bannerbanner
Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1
Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1

Полная версия

Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1

Язык: Французский
Год издания: 2017
Добавлена:
Настройки чтения
Размер шрифта
Высота строк
Поля
На страницу:
5 из 10

Je t'embrasse tendrement.

Bayonne, 22 avril 1831.

.....Je suis fâché que le cens d'éligibilité soit un obstacle à ton élection ou du moins à ta candidature. J'ai toujours pensé que c'était assez d'exiger des garanties des électeurs, et que celle qu'on demande aux éligibles est une funeste redondance. Il est vrai qu'il faudrait indemniser les députés; mais cela est trop juste; et il est ridicule que la France, qui paye tout le monde, n'indemnise pas ses hommes d'affaires.

Dans l'arrondissement que j'habite, le général Lamarque sera élu d'emblée toute sa vie. Il a du talent, de la probité et une immense fortune. C'est plus qu'il n'en faut. – Dans le troisième arrondissement des Landes, quelques jeunes gens qui partagent les opinions de la gauche m'ont offert la candidature. Privé de talents remarquables, de fortune, d'influence et de rapports, il est très-certain que je n'aurais aucune chance, d'autant que le mouvement n'est pas ici très-populaire. Cependant ayant adopté pour principe que la députation ne doit ni se solliciter ni se refuser, j'ai répondu que je ne m'en mêlerais pas et qu'à quelque poste que mes concitoyens m'appelassent, j'étais prêt à leur consacrer ma fortune et ma vie. Dans quelques jours, ils doivent avoir une réunion dans laquelle ils se fixeront sur le choix de leur candidat. Si le choix tombe sur moi, j'avoue que j'en éprouverai une vive joie, non pour moi, car outre que ma nomination définitive est impossible, si elle avait lieu, elle me ruinerait; mais parce que je ne soupire aujourd'hui qu'après le triomphe des principes, qui font partie de mon être, et que si je ne suis pas sûr de mes moyens, je le suis de mon vote et de mon ardent patriotisme. Je te tiendrai au courant…

Ton bien dévoué.

Bayonne, 4 mars 1846.

Mon bon et vieil ami, ta lettre m'a réjoui le cœur, et il me semblait en la lisant que vingt-cinq ans de moins pesaient sur ma tête. Je me reportais à ces jours heureux où nos bras toujours entrelacés étaient l'image de notre cordiale union. Vingt-cinq ans! hélas! ils sont bien vite revenus faire sentir leur poids.

.......

Je crois qu'en elle-même la nomination de membre correspondant de l'Institut a peu d'importance, et je crains bien que beaucoup de médiocrités n'aient pu se parer de ce titre; mais les circonstances particulières qui ont précédé ma nomination ne me permettent pas de repousser tes amicales félicitations. – Je n'avais publié qu'un livre et, dans ce livre, la préface seule était mon œuvre. Rentré dans ma solitude, cette préface a travaillé pour moi, et à mon insu; car la même lettre qui m'a appris mon élection m'a annoncé ma candidature. – Jamais de la vie je n'avais pensé à cet honneur.

Ce livre est intitulé: Cobden et la Ligue. Je te l'envoie par ce courrier, ce qui me dispense de t'en parler. – En 1842 et 1843, je m'efforçai d'attirer l'attention sur le sujet qui y est traité. J'adressai des articles à la Presse, au Mémorial Bordelais et à d'autres journaux. Ils furent refusés. Je vis que ma cause venait se briser contre la conspiration du silence; et je n'avais d'autre ressource que de faire un livre. – Voilà comment je me suis trouvé auteur sans le savoir. Maintenant je me trouve engagé dans la carrière, et je le regrette sincèrement; bien que j'aie toujours aimé l'économie politique, il m'en coûte d'y donner exclusivement mon attention, que j'aimais à laisser errer librement sur tous les objets des connaissances humaines. Encore, dans cette science, une seule question m'entraîne et va m'absorber: La liberté des relations internationales; car peut-être auras-tu vu qu'on m'a assigné un rôle dans l'association qui vient de se former à Bordeaux. Tel est le siècle; on ne peut s'y mêler sans être garrotté dans les liens d'une spécialité.

.......

.....J'oubliais de te parler d'élections. Les électeurs de mon pays songent à moi, mais nous nous boudons. Je prétends que leur choix est leur affaire et non la mienne, et que par conséquent je n'ai rien à leur demander. Ils veulent absolument que j'aille solliciter leurs suffrages, sans doute pour acquérir des droits sur mon temps et mes services, dans des vues personnelles. Tu vois que nous ne nous entendons pas; aussi ne serai-je pas nommé!..

