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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1
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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1

Язык: Французский
Год издания: 2017
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D'ailleurs je suis arrivé trop tôt; ma traduction ne s'imprime que lentement. Si j'avais pu disposer de quelques exemplaires, ils m'auraient peut-être ouvert des portes.

Je n'ai pas vu M. de Lamartine, il est absent de Paris; j'ignore l'époque de son retour.

Un homme aimable aussi, c'est M. Reybaud; ce qui prouve en lui une vigueur d'intelligence remarquable, c'est qu'il est devenu économiste en se livrant à l'étude des réformateurs du XIXe siècle. Il en tenait aussi quand il commença son ouvrage, mais son bon sens a triomphé.

Je suis en peine de savoir si M. Guizot t'a écrit. Il est à craindre que ses nombreuses préoccupations ne l'empêchent de lire ta brochure. S'il n'était qu'homme de lettres, certainement il te répondrait; mais il est ministre et ministre dirigeant. En tout cas, s'il arrive quelque chose de ce côté, ne manque pas de m'en faire part.

Je me suis un peu occupé d'affaires publiques, je veux dire départementales. Ce serait trop long à raconter. Mais je crois que l'Adour, c'est-à-dire le bas Adour, de Hourquet au Gave, obtiendra 1,500,000 fr. Le hasard m'a placé de manière à y donner un petit coup d'épaule: ce sera toujours quelque chose si les bateaux à vapeur arrivent jusqu'à Pontons. Quant à la partie comprise entre Mugron et Hourquet, c'est pitoyable de savoir à quoi son exclusion a tenu; mais que faire? Il n'y a qu'une chose dont le public ne veut pas s'occuper, c'est des affaires publiques.

Je ne sais si j'écrirai aujourd'hui à ma tante, en tout cas fais-lui dire que nous nous portons tous bien ici. Adieu, mon cher Félix, mes souvenirs à ta sœur.

Paris, le 5 juin 1845.

Mon cher Félix, une occasion se présente pour Bordeaux, et je ne veux pas la laisser partir sans répondre quelques mots à ta lettre. Pardonne-moi si j'abrége beaucoup, j'ai honte de dire que je suis occupé, car les jours se passent sans que je les utilise. C'est une chose qu'on ne peut s'expliquer qu'ici. D'ailleurs nous causerons bientôt de tout ce qui nous intéresse tant, et qui n'intéresse guère que nous.

Tu ne m'accuses pas réception de la lettre de Dunoyer, je pense que tu ne l'as reçue qu'après le départ de Calon. Tu as vu son opinion sur ta brochure, il me tarde bien de savoir celle de M. Guizot, – s'il te la communique, – car on assure que les hommes du pouvoir ne s'occupent absolument que de le conserver. Je ne l'ai pas encore communiquée à M. Say, il est à la campagne, je ne le verrai que vendredi. C'est un homme charmant et celui que je préfère; je dois dîner avec lui chez Dunoyer, et le 10 chez Véfour au banquet des Économistes. On doit y agiter la question d'inviter le gouvernement (toujours le gouvernement!) à instituer des chaires d'économie politique. J'ai été chargé de préparer là-dessus quelques idées, c'est un sujet qui me plairait; mais je me bornerai à ruminer mon opinion, parce que, là comme ailleurs, il y a des amours-propres et des possesseurs qu'il faut ménager. Quant à une association qui me plairait bien mieux, j'attendrai pour en parler que ma traduction ait paru, parce qu'elle pourra y préparer les esprits. Mais, pour s'associer, il faut un principe reconnu; et je crains bien qu'il ne nous fasse défaut. Je n'ai jamais vu tant de peur de l'absolu, comme si nous ne devions pas laisser à nos adversaires le soin de modérer au besoin notre marche.

