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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1
Ici on voudrait beaucoup que je fusse nommé député; tu ne peux te figurer combien l'espèce de prophétie que contient mon introduction m'a donné de crédit. J'en suis confus et embarrassé, sentant fort bien que je suis au-dessous de ma réputation; mais il ne m'est permis de conserver aucun espoir, relativement à la députation, car ce qui se passe à Bordeaux et à Paris n'a que peu de retentissement à Saint-Sever. Et d'ailleurs, ce serait peut-être un motif de plus pour qu'on me tînt à l'écart. Cette chère Chalosse ne semble pas comprendre la portée de l'entreprise à laquelle j'ai consacré mes efforts; sans cela il est probable qu'elle voudrait s'y associer, en accroissant mon influence dans son intérêt. Je ne lui en veux pas; je l'aime et la servirai jusqu'au bout, quelle que soit son indifférence.
Aujourd'hui j'ai fait mon entrée à l'Institut, on y a discuté la question de l'enseignement. Des universitaires, Cousin en tête, ont accaparé la discussion. Je regrette bien d'avoir laissé à Mugron mon travail sur ce sujet, car je ne vois pas que personne l'envisage à notre point de vue.
Tâche de faire de temps en temps des articles pour entretenir à Bordeaux le feu sacré; plus tard on en fera sans doute une collection qui sera distribuée à grand nombre d'exemplaires. Dans la prochaine lettre que j'écrirai à ma tante, je mettrai un mot pour te dire ce qu'on a pensé de ton dernier article, à l'assemblée.
J'attends notre ami Daguerre pour être présenté à M. de Lamennais; j'espère le convertir au free-trade. M. de Lamartine a annoncé son adhésion, ainsi que le bon Béranger; on fera arriver aussi M. Berryer dès que l'association sera assez fortement constituée pour ne pouvoir pas être détournée par les passions politiques. De même pour Arago; tu vois que toutes les fortes intelligences de l'époque seront pour nous. On m'a assuré que M. de Broglie accepterait la présidence. J'avoue que je redoute un peu les allures diplomatiques qui doivent être dans ses habitudes. Sa présence ferait sans doute, dès l'abord, un effet prodigieux; mais il faut voir l'avenir et ne pas se laisser séduire par un éclat momentané.
Paris, le 18 avril 1846.Mon cher Félix, je suis entièrement privé de tes lettres, il est vrai que je suis moi-même bien négligent. Tu ne pourras pas croire que le temps me manque, et c'est pourtant la vérité; quand on est comme campé à Paris, la distribution des heures est si mauvaise qu'on n'arrive à rien.
Je ne te dirai pas grand'chose de moi, j'ai tant de personnes à voir que je ne vois personne; cela semble un paradoxe, et c'est la vérité. Je n'ai été qu'une fois chez Dunoyer, une fois chez Comte, une fois chez Mignet, et ainsi du reste. Je puis avoir des relations avec les journaux; la Patrie, le Courrier français, le Siècle et le National m'ont ouvert leurs colonnes. Je n'ai pas encore d'aboutissant aux Débats. M. Michel Chevalier m'a bien offert d'y faire admettre mes articles; mais je voudrais avoir entrée dans les bureaux pour éviter les coupures et les altérations.
L'association marche à pas de tortue, ce n'est que de dimanche en huit que je serai fixé, ce jour-là il y aura une réunion. Voici les noms de quelques-uns des membres: d'Harcourt, Pavée de Vendeuvre, amiral Grivel, Anisson-Duperron, Vincens Saint-Laurent, pairs.
Lamartine, Lafarelle, Bussières, Lherbette, de Corcelles et quelques autres députés14.
Michel Chevalier, Blanqui, Wolowski, Léon Faucher et autres économistes; d'Eichthal, Cheuvreux, Say et autres banquiers négociants.
La difficulté est de réunir ces personnages emportés par le tourbillon politique. Derrière, il y a des jeunes gens plus ardents, et qu'il faut contenir, au moins provisoirement, pour ne pas perdre l'avantage de nous appuyer sur ces noms connus et populaires.
