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Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice
Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice

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Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice

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Язык: Французский
Год издания: 2017
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L'horloge sonna neuf heures. Mlle Miller se plaça au centre de la chambre, et s'écria:

«Silence! à vos places!»

L'ordre se rétablit; au bout de dix minutes la confusion avait cessé, et toutes ces voix bruyantes étaient rentrées dans le silence. Les maîtresses avaient repris leur poste; l'école entière semblait dans l'attente.

Les quatre-vingts enfants étaient rangés immobiles sur des bancs tout autour de la chambre. Réunion curieuse à voir: toutes avaient les cheveux lissés sur le front et passés derrière l'oreille; pas une boucle n'encadrait leurs visages; leurs robes étaient brunes et montantes; le seul ornement qui leur fût permis était une collerette. Sur le devant de leurs robes, on avait cousu une poche qui leur servait de sac à ouvrage, et ressemblait un peu aux bourses des Highlanders; elles portaient des bas de laine, de gros souliers de paysannes, dont les cordons étaient retenus par une simple boucle de cuivre. Une vingtaine d'entre elles étaient des jeunes filles arrivées à tout leur développement, ou plutôt même de jeunes femmes; ce costume leur allait mal et leur donnait un aspect bizarre, quelle que fût d'ailleurs leur beauté. Je les regardais et j'examinais aussi de temps en temps les maîtresses. Aucune d'elles ne me plaisait précisément: la grande avait l'air dur, la petite semblait irritable, la Française était brusque et grotesque. Quant à Mlle Miller, pauvre créature, elle était d'un rouge pourpre, et paraissait accablée de préoccupations; pendant que mes yeux allaient de l'une à l'autre, toute l'école se leva simultanément et comme par une même impulsion.

De quoi s'agissait-il? je n'avais entendu donner aucun ordre; quelqu'un pourtant m'avait poussé le bras; mais, avant que j'eusse eu le temps de comprendre, la classe s'était rassise.

Tous les yeux s'étant tournés vers un même point, les miens suivirent cette direction, et j'aperçus dans la salle la personne qui m'avait reçue la veille. Elle était au fond de la longue pièce, près du feu; car il y avait un foyer à chaque bout de la chambre. Elle examina gravement et en silence la double rangée de jeunes filles. Mlle Miller s'approcha d'elle, lui fit une question, et après avoir reçu la réponse demandée, elle retourna à sa place et dit à haute voix:

«Monitrice de la première classe, apportez les sphères.»

Pendant que l'ordre était exécuté, l'inconnue se promena lentement dans la chambre; je ne sais si j'ai en moi un instinct de vénération, mais je me rappelle encore le respect admirateur avec lequel mes yeux suivaient ses pas. Vue en plein jour, elle m'apparut belle, grande et bien faite; dans ses yeux bruns brillait une vive bienveillance; ses sourcils longs et bien dessinés relevaient la blancheur de son front. Ses cheveux, d'une teinte foncée, s'étageaient en petites boucles sur chacune de ses tempes. On ne portait alors ni bandeaux ni longues frisures. Sa robe était d'après la mode de cette époque, couleur de pourpre et garnie d'un ornement espagnol en velours noir, et à sa ceinture brillait une montre d'or, bijou plus rare alors qu'aujourd'hui. Que le lecteur se représente, pour compléter ce portrait, des traits fins, un teint pâle, mais clair, un port noble, et il aura, aussi complètement que peuvent l'exprimer des mots, l'image de Mlle Temple, de Marie Temple, ainsi que je l'appris plus tard, en voyant son nom écrit sur un livre de prières qu'elle m'avait confié pour le porter à l'église.

La directrice de Lowood, car c'était elle, s'assit devant la table où avaient été placées les sphères; elle réunit la première classe autour d'elle, et commença une leçon de géographie; les classes inférieures furent appelées par les autres maîtresses, et pendant une heure on continua les répétitions de grammaire et d'histoire puis vinrent l'écriture et l'arithmétique.

Le cours de musique fut fait par Mlle Temple à quelques-unes des plus âgées. L'horloge avertissait lorsque l'heure fixée pour chaque leçon s'était écoulée. Au moment où elle sonna midi, la directrice se leva.

«J'ai un mot à adresser aux élèves de Lowood,» dit-elle.