À Mugron, je t'expliquerai les raisons qui ne permettent pas de modifier le journal. Au reste, la presse parisienne est maintenant fondée sur les annonces et constituée, sous le rapport financier, sur des bases telles que rien de nouveau n'est possible. Dès lors, il n'y a que l'association et les sacrifices qu'elle seule peut faire qui puissent nous tirer de cette impasse. – Je viens aux choses qui me sont personnelles et t'en parle ouvertement, comme à un ami de cœur, sans fausse modestie. Je crois que l'absence d'aveuglement est un trait qui nous est commun, et je ne crains pas que tu me trouves trop présomptueux.

Mon livre aura trente feuilles, il y en a vingt d'imprimées; tout sera prêt, j'espère, à la fin du mois. Je n'ai rien changé ou peu de chose à l'introduction que je t'ai lue. La moitié environ paraîtra dans le prochain numéro du Journal des Économistes. L'ignorance des affaires d'Angleterre est telle, même ici, que cet écrit doit, ce me semble, faire quelque impression sur les hommes studieux. Je t'en dirai franchement l'effet.

J'acquiers chaque jour la preuve que les précédents articles ont fait quelque effet. L'éditeur a reçu plusieurs demandes d'abonnement motivées, entre autres une lettre de Nevers qui disait: «Il nous est parvenu deux articles du Moniteur Industriel, qui réfute un article du Journal des Économistes, intitulé: Sophismes. Nous ne connaissons cet écrit que par les citations du Moniteur, mais cela nous suffit pour en avoir une haute opinion; veuillez nous l'envoyer et nous abonner.» Deux abonnements ont été demandés de Bordeaux. Mais ce qui me fait le plus de plaisir, c'est une conversation que j'ai eue avec M. Raoul Duval, conseiller à la cour de Reims, ville essentiellement prohibitionniste. Il m'a assuré qu'on avait lu à haute voix l'article des tarifs, et qu'à chaque instant les manufacturiers disaient: Mais c'est cela, c'est bien cela, voilà ce qui va nous arriver, il n'y a rien à répondre. Cette scène, mon cher Félix, me signale la route que je devrais suivre. Si je pouvais, je devrais maintenant étudier la situation réelle de nos industries protégées, au flambeau des principes, et pénétrer dans le domaine des faits. M. Guillaumin veut que je passe en revue une douzaine d'autres Sophismes pour les réunir et en faire, à ses frais, une brochure à bon marché qui pourra se répandre.

Il faut que ce soit toi, mon cher Félix, pour que je relate ces faits qui, du reste, me laissent aussi froid que si cela regardait un tiers. J'étais déjà fixé sur mes articles, et ton jugement me servait de garantie suffisante; seulement je me réjouis qu'il y ait encore quelques autres lecteurs, ce dont je désespérais.

Je te dirai que je suis à peu près décidé à aller toucher la main à Cobden, Fox et Thompson; la connaissance personnelle de ces hommes pourra nous être utile. J'ai quelque espoir qu'ils me donneront des documents; en tout cas, je ferai provision de quelques bons ouvrages, et, entre autres, de discours de Fox et Thompson sur d'autres sujets que la liberté commerciale. Si je restais à Paris, je sentirais le besoin de m'adonner à cette spécialité: ce serait bien assez pour mes faibles épaules. Mais, dans notre douce retraite, cela ne nous suffirait pas. D'ailleurs, l'économie paraît bien plus belle quand on l'embrasse dans son ensemble. C'est cet ensemble harmonieux que je voudrais pouvoir un jour saisir. Tu devrais bien t'occuper d'en montrer quelques traits.

Si mon petit traité, Sophismes économiques, réussit, nous pourrions le faire suivre d'un autre intitulé: Harmonies sociales. Il aurait la plus grande utilité, parce qu'il satisferait le penchant de notre époque à rechercher des organisations, des harmonies artificielles, en lui montrant la beauté, l'ordre et le principe progressif dans les harmonies naturelles et providentielles.

J'emporterai quelques ouvrages d'ici. Mon voyage aura du moins servi à nous donner des aliments, et à nous faire connaître un peu l'esprit du siècle.

Adieu, mon cher Félix. Je n'ai pas écrit aujourd'hui à ma tante, dis-lui que j'ai reçu sa lettre qui m'a fait bien plaisir, en ayant été privé longtemps.

