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Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice
Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice

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Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice

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Язык: Французский
Год издания: 2017
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– Comment je l'oserai, madame Reed? Je l'oserai, parce que c'est la vérité. Vous croyez que je ne sens pas et que je puis vivre sans que personne m'aime, sans qu'on soit bon pour moi; mais non, et vous n'avez pas eu pitié de moi; je me rappellerai toujours avec quelle dureté vous m'avez repoussée dans la chambre rouge, quel regard vous m'avez jeté, alors que j'étais à l'agonie. Et pourtant, oppressée par la souffrance, je vous avais crié: «Ma tante ayez pitié de moi!» Et cette punition, vous me l'aviez infligée parce que j'avais été frappée, jetée à terre par votre misérable fils. Je dirai l'exacte vérité à tous ceux qui me questionneront. On croit que vous êtes bonne; mais votre coeur est dur et vous êtes dissimulée.»

Quand j'eus cessé de parler, le plus étrange sentiment de triomphe que j'aie jamais éprouvé s'était emparé de mon âme. Je crus qu'une chaîne invisible s'était brisée et que je venais de conquérir une liberté inespérée.

Je pouvais le croire en effet, car Mme Reed semblait effrayée; son ouvrage avait glissé de ses genoux, elle levait les mains, paraissait agitée, et à sa figure contractée on eût dit qu'elle allait pleurer.

«Jane, me dit-elle, vous vous trompez. Qu'avez-vous? pourquoi tremblez-vous si fort Voulez-vous boire un peu d'eau?

– Non, madame Reed.

– Souhaitez-vous quelque autre chose, Jane? Je vous assure que je désire être votre amie.

– Non; vous prétendiez tout à l'heure, devant M. Brockelhurst, que j'avais un mauvais caractère et que j'étais une menteuse; mais tout le monde saura votre conduite à Lowood.

– Jane, ce sont là des choses que vous ne comprenez pas; il faut bien corriger les enfants de leurs défauts.

– Le mensonge n'est pas mon défaut, m'écriai-je d'une voix sauvage.

– Avouez, Jane, que vous êtes en colère, et maintenant retournez dans votre chambre, ma chère enfant, et couchez-vous un peu.

– Je ne suis pas votre chère enfant, et ne puis pas me coucher. Envoyez-moi en pension aussitôt que vous le pourrez, madame Reed, car je déteste cette maison.

– Oh! oui, je t'y enverrai aussitôt que possible,» murmura Mme Reed en ramassant son ouvrage; puis elle quitta vivement la chambre.

On m'avait laissée seule, maîtresse du terrain; c'était ma plus rude bataille, ma première victoire: je restai un moment à la place où s'était assis M. Brockelhurst, jouissant de ma solitude conquise. D'abord je me souris à moi-même, et je sentis mon être se dilater; mais ce farouche plaisir cessa aussi vite que les battements accélérés de mon pouls: un enfant ne peut pas discuter avec ses supérieurs ainsi que je l'avais fait, il ne peut pas donner un libre cours à ses sentiments de rage, sans éprouver ensuite les douleurs du remords et la glace du repentir. Quand j'avais accusé et menacé Mme Reed, mon esprit flamboyait comme un tas de bruyères embrasées; mais de même que celles-ci, après avoir été enflammées, ne laissent plus que cendres, mon âme se trouva anéantie, lorsque, après une demi-heure de silence et de réflexion, je reconnus la folie de ma conduite, et la tristesse d'une position où j'étais haïe autant que je haïssais.

J'avais goûté la vengeance pour la première fois; comme les vins épicés, elle me sembla agréable, chaude et vivifiante; mais l'arrière-goût métallique et brûlant me laissa la sensation d'un empoisonnement. Alors je serais allée de bon coeur demander pardon à Mme Reed; mais je savais par l'expérience et par l'instinct que je l'aurais ainsi rendue plus ennemie et que j'aurais excité les violents entraînements de ma nature.

Le moins que je pusse montrer, c'était l'emportement dans mes paroles; le moins que je pusse sentir, c'était une sombre indignation. Je pris un volume de contes arabes, en m'efforçant de lire; mais je ne compris rien: ma pensée flottante ne pouvait se fixer sur moi-même, ni sur ces pages que j'avais trouvées jadis si séduisantes. J'ouvris la porte vitrée de la salle à manger: le bosquet était silencieux; une gelée que n'avait brisée ni le soleil ni le vent, couvrait la terre. Je me servis de ma robe pour envelopper ma tête et mes bras, et j'allai me promener dans une partie du parc tout à fait séparée du reste.