Le murmure qui suivait chaque leçon avait déjà commencé à se faire entendre; mais à la voix de Mlle Temple, il cessa immédiatement. Elle continua:

«Vous avez eu ce matin un déjeuner que vous n'avez pu manger; vous devez avoir faim, j'ai donné ordre de vous servir une collation de pain et de fromage.»

Les maîtresses se regardèrent avec surprise.

«Je prends sur moi la responsabilité de cet acte,» ajouta-t-elle, comme pour expliquer sa conduite; puis elle quitta la salle d'étude.

Le pain et le fromage furent apportés et distribués, au grand contentement de toute l'école; on donna ensuite ordre de se rendre au jardin. Chacune mit un grossier chapeau de paille, retenu par des brides de calicot teint, et s'enveloppa d'un manteau de drap gris; je fus habillée comme les autres, et en suivant le flot j'arrivai en plein air.

Le jardin était un vaste terrain, entouré de murs assez hauts pour éloigner tout regard indiscret; d'un des côtés se trouvait une galerie couverte. Le milieu, entouré de larges allées, était partagé en petits massifs. Toutes les élèves recevaient en entrant un de ces petits massifs pour le cultiver, de sorte que chaque carré avait son propriétaire. En été, lorsque la terre était couverte de fleurs, ces petits jardins devaient être charmants à voir; mais à la fin de janvier, tout était gelé, pâle et triste, je frissonnai et je regardai autour de moi.

Le jour n'était pas propice aux exercices du dehors; non pas qu'il fût précisément pluvieux, mais il était assombri par un brouillard épais, qui commençait à se résoudre en une pluie fine. Les orages de la veille avaient maintenu la terre humide. Les plus fortes des jeunes filles couraient de côté et d'autre et se livraient à des exercices violents; quelques-unes, pâles et maigres, allaient chercher un abri et de la chaleur sous la galerie; on entendait souvent une toux creuse sortir de leurs poitrines.

Je n'avais encore parlé à personne, et personne ne semblait faire attention à moi; j'étais seule, mais l'isolement ne me pesait pas; j'y étais habituée. Je m'appuyai contre une des colonnes de la galerie, ramenant sur ma poitrine mon manteau de drap; je tâchai d'oublier le froid qui m'assaillait au dehors et la faim qui me rongeait au dedans. Tout mon temps fut employé à examiner et à penser; mais mes réflexions étaient trop vagues et trop entrecoupées pour pouvoir être rapportées. Je savais à peine où j'étais; Gateshead et ma vie passée flottaient derrière moi à une distance qui me semblait incommensurable. Le présent était confus et étrange, et je ne pouvais former aucune conjecture sur l'avenir.

Je me mis à regarder le jardin, qui rappelait singulièrement celui d'un cloître; puis mes yeux se reportèrent sur la maison, dont une partie était grise et vieille, tandis que l'autre paraissait entièrement neuve.

La nouvelle partie, qui contenait la salle d'étude et les dortoirs, était éclairée par des fenêtres rondes et grillées, ce qui lui donnait l'aspect d'une église. Une large pierre, placée au-dessus de l'entrée, portait cette inscription:

Institution de Lowood: cette partie a été bâtie par Naomi

Brockelhurst, du château de Brockelhurst, en ce comté.

Que votre lumière brille devant les hommes, afin qu'ils puissent voir vos bonnes oeuvres et glorifier votre Père qui est dans le ciel. (Saint Matth., v. 16.)

Après avoir lu et relu ces mots, je compris qu'ils demandaient une explication, et que seule je ne pourrais pas en saisir entièrement le sens. Je réfléchissais à ce que voulait dire institution, et je m'efforçais de trouver le rapport qu'il pouvait y avoir entre la première partie de l'inscription et le verset de la Bible, lorsque le son d'une toux creuse me fit tourner la tête.

J'aperçus une jeune fille assise près de moi sur un banc de pierre; elle tenait un livre qui semblait l'absorber tout entière; d'où j'étais, je pus lire le titre: c'était Rasselas; ce nom me frappa par son étrangeté, et d'avance je supposai que le volume devait être intéressant. En retournant une page, la jeune fille leva les yeux, j'en profitai pour lui parler.

«Votre livre est-il amusant?» demandai-je.

J'avais déjà formé le projet de le lui emprunter un jour à venir.

«Je l'aime, me répondit-elle après une courte pause qui lui permit de m'examiner.