En attendant, nous avons eu un meeting composé de négociants et fabricants de Paris. Notre but était de les préparer, j'étais très-peu préparé moi-même et je n'avais pas consacré plus d'une heure à méditer ce que j'aurais à dire. Je me suis fait un plan très-simple dans lequel je ne pouvais m'égarer; j'ai été heureux de m'assurer que cette méthode n'était pas au-dessus de mes facultés. En débutant très-simplement et sur le ton de la conversation, sans rechercher l'esprit ni l'éloquence, mais seulement la clarté et le ton de la conviction, j'ai pu parler une demi-heure, sans fatigue ni timidité. D'autres ont été plus brillants. Nous aurons un autre meeting plus nombreux dans huit jours, puis j'essayerai d'aller agiter le quartier latin.
J'ai vu ces jours-ci le ministre des finances; il a approuvé tout ce que je fais, et ne demande pas mieux que de voir se former une opinion publique.
Adieu, l'heure me presse, je crains même d'être en retard.
3 mai 1846.Mon cher Félix, j'apprends qu'une occasion se présente pour cette lettre, et quoique je sois abîmé (car il y a sept heures que j'ai la plume à la main), je ne veux pas la laisser partir sans te donner de mes nouvelles.
Je t'ai parlé d'une réunion pour demain, en voici l'objet. L'adjonction des personnages a enterré notre modeste association. Ces messieurs ont voulu tout reprendre ab ovo, nous en sommes donc à faire un programme, un manifeste, c'est à cela que j'ai travaillé tout aujourd'hui. Mais il y en a quatre autres qui font la même besogne. Qu'on veuille choisir ou fondre, je m'attends à une longue discussion sans dénoûment, parce qu'il y a beaucoup d'hommes de lettres, beaucoup de théoriciens, puis le chapitre des amours-propres! Je ne serais donc pas surpris qu'on renvoyât à une autre commission où les mêmes difficultés se présenteront, car chacun, excepté moi, défendra son œuvre, et l'on viendra se faire juger par l'assemblée. C'est dommage; après le manifeste viendront les statuts, l'organisation conforme, les souscriptions, et ce n'est qu'après tout cela que je serai fixé. Quelquefois il me prend envie de déserter, mais quand je songe au bon effet que produira le simple manifeste avec ses quarante signatures, je n'en ai pas le courage. Peut-être, une fois le manifeste lancé, irai-je à Mugron attendre qu'on me rappelle, car je suis effrayé de passer les mois entiers à travers de simples formalités, et sans rien faire d'utile. D'ailleurs la lutte électorale pourra réclamer ma présence. M. Dupérier m'a fait dire qu'il s'était formellement désisté, il a même ajouté qu'il avait brûlé ses vaisseaux et écrit à tous ses amis qu'il renonçait à la candidature. Puisqu'il en est ainsi, si d'autres candidats ne se présentent pas, je pourrai me trouver en présence de M. de Larnac tout seul; et cette lutte ne m'effraye pas, parce que c'est une lutte de doctrines et d'opinions. Ce qui m'étonne, c'est de ne recevoir aucune lettre de Saint-Sever. Il semble que la communication de Dupérier aurait dû m'attirer quelques ouvertures. Si tu apprends quelque chose, fais-le-moi savoir.
4 mai.Hier soir on a discuté et adopté un manifeste, la discussion a été sérieuse, intéressante, approfondie, et cela seul est un grand bien, car beaucoup de gens qui entreprennent d'éclairer les autres s'éclairent eux-mêmes. On a remis tous les pouvoirs exécutifs à une commission composée de MM. d'Harcourt, Say, Dunoyer, Renouard, Blanqui, Léon Faucher, Anisson-Duperron et moi. D'un autre côté, cette commission me transmettra, au moins de fait, l'autorité qu'elle a reçue et se bornera à un contrôle; dans ces circonstances, puis-je abandonner un rôle qui peut tomber en d'autres mains, et compromettre la cause tout entière? Je souffre de quitter Mugron et mes habitudes, et mon travail capricieux et nos causeries. C'est un déchirement affreux; mais m'est-il permis de reculer?
Adieu, mon cher Félix, ton ami.
