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Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome IV
Le Roi qui ne pouvoit pas savoir ce qui se passoit dans son cœur, ne croyoit pas être si avant dans ses bonnes grâces; il ne savoit pas que la vertu de la comtesse étoit le seul ennemi qu'il avoit à combattre; il ne songeoit qu'à s'en faire aimer, quoique cela fût fait depuis longtemps; mais la comtesse appliquoit tous ses soins à le lui cacher, et vivoit avec lui d'une manière extrêmement réservée. – «Ne me direz-vous jamais, Madame, lui dit un jour le Roi qui la pressoit plus qu'à l'ordinaire, de quelle manière je suis dans votre esprit? Est-ce comme ami ou comme ennemi? – On ne traite pas les ennemis de la manière qu'on vous traite, lui dit la comtesse d'un ton radouci. – Mais de quelle manière me traitez-vous? lui dit le Roi; puis-je être content de toutes ces marques extérieures de civilité qu'on rend à tout le monde? Traitez-moi, je vous prie, avec moins de respect, et rendez-moi un peu de cette tendresse dont mon cœur est rempli pour vous. – Je vous rends, dit-elle, ce que je puis et ce que je dois, et je vous supplie de ne m'en demander pas davantage. – Votre pouvoir est bien petit à ce que je vois, lui dit cet amant; mais c'est votre rigueur qui le veut borner ainsi, et vous vous faites un devoir à votre mode, et qui s'accommode assez avec votre indifférence. – Je voudrois que cela fût, lui répliqua la comtesse. – Eh! qu'est-ce donc, lui dit le Roi, qui vous fait vivre avec moi d'une manière si réservée? – C'est que vous êtes le plus redoutable de tous les hommes, lui dit alors la comtesse, témoin ce que vous fîtes l'autre jour. – Il paroît bien, Madame, répliqua le Roi, que je ne le suis pas beaucoup, et que vous l'êtes bien davantage, puisque je n'ose vous attaquer que tout endormie, et encore est-ce en tremblant! mais que je me soucie peu que vous me croyiez redoutable! je ne songe qu'à me faire aimer, et non à me faire craindre. – L'un ne va jamais sans l'autre, dit la comtesse, et vous en savez plus que moi sur cette matière. – Eh! de quoi me sert toute ma science, dit alors le Roi, si je n'ai pas pu encore vous l'apprendre ni vous obliger à m'aimer? – Je voudrois employer la mienne à vous guérir et à vous mettre en repos, lui répliqua la comtesse. – Pour guérir, lui dit le Roi, cela n'arrivera jamais, et, pour me mettre en repos, il ne dépend que de vous. – Je vous ai déjà dit, Sire, lui répliqua la comtesse, que s'il ne falloit que ma vie, vous auriez ce que vous désirez; ne me reprochez donc plus que je suis insensible, et croyez que je suis plus à plaindre que vous ne pensez.»
Le Roi ne voulut pas la presser davantage de peur de l'irriter; et elle se contenta de lui parler d'une manière ambiguë, et qu'on pouvoit également appliquer ou aux sentiments tendres qu'elle avoit pour le Roi, ou à l'importunité que lui causoit son amour.
Le lendemain de cette conversation, le Roi voulut se donner le plaisir de la chasse, où un grand nombre de seigneurs et de dames devoient accompagner Sa Majesté. Ce prince, qui avoit toujours son amour en tête, communiqua un dessein qu'il avoit au duc de La Feuillade, qui devoit aussi l'accompagner, afin qu'il employât toute son adresse à le faire réussir. Le jour ne fut pas plus tôt venu que tout se disposa pour cette chasse. On ne pouvoit rien voir de plus beau que cet équipage; tout répondoit à l'ordre et à la magnificence du Roi. Les dames ressembloient à de jeunes amazones, et les messieurs s'étoient ajustés d'une manière qui avoit quelque chose de galant et de guerrier. Le Roi surtout se distinguoit par dessus tous les autres, et, avec cette mine fière et cet équipage de chasseur, on l'auroit pris pour un Mars ou pour un Apollon. Il avoit toujours les yeux sur sa maîtresse, et il pensoit bien moins aux bêtes qu'on alloit courre, qu'au cœur qu'il avoit dessein de surprendre. On ne fut pas longtemps dans la forêt, que les chiens lancèrent divers cerfs, et plusieurs autres bêtes fauves; les uns se mirent à piquer18 après les chiens, et les autres à se poster en divers endroits, pour voir passer la bête.