Adieu, cher Calmètes: ton ami dévoué.

LETTRES À M. FÉLIX COUDROY 9

Bayonne, 15 décembre 1824.

Je vois avec plaisir que tu étudies ardemment l'anglais, mon cher Félix. Dès que tu auras surmonté les premières difficultés, tu trouveras dans cette langue beaucoup de ressources, à cause de la quantité de bons ouvrages qu'elle possède. Applique-toi surtout à traduire et à remplir ton magasin de mots, le reste vient ensuite. Au collége, j'avais un cahier, j'en partageais les pages par un pli; d'un côté j'écrivais tous les mots anglais que je ne savais pas, et de l'autre les mots français correspondants. Cette méthode me servit à graver beaucoup mieux les mots dans ma tête. Quand tu auras fini Paul et Virginie, je t'enverrai quelque autre chose; en attendant je transcris ici quelques vers de Pope pour voir si tu sauras les traduire. Je t'avoue que j'en doute, parce qu'il m'a fallu longtemps avant d'en venir là.

Je ne suis pas surpris que l'étude ait pour toi tant de charmes. Je l'aimerais aussi beaucoup si d'autres incertitudes ne venaient me tourmenter. Je suis toujours comme l'oiseau sur la branche, parce que je ne veux rien faire qui puisse déplaire à mes parents; mais pour peu que ceci continue, je jette de côté tout projet d'ambition et je me renferme dans l'étude solitaire.

Let us (since life can little more supplyThan just to look about us to die)Expatiate free over all this scene of man.

Je ne dois pas craindre que l'étude ne suffise pas à mon ardeur, puisque je ne tiendrais à rien moins qu'à savoir la politique, l'histoire, la géographie, les mathématiques, la mécanique, l'histoire naturelle, la botanique, quatre ou cinq langues, etc., etc.

Il faut te dire que, depuis que mon grand-père est sujet à ses fièvres, il a l'imagination frappée; et par suite il ne voudrait voir aucun membre de sa famille s'éloigner. Je sais que je lui ferais beaucoup de peine en allant à Paris, et dès lors je prévois que j'y renoncerai, parce que je ne voudrais pas pour tout au monde lui causer du chagrin. Je sais bien que ce sacrifice n'est pas celui d'un plaisir passager, c'est celui de l'utilité de toute ma vie; mais enfin je suis résolu à le faire pour éviter du chagrin à mon grand-père. D'un autre côté, je ne veux pas continuer, par quelques raisons qui tiennent aux affaires, le genre de vie que je mène ici; et par conséquent je vais proposer à mon grand-père de m'aller définitivement fixer à Mugron. – Là je crains encore un écueil, c'est qu'on ne veuille me charger d'une partie de l'administration des biens, ce qui fait que je trouverais à Mugron tous les inconvénients de Bayonne. Je ne suis nullement propre à partager les affaires. Je veux tout supporter ou rien. Je suis trop doux pour dominer et trop vain pour être dominé. Mais enfin je ferai mes conditions. Si je vais à Mugron, ce sera pour ne me mêler que de mes études. Je traînerai après moi le plus de livres que je pourrai, et je ne doute pas qu'au bout de quelque temps ce genre de vie ne finisse par me plaire beaucoup.

8 janvier 1825.

Je t'envoie ce qui précède, mon cher Félix; ça te sera toujours une preuve que je ne néglige pas de te répondre, mais seulement de plier ma lettre. J'ai ce malheureux défaut, qui tient à mes habitudes désordonnées, de me croire quitte envers mes amis quand j'ai écrit, sans songer qu'il faut encore que la lettre parte.