Paris, le 24 mai 1846.Mon cher Félix, j'ai tant couru ce matin que je ne puis tenir la plume, et mon écriture est toute tremblante. Ce que tu me dis de l'utilité de ma présence à Mugron me préoccupe tous les jours. Mais, mon ami, j'ai presque la certitude que, si je quitte Paris, notre association tombera dans l'eau et tout sera à recommencer. Tu en jugeras; voici où nous en sommes: je crois t'avoir dit qu'une commission avait été nommée, réunissant pleins pouvoirs; au moment de lancer notre manifeste, plusieurs des commissaires ont voulu que nous fussions pourvus de l'autorisation préalable. Elle a été demandée, le ministre l'a promise; mais les jours se passent et je ne vois rien arriver. En attendant, le manifeste est dans nos cartons. C'est certainement une faute d'exiger l'autorisation, nous devions nous borner à une simple déclaration. Les peureux ont cru être agréables au ministre, et je crois qu'ils l'embarrassent, parce que, surtout à l'approche des élections, il craindra de se mettre à dos les manufacturiers.
Cependant M. Guizot a déclaré qu'il donnerait l'autorisation, M. de Broglie a laissé entendre qu'il viendrait à nous aussitôt après, c'est pourquoi je patiente encore; mais pour peu qu'on retarde, je casserai les vitres, au risque de tout dissoudre, sauf à recommencer sur un autre plan, et avec d'autres personnes.
Tu vois combien il est difficile de déserter le terrain en ce moment; ce n'est pas l'envie qui me manque, car, mon cher Félix, Paris et moi nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre. Il y aurait trop à dire là-dessus, ce sera pour une autre fois.
Ton article du Mémorial était excellent, peu de personnes l'ont lu, car il n'est arrivé précisément que quand nos réunions ont cessé, par la cause que je t'ai dite; mais je l'a communiqué à Dunoyer et à Say, ainsi qu'à quelques autres, et tous y ont trouvé une vivacité et une clarté qui entraînent le lecteur et forcent la conviction. Le je ne m'en mêle plus ne pouvait que plaire beaucoup à Dunoyer; malheureusement les idées du jour sont portées à un point effrayant vers l'autre sens: Mêler à tout l'État. Bientôt on fera une seconde édition de mes Sophismes. Nous pourrons y joindre cet article et quelques autres, si tu en fais. Je puis bien te dire à toi que ce petit livre est destiné à une grande circulation. En Amérique, on se propose de le propager à profusion; les journaux anglais et italiens l'ont traduit presque en entier. Mais ce qui me vexe un peu, c'est de voir que les trois à quatre plaisanteries que j'ai glissées dans ce volume ont fait fortune, tandis que la partie sérieuse est fort négligée. Tâche donc de faire aussi du Buffa.
Je te quitte; je viens d'apprendre qu'une occasion se présente pour Bordeaux, et je veux en profiter.
Bordeaux, le 22 juillet 1846.Mon cher Félix, je t'écrivais avant-hier, et je ne serais pas surpris que ma lettre se fût égarée; car depuis un mois je marche de malentendu en malentendu. Il faudrait une rame de papier pour te raconter tout ce qui m'arrive; ce ne sont pas choses aimables, mais elles ont ce bon côté, qu'elles me font faire de grands progrès dans la connaissance du cœur humain. Hélas! il vaudrait mieux peut-être conserver le peu d'illusions qu'on peut avoir à notre âge.
D'abord je me suis assuré que le retard qu'on a mis à expédier ma brochure tient à une intrigue. Ma lettre à M. Duchâtel l'a outré; mais elle lui a arraché l'autorisation que tant de hauts personnages poursuivaient, depuis trois mois. Et tu penses que l'association bordelaise m'en a su gré? point du tout. Il y a ici un revirement complet d'opinion contre moi, et je suis flétri du titre de radical; ma brochure m'a achevé. M. Duchâtel a écrit au préfet, le préfet a fait venir le directeur du Mémorial, et lui a lavé la tête; le directeur a racheté sa faute en retardant ma brochure. Cependant en ce moment les quatre cents exemplaires doivent t'être parvenus15.
Quant à ce qui se passe en fait d'élections, ce serait trop long, je te le dirai verbalement. En résultat, je ne serai porté nulle part, excepté peut-être à Nérac. Mais je ne puis voir là qu'une démonstration de l'opposition et non une candidature sérieuse, sauf l'imprévu d'une journée électorale.
Hier il y a eu séance de l'association bordelaise. La manière dont on m'a engagé à prendre la parole m'a engagé à refuser.
Je présume qu'à l'heure qu'il est, tous les électeurs de Saint-Sever ont ma brochure. C'est tout ce que j'ai à leur offrir avec mon dévouement. Cette distribution doit te donner bien de la peine. Entre quatre pourtant, la besogne n'est pas lourde. J'espère être rentré à Mugron vers le 28 ou 29, tout juste pour aller voter.