16 juin 1845.

Mon cher Félix, je t'annonce que ma Ligue est imprimée; on est maintenant après l'introduction, et cela ne peut durer plus de huit jours. Il y a donc apparence qu'à la fin du mois, je serai libre de partir pour Londres, et que, le 15 juillet, j'aurai le plaisir de t'embrasser. Demain, je dîne chez Dunoyer avec toute notre secte, Dussard, Reybaud, Fix, Rossi, Say. Je ne fermerai ma lettre qu'après, au cas que j'aie quelque chose à te conter. Dimanche, on me fit une ouverture; peut-être en sera-t-il question demain. Il y a tant de pour et de contre que je ne saurai jamais me décider sans toi. C'est d'être le directeur du Journal des Économistes. Au point de vue pécuniaire, c'est une misérable affaire; il s'agit de cent louis par an, rédaction comprise. Mais tu comprendras facilement combien cette position doit aller à mes goûts. D'abord ce journal, bien dirigé, peut exercer sur la chambre, et par contre-coup sur la presse, une grande influence. Si l'économiste qui sera là établit sa réputation de supériorité dans sa spécialité, il est impossible qu'il ne se fasse pas quelque peu redouter des protectionnistes, des réformateurs, en un mot, des ignorants de toute espèce. Par la parole, je n'irai jamais bien loin, parce que je manque de confiance, de mémoire et de présence d'esprit; mais ma plume a assez de dialectique pour faire honte à certains de nos hommes d'État.

Ensuite, si je dirige le journal, cette direction finira par être exclusive, parce que je serai entouré de paresseux; et, autant que les actionnaires me le permettront, je parviendrai à lui donner une homogénéité qui lui manque.

Je serai en rapports naturels et nécessaires avec tous les hommes éminents, au moins dans la sphère de l'économie politique et des affaires financières et douanières; et en définitive je serai à leur égard l'organe de l'opinion publique, de l'opinion consciencieuse et éclairée. Il me semble qu'un pareil rôle peut s'agrandir indéfiniment, suivant la portée de celui qui l'occupe.

Quant au travail, il n'est pas de nature, comme le journalisme quotidien, à me détourner de continuer mes études. Enfin (ceci n'est qu'une perspective éloignée), le directeur du journal, s'il est à la hauteur de sa mission, peut avec avantage se mettre sur les rangs pour une chaire d'économie politique qui deviendrait vacante.

Voilà le pour. – Mais il faut quitter Mugron. Il faut me séparer de ceux que j'aime, il faut que je laisse ma pauvre tante s'acheminer vers la vieillesse dans la solitude, il faut que je mène ici une vie sévère, que je voie s'agiter les passions sans les partager; que j'aie sans cesse sous les yeux le spectacle des ambitions satisfaites sans permettre à ce sentiment de s'approcher de mon cœur; car toute notre force est dans nos principes, et dans la confiance que nous savons inspirer. Aussi ce n'est pas ce que je redoute. La simplicité des habitudes est loin de m'effrayer.

Le 18…

Je me suis retiré ce matin à une heure de chez Dunoyer; les convives étaient ceux que je t'ai nommés, plus M. de Tracy. À peine a-t-on effleuré l'économie politique; ces messieurs en font en amateurs. Pendant le dîner cependant, on a parlé quelque peu liberté de commerce. M. X… a dit que les Anglais jouaient la comédie. Il ne me convenait pas de relever ce mot; mais j'étais bien tenté de lui demander s'il croyait ou non au principe de la liberté. Car enfin, s'il y croit, pourquoi ne veut-il pas que les Anglais y croient? Parce qu'ils y ont intérêt? Je me rappelais ton argument: Si l'on formait une société de tempérance, faudrait-il la déprécier, parce que les hommes ont intérêt à être tempérants? Si je fais un sophisme sur ce sujet, j'y glisserai cette réfutation. Après dîner on m'a cloué à un whist: soirée perdue. Toute la rédaction du journal y était: Wolowski, Villermé, Blaise, Monjean, etc., etc. – Z… – autre déception, je le crains. Il s'est engoué d'agriculture, et partant d'idées prohibitives. Vraiment je vois les choses de près, et je sens que je pourrais faire du bien et payer ma dette à l'humanité.