Tu me parles de l'économie politique, comme si j'en savais là-dessus plus que toi. Si tu as lu Say attentivement, comme il me paraît que tu l'as fait, je puis t'assurer que tu m'auras laissé derrière, car je n'ai jamais lu sur ces matières que ces quatre ouvrages, Smith, Say, Destutt, et le Censeur; encore n'ai-je jamais approfondi M. Say, surtout le second volume, que je n'ai que lisotté. Tu désespères que jamais des idées saines sur ce sujet pénètrent dans l'opinion publique; je ne partage pas ce désespoir. Je crois au contraire que la paix qui règne sur l'Europe, depuis dix ans, les a beaucoup répandues; et c'est un bonheur peut-être que ces progrès soient lents et insensibles. Les Américains des États-Unis ont des idées très-saines sur ces matières, quoiqu'ils aient établi des douanes par représailles. L'Angleterre, qui marche toujours à la tête de la civilisation européenne, donne aujourd'hui un grand exemple en renonçant graduellement au système qui l'entrave10. En France, le commerce est éclairé, mais les propriétaires le sont peu, et les manufacturiers travaillent aussi vigoureusement pour retenir le monopole. Malheureusement nous n'avons pas de chambre qui puisse constater le véritable état des connaissances nationales. La septennalité nuit aussi beaucoup à ce mouvement lent et progressif d'instruction, qui, de l'opinion, passait à la législature avec le renouvellement partiel. Enfin quelques circonstances et surtout ce caractère français indécrottable, enthousiaste de nouveauté et toujours prêt à se payer de quelques mots heureux, empêchera quelque temps le triomphe de la vérité. Mais je n'en désespère pas; la presse, le besoin et l'intérêt finiront par faire ce que la raison ne peut encore effectuer. Si tu lis le Journal du commerce, tu auras vu comment le gouvernement anglais cherche à s'éclairer en consultant officiellement les négociants et les fabricants les plus éclairés. Il est enfin convenu que la prospérité de la Grande-Bretagne n'est pas le produit du système qu'elle a suivi, mais de beaucoup d'autres causes. Il ne suffit pas que deux faits existent ensemble pour en conclure que l'un est cause et l'autre effet. En Angleterre, le système de prohibition et la prospérité ont bien des rapports de coexistence, de contiguïté, mais non de génération. L'Angleterre a prospéré non à cause, mais malgré un milliard d'impôts. C'est là la raison qui me fait trouver si ridicule le langage des ministres, qui viennent nous dire chaque année d'un air triomphant: Voyez comme l'Angleterre est riche, elle paye un milliard!

Je crois que si j'avais eu plus de papier, j'aurais continué cet obscur bavardage. Adieu, je t'aime bien tendrement.

Bordeaux, 9 avril 1827.

Mon cher Félix, n'étant pas encore fixé sur l'époque de mon retour à Mugron, je veux rompre la monotonie de mon éloignement par le plaisir de t'écrire, et je commence par te donner quelques nouvelles littéraires.

D'abord je t'annonce que MM. Lamennais et Dunoyer (noms qui ne sont pas ainsi accouplés) en sont toujours au même point, c'est-à-dire l'un à son quatrième et l'autre à son premier volume.

Dans un journal intitulé Revue encyclopédique, j'ai lu quelques articles qui m'ont intéressé, entre autres un examen très-court de l'ouvrage de Comte (examen qui se borne à un court éloge), des considérations sur les assurances et en général sur les applications du calcul des probabilités, un discours de M. Charles Dupin sur l'influence de l'éducation populaire, enfin, un article de Dunoyer, intitulé: Examen de l'opinion, à laquelle on a donné le nom d'industrialisme. Dans cet article, M. Dunoyer ne remonte pas plus haut qu'à MM. B. Constant et J. B. Say, qu'il cite comme les premiers publicistes qui aient observé que le but de l'activité de la société est l'industrie. À la vérité, ces auteurs n'ont pas vu le parti qu'on pouvait tirer de cette observation. Le dernier n'a considéré l'industrie que sous le rapport de la production, de la distribution et de la consommation des richesses; et même, dans son introduction, il définit la politique la science de l'organisation de la société, ce qui semble prouver que, comme les auteurs du XVIIIe siècle, il ne voit dans la politique que les formes du gouvernement, et non le fond et le but de la société. Quant à M. B. Constant, après avoir le premier proclamé cette vérité, que le but de l'activité de la société est l'industrie, il est si loin d'en faire le fondement de sa doctrine, que son grand ouvrage ne traite que de formes de gouvernement, d'équilibre, de pondération de pouvoirs, etc., etc. Dunoyer passe ensuite à l'examen du Censeur Européen, dont les auteurs, après s'être emparés des observations isolées de leurs devanciers, en ont fait un corps entier de doctrine, qui, dans cet article, est discuté avec soin. Je ne puis t'analyser un article qui n'est lui-même qu'une analyse. Mais je te dirai que Dunoyer me paraît avoir réformé quelques-unes des opinions qui dominaient dans le Censeur. Par exemple, il me semble qu'il donne aujourd'hui au mot industrie une plus grande extension qu'autrefois, puisqu'il comprend, sous ce mot, tout travail qui tend à perfectionner nos facultés; ainsi tout travail utile et juste est industrie, et tout homme qui s'y livre, depuis le chef du gouvernement jusqu'à l'artisan, est industrieux. Il suit de là que, quoique Dunoyer persiste à penser comme autrefois que, de même que les peuples chasseurs choisissent pour chef le chasseur le plus adroit, et les peuples guerriers, le guerrier le plus intrépide, les peuples industrieux doivent aussi appeler au timon des affaires publiques les hommes qui se sont le plus distingués dans l'industrie; cependant il pense qu'il a eu tort de désigner nominativement les industries où devait se faire le choix des gouvernants, et particulièrement l'agriculture, le commerce, la fabrication et la banque; car quoique ces quatre professions forment sans doute la plus grande partie du cercle immense de l'industrie, cependant ce ne sont pas les seules par lesquelles l'homme perfectionne ses facultés par le travail, et plusieurs autres semblent même plus propres à former des législateurs, comme sont celles de jurisconsulte, homme de lettres.