Comme je n'ai pas dessein de décrire cette chasse, je dirai seulement qu'il se fit tant de courses, tant de tours à droite et à gauche dans ces vastes forêts de Fontainebleau, que la plupart de ceux qui formoient cette partie de chasse furent dispersés en divers endroits. Le Roi ne perdoit jamais de vue la comtesse, qu'il regardoit déjà comme sa proie, et le duc de La Feuillade, qui conduisoit toute cette affaire, la fit réussir selon les désirs du Roi. Il le fit avec tant d'adresse, en plaçant les chasseurs dans de certains postes, et les dames en d'autres, sous prétexte de donner à tous le plaisir de cette agréable chasse, que le Roi se trouva, je ne sais comment, tout seul avec la comtesse, dans le lieu le plus écarté du bois, sans qu'elle eût eu le temps de s'apercevoir que ses compagnes l'avoient abandonnée, et que tout le reste de cette illustre troupe couroit, ou plutôt voloit avec une ardeur incroyable.
Qui pourroit décrire son étonnement de se trouver seule avec le Roi dans un lieu désert et solitaire; ne voyant personne pour venir à son secours, et n'ayant plus ni le son du cor, ni l'aboiement des chiens, ni les cris des chasseurs? Le lieu où ils se trouvèrent étoit un vallon couvert de deux petites montagnes, ombragé d'un grand nombre d'arbres à haute futaie, au pied desquels couloit un ruisseau, dont le murmure faisoit un bruit agréable. Cette situation fut cause qu'on perdit de vue tous les chasseurs, et qu'on n'entendit plus ce bruit qui accompagne ordinairement la chasse. Enfin il sembloit que Vénus et Diane s'étoient donné le mot pour faire venir en ce lieu nos deux amants.
Toutes choses sembloient conspirer au bonheur du Roi, et il croyoit de toucher à ce moment heureux après lequel il avoit tant soupiré, lorsqu'il remarqua un changement considérable sur le visage de la comtesse. Cette pauvre dame blêmit, trembla, et fut saisie d'une sueur froide, comme si elle alloit rendre l'âme. Le Roi lui demanda si elle se trouvoit mal, et elle lui ayant répondu que non, il comprit d'abord quelle étoit la cause de ce changement. C'étoit comme une innocente colombe qui se voit déjà entre les griffes d'un vautour. Elle fit pourtant tout ce qu'elle put pour se remettre, pour ne donner pas à penser au Roi qu'elle se défioit de lui, et qu'elle ne se croyoit pas en sûreté. Elle fit donc un effort sur elle-même, et, après avoir loué la beauté du lieu, elle dit qu'elle étoit surprise de ne voir personne, et que, si Sa Majesté le trouvoit bon, ils monteroient sur une de ces collines, pour découvrir de quel côté pouvoient être les chasseurs. – «N'en soyez point en peine, Madame, lui dit le Roi, nous les trouverons assez; délassons-nous cependant, et puisque vous trouvez ce lieu agréable, nous ferons bien d'en considérer les beautés.»
En disant cela, il descendit promptement de cheval, et voulut aider la comtesse pour en faire de même, à quoi elle s'opposa autant qu'elle put, disant que ce n'étoit point la peine, et qu'elle verroit plus commodément tous les lieux que le Roi vouloit lui faire voir, que si elle étoit obligée de marcher. – «Eh! bien, nous nous reposerons, et nous ferons reposer nos chevaux, dit le Roi.» Enfin il la pressa si fort de descendre de cheval, qu'elle ne put plus s'en défendre; le Roi la prit entre ses bras, et il ne pouvoit contenir sa joie, d'avoir en son pouvoir ce qu'il aimoit le plus dans le monde.
Après avoir attaché lui-même les chevaux à un arbre, il prit la comtesse par la main, et la fit asseoir sur un gazon extrêmement vert, tel que les poètes nous le décrivent dans leurs fables, et qui sembloit n'avoir jamais été foulé par les hommes, tant il étoit beau et riant. – «Avouez, Madame, lui dit le Roi, que c'est un lieu bien charmant. – Je le trouve comme vous, répliqua la comtesse, mais il y a quelque chose de trop sombre et même d'affreux; cela vient sans doute de ce qu'il est si peu habité. – Et quelle habitation plus belle, peut-on lui souhaiter, dit alors le Roi, que celle de votre charmante personne? Il suffit que vous y êtes pour rendre ce lieu le plus beau qui soit dans l'univers; et pour moi, je renoncerois de bon cœur à toute la magnificence de ma cour pour y passer toute ma vie auprès de vous.»