Je reviens au journal. On ne m'a pas demandé de résolution actuelle, maintenant j'attendrai. J'en parle à ma tante, il faut voir ce qu'elle en pense. Elle me laisserait certainement suivre mon penchant, si elle voyait en même temps un avenir pécuniaire, et humainement parlant elle a raison, elle ne peut pas comprendre la portée de la position que je puis prendre. Si elle t'en parle, dis-moi l'effet que ma lettre aura produit. De mon côté je te dirai celui que va produire ma Ligue: la lira-t-on? J'en doute. On est ici accablé de lecture. Si je te disais que, sauf Dunoyer et Say, aucun de mes collaborateurs n'a lu Comte! Tu sais déjà que *** n'a pas lu Malthus. À dîner, Tracy a dit que la misère de l'Irlande infirmait la doctrine de Malthus!! J'ai entendu dire à quelqu'un qu'il y avait du bon dans le Traité de législation, et surtout dans le Traité de la propriété. Pauvre Comte! Say m'a conté sa triste histoire, la persécution et sa probité l'ont tué.

Il est bien entendu que tu ne souffleras pas un mot de ce que je te dis sur la direction du journal. Tu sens que cette nouvelle ferait un éclat inopportun.

Je crois t'avoir dit que l'éditeur de la Ligue va éditer aussi les Sophismes. Ce sera un petit livre à bon marché, mais le titre n'en est pas attrayant. J'en cherche un autre; aide-moi. Le petit livre de Mathieu de Dombasle était intitulé: Un rayon de bon sens, etc.

Comme je ne pourrai pas épuiser tous les sophismes en un petit volume, s'il se vend, j'en ferai un autre. Il serait bon que, de ton côté, tu en traitasses quelques-uns; je les intercalerais avec les miens, cela te ferait connaître au moins de mes confrères, et tu pourrais alors, si le cœur t'en disait, te faire éditer sans bourse délier, ce qui n'est pas une petite affaire.

Adieu, mon cher Félix, écris-moi.

Paris, le 3 juillet 1845 (11 heures du soir).

… Comme toi, mon cher Félix, j'envisage l'avenir avec effroi. Laisser ma tante, me séparer de ceux que j'aime, te laisser à Mugron seul, sans ami, sans livres, cela est affreux. Et, pour moi-même, je ne sais si des travaux solitaires, médités à loisir, discutés avec toi, ne vaudraient pas mieux. D'un autre côté, il est certain qu'il y a ici une place à conquérir, la seule que je pouvais ambitionner, la seule qui me convient et à qui je conviens. Il est maintenant certain que je puis avoir la direction du journal, et je ne doute pas qu'on ne m'accorde 6 fr. par abonnement. Il y a 500 abonnés, ce qui fait 3,000 fr. Ce n'est absolument rien, pécuniairement parlant; mais il faut bien croire qu'une forte direction imprimée au journal augmenterait sa clientèle; et si nous parvenions au chiffre 1,000, je serais satisfait. – Puis vient la perspective d'un cours; je ne sais si je t'ai dit qu'à notre dernier dîner, nous avions décidé qu'une démarche serait faite auprès du ministère pour qu'il fondât des chaires d'économie politique à la Faculté. MM. Guizot, Salvandy, Duchâtel se sont montrés favorables à ce projet. M. Guizot a dit: «Je suis si bien disposé, que c'est moi qui ai fondé la chaire qu'occupe M. Chevalier. Évidemment, nous faisons fausse route, et il est indispensable de répandre les saines doctrines économiques. Mais la grande difficulté, c'est le choix des personnes.» Sur cette réponse, MM. Say, Dussard, Daire et quelques autres m'ont assuré que, si on les consultait, ils me désigneraient. M. Dunoyer sera certainement pour moi. J'ai su que le ministre des finances avait été frappé de mon introduction, et lui-même m'a fait demander l'ouvrage. J'aurais donc bien des chances, sinon d'être appelé à la Faculté, du moins, si l'on y nommait Blanqui, Rossi ou Chevalier, de remplacer un de ces messieurs au Collége de France ou au Conservatoire. D'une manière ou d'une autre, je serais lancé, avec une existence assurée, et c'est tout ce qu'il me faut.