Mais je ne trouvai plus aucun plaisir sous ces arbres silencieux, parmi ces pommes de pins, dernières dépouilles de l'automne dont le sol était couvert, au milieu de ces feuilles mortes amoncelées par le vent et roidies par les glaces; je m'appuyai contra la grille, et je regardai un champ vide où les troupeaux ne paissaient plus, et où l'herbe avait été tondue par l'hiver et revêtue de blanc. C'était un jour bien sombre, un ciel bien obscur, tout chargé de neige. Par intervalles, des flocons de glace tombaient sans se fondre sur le sentier durci et dans le clos couvert de givre. J'étais triste et malheureuse, et je murmurais tout bas: «Que faire, que faire?»

J'entendis tout à coup une voix claire me crier:

«Mademoiselle Jane, où êtes-vous? venez déjeuner.»

C'était Bessie, je le savais, et je ne répondis rien; mais bientôt le bruit léger de ses pas arriva jusqu'à moi. Elle traversait le sentier et se dirigeait de mon côté.

«Méchante petite fille, me dit-elle, pourquoi ne venez-vous pas quand on vous appelle?»

La présence de Bessie me sembla encore plus douce que les pensées dont j'étais accablée, bien que, selon son habitude, elle fût un peu de mauvaise humeur. Le fait est qu'après ma lutte avec Mme Reed et ma victoire sur elle, la colère passagère d'une servante me touchait peu, et j'étais prête à venir me réchauffer à la lumière de son jeune coeur.

Je jetai donc mes deux bras autour de son cou, en lui disant:

«Venez, Bessie, ne grondez plus.»

Je ne m'étais jamais montrée si ouverte, si peu craintive; cette manière d'être plut à Bessie.

«Vous êtes une étrange enfant, mademoiselle Jane, me dit-elle en me regardant; une petite créature vagabonde, aimant la solitude. Vous allez en pension, n'est-ce pas?»

Je fis un signe affirmatif.

«Et n'êtes-vous pas triste de quitter la pauvre Bessie?

– Que suis-je pour Bessie? elle me gronde toujours.

– C'est qu'aussi vous vous montrez bizarre, timide, effarouchée.

Si vous étiez un peu plus hardie…

– Oui, pour recevoir encore plus de coups.

– Sottise! Mais du reste il est certain que vous n'êtes pas bien traitée; ma mère, lorsqu'elle vint me voir la semaine dernière, me dit que pour rien au monde elle ne voudrait voir un de ses enfants à votre place. Mais venez, j'ai une bonne nouvelle pour vous.

– Je ne le pense pas, Bessie.

– Enfant, que voulez-vous dire? Pourquoi fixer sur moi un regard si triste? Eh bien! vous saurez que monsieur, madame et mesdemoiselles sont allés prendre le thé chez une de leurs connaissances; quant à vous, vous le prendrez avec moi; je demanderai à la cuisinière de vous faire un petit gâteau, et ensuite vous m'aiderez à visiter vos tiroirs, parce qu'il faudra bientôt que je fasse votre malle. Madame veut que vous quittiez Gateshead dans un jour ou deux; vous choisirez ceux de vos vêtements que vous voulez emporter.

– Bessie, dis-je, promettez-moi de ne plus me gronder jusqu'à mon départ.

– Eh bien, oui; mais soyez une bonne fille et n'ayez pas peur de moi. Ne reculez pas quand je parle un peu haut, car c'est là ce qui m'irrite le plus.

– Je ne crois pas avoir jamais peur de vous maintenant, Bessie, parce que je suis habituée à vos manières; mais j'aurai bientôt de nouvelles personnes à craindre.

– Si vous les craignez, elles vous détesteront.

– Comme vous, Bessie?

– Je ne vous déteste pas, mademoiselle; je crois vous aimer encore plus que les autres.

– Vous ne me le montrez pas.

– Intraitable petite fille, voilà une nouvelle façon de parler; qui donc vous a rendue si hardie?

– Bientôt je serai loin de vous, Bessie, et d'ailleurs…»

J'allais parler de ce qui s'était passé entre moi et Mme Reed; mais à la réflexion, je pensai qu'il valait mieux garder le silence sur ce sujet.

«Et alors vous êtes contente de me quitter?

– Non, Bessie, non, en vérité; et même dans ce moment je commence à en être un peu triste.