En disant cela, il prit une de ses belles mains qu'il serra passionnément, et qu'il baisa plusieurs fois avec une tendresse extrême. La comtesse n'eut pas la force de retirer sa main, soit que la crainte se fût emparée de son cœur, soit qu'aimant véritablement le Roi, elle ne crût pas lui devoir refuser cette petite faveur. Ce prince amoureux, qui n'avoit pas dessein d'en demeurer là, et qui vouloit pousser plus loin sa conquête, ne songea qu'à gagner toujours du terrain; il mit sa main sur la gorge de la comtesse, et essaya de lui prendre quelques baisers; mais elle le repoussa et lui dit d'un ton sévère: – «N'étoit-ce que pour cela que vous m'arrêtiez ici? Je vous prie, Sire, remontons à cheval, et tâchons de rejoindre notre compagnie. – Et où voulez-vous aller, Madame? lui dit le Roi. Nous ne savons pas la route qu'ils ont prise; au lieu d'aller où ils sont, nous prendrons peut-être un lieu opposé; le plus sûr est de les attendre ici, et nous les verrons bientôt paroître par quelque endroit. – Mais que dira-t-on de vous et de moi, lui dit la comtesse, quand on saura que nous avons été tous deux ensemble dans ce lieu désert, l'espace d'une heure? – Eh! il n'y a qu'un moment que nous y sommes, lui dit cet amant passionné; il paroît bien que vous ne vous plaisez guère avec moi. Et quand nous y serions deux heures entières, que craignez-vous? la réputation de votre vertu vous met à couvert de tout. Ne craignez rien, Madame, ne craignez rien de ce côté-là; donnons-nous entiers à l'amour; tout nous y convie; personne ne nous voit ici, et vous voyez un prince à vos pieds, prêt à expirer par la violence de sa passion, si vous n'avez pitié de ses maux. – Ce n'est pas pourtant ce que vous m'aviez promis, dit la comtesse, que vous n'attenteriez jamais rien contre mon devoir. – Ah! cruelle, lui dit le Roi, que vous connoissez peu les lois de l'amour? Est-ce à un esclave à tenir ses promesses? Je ne suis plus à moi, je suis tout à vous, ma chère comtesse; je me sens entraîné par une force irrésistible; je ne suis plus maître de mes mouvements; je ne puis que vous aimer, je ne puis que vous le dire, et je me sens mourir si vous ne prenez pitié d'un malheureux.»
Le Roi accompagna ces paroles de plusieurs soupirs et de quelques larmes, qui attendrirent le cœur de la comtesse. Elle aimoit ce prince; mais elle ne pouvoit jamais se résoudre à lui abandonner ce qu'elle avoit de plus cher au monde. – «Si un amour réciproque vous peut contenter, lui dit cette sage comtesse, je vous ferai, Sire, une déclaration que je ne vous ai jamais faite, et que rien ne seroit capable de m'arracher, si elle n'étoit sincère; je vous aime, mon cher prince, car je puis bien vous nommer ainsi, avec toute l'ardeur et toute la tendresse dont une femme comme moi peut être capable; oui, je vous aime autant qu'on peut aimer; mais je ne puis renoncer pour vous à l'honneur, à la vertu, ni à aucune chose qui me puisse faire perdre votre estime.»
Ces paroles de la comtesse ne firent qu'enflammer davantage le cœur du Roi. Il venoit d'entendre de la bouche de sa maîtresse, qu'il en étoit tendrement aimé; il n'est rien de si doux pour un amant passionné, et ce prince ne pouvoit pas contenir sa joie. – «Mais seroit-il bien vrai que vous m'aimassiez, dit-il à sa charmante comtesse, et que vous m'en donniez si peu de marques! Non, quoique vous en veuilliez dire, vous n'avez jamais senti les traits de l'amour. – Hélas! si je ne vous aimois, lui répondit-elle avec un air languissant, je ne vous souffrirois pas comme je vous souffre. – Eh! croyez-vous, Madame, lui dit le Roi, qu'un cœur qui vous aime se puisse contenter de si peu de chose? Ah! que vous aimez foiblement si vous en jugez ainsi!»