Mais quitter Mugron! mais quitter ma tante! mais ma poitrine! mais le cercle peu étendu de mes connaissances! enfin le long chapitre des objections… Oh! que n'ai-je dix ans de moins et une bonne santé! Du reste, tu comprends que cette perspective est encore éloignée; mais tu comprends aussi que la direction du journal mettrait bien des chances de mon côté. Donc; au lieu de donner deux sophismes, dans le prochain numéro, choisis parmi ceux d'un genre populaire et anecdotique, je sens l'opportunité de faire de la doctrine, et je vais consacrer la journée de demain à en refondre deux ou trois plus importants. Voilà pourquoi je ne puis t'écrire aussi longuement que je voudrais et me vois forcé de parler de moi au lieu de répondre à tes affectueuses lettres.

M. Say veut me confier tous les papiers de son père: il y a des choses assez curieuses. C'est d'ailleurs un témoignage de confiance qui m'a touché. Hippolyte Comte, le fils de Charles, me laissera aussi fouiller dans les notes de notre auteur favori, lequel est entièrement inconnu ici même… Mais je ne veux pas manquer à ce que je dois aux hommes qui m'accablent de preuves d'amitié.

Tu vois, cher Félix, que de motifs pour et contre: il faudra pourtant que je me décide bientôt. Oh! j'ai bien besoin de tes conseils, et surtout que tu me dises ce que pense ma pauvre tante.

Quoique je réponde à peine à tes lettres, il faut pourtant que je te dise que l'ouvrage de Simon est très-rare et très-cher; il n'y en a que quatre exemplaires, dont deux dans les bibliothèques publiques. Bossuet avait fait détruire toute l'édition.

Adieu, mon cher Félix, excuse la hâte avec laquelle j'écris.

Londres, juillet 1845.

Mon cher Félix, j'arrivai ici hier soir. Sachant combien tu t'intéresses à notre cause, et au rôle que le hasard m'y a donné, je te raconterai tout ce qui se passe, d'autant que je n'ai pas le temps de prendre des notes, et dès lors mes lettres me serviront plus tard à rappeler mes souvenirs, afin que de vive voix je puisse te donner plus de détails.