– Dans ce moment, et un peu! comme vous dites cela froidement, ma petite demoiselle! Je suis sûre que, si je vous demandais de m'embrasser, vous me refuseriez.

– Oh non, je veux vous embrasser, et ce sera un plaisir pour moi; baissez un peu votre tête.»

Bessie s'inclina, et nous nous embrassâmes; puis, étant tout à fait remise, je la suivis à la maison.

L'après-midi se passa dans la paix et l'harmonie. Le soir, Bessie me conta ses histoires les plus attrayantes et me chanta ses chants les plus doux. Même pour moi, la vie avait ses rayons de soleil.»

CHAPITRE V

On était au matin du 19 janvier; cinq heures venaient de sonner au moment où Bessie entra avec une chandelle dans mon petit cabinet. J'étais debout et presque entièrement habillée. Levée depuis une demi-heure, je m'étais lavé la figure, et j'avais mis mes vêtements à la pâle lumière de la lune, dont les rayons perçaient l'étroite fenêtre de mon réduit. Je devais quitter Gateshead ce jour même et prendre, à six heures, la voiture qui passait devant la loge du portier.

Bessie seule était levée; après avoir allumé le feu, elle commença à faire chauffer mon déjeuner. Les enfants mangent rarement lorsqu'ils sont excités par la pensée d'un voyage.

Quant à moi, je ne pus rien prendre. Ce fut en vain que Bessie me pria d'avaler une ou deux cuillerées de la soupe au lait qu'elle avait préparée. Elle chercha alors quelques biscuits et les fourra dans mon sac; puis, après m'avoir attaché mon manteau et mon chapeau, elle s'enveloppa dans un châle, et nous quittâmes ensemble la chambre des enfants. Quand je fus arrivée devant la chambre à coucher de Mme Reed, Bessie me demanda si je voulais dire adieu à sa maîtresse.

«Non, Bessie, répondis-je; hier soir, lorsque vous étiez descendue pour le souper, elle s'est approchée de mon lit, et m'a déclaré que le lendemain matin je n'aurais besoin de déranger ni elle ni mes cousines; elle m'a aussi dit de ne point oublier qu'elle avait toujours été ma meilleure amie; elle m'a priée de parler d'elle, et de lui être reconnaissante pour ce qu'elle avait fait en ma faveur.

– Et qu'avez-vous répondu, mademoiselle?

– Rien; j'ai caché ma figure sous mes couvertures, et je me suis tournée du côté de la muraille.

– C'était mal, mademoiselle Jane.

– Non, Bessie, c'était parfaitement juste. Votre maîtresse n'a jamais été mon amie. Bien loin de là, elle m'a toujours traitée en ennemie.

– Oh! mademoiselle Jane, ne dites pas cela.

– Adieu au château de Gateshead,» m'écriai-je en passant sous la grande porte.

La lune avait disparu, et la nuit était obscure. Bessie portait une lanterne, dont la lumière venait éclairer les marches humides du perron, ainsi que les allées sablées qu'un récent dégel avait détrempées Cette matinée d'hiver était glaciale, mes dents claquaient. La loge du portier était éclairée; en y arrivant, nous y trouvâmes la femme qui allumait son feu. Le soir précédent, ma malle avait été descendue, ficelée et déposée à la porte. Il était six heures moins quelques minutes, et lorsque l'horloge eut sonné, un bruit de roues annonça l'arrivée de la voiture; je me dirigeai vers la porte, et je vis la lumière de la lanterne avancer rapidement à travers des espaces ténébreux.

«Part-elle seule? demanda la femme du portier.

– Oui.

– À quelle distance va-t-elle?

– À cinquante milles.

– C'est bien loin; je suis étonnée que Mme Reed ose la livrer à elle-même pendant une route aussi longue.»

Une voiture traînée par deux chevaux et dont l'impériale était couverte de voyageurs venait d'arriver et de s'arrêter devant la porte. Le postillon et le conducteur demandèrent que tout se fît rapidement; ma malle fut hissée; on m'arracha des bras de Bessie, tandis que j'étais suspendue à son cou.

«Ayez bien soin de l'enfant, cria-t-elle au conducteur, lorsque celui-ci me plaça dans l'intérieur.

– Oui,» répondit-il. La portière fut fermée, et j'entendis une voix qui criait: «Enlevez!» Alors la voiture continua sa route.