Alors ce prince, devenu plus hardi par la déclaration que la comtesse venoit de lui faire, attacha sa bouche contre la sienne, et lui donna un baiser dont elle ne put jamais se défendre; elle se laissoit entraîner par un si doux charme; l'honneur ne battoit déjà que d'une aile; l'amour commençoit d'avoir le dessus, et le Roi, profitant d'un temps si précieux à l'amour, alloit se mettre en possession d'un bien qui lui étoit plus cher alors que sa couronne, lorsque la comtesse, revenant comme d'un profond assoupissement, et voyant qu'elle ne pouvoit plus résister au Roi, fit semblant de consentir à tous ses désirs, et le pria seulement de changer de place, disant qu'elle étoit incommodée dans cette assiette.
Le Roi, qui voyoit qu'en procurant le plaisir de la comtesse, il ne feroit qu'augmenter le sien, consentit sans peine à tout ce qu'elle voulut. Ils changèrent d'abord de place, et la comtesse, prenant son temps, saisit l'épée du Roi, qu'elle tira du fourreau, et recula trois ou quatre pas en arrière. Le Roi qui crut qu'elle vouloit s'en servir contre lui, s'alla jeter à ses pieds, et lui dit: – «Madame, si vous demandez ma mort, me voici prêt à la recevoir de votre main. – Non, Sire, lui dit la comtesse, ce n'est pas votre mort que je demande; ma main ne vous fera jamais aucun mal, vous n'êtes point coupable. Mais c'est moi, c'est moi que je veux punir de la foiblesse où je suis tombée par mon malheur.»
En disant cela, elle alloit tourner la pointe de l'épée contre son estomac, si le Roi ne l'eût empêchée. – «Qu'allez-vous faire, dit-il, trop vertueuse comtesse? vous n'avez rien à vous reprocher; eh! pourquoi voulez-vous vous punir d'un crime que vous n'avez point commis? – Il est vrai, dit-elle, mais c'est pour m'empêcher de le commettre.»
Le Roi touché du triste état où il la voyoit, promit de ne la presser plus; et en effet elle étoit plus propre alors à inspirer la compassion que l'amour, et l'on voyoit dans ses yeux et sur son visage toutes les marques d'un véritable désespoir. De sorte que le Roi, qui l'aimoit plus que sa propre vie, et qui craignoit pour elle quelque chose de funeste, lui redemanda son épée, la fit remonter à cheval, et, après y être monté lui-même, ils sortirent de ce vallon, montèrent sur une des deux collines, et découvrirent de loin leurs chasseurs qui venoient de forcer un cerf. Ils étoient assez en peine de savoir où pouvoit être le Roi, et il n'y avoit que le duc de La Feuillade qui s'imaginât ce qui en étoit. Il ne les eut pas plus tôt joints, qu'il leur dit qu'il s'étoit posté à un endroit avec la comtesse, où il croyoit voir passer la bête, mais qu'il n'avoit pas eu tout le plaisir qu'il s'étoit promis, ni la comtesse non plus, avec laquelle il avoit espéré de le partager. Il n'y eut que le duc de La Feuillade, qui savoit l'amour du Roi, qui comprit le sens caché de ces paroles. Et la comtesse, qui vouloit bien qu'on l'entendît de la chasse, prit incontinent la parole et dit qu'elle ne s'étoit jamais tant ennuyée. – «Vous ne devez vous en prendre qu'à moi, lui dit ce prince, car c'est moi qui vous ai conseillé de prendre ce méchant poste. – Je ne m'en prends, dit-elle, qu'à ma mauvaise fortune, ou à cette maudite bête, qui n'a pas voulu passer devant nous, et qui fuit, je crois, devant Votre Majesté, comme tous vos autres ennemis.»