Après m'être installé à l'hôtel (à 10 sh. par jour), je me suis mis à écrire six lettres pour Cobden, Bright, Fox, Thompson, Wilson et le secrétaire qui m'envoie la Ligue. Puis j'ai écrit six dédicaces sur autant d'exemplaires de mon livre, et sur ce, je me suis mis au lit. Ce matin j'ai porté mes six exemplaires au bureau de la Ligue, avec prière de les remettre à qui de droit. L'on m'a dit que Cobden partait le jour même pour Manchester, et que probablement je le trouverais en train de faire ses préparatifs (les préparatifs d'un Anglais consistent à avaler un beefsteak et à fourrer deux chemises dans un sac). J'ai couru chez Cobden; je l'ai en effet rencontré, et nous avons causé pendant deux heures. Il comprend bien le français, le parle un peu, et d'ailleurs j'entends son anglais. Je lui ai exposé l'état des esprits en France, l'effet que j'attends de ce livre, etc., etc. Il m'a témoigné sa peine de quitter Londres, et je l'ai vu sur le point de renoncer à son voyage. Ensuite il m'a dit: La Ligue est une franc-maçonnerie, à cela près que tout est public. Voici une maison que nous avons louée pour recevoir nos amis pendant le Bazar, maintenant elle est vide, il faut vous y installer. – J'ai fait des façons. – Alors il a repris: Cela peut ne pas vous être agréable, mais c'est utile à la cause, parce que MM. Bright, Moore et autres ligueurs y passent leurs soirées, et il faut que vous soyez toujours au milieu d'eux. Cependant, comme dans la suite il a été décidé que j'irai le joindre à Manchester après-demain, je n'ai pas jugé à propos de déménager pour deux jours. Ensuite il m'a mené au Reform-Club, magnifique établissement, et m'a laissé à la bibliothèque pendant qu'il prenait le bain. Cela fait, il a écrit deux lettres, à Bright et à Moore, et je l'ai accompagné au rail-way. Le soir, je suis allé voir Bright, toujours au même hôtel, quoique ces messieurs ne l'habitent pas; l'accueil de Bright n'a pas tout à fait été aussi cordial. Je me suis aperçu qu'il n'approuvait pas que j'eusse mis le nom de Cobden sur le titre de mon livre; de plus, il parut surpris que je n'eusse rien traduit de M. Villiers; et quant à lui, sa part est petite, quoique assurément il en méritât une plus grande, car il est doué d'une éloquence entraînante. Cependant la conversation a arrangé tout cela. Obligé de parler lentement pour me faire comprendre, et traitant toujours des sujets qui me sont familiers, avec des hommes qui ont toutes nos idées, je me trouvais certainement dans les circonstances les plus favorables. Il m'a mené au parlement, où je suis resté jusqu'à présent, parce qu'on traitait une question qui embrasse l'éducation et la religion. Sorti à onze heures, je me suis mis à t'écrire. Demain, j'ai rendez-vous avec lui, et après-demain je vais voir Manchester et retrouver mon Cobden. Il doit faire mon logement et me laisser entre les mains de M. Ashworth, ce riche manufacturier qui a fait un si bon argument pour démontrer aux fermiers que l'exportation des objets manufacturés impliquait l'exportation des choses qui s'y sont incorporées, et que, par conséquent, la restriction du commerce leur retombait sur le nez. Ce brusque départ, je le crains, m'empêchera de voir Fox et Thompson jusqu'à mon retour, ainsi que Mill et Senior, pour qui j'ai des lettres.

Voilà ma première journée, fort en abrégé. Je vais donc pénétrer dans Manchester et Liverpool, dans des circonstances que peu de Français peuvent espérer. J'y serai un dimanche. Cobden me mènera chez les quakers, les wesleyens. Nous saurons enfin quelque chose; et quant aux fabriques, rien ne me sera caché. De plus, toutes les opérations de la Ligue me seront dévoilées. Il a été vaguement question d'une seconde édition de mon ouvrage sur une plus grande échelle. Nous verrons.

N'oublions pas Paris. Avant de le quitter, j'ai passé une heure avec Hippolyte, le fils de Charles Comte; il m'a montré tous les manuscrits de son père. Il y a deux ou trois cours faits à Genève, à Londres, à Paris; tout cela, sans doute, a servi au Traité de législation; mais quelle mine à mettre au jour!

Adieu, je te quitte. J'ai encore trois lettres à écrire à Paris, et nous sommes déjà à demain, car il est plus de minuit.

Bordeaux, le 19 février 1846.

Mon cher Félix, je t'avais promis de t'écrire les événements de Bordeaux. Je suis si interrompu par les visites, les assemblées et autres incidents fâcheux, que l'heure du courrier arrive toujours avant que j'aie pu réaliser ma promesse; d'ailleurs je n'ai pas grand'chose à te dire. Les choses se passent fort doucement. On a beaucoup pataugé dans les préliminaires d'une constitution. Enfin elle est sortie telle quelle de la discussion, et aujourd'hui elle est offerte à la sanction de soixante-dix à quatre-vingts membres fondateurs; le bureau définitif va être installé, avec le maire en tête pour président, et, dans deux ou trois jours, aura lieu une grande réunion pour ouvrir la souscription. On croit que Bordeaux ira à 100,000 fr. Il me tarde de le voir. Tu comprends que ce n'est qu'à partir d'aujourd'hui, de l'installation du bureau, qu'on peut s'occuper d'un plan, puisque c'est lui qui doit avoir l'initiative. Quel sera ce plan? Je l'ignore.

