obéit. En me penchant sur mon banc, je pus apercevoir les regards et les grimaces avec lesquels elles exécutaient leur manoeuvre. Je regrettais que M. Brockelhurst ne pût pas les voir aussi. Il eût peut-être compris alors que, quelques soins qu'il prît pour l'extérieur, l'intérieur échappait toujours à son influence.

Il examina pendant cinq minutes le revers de ces médailles vivantes, puis il prononça la sentence. Elle retentit à mes oreilles comme le glas d'un arrêt mortel.

«Tous ces cheveux, dit-il, seront coupés»

Mlle Temple voulut faire une observation.

«Madame, dit-il, j'ai à servir un maître dont le royaume n'est pas de ce monde; ma mission est de mortifier dans ces jeunes filles les désirs de la chair, de leur apprendre à s'habiller modestement et simplement, et non pas à tresser leurs cheveux et à se parer de vêtements somptueux. Eh bien! chacune des enfants placées devant nous a arrangé ses longs cheveux en nattes que la vanité elle-même semble avoir tressées. Oui, je le répète, tout ceci doit être coupé; pensez au temps que nous avons déjà perdu.»

Ici M. Brockelhurst fut interrompu. Trois dames entrèrent dans la chambre. Elles auraient dû arriver un peu plus tôt pour entendre le sermon sur la parure, car elles étaient splendidement vêtues de velours, de soie et de fourrure; deux d'entre elles, belles jeunes filles de seize à dix-sept ans, portaient des chapeaux de castor ornés de plumes d'autruche, ce qui, à cette époque, était la grande mode. Une quantité de boucles légères et soigneusement peignées sortaient de ces gracieuses coutures. La plus âgée de ces dames était enveloppée dans un magnifique châle de velours bordé d'hermine; elle portait un faux tour de boucles à la française.

Ces dames, qui n'étaient autres que Mme et Mlles Brockelhurst, furent reçues avec respect par Mlle Temple; on les conduisit au bout de la chambre à des places d'honneur.

Il paraît qu'elles étaient venues dans la voiture avec M. Brockelhurst, et qu'elles avaient scrupuleusement examiné les chambres de l'étage supérieur, pendant que M. Brockelhurst faisait ses comptes avec la femme de charge, questionnait la blanchisseuse et forçait la directrice à écouter ses sermons.

Pour le moment, elles adressaient quelques observations et quelques reproches à Mme Smith, qui était chargée de l'entretien du linge et de l'inspection des dortoirs; mais je n'eus pas le temps de les écouter, mon attention ayant été bientôt détournée par autre chose.

Jusque-là, tout en prêtant l'oreille à la conversation de M. Brockelhurst et de Mlle Temple, je n'avais pas négligé les précautions nécessaires à ma sûreté personnelle. Je pensais que tout irait bien si je pouvais éviter d'être aperçue; dans ce but, je m'étais bien enfoncée sur mon banc, et, faisant semblant d'être très occupée de mon addition, je m'étais arrangée de manière à cacher ma figure derrière mon ardoise; j'aurais sûrement échappé aux regards, si elle n'eut glissé de mes mains et ne fût tombée à terre avec grand bruit. Tous les yeux se dirigèrent de mon côté.

Je compris que tout était perdu, et je rassemblai mes forces contre ce qui allait arriver.

L'orage ne se fit pas attendre.

«Une enfant sans soin,» dit M. Brockelhurst; puis il ajouta immédiatement: «Il me semble que c'est la nouvelle élève; il ne faut pas que j'oublie ce que j'ai à dire sur son compte;» et il s'écria, il me sembla du moins qu'il parlait très haut: «Faites venir l'enfant qui a brisé son ardoise.»

Seule, je n'aurais pu bouger, j'étais paralysée; mais deux grandes filles qui étaient à côté de moi me forcèrent à me lever, et me poussèrent vers le juge redouté. Mlle Temple m'aida doucement à venir jusqu'à lui, et murmura à mon oreille:

«Ne soyez pas effrayée, Jeanne1; j'ai vu que c'était un accident, et vous ne serez pas punie.»

Ces bonnes paroles me frappèrent au coeur comme un aiguillon.

«Dans une minute elle me méprisera et verra en moi une hypocrite,» pensai-je. Et alors un sentiment de rage contre Mme Reed et M. Brockelhurst alluma mon sang: je n'étais pas une Hélène Burns.

«Avancez cette chaise,» dit M. Brockelhurst, en indiquant un siège très élevé d'où venait de descendre une monitrice.

On l'apporta.

«Placez-y l'enfant,» continua-t-il.

J'y fus placée, par qui? c'est ce que je ne puis dire. Je m'aperçus seulement qu'on m'avait hissée à la hauteur du nez de M. Brockelhurst. Des pelisses en soie pourpre, un nuage de plumes argentées s'étendaient et se balançaient au-dessous de mes pieds.

«Mesdames, dit M. Brockelhurst en se tournant vers sa famille, mademoiselle Temple, maîtresses et élèves, vous voyez toutes cette petite fille.»

Sans doute elles me voyaient toutes; leurs regards étaient pour moi comme des miroirs ardents sur ma figure brûlante.

«Vous voyez qu'elle est jeune encore; son extérieur est celui de l'enfance. Dieu lui a libéralement départi l'enveloppe qu'il accorde à tous. Aucune difformité n'indique en elle un être à part. Qui croirait que l'esprit du mal a déjà trouvé en elle un serviteur et un agent? Et pourtant, chose triste à dire, c'est la vérité.»

На страницу:
6 из 11