Quoiqu'elle n'eût pas grande envie de plaisanter, elle fit pourtant un effort sur elle-même, pour cacher le désordre de son cœur, qui étoit encore tout troublé de ce qui venoit de lui arriver. Ce fut ainsi que se passa cette chasse, où le Roi n'obtint pas tout ce qu'il auroit voulu, mais où il reconnut pourtant qu'il étoit plus aimé qu'il ne s'étoit imaginé. Il ne pouvoit comprendre qu'une femme qui l'aimoit si tendrement, qui l'avoit dit à lui-même, et qui en avoit donné des marques plus certaines encore que ses paroles, pût se refuser un plaisir qui est le tribut ordinaire de l'amour, et la fin que tous les amants se proposent. Cela le passoit, et il étoit si peu accoutumé à voir de semblables prodiges de vertu, qu'il ne pouvoit se lasser d'admirer celle de la comtesse, quoique ce fût cette vertu qui seule étoit contraire à son amour et s'opposoit à tous ses désirs.
Ce fut aussi environ en ce temps-là que le Roi dit ces paroles, que j'ai rapportées au commencement de cette Histoire, «qu'il n'y avoit que deux femmes à la Cour qui fussent véritablement chastes, et pour lesquelles il feroit serment qu'elles étoient fidèles à leurs maris.» C'étoit la Reine, comme j'ai dit, et la comtesse de L… qu'il venoit de mettre à une si grande épreuve.
Cependant cette vertu, dont le Roi n'étoit que trop persuadé, ne fut pas capable de refroidir son amour. S'il n'en eût pas été aimé, peut-être qu'il auroit abandonné le dessein de cette conquête, qu'il auroit regardée comme une chose impossible, ayant à combattre ces deux redoutables ennemis, l'honneur et l'aversion de sa maîtresse. Mais, ayant l'amour de son côté, il se flatta toujours de quelque espérance. Il avoit vu cet honneur presqu'aux abois, et, sans ce moment fatal qui fit faire quelque réflexion à la comtesse, il alloit être le plus heureux de tous les amants. Enfin, on peut dire que l'amour du Roi augmentoit par toutes ces difficultés, et que la gloire et l'ambition, dont il est si fort touché, s'y mêloient en quelque sorte. Il se faisoit une espèce d'honneur de triompher de la plus vertueuse dame de son siècle; il se figuroit mille secrètes douceurs qu'il n'avoit jamais goûtées avec ses autres maîtresses, et il se promettoit des plaisirs infinis dans une jouissance qui lui auroit tant coûté.
Cela fait bien voir que les plaisirs des amants ne sont que dans l'imagination, et que, selon que cette imagination agit, ces plaisirs sont plus ou moins grands; et comme cette faculté de notre âme supplée au défaut des sens, pour grossir les objets que les sens n'aperçoivent pas, celle du Roi pouvoit agir dans toute son étendue par l'extrême sévérité de sa maîtresse, et son imagination, lui représentant des plaisirs que ses sens n'avoient jamais goûtés avec elle, les lui figuroit beaucoup plus grands; et tout cela, comme j'ai dit, le rendoit plus amoureux.
En ce temps-là, le Roi et la comtesse tombèrent malades presque en même temps19. Le Roi fut attaqué d'une grosse fièvre, qui lui fut causée par sa passion, et par la grande agitation qu'il s'étoit donnée le jour de cette chasse; et la comtesse, de la frayeur qu'elle avoit eue, du chagrin qu'elle avoit de s'être sitôt déclarée, et fâchée de sentir dans son cœur une passion qui alloit contre son devoir. Toutes ces choses jointes ensemble la firent tomber dans une maladie de langueur, qu'on craignoit dégénérer en phthisie. La fièvre du Roi redoubla quand il sut que la comtesse étoit malade. Et la comtesse, qui ne pouvoit haïr le Roi, devint encore plus triste et plus abattue, dès qu'elle apprit l'état de ce prince, dont la vie étoit en grand danger. Il ne se passoit point de jour, que le Roi ne s'informât de la santé de la comtesse, et cet empressement que le Roi faisoit paroître, fit ouvrir les yeux à quelques-uns, et leur fit soupçonner avec raison qu'il avoit des sentiments tendres pour cette dame.