C'est ainsi que je fus séparée de Bessie et du château de Gateshead; c'est ainsi que je fus emmenée vers des régions inconnues et que je croyais éloignées et mystérieuses.

Je ne me rappelle que peu de chose de mon voyage: le jour me parut d'une excessive longueur; il me semblait que nous franchissions des centaines de lieues. On traversa plusieurs villes, et dans l'une d'elles la voiture s'arrêta. Les chevaux furent changés et les voyageurs descendirent pour dîner. On me mena dans une auberge où le conducteur voulut me faire manger quelque chose; mais comme je n'avais pas faim, il me laissa dans une salle immense aux deux bouts de laquelle se trouvait une cheminée; un lustre était suspendu au milieu, et on apercevait une grande quantité d'instruments de musique dans une galerie placée au haut de la pièce.

Je me promenai longtemps dans cette salle, accablée d'étranges pensées. Je craignais que quelqu'un ne vînt m'enlever; car je croyais aux ravisseurs, leurs exploits ayant souvent figuré dans les chroniques de Bessie. Enfin mon protecteur revint et me replaça dans la voiture; après être monté sur le siège, il souffla dans sa corne, et nous nous mîmes à rouler sur la route pierreuse qui conduit à Lowood.

Le soir arrivait humide et chargé de brouillards; quand le jour eut cessé pour faire place au crépuscule, je compris que nous étions bien loin de Gateshead. Nous ne traversions plus de villes, le paysage était changé. De hautes montagnes grisâtres fermaient l'horizon; l'obscurité augmentait à mesure que nous descendions dans la vallée; tout autour de nous nous n'avions que des bois épais. Depuis longtemps la nuit avait entièrement voilé le paysage, et j'entendais encore dans les feuilles le murmure du vent.

Bercée par ces sons harmonieux, je m'endormis enfin. Je sommeillais depuis longtemps, lorsque la voiture s'arrêtant tout à coup, je m'éveillai. Devant moi se tenait une étrangère que je pris pour une domestique, car à la lueur de la lanterne je pus voir sa figure et ses vêtements.

«Y a-t-il ici une petite fille du nom de Jane Eyre? demanda-t- elle.

– Oui.» répondis-je.

Aussitôt on me fit descendre. Ma malle fut remise à la servante, et la diligence repartit. Le bruit et les secousses de la voiture avaient engourdi mes membres et m'avaient étourdie. Je rassemblai toutes mes facultés pour regarder autour de moi. Le vent, la pluie et l'obscurité remplissaient l'espace. Je pus néanmoins distinguer un mur dans lequel était pratiquée une porte, ouverte pour le moment; mon nouveau guide me la fit traverser, puis, après l'avoir soigneusement fermée derrière elle, elle tira le verrou.

J'avais alors devant moi une maison, ou, pour mieux dire, une série de maisons qui occupaient un terrain assez considérable; leurs façades étaient percées d'un grand nombre de fenêtres, dont quelques-unes seulement étaient éclairées. On me fit passer par un sentier large, sablonneux et humide, et au bout duquel se trouvait encore une porte. De là, nous entrâmes dans un corridor qui conduisait à une chambre à feu. La servante m'y laissa seule.

Je demeurai debout devant le foyer, m'efforçant de réchauffer mes doigts glacés; puis je promenai mon regard autour de moi: il n'y avait pas de lumière, mais la flamme incertaine du foyer me montrait par intervalles un mur recouvert d'une tenture, des tapis, des rideaux et des meubles d'un acajou brillant.

J'étais dans un salon, non pas aussi élégant que celui de Gateshead, mais qui pourtant me parut très confortable. Je m'efforçais de comprendre le sujet d'une des peintures suspendues au mur, lorsque quelqu'un entra avec une lumière; derrière, se tenait une seconde personne.

La première était une femme d'une taille élevée. Ses cheveux et ses yeux étaient noirs; son front, élevé et pâle. Bien qu'à moitié cachée dans un châle, son port me sembla noble et sa contenance grave.

«Cette enfant est bien jeune pour être envoyée seule,» dit-elle, en posant la bougie sur la table.

Elle m'examina attentivement pendant une minute ou deux, puis elle ajouta:

«Il faudra la coucher tout de suite; elle a l'air fatiguée. Êtes- vous lasse, mon enfant? me dit-elle en mettant sa main sur mon épaule.

– Un peu, madame.