– De quoi y parle-t-on?» continuai-je.

Je ne pouvais comprendre comment j'avais la hardiesse de lier ainsi conversation avec une étrangère; cette avance était contraire à ma nature et à mes habitudes. L'occupation dans laquelle je l'avais trouvée plongée avait sans doute touché dans mon coeur quelque corde sympathique; moi aussi, j'aimais lire des choses frivoles et enfantines, il est vrai; car je n'étais pas à même de comprendre les livres solides et sérieux.

«Vous pouvez le regarder,» me dit l'inconnue en m'offrant le livre.

Je fus convaincue par un rapide examen que le contenu était moins intéressant que le titre. Rasselas me sembla un livre ennuyeux, à moi qui n'aimais que les enfantillages. Je n'y vis ni fées ni génies; je le rendis donc à sa propriétaire. Elle le reçut tranquillement et sans me rien dire; elle allait même recommencer son attentive lecture, lorsque je l'interrompis de nouveau.

«Pouvez-vous me dire, demandai-je, ce que signifie l'inscription gravée sur cette pierre? Qu'est-ce que l'institution de Lowood?

– C'est la maison où vous êtes venue demeurer.

– Pourquoi l'appelle-t-on institution? Est-elle différente des autres écoles?

– C'est en partie une école de charité; vous et moi et toutes les autres élèves sommes des enfants de charité; vous devez être orpheline? Votre père et votre mère ne sont-ils pas morts?

– Tous deux sont morts à une époque dont je ne puis me souvenir.

– Eh bien, toutes les enfants que vous verrez ici ont perdu au moins un de leurs parents, et voilà la raison qui a fait donner à cette école le nom d'institution pour l'éducation des orphelines.

– Payons-nous, ou bien nous élève-t-on gratuitement?

– Nous ou nos amis payons 15 livres sterling par an.

– Alors pourquoi nous appelle-t-on des enfants de charité?

– Parce que la somme de 15 livres sterling n'étant pas suffisante pour faire face aux dépenses de notre entretien et de notre éducation, ce qui manque est fourni par une souscription.

– Quels sont les souscripteurs?

– Des personnes charitables demeurant dans les environs, ou bien même habitant Londres.

– Et quelle est cette Naomi Brockelhurst?

– C'est la dame qui a bâti la nouvelle partie de cette maison, ainsi que l'indique l'inscription. Son fils a maintenant la direction générale de l'école.

– Pourquoi?

– Parce qu'il est trésorier et chef de l'établissement.

– Alors la maison n'appartient pas à cette dame qui a une montre d'or, et qui nous a fait donner du pain et du fromage?

– À Mlle Temple? oh non! Je souhaiterais bien qu'elle lui appartînt, mais elle doit compte à M. Brockelhurst de tous ses actes. C'est lui qui achète notre nourriture et nos vêtements.

– Demeure-t-il ici?

– Non; il habite au château qui est éloigné de Lowood d'une demi- lieue.

– Est-il bon?

– C'est un pasteur, et on prétend qu'il fait beaucoup de bien.

– N'avez-vous pas dit que cette grande dame s'appelait

Mlle Temple?

– Oui.

– Et comment s'appellent les autres maîtresses?

– Celle que vous voyez là et dont le visage est rouge, c'est Mlle Smith. Elle taille et surveille notre couture; car nous faisons nous-mêmes nos robes, nos manteaux et tous nos vêtements. La petite, qui a des cheveux noirs, c'est Mlle Scatcherd. Elle donne les leçons d'histoire, de grammaire, et fait les répétitions de la seconde classe. Enfin, celle qui est enveloppée dans un châle et porte son mouchoir attaché à son côté, avec un ruban jaune, c'est Mme Pierrot; elle vient de Lille, et enseigne le français.

– Aimez-vous les maîtresses?

– Assez

– Aimez-vous la petite qui a des cheveux noirs, et madame… je ne puis pas prononcer son nom comme vous.

– Mlle Scatcherd est vive, il faudra faire bien attention à ne pas la blesser. Mme Pierrot est une assez bonne personne.

– Mais Mlle Temple est la meilleure, n'est-ce pas?

– Oh! Mlle Temple est très bonne; elle sait beaucoup; elle est supérieure aux autres maîtresses, parce qu'elle est plus instruite qu'elles toutes.