Quant à mon concours personnel, il se borne à assister aux séances, à faire quelques articles de journaux, à faire et recevoir des visites et à essuyer des objections économiques de toutes sortes. Il m'est bien démontré que l'état de l'instruction en ce genre ne suffit pas pour faire marcher l'institution, et je me retirerais sans espoir si je ne comptais un peu sur l'institution même pour éclairer ses propres membres.

J'ai trouvé ici mon pauvre Cobden tout à fait en vogue. Il y a un mois, il n'y en avait que deux exemplaires, celui que j'ai donné à Eugène et l'échantillon du libraire; aujourd'hui on le trouve partout. J'aurais honte, mon cher Félix, de te dire l'opinion qu'on s'est formée de l'auteur. Les uns supposent que je suis un savant du premier ordre; les autres, que j'ai passé ma vie en Angleterre à étudier les institutions et l'histoire de ce pays. Bref, je suis tout honteux de ma position, sachant fort bien distinguer ce qu'il y a de vrai et ce qu'il y a d'exagéré dans cette opinion du moment. Je ne sais si tu verras le Mémorial d'aujourd'hui (48); tu comprendras que je n'aurais pas pris ce ton, si je n'avais bien vu ce que je puis faire.

Il est à peu près résolu que, lorsque cette organisation sera en train, je me rendrai à Paris pour essayer de mettre en mouvement l'industrie parisienne, que je sais être bien disposée. Si cela réussit, je prévois une difficulté, c'est celle de décider les Bordelais à envoyer leur argent à Paris. Il est certain, cependant, que c'est le centre d'où tout doit partir; car, à dépense égale, la presse parisienne a dix fois plus d'influence que la presse départementale.

Quand tu m'écriras (que ce soit le plus tôt possible), dis-moi quelque chose de tes affaires.

Paris, le 22 mars 1846.

Mon cher Félix, j'espère que tu ne tarderas pas à me donner de tes nouvelles. Dieu veuille qu'un arrangement soit intervenu: je ne l'espère guère et le désire beaucoup. – Une fois délivré de cette pénible préoccupation, tu pourrais consacrer ton temps à des choses utiles, comme par exemple ton article du Mémorial, que je n'ai eu le temps que de lire très-rapidement, mais que je relirai demain chez mon oncle. Il est plein de vivacité et offre, sous des formes saisissantes, d'excellentes démonstrations. Lundi je le lirai à l'assemblée, qui sera assez nombreuse. Quand je me serai un peu mieux posé, je t'indiquerai le journal de Paris auquel il faudra t'adresser; mais alors il faudra, autant que possible, t'abstenir de parler de vins. Je viens de dire que nous avions une assemblée lundi. Le but est de constituer le bureau de l'association. Nous avons pour président le duc d'Harcourt qui a accepté avec une résolution qui m'a plu. Les autres membres seront MM. Say, Blanqui et Dunoyer. Mais ce dernier n'aimerait guère à se mettre en évidence, et je proposerai à sa place M. Anisson-Duperron, pair de France, qui m'a charmé en ce qu'il est ferme sur le principe. Pour trésorier, nous aurons le baron d'Eichthal, riche banquier. Enfin l'état-major se complétera d'un secrétaire, qui évidemment est appelé à supporter le poids de la besogne. Tu pressens peut-être que ces fonctions me sont destinées. Comme toujours j'hésite. Il m'en coûte de m'enchaîner ainsi à un travail ingrat et assidu. D'un autre côté, je sens bien que je puis être utile en m'occupant exclusivement de cette affaire. D'ici à lundi il faudra bien que ma détermination soit irrévocablement prise. Au reste, j'espère que les adhésions ne nous manqueront pas. Pairs, députés, banquiers, hommes de lettres viendront à nous en bon nombre, et même quelques fabricants considérables. Il me paraît évident qu'il s'est opéré un grand changement dans l'opinion, et le triomphe n'est peut-être pas aussi éloigné que nous le supposions d'abord.

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