– Et vous avez faim, sans doute? Avant de l'envoyer au lit, faites-lui donner à manger, mademoiselle Miller. Est-ce la première fois que vous quittez vos parents pour venir en pension, mon enfant?»

Je lui répondis que je n'avais point de parents; elle me demanda depuis quand ils étaient morts, quels étaient mon âge et mon nom, si je savais lire, écrire et coudre; ensuite elle me caressa doucement la joue, en me disant: «J'espère que vous serez une bonne enfant;» puis elle me remit entre les mains de Mlle Miller.

La jeune dame que je venais de quitter pouvait avoir vingt-neuf ans; celle qui m'accompagnait paraissait de quelques années plus jeune, la première m'avait frappée par son aspect, sa voix et son regard. Mlle Miller se faisait moins remarquer; elle avait un teint couperosé et une figure fatiguée; sa démarche et ses mouvements précipités annonçaient une personne qui doit faire face à beaucoup de devoirs; elle avait l'air d'une sous-maîtresse, et j'appris qu'en effet c'était son rôle à Lowood. Elle me conduisit de pièce en pièce, de corridor en corridor, à travers une maison grande et irrégulièrement bâtie. Un silence absolu, qui m'effrayait un peu, régnait dans cette partie que nous venions de traverser. Un murmure de voix lui succéda bientôt. Nous entrâmes dans une salle immense. À chaque bout se dressaient deux tables éclairées chacune par deux chandelles. Autour étaient assises sur des bancs des jeunes filles dont l'âge variait depuis dix jusqu'à vingt ans. Elles me semblèrent innombrables, quoiqu'en réalité elles ne fussent pas plus de quatre-vingts. Elles portaient toutes le même costume: des robes en étoffe brune et d'une forme étrange; et par-dessus la robe de longs tabliers de toile. C'était l'heure de l'étude; elles repassaient leurs leçons du lendemain, et de là provenait le murmure que j'avais entendu. Mlle Miller me fit signe de m'asseoir sur un banc près de la porte; puis, se dirigeant vers le bout de cette longue chambre, elle s'écria:

«Monitrices, réunissez les livres de leçons et retirez-les.»

Quatre grandes filles se levèrent des différentes tables, prirent les livres et les mirent de côté.

Mlle Miller s'écria de nouveau:

«Monitrices, allez chercher le souper.»

Les quatre jeunes filles sortirent et revinrent au bout de quelques instants, portant chacune un plateau sur lequel un gâteau, que je ne reconnus pas d'abord, avait été placé et coupé par morceaux Au milieu, je vis un gobelet et un vase plein d'eau. Les parts furent distribuées aux élèves, et celles qui avaient soif prirent un peu d'eau dans le gobelet qui servait à toutes. Quand arriva mon tour, je bus, car j'étais très altérée, mais je ne pus rien manger; l'excitation et la fatigue du voyage m'avaient retiré l'appétit. Lorsque le plateau passa devant moi, je pus voir que le souper se composait d'un gâteau d'avoine coupé en tranches.

Le repas achevé, Mlle Miller lut la prière, et les jeunes filles montèrent l'escalier deux par deux. Épuisée par la fatigue, je fis peu d'attention au dortoir; cependant il me parut très long, comme la salle d'étude.

Cette nuit-là, je devais coucher avec Mlle Miller; elle m'aida à me déshabiller. Une fois étendue, je jetai un regard sur ces interminables rangées de lits, dont chacun fut bientôt occupé par deux élèves. Au bout de dix minutes, l'unique lumière qui nous éclairait fut éteinte, et je m'endormis au milieu d'une obscurité et d'un silence complets.

La nuit se passa rapidement; j'étais trop fatiguée même pour rêver; je ne m'éveillai qu'une fois, et j'entendis le vent mugir en tourbillons furieux et la pluie tomber par torrents. Alors seulement je m'aperçus que Mlle Miller avait pris place à mes côtés. Quand mes yeux se rouvrirent, on sonnait une cloche; toutes les jeunes filles étaient debout et s'habillaient. Le jour n'avait pas encore commencé à poindre, et une ou deux lumières brillaient dans la chambre. Je me levai à contre-coeur, car le froid était vif, et tout en grelottant je m'habillai de mon mieux. Aussitôt qu'un des bassins fut libre, je me lavai; mais il fallut attendre longtemps, car chacun d'eux servait à six élèves. Une fois la toilette finie, la cloche retentit de nouveau. Toutes les élèves se placèrent en rang, deux par deux, descendirent l'escalier et entrèrent dans une salle d'étude à peine éclairée.