– Y a-t-il longtemps que vous demeurez à Lowood?

– Deux ans.

– Êtes-vous orpheline?

– Ma mère est morte.

– Êtes-vous heureuse ici?

– Vous me faites trop de questions; nous avons assez causé pour aujourd'hui, et je désirerais lire un peu.»

Mais, à ce moment, la cloche ayant sonné pour annoncer le dîner, tout le monde rentra.

Le parfum qui remplissait la salle à manger était à peine plus appétissant que celui du déjeuner. Le repas fut servi dans deux grands plats d'étain, d'où sortait une épaisse fumée, répandant l'odeur de graisse rance. Le dîner se composait de pommes de terre sans goût et de viande qui en avait trop, le tout cuit ensemble. Chaque élève reçut use portion assez abondante; je mangeai ce que je pus, tout en me demandant si je ferais tous les jours aussi maigre chère.

Après le dîner, nous passâmes dans la salle d'étude; les leçons recommencèrent et se prolongèrent jusqu'à cinq heures. Il n'y eut dans l'après-midi qu'un seul événement de quelque importance. La jeune fille avec laquelle j'aurais causé sous la galerie fût renvoyée d'une leçon d'histoire par Mlle Scatcherd, sans que je pusse en savoir la cause. On lui ordonna d'aller se placer au milieu de la salle d'étude. Cette punition me sembla bien humiliante, surtout à son âge; elle semblait avoir de treize à quatorze ans; je m'attendais à lui voir donner des signes de souffrance et de honte; mais, à ma grande surprise, elle ne pleura ni ne rougit; calme et grave, elle resta là, en butte à tous les regards. «Comment peut-elle supporter ceci avec tant de tranquillité et de fermeté? pensai-je; si j'étais à sa place, je souhaiterais de voir la terre m'engloutir.»

Mais elle semblait porter sa pensée au delà de son châtiment et de sa triste position. Elle ne paraissait point préoccupée de ce qui l'entourait. J'avais entendu parler de personnes qui rêvaient éveillées; je me demandais s'il n'en était pas ainsi pour elle: ses yeux étaient fixés sur la terre, mais ils ne la voyaient pas; son regard semblait plonger dans son propre coeur.

«Elle pense au passé, me dis-je, mais certes le présent n'est rien pour elle.»

Cette jeune fille était une énigme pour moi; je ne savais si elle était bonne ou mauvaise.

Lorsque cinq heures furent sonnées, on nous servit un nouveau repas, consistant en une tasse de café et un morceau de pain noir; je bus mon café et je dévorai mon pain; mais j'en aurais désiré davantage, j'avais encore faim. Vint ensuite une demi-heure de récréation, puis de nouveau l'étude; enfin, le verre d'eau, le morceau de gâteau d'avoine, la prière, et tout le monde alla se coucher.

C'est ainsi que se passa mon premier jour à Lowood.

CHAPITRE VI

Le jour suivant commença de la même manière que le premier; on se leva et on s'habilla à la lumière; mais ce matin-là nous fumes dispensés de la cérémonie du lavage, car l'eau était gelée dans les bassins. La veille au soir il y avait eu un changement de température; un vent du nord-est, soufflant toute la nuit à travers les crevasses de nos fenêtres, nous avait fait frissonner dans nos lits et avait glacé l'eau.

Avant que l'heure et demie destinée à la prière et à la lecture de la Bible fût écoulée, je me sentis presque morte de froid. Le déjeuner arriva enfin. Ma part me sembla bien petite, et j'en aurais volontiers accepté le double. Ce jour-là, je fus enrôlée dans la quatrième classe, et on me donna des devoirs à faire. Jusque-là je n'avais été que spectatrice à Lowood; j'allais devenir actrice. Comme j'étais peu habituée à apprendre par coeur, les leçons me semblèrent d'abord longues et difficiles; le passage continuel d'une étude à l'autre m'embrouillait: aussi ce fut une vraie joie pour moi lorsque, vers trois heures de l'après-midi, Mlle Smith me remit avec une bande de mousseline, longue de deux mètres, un dé et des aiguilles. Elle m'envoya dans un coin de la chambre, et m'ordonna d'ourler cette bande. Presque tout le monde cousait à cette heure, excepté toutefois quelques élèves qui lisaient tout haut, groupées autour de la chaise de Mlle Scatcherd. La classe était silencieuse, de sorte qu'il était facile d'entendre le sujet de la leçon, de remarquer la manière dont chaque enfant s'en tirait, et d'écouter les reproches ou les louanges adressées par la maîtresse.