J'ai fait la trouvaille d'un vrai trésor, c'est un petit volume contenant des mélanges de morale et de politique par Franklin. J'en suis tellement enthousiaste que je me suis mis à prendre les mêmes moyens que lui pour devenir aussi bon et aussi heureux; cependant il est des vertus que je ne chercherai pas même à acquérir, tant je les trouve inabordables pour moi. Je te porterai cet opuscule.

Le hasard m'a fait aussi trouver un article bien détaillé sur le sucre de betterave; les auteurs calculent qu'il reviendrait au fabricant à 90 centimes la livre, celui de la canne se vend à 1 franc 10 centimes. Tu vois qu'à supposer qu'on réussît parfaitement dans une pareille entreprise, elle laisserait encore bien peu de marge. D'ailleurs, pour se livrer avec plaisir à un travail de ce genre et pour le perfectionner, il faudrait connaître la chimie, et malheureusement j'y suis tout à fait étranger; quoi qu'il en soit, j'ai eu la hardiesse de pousser une lettre à M. Clément. Dieu sait s'il y répondra.

Pour la somme de 3 francs par mois, j'assiste à un cours de botanique qui se fait trois fois par semaine. On ne peut y apprendre grand'chose, comme tu vois; mais outre que cela me fait passer le temps, cela m'est utile en me mettant en rapport avec les hommes qui s'occupent de science.

Voilà du babil; s'il ne t'en coûtait pas autant d'écrire, je te prierais de me payer de retour.

Mugron, 3 décembre 1827.

… Tu m'encourages à exécuter mon projet, je crois que je n'ai jamais pris de ma vie une résolution aussi ferme. Dès le commencement de 1828, je vais m'occuper de lever les obstacles; les plus considérables seront pécuniaires. Aller en Angleterre, mettre mon habitation en état, acheter les bestiaux, les instruments, les livres qui me sont nécessaires, faire les avances des gages, des semences, tout cela pour une petite métairie (car je ne veux commencer que par une), je sens que ça me mènera un peu loin. Il est clair pour moi que, les deux ou trois premières années, mon agriculture sera peu productive, tant à cause de mon inexpérience que parce que ce n'est qu'à son tour que l'assolement que je me propose d'adopter fera tout son effet. Mais je me trouve fort heureux de ma situation, car si je n'avais pas de quoi vivre et au delà de mon petit bien, il me serait impossible de faire une pareille entreprise; tandis que, pouvant au besoin sacrifier la rente de mon bien, rien ne m'empêche de me livrer à mes goûts. – Je lis des livres d'agriculture; rien n'égale la beauté de cette carrière, elle réunit tout; mais elle exige des connaissances auxquelles je suis étranger: l'histoire naturelle, la chimie, la minéralogie, les mathématiques et bien d'autres.

Adieu, mon cher Félix, réussis et reviens.

Bayonne, le 4 août 1830.