Adieu, mon cher Félix, je ne fermerai ma lettre que ce soir, en cas que j'aie quelque chose à ajouter.
P. S. Je viens d'avoir une entrevue importante, je te conterai cela. Mais le résultat est que Bordeaux ne me portera pas, on veut un Économiste qui soit du juste milieu. Le ministère a recommandé Blanqui.
Paris, le 1er octobre 1846.Mon cher Félix, je n'ai pas de tes nouvelles et ne sais par conséquent où tu en es de ton procès. Puisses-tu être près de l'issue et du succès! Donne-moi des nouvelles de ta bonne sœur; les bains de Biarritz lui ont-ils été favorables? Je regrette que tu n'aies pas été l'accompagner; il me semble que Mugron doit devenir tous les jours plus triste et plus monotone pour toi.
On m'écrit de Bordeaux qu'on fait réimprimer en brochure plusieurs de nos articles. C'est ce qui fait que je ne me presse pas de faire un second volume des Sophismes; cela ferait un double emploi. La correspondance seule me prend autant de temps que j'en puis consacrer à écrire. Mon ami, je ne suis pas seulement de l'association, je suis l'association tout entière; non que je n'aie de zélés et dévoués collaborateurs, mais seulement pour parler et écrire. Quant à organiser et à administrer cette vaste machine, je suis seul, et combien cela durera-t-il? Le 15 de ce mois, je prends possession de mes appartements. J'aurai alors un personnel; jusque-là, il n'y a pas pour moi de travail intellectuel possible.
Je t'envoie un numéro du journal qui relate notre séance publique d'hier soir. J'ai débuté sur la scène parisienne et dans des circonstances vraiment défavorables. Le public était nombreux et les dames avaient pour la première fois fait apparition aux tribunes. Il avait été arrêté qu'on entendrait cinq orateurs, et que chacun ne parlerait qu'une demi-heure. – C'était déjà une séance de deux heures et demie. – Je devais parler le dernier; sur mes quatre prédécesseurs, deux ont été fidèles aux engagements pris, et deux autres ont parlé une grande heure, c'étaient deux professeurs. Je me suis donc présenté devant un auditoire harassé par trois heures d'économie politique et fort pressé de décamper. Moi-même j'avais été très-fatigué par une attente si prolongée. Je me suis levé avec un pressentiment terrible que ma tête ne me fournirait rien. J'avais bien préparé mon discours, mais sans l'écrire. Juge de mon effroi. – Comment se fait-il que je n'aie pas eu un moment d'hésitation; que je n'aie éprouvé aucun trouble, aucune émotion, si ce n'est aux jarrets? C'est inexplicable. Je dois tout au ton modeste que j'ai pris en commençant. Après avoir averti le public qu'il ne devait pas attendre une pièce d'éloquence, je me suis trouvé parfaitement à l'aise, et je dois avoir réussi, puisque les journaux ne donnent que ce discours. Voilà une grande épreuve surmontée. Je te dis tout cela bien franchement, comme tu vois, convaincu que tu en seras charmé pour mon compte et pour la cause. Mon cher Félix, nous vaincrons, j'en suis sûr. Dans quelque temps, mes compatriotes pourront échanger leurs vins contre ce qu'ils désireront. La Chalosse renaîtra à la vie. Cette pensée me soutient. Je n'aurai pas été tout à fait inutile à mon pays.
Je présume que j'irai au Havre dans deux ou trois mois pour organiser un comité. Le préfet de Rouen avertit M. Anisson «qu'il ait soin de passer de nuit, s'il ne veut pas être lapidé.»
On assure qu'hier soir, il y eut un grand meeting protectionniste à Rouen. Si je l'avais su, j'y serais allé incognito. Je me féliciterais que ces Messieurs fissent comme nous; cela nous aiguillonnerait. Et d'ailleurs, c'est une soupape de sûreté; tant qu'ils se défendront par les voies légales, il n'y aura pas à craindre de collision.
Adieu, mon cher Félix, écris-moi de temps en temps, mets ta solitude à profit, et fais quelque chose de sérieux. Je regrette bien de ne pouvoir plus rien entreprendre pour la vraie gloire. S'il te vient en tête quelque bonne démonstration, fournis-la-moi. Je me suis assuré que la parabole et la plaisanterie ont plus de succès et opèrent plus que les meilleurs traités.