On lisait l'histoire d'Angleterre. Parmi les lectrices se trouvait la jeune fille que j'avais rencontrée sous la galerie. Au commencement de la leçon, elle était sur les premiers rangs; mais pour quelque erreur de prononciation, ou pour ne s'être point arrêtée quand elle le devait, elle fut renvoyée au fond de la pièce. Mlle Scatcherd continua jusque dans cette place obscure à la rendre l'objet de ses incessantes observations; elle se tournait continuellement vers elle pour lui dire:

«Burns (car dans ces pensions de charité on appelle les enfants par leur nom de famille, comme cela se pratique dans les écoles de garçons), Burns, vous tenez votre pied de côté; remettez-le droit immédiatement… Burns, vous plissez votre menton de la manière la plus déplaisante; cessez tout de suite… Burns, je vous ai dit de tenir la tête droite; je ne veux pas vous voir devant moi dans une telle attitude.»

Lorsque le chapitre eut été lu deux fois, on ferma les livres et l'interrogation commença.

La leçon comprenait une partie du règne de Charles Ier; il y avait plusieurs questions sur le tonnage, l'impôt et le droit payé par les bateaux. La plupart des élèves étaient incapables de répondre; mais toutes les difficultés étaient immédiatement résolues, dès qu'elles arrivaient à Mlle Burns; elle semblait avoir retenu toute la leçon, et elle avait une réponse prête pour chaque question. Je m'attendais à voir Mlle Scatcherd louer son attention. Je l'entendis, au contraire, s'écrier tout à coup:

«Petite malpropre, vous n'avez pas nettoyé vos ongles ce matin.»

L'enfant ne répondit rien; je m'étonnai de son silence.

«Pourquoi, pensai-je, n'explique-t-elle pas qu'elle n'a pu laver ni ses ongles ni sa figure, parce que l'eau était gelée?»

Mais à ce moment mon attention fut détournée de ce sujet par Mlle Smith, qui me pria de lui tenir un écheveau de fil. Pendant qu'elle le dévidait, elle me parlait de temps en temps, me demandant si j'avais déjà été en pension, si je savais marquer, coudre, tricoter; jusqu'à ce qu'elle eût achevé, je ne pus donc pas continuer à examiner la conduite de Mlle Scatcherd. Quand je retournai à ma place, elle venait de donner un ordre dont je ne saisis pas bien l'importance; mais je vis Burns quitter immédiatement la salle, se diriger vers une petite chambre où l'on serrait les livres, et revenir au bout d'une minute, portant dans ses mains un paquet de verges liées ensemble.

Elle présenta avec respect ce fatal instrument à Mlle Scatcherd; puis alors elle détacha son sarrau tranquillement et sans en avoir reçu l'ordre. La maîtresse la frappa rudement sur les épaules. Pas une larme ne s'échappa des yeux de la jeune fille. J'avais cessé de coudre, car à ce spectacle mes doigts s'étaient mis à trembler et une colère impuissante s'était emparée de moi. Quant à Burns, pas un trait de sa figure pensive ne s'altéra, son expression resta la même.

«Petite endurcie, s'écria Mlle Scatcherd, rien ne peut-il donc vous corriger de votre désordre? Reportez ces verges!»

Burns obéit. Je la regardai furtivement au moment où elle sortit de la chambre: elle remettait son mouchoir dans sa poche, et une larme brillait sur ses joues amaigries.

La récréation du soir était l'heure la plus agréable de toute la journée. Le pain et le café donnés à cinq heures, sans apaiser la faim, ranimaient pourtant la vitalité. La longue contrainte cessait; la salle d'étude était plus chaude que le matin. On laissait le feu brûler activement pour suppléer à la chandelle, qui n'arrivait qu'un peu plus tard. La pâle lueur du foyer, le tumulte permis, le bruit confus de toutes les voix, tout enfin éveillait en nous une douce sensation de liberté.