Les prières furent lues par Mlle Miller, qui, après les avoir achevées, s'écria:

«Formez les classes!»

Il en résulta quelques minutes de bruit. Mlle Miller ne cessait de répéter: «Ordre et silence.» Quand tout fut redevenu calme, je m'aperçus que les élèves s'étaient séparées en quatre groupes. Chacun de ces groupes se tenait debout devant une chaise placée près d'une table. Toutes les élèves avaient un volume à la main, et un grand livre, que je pris pour une Bible, était placé devant le siège vacant. Il y eut une pause de quelques secondes, pendant lesquelles j'entendis le vague murmure qu'occasionne toujours la réunion d'un grand nombre de personnes. Mlle Miller alla de classe en classe pour étouffer ce bruit sourd, qui se prolongeait indéfiniment.

Le son d'une cloche lointaine venait de frapper nos oreilles, lorsque trois dames entrèrent dans la chambre. Chacune d'elles s'assit devant une des tables. Mlle Miller se plaça à la quatrième chaise, celle qui était le plus près de la porte, et autour de laquelle on n'apercevait que de très jeunes enfants. On m'ordonna de prendre place dans la petite classe, et on me relégua tout au bout du banc.

Le travail commença; on récita les leçons du jour, ainsi que quelques textes de l'Écriture sainte. Vint ensuite une longue lecture dans la Bible; cette lecture dura environ une heure. Lorsque tous ces exercices furent terminés, il faisait grand jour. La cloche infatigable sonna pour la quatrième fois. Les élèves se séparèrent de nouveau et se dirigèrent vers le réfectoire. J'étais bien aise de pouvoir manger un peu. J'avais pris si peu de chose la veille, que j'étais à demi évanouie d'inanition.

Le réfectoire était une grande salle basse et sombre. Sur deux longues tables fumaient des bassins qui n'étaient pas propres malheureusement à exciter l'appétit. Il y eut un mouvement général de mécontentement lorsque l'odeur de ce plat, destiné à leur déjeuner, arriva jusqu'aux jeunes filles. La grande classe, qui marchait en avant, murmura ces mots:

«C'est répugnant, le potage est encore brûlé.

– Silence!» cria une voix; ce n'était pas Mlle Miller qui avait parlé, mais la maîtresse d'une classe supérieure, petite femme bien vêtue, mais dont l'ensemble avait quelque chose de maussade.

Elle se plaça au bout de la première table, tandis qu'une autre dame, dont l'extérieur était plus aimable, présidait à la seconde; Mlle Miller surveillait la table à laquelle j'étais assise; enfin une femme d'un certain âge, et qui avait l'air d'une étrangère, vint se placer à une quatrième table, vis-à-vis de Mlle Miller. J'appris plus tard que c'était la maîtresse de français. On récita une longue prière et on chanta un cantique; une bonne apporta du thé pour les maîtresses, et les préparatifs achevés, le repas commença.

J'avalai quelques cuillerées de mon bouillon, sans penser au goût qu'il pouvait avoir; mais quand ma faim fut un peu apaisée, je m'aperçus que je mangeais une soupe détestable. Chacune remuait lentement sa cuiller, goûtait sa soupe, essayait de l'avaler, puis renonçait à des efforts reconnus inutiles. Le déjeuner finit sans que personne eût mangé; on rendit grâce de ce qu'on n'avait pas reçu, et l'on chanta un second cantique.

De la salle à manger on passa dans la salle d'étude; je sortis parmi les dernières, et je vis une maîtresse goûter au bouillon; elle regarda les autres; toutes semblaient mécontentes; l'une d'elles murmura tout bas:

«L'abominable cuisine! c'est honteux!»

On ne se remit au travail qu'au bout d'un quart d'heure. Pendant ce temps il était permis de parler haut et librement; toutes profitaient du privilège. La conversation roula sur le déjeuner, et chacune des élèves déclara qu'il n'était pas mangeable. Pauvres créatures! c'était leur seule consolation. Il n'y avait d'autre maîtresse dans la chambre que Mlle Miller. De grandes jeunes filles l'entouraient et parlaient d'un air sérieux et triste. J'entendis prononcer le nom de Mme Brockelhurst. Mlle Miller secoua la tête, comme si elle désapprouvait ce qui était dit, mais elle ne parut pas faire de grands efforts pour calmer l'irritation générale; elle la partageait sans doute.

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