Paris, le 11 mars 1847.Mon cher Félix, ta lettre est venue bien à propos pour détruire l'inquiétude où m'avait jeté celle de la veille. Pourtant j'avais le pressentiment que tu me donnerais de meilleures nouvelles, et ma confiance venait précisément de cet assoupissement de ma tante qui te donnait des craintes; car, à deux reprises, j'ai pu m'assurer que c'est plutôt un bon signe chez elle. Mais la constitution de notre machine est si bizarre, que cela ne pouvait me rassurer beaucoup. Aussi j'attendais le courrier avec impatience, et le malheur a voulu qu'il fût retardé aujourd'hui de plusieurs heures à cause de la neige. Enfin, j'ai ta lettre et je suis tranquille. Quel supplice pour nous, mon cher Félix, lorsque l'incertitude des circonstances vient s'ajouter à l'incertitude de notre caractère! Abandonner ma pauvre tante dans ce moment, malade, n'ayant pas un parent auprès d'elle! Cette pensée est affreuse. D'un autre côté, tous les fils de notre entreprise sont dans ma main: journal, correspondance, comptabilité, puis-je laisser s'écrouler tout l'édifice? Il y avait comité, je parlai de la nécessité que je prévoyais de faire une absence, et j'ai pu comprendre à quel point je suis engagé. Pourtant un ami m'a offert de faire le journal en mon absence. C'est beaucoup, mais que d'autres obstacles! Enfin, ma tante est bien. – Ceci me servira de leçon, et je vais manœuvrer de manière à pouvoir au moins, au besoin, disposer de quelques jours. Pour toi, mon cher Félix, aie soin de me tenir bien au courant.
Ta blanche chaumière me sourit. Je t'admire et te félicite de ne placer ton château en Espagne qu'à un point où tu puisses atteindre. Deux métairies en ligne, de justes proportions de champs, de vignes, de prés, quelques vaches, deux familles patriarcales de métayers, deux domestiques qui à la campagne ne coûtent pas cher, la proximité du presbytère, et surtout la bonne sœur et tes livres. Vraiment il y a là de quoi varier, occuper et adoucir les jours d'automne. Peut-être un jour j'aurai aussi ma chaumière près de la tienne. Pauvre Félix! tu crois que je poursuis la gloire. Si elle m'était destinée, comme tu le dis, elle m'échapperait ici, où je ne fais rien de sérieux. J'ai, je le sens, une nouvelle exposition de la science économique dans la tête, et elle n'en sortira jamais! – Adieu, il est déjà peut-être trop tard pour le courrier.
Août 1847.… Je t'envoie le dernier numéro du journal. Tu verras que je me suis lancé devant l'École de droit. La brèche est faite. Si ma santé ne s'y oppose pas, je persisterai certainement; et à partir de novembre prochain, je ferai à cette jeunesse un cours, non d'économie politique pure, mais d'économie sociale, en prenant ce mot dans l'acception que nous lui donnons, Harmonie des lois sociales. Quelque chose me dit que ce cours, adressé à des jeunes gens, qui ont de la logique dans l'esprit et de la chaleur dans l'âme, ne sera pas sans utilité. Il me semble que je produirai la conviction, et puis j'indiquerai au moins les bonnes sources. Enfin, que le bon Dieu me donne encore un an de force, et mon passage sur cette terre n'aura pas été inutile: diriger le journal, faire un cours à la jeunesse des écoles, cela ne vaut-il pas mieux que d'être député?
Adieu, mon cher Félix, ton ami.
5 janvier 1848.Mon cher Félix, écrivant à Domenger, je profite de l'occasion uniquement pour te souhaiter une meilleure année que les précédentes.
J'ai honte de faire paraître mon second volume des Sophismes; ce n'est qu'un ramassis de ce qui a paru déjà dans les journaux. Il faudra un troisième volume pour me relever; j'en ai les matériaux informes.
Mais je tiendrais bien autrement à publier le cours que je fais à la jeunesse des écoles. Malheureusement je n'ai que le temps de jeter quelques notes sur le papier. J'en enrage, car je puis te le dire à toi, et d'ailleurs tu le sais, nous voyons l'économie politique sous un jour un peu nouveau. Quelque chose me dit qu'elle peut être simplifiée et plus rattachée à la politique et à la morale.
Adieu, je te quitte, je suis réduit à compter les minutes.