Mon cher Félix, l'ivresse de la joie m'empêche de tenir la plume. Ce n'est pas ici une révolution d'esclaves, se livrant à plus d'excès, s'il est possible, que leurs oppresseurs; ce sont des hommes éclairés, riches, prudents, qui sacrifient leurs intérêts et leur vie pour acquérir l'ordre et sa compagne inséparable, la liberté. Qu'on vienne nous dire après cela que les richesses énervent le courage, que les lumières mènent à la désorganisation, etc., etc. Je voudrais que tu visses Bayonne. Des jeunes gens font tous les services dans l'ordre le plus parfait, ils reçoivent et expédient les courriers, montent la garde, sont à la fois autorités communales, administratives et militaires. Tous se mêlent, bourgeois, magistrats, avocats, militaires. C'est un spectacle admirable pour qui sait le voir; et je n'eusse été qu'à demi de la secte écossaise11, j'en serais doublement aujourd'hui.

Un gouvernement provisoire est établi à Paris, ce sont MM. Laffitte, Audry-Puiraveau, Casimir Périer, Odier, Lobeau, Gérard, Schonen, Mauguin, Lafayette, commandant de la garde nationale, qui est de plus de quarante mille hommes. Ces gens-là pourraient se faire dictateurs; tu verras qu'ils n'en feront rien pour faire enrager ceux qui ne croient ni au bon sens ni à la vertu.

Je ne m'étendrai pas sur les malheurs qu'ont déversés sur Paris ces horribles gardes prétoriennes, qu'on nomme gardes royales; ces hommes avides de priviléges parcouraient les rues au nombre de seize régiments, égorgeant hommes, enfants et vieillards. On dit que deux mille étudiants y ont perdu la vie. Bayonne déplore la perte de plusieurs de ses enfants; en revanche la gendarmerie, les Suisses et les gardes du corps ont été écrasés le lendemain. Cette fois l'infanterie de ligne, loin de rester neutre, s'est battue avec acharnement, et pour la nation. Mais nous n'avons pas moins à déplorer la perte de vingt mille frères, qui sont morts pour nous procurer la liberté et des bienfaits dont ils ne jouiront jamais. J'ai entendu à notre cercle12 exprimer le vœu de ces affreux massacres; celui qui les faisait doit être satisfait.

La nation était dirigée par une foule de députés et pairs de France, entre autres les généraux Sémélé, Gérard, Lafayette, Lobeau, etc., etc. Le despotisme avait confié sa cause à Marmont, qui, dit-on, a été tué.

L'École polytechnique a beaucoup souffert et bravement combattu.

Enfin, le calme est rétabli, il n'y a plus un seul soldat dans Paris; et cette grande ville, après trois jours et trois nuits consécutives de massacres et d'horreurs, se gouverne elle-même et gouverne la France, comme si elle était aux mains d'hommes d'État

Il est juste de proclamer que la troupe de ligne a partout secondé le vœu national. Ici, les officiers, au nombre de cent quarante-neuf, se sont réunis pour délibérer; cent quarante-huit ont juré qu'ils briseraient leurs épées et leurs épaulettes, avant de massacrer un peuple uniquement parce qu'il ne veut pas qu'on l'opprime. À Bordeaux, à Rennes, leur conduite a été la même; cela me réconcilie un peu avec la loi du recrutement.

On organise partout la garde nationale, on en attend trois grands avantages: le premier, de prévenir les désordres, le second, de maintenir ce que nous venons d'acquérir, le troisième, de faire voir aux nations que nous ne voulons pas conquérir, mais que nous sommes inexpugnables.

On croit que, pour satisfaire aux vœux de ceux qui pensent que la France ne peut exister que sous une monarchie, la couronne sera offerte au duc d'Orléans.

Pour ce qui me regarde personnellement, mon cher Félix, j'ai été bien agréablement désappointé, je venais chercher des dangers, je voulais vaincre avec mes frères ou mourir avec eux; mais je n'ai trouvé que des figures riantes et, au lieu du fracas des canons, je n'entends que les éclats de la joie. La population de Bayonne est admirable par son calme, son énergie, son patriotisme et son unanimité; mais je crois te l'avoir déjà dit.

Bordeaux n'a pas été si heureux. Il y a eu quelques excès. M. Curzay s'empara des lettres. Le 29 ou le 30 quatre jeunes gens ayant été envoyés pour les réclamer comme une propriété sacrée, il passa à l'un d'eux son épée au travers du corps et en blessa un autre; les deux autres le jetèrent au peuple, qui l'aurait massacré, sans les supplications des constitutionnels.

Adieu, je suis fatigué d'écrire, je dois oublier bien des choses; il est minuit, et depuis huit jours je n'ai pas fermé l'œil. Aujourd'hui au moins nous pouvons nous livrer au sommeil.

… On parle d'un mouvement fait par quatre régiments espagnols