La Montespan qui venoit de prendre les eaux de Bourbon20, et qui n'avoit pas vu le Roi depuis quelque temps, fut la première à s'en apercevoir; et comme elle croyoit alors posséder seule le cœur du Roi, car La Vallière avoit renoncé au monde, elle ne pouvoit pas se consoler qu'une autre le lui voulût disputer. Mais ce qui la fâchoit plus que tout, c'est que l'intérêt que le Roi témoignoit prendre à la santé de Madame de L… ne lui faisoit que trop connoître qu'il en étoit véritablement amoureux. Ce fut alors que toute sa jalousie se réveilla, et qu'elle chercha mille moyens pour traverser ce nouvel engagement, pour ruiner sa rivale, et pour la détruire dans l'esprit du Roi ou dans celui de son mari, ou pour faire tous les deux ensemble; mais elle ne fit ni l'un ni l'autre.
La première chose qu'elle fit, fut de tâcher de découvrir où elle en étoit avec le Roi. Elle en fut bientôt instruite par un cas fortuit, qui lui fit tomber entre les mains la réponse que la comtesse avoit faite à son billet. Comme la Montespan avoit la liberté d'entrer à toutes les heures du jour dans la chambre de ce prince, elle y fut un jour qu'il reposoit, et comme cet amant pensoit toujours à sa nouvelle maîtresse, il ne pouvoit se lasser de lire le billet qu'elle lui avoit écrit, quoiqu'il ne fût pas aussi tendre qu'il l'auroit bien souhaité. Le jour que la Montespan trouva le Roi qui dormoit, il avoit tenu ce billet entre ses mains, et le sommeil l'ayant saisi, il l'avoit laissé tomber à la ruelle de son lit.
Dès qu'elle vit ce papier par terre, elle le prit pour voir ce qu'il contenoit, et elle comprit d'abord que le Roi aimoit la comtesse avec toute l'ardeur d'un amant, et qu'il n'avoit encore obtenu d'elle aucune faveur considérable. Elle se contenta d'avoir satisfait sa curiosité, et, remettant le billet où elle l'avoit trouvé, elle sortit tout doucement de la chambre pour n'interrompre pas le sommeil du Roi, et alla penser aux moyens de ruiner une passion qui, selon toutes les apparences, lui devoit faire perdre son grand crédit et les bonnes grâces du Roi. Elle fit savoir au comte, par des voies indirectes, que sa femme recevoit des lettres d'un amant qui n'étoit pas à mépriser, et qu'elle, à son tour, lui en écrivoit de fort tendres.
Le comte méprisa d'abord cet avis, et, pour faire voir le peu de cas qu'il en faisoit, il voulut le dire à sa femme, et s'en divertir avec elle. – «Savez-vous, Madame, lui dit-il, qu'on me donne un rival, et un rival qui n'est pas à mépriser?» La comtesse, qui ne comprit pas d'abord ce qu'il vouloit dire, lui demanda s'il avoit quelque nouvelle maîtresse. – «Ce n'est point cela, lui dit son mari, c'est vous-même qui avez fait un amant.» La comtesse rougit un peu, et le comte attribua cette rougeur à la pudeur de sa femme. – «Et quel est cet amant, dit-elle, qu'on me donne? – On ne me l'a pas nommé, lui dit le comte, mais on dit que c'est un amant aimé, qui vous a souvent écrit, et à qui vous répondez d'une manière fort tendre; je ne vous croyois pas si secrète dans vos amours. – Elles sont si secrètes, lui dit la comtesse, que je n'en sais rien moi-même, et je vous promets que dès que cet amant paroîtra, vous en serez averti. Mais, toute raillerie à part, ajouta-t-elle, est-il bien vrai qu'on vous a fait un pareil rapport? – Il est aussi vrai, lui dit le comte, comme il est vrai que je n'en crois rien.»
Cela remit entièrement l'esprit de sa femme, qui s'étoit un peu alarmée; et dès aussitôt que son mari l'eut quittée, elle brûla le billet qu'elle avoit reçu du Roi, qui étoit la seule chose qui pouvoit la convaincre de ce qu'on avoit tâché de faire croire au comte son époux; et pour la réponse qu'elle avoit faite à ce prince, elle étoit conçue avec tant de retenue et tant de sagesse, qu'elle ne craignoit pas que son mari pût lui en faire une affaire. Ainsi l'esprit jaloux de la Montespan n'avança rien de ce côté-là pour perdre sa rivale dans l'esprit de son mari.