24 janvier 1848.Je ne puis t'écrire que peu de mots, car je me trouve atteint de la même maladie que j'ai eue à Mugron, et qui, entre autres désagréments, a celui de priver de toutes forces. Il m'est impossible de penser, encore plus d'écrire.
Mon ami, je voudrais bien te parler de notre agitation, mais je ne le puis pas. Je ne suis pas du tout content de notre journal, il est faible et pâle comme tout ce qui émane d'une association. Je vais demander le pouvoir absolu, mais hélas! avec le pouvoir on ne me donnera pas la santé.
Je ne reçois pas le Mémorial (bordelais), et par conséquent je n'ai pas vu ton article Anglophobie; je le regrette. J'y aurais peut-être puisé quelques idées, ou nous l'aurions reproduit.
13 février 1848.Mon cher Félix, je n'ai aucune de tes nouvelles, je ne sais où tu en es de ton procès; je présume que l'arrêt n'est pas rendu, car tu me l'aurais fait savoir. Dieu veuille que la cour soit bien inspirée! Plus je pense à cette affaire, plus il me semble que les juges ne peuvent conjecturer contre le droit commun; dans le doute, l'éternelle loi de la justice (et même le Code) doit prévaloir.
La politique étouffe un peu notre affaire; d'ailleurs il y a une conspiration du silence bien flagrante, elle a commencé avec notre journal. Si j'avais pu prévoir cela, je ne l'aurais pas fondé. Des raisons de santé m'ont forcé d'abandonner la direction de cette feuille. Je ne m'en occupais pas d'ailleurs avec plaisir, vu que le petit nombre de nos lecteurs, et la divergence des opinions politiques de nos collègues, ne me permettaient pas d'imprimer au journal une direction suffisamment démocratique; il fallait laisser dans l'ombre les plus beaux aspects de la question.
Si le nombre des abonnés eût été plus grand, j'aurais pu faire de cette feuille ma propriété; mais l'état de l'opinion s'y oppose, et puis ma santé est un obstacle invincible. Maintenant je pourrai travailler un peu plus capricieusement.
Je fais mon cours aux élèves de droit. Les auditeurs ne sont pas très-nombreux, mais ils viennent assidûment, et prennent des notes; la semence tombe en bon terrain. J'aurais voulu pouvoir écrire ce cours, mais je ne laisserai probablement que des notes confuses.
Adieu, mon cher Félix, écris-moi, dis-moi où tu en es de tes affaires et de ta santé, il n'est pas impossible que j'aille vous voir avant longtemps; mes souvenirs affectueux à ta bonne sœur.
29 février 1848.Mon cher Félix, malgré les conditions mesquines et ridicules qui te sont faites, je te féliciterai de bon cœur si tu arrives à un arrangement. Nous nous faisons vieux; un peu de paix et de calme, dans l'arrière-saison, voilà le bien auquel il faut prétendre.
Puisque aussi bien, mon bon ami, je ne puis te donner ni conseils ni consolations sur ce triste dénoûment, tu ne seras pas surpris que je te parle de suite des grands événements qui viennent de s'accomplir.
La révolution de février a été certainement plus héroïque que celle de juillet; rien d'admirable comme le courage, l'ordre, le calme, la modération de la population parisienne. Mais quelles en seront les suites? Depuis dix ans, de fausses doctrines, fort en vogue, nourrissent les classes laborieuses d'absurdes illusions. Elles sont maintenant convaincues que l'État est obligé de donner du pain, du travail, de l'instruction à tout le monde. Le gouvernement provisoire en a fait la promesse solennelle; il sera donc forcé de renforcer tous les impôts pour essayer de tenir cette promesse, et, malgré cela, il ne la tiendra pas. Je n'ai pas besoin de te dire l'avenir que cela nous prépare.
Il y aurait une ressource, ce serait de combattre l'erreur elle-même, mais cette tâche est si impopulaire qu'on ne peut la remplir sans danger; je suis pourtant résolu de m'y dévouer si le pays m'envoie à l'assemblée nationale.
Il est évident que toutes ces promesses aboutiront à ruiner la province pour satisfaire la population de Paris; car le gouvernement n'entreprendra jamais de nourrir tous les métayers, ouvriers et artisans des départements, et surtout des campagnes. Si notre pays comprend la situation, il me nommera, je le dis franchement, sinon je remplirai mon devoir avec plus de sécurité comme simple écrivain.