Le soir de ce jour où j'avais vu Mlle Scatcherd battre son élève, je me promenais, comme d'ordinaire, au milieu des tables et des groupes joyeux, sans une seule compagne, et ne me trouvant pourtant point isolée. Quand je passais devant les fenêtres, je relevais de temps en temps les rideaux et je regardais au dehors. La neige tombait épaisse; il s'en était déjà amoncelé contre le mur. Approchant mon oreille de la fenêtre, je pus distinguer, malgré le bruit intérieur, le triste mugissement du vent. Il est probable que, si j'avais quitté une maison aimée, des parents bons pour moi, à cette heure j'aurais vivement regretté la séparation. Le vent aurait navré mon coeur; cet obscur chaos aurait troublé mon âme: mais dans la situation où j'étais, je ne trouvais dans toutes ces choses qu'une étrange excitation. Insouciante et fiévreuse, je souhaitais que le vent mugît plus fort, que la faible lueur qui m'environnait se changeât en obscurité, que le bruit confus devint une immense clameur.

Sautant par-dessus les bancs, rampant sous les tables, j'arrivai jusqu'au foyer et je m'agenouillai devant le garde-feu. Ici je trouvai Burns absorbée et silencieuse. Étrangère à ce qui se passait dans la salle, elle reportait toute son attention sur un livre qu'elle lisait à la clarté de la flamme.

«Est-ce encore Rasselas? demandai-je en me plaçant derrière elle.

– Oui, me répondit-elle, je l'ai tout à l'heure fini.»

Au bout de cinq minutes, elle ferma en effet le livre; j'en fus bien aise.

«Maintenant, pensai-je, elle voudra peut-être bien causer un peu avec moi.»

Je m'assis près d'elle sur le plancher.

«Quel est votre autre nom que Burns? demandai-je.

– Hélène.

– Venez-vous de loin?

– Je viens d'un pays tout au nord, près de l'Écosse.

– Y retournerez-vous?

– Je l'espère, mais personne n'est sûr de l'avenir.

– Vous devez désirer de quitter Lowood?

– Non; pourquoi le désirerais-je? J'ai été envoyée à Lowood pour mon instruction; à quoi me servirait de m'en aller avant de l'avoir achevée?

– Mais Mlle Scatcherd est si cruelle pour vous!

– Cruelle, pas le moins du monde; elle est sévère; elle déteste mes défauts.

– Si j'étais à votre place, je la détesterais bien elle-même; je lui résisterais; si elle me frappait avec des verges, je les lui arracherais des mains; je les lui briserais à la figure!

– Il est probable que non; mais si vous le faisiez, M. Brockelhurst vous chasserait de l'école, et ce serait un grand chagrin pour vos parents. Il vaut bien mieux supporter patiemment une douleur dont vous souffrez seule que de commettre un acte irréfléchi, dont les fâcheuses conséquences pèseraient sur toute votre famille; et d'ailleurs, la Bible nous ordonne de rendre le bien pour le mal.

– Mais il est dur d'être frappée, d'être envoyée au milieu d'une pièce remplie de monde, surtout à votre âge; je suis beaucoup plus jeune que vous, et je ne pourrais jamais le supporter.

– Et pourtant il serait de votre devoir de vous y résigner, si vous ne pouviez pas l'éviter; ce serait mal et lâche à vous de dire: «Je ne puis pas,» lorsque vous sauriez que cela est dans votre destinée.»

Je l'écoutais avec étonnement, je ne pouvais pas comprendre cette doctrine de résignation, et je pouvais encore moins accepter cette indulgence qu'elle montrait pour ceux qui la châtiaient. Je sentais qu'Hélène Burns considérait toute chose à la lumière d'une flamme invisible pour moi; je pensais qu'elle pouvait bien avoir raison et moi tort; mais je ne me sentais pas disposée à approfondir cette matière.

«Vous dites que vous avez des défauts, Hélène; quels sont-ils?

Vous me semblez bonne.

– Alors apprenez de moi à ne pas juger d'après l'apparence. Comme le dit Mlle Scatcherd, je suis très négligente; je mets rarement les choses en ordre et je ne les y laisse jamais; j'oublie les règles établies; je lis quand je devrais apprendre mes leçons; je n'ai aucune méthode; je dis quelquefois, comme vous, que je ne puis pas supporter d'être soumise à un règlement. Tout cela est très irritant pour Mlle Scatcherd, qui est naturellement propre et exacte.

– Et intraitable et cruelle,» ajoutai-je.

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