Elle attendoit que la santé du Roi fût un peu rétablie pour faire jouer d'autres ressorts, qui pussent le dégoûter de l'amour de la comtesse. Comme les maladies violentes ne sont pas de longue durée, celle du Roi, qui étoit une fièvre ardente, le quitta après le huitième jour. La Montespan le voyant déjà remis, et qu'il n'y avoit rien à craindre pour sa santé, fit ses visites plus longues, et ne songea qu'à divertir ce monarque, en lui apprenant tous les jours quelque nouvelle galanterie. – «Eh! vous ne me dites rien de la comtesse de L… dit le Roi à la Montespan, d'un air qui marquoit qu'il prenoit beaucoup de part à ce qui la regardoit. Est-ce qu'elle est sans intrigue? Est-ce qu'elle manque de charmes? Est-ce enfin, comme on me l'a assuré, qu'elle est aussi austère qu'une carmélite, et que sa vertu fait trembler tous ceux qui osent l'approcher?»
La Montespan, qui attendoit à toute heure une semblable question de la bouche du Roi, fut bien aise de le satisfaire là-dessus, ou, pour mieux dire, de se satisfaire elle-même, en disant des choses de cette comtesse, qui pourroient empêcher le Roi de penser plus à elle. – «Sire, lui dit la Montespan, en affectant un air ingénu, ceux qui la connoîtront bien ne se feront pas une grande violence de renoncer à cette conquête, et ce ne sera pas sa vertu qui les en rebutera. – On dit pourtant, répliqua le Roi, que jamais femme n'a été plus sévère que celle-là. – Je ne sais pas, dit la Montespan, qui se plaint de sa sévérité; mais je sais bien que la maxime des fausses prudes, qui ne peuvent pas avoir des amants, est d'affecter une vertu austère, afin qu'on ne dise pas d'elles dans le monde que c'est faute d'appas qu'on les laisse là; mais c'est qu'elles sont plus chastes que tout le reste des femmes. – Ce que vous dites là, reprit le Roi, est bon pour celles qui sont sur le retour de l'âge, ou qui manquent de beauté, mais cela ne se peut pas dire de la comtesse; elle est jeune et belle, elle a l'esprit brillant et poli, et il y a peu de femmes à la Cour qui aient autant de charmes qu'elle. – Je conviens de ce que vous dites, répondit la Montespan, mais Votre Majesté me permettra de lui dire que c'est une belle pomme qui est gâtée au dedans. – Expliquez-vous, je vous prie, dit le Roi; est-ce qu'elle a des défauts cachés? – Je ne les ai pas vus, reprit-elle; mais il y a une femme qui la sert depuis longtemps qui a dit à l'une des miennes que sa maîtresse avoit des ulcères en divers endroits de son corps; qu'il n'y avoit qu'elle seule, qui les lui pansoit, et son mari, qui le sussent; et que lui-même en étoit si fort dégoûté, que la plupart du temps il ne couchoit pas avec elle. – Je suis surpris, repartit le Roi, de ce que vous m'apprenez. Cependant la comtesse a un embonpoint le plus frais et le plus beau du monde, et un teint des plus unis. – Et c'est cela même, dit la Montespan, qui produit cet embonpoint que vous dites; au moins c'est ce que j'entends dire tous les jours aux médecins, que toutes les mauvaises humeurs se jettent sur ces endroits, et que c'est pour cela que tout le reste du corps est si net et si poli. – Mais cela l'empêcheroit-il d'avoir des amants? dit alors le Roi. Peuvent-ils deviner une chose qui ne paroît pas du tout? – Je ne vous ai pas dit, Sire, répliqua la Montespan, que c'étoit cette raison qui éloignoit les amants. Mais j'ai dit à Votre Majesté, si elle y a pris garde, que c'est ce défaut, qui n'est que trop connu d'elle-même, qui lui fait fuir souvent le grand monde et lui fait aimer la retraite. Que lui serviroit après tout, ajouta-t-elle, de faire des amants qu'elle n'oseroit rendre heureux, quelque envie qu'elle en eût? ou si elle en venoit jusque-là, elle est assurée qu'ils se dégoûteroient d'abord, et qu'elle les perdroit de la manière la plus honteuse pour des personnes de notre sexe. – Elle fera donc bien de s'en tenir, dit le Roi, à ce qu'on appelle la petite oie21, et de ne laisser prendre à ses amants que le dehors de la place. – Cela seroit bon, dit la Montespan, si on pouvoit s'en tenir là; mais vous savez, Sire, qu'en amour, on va plus loin qu'on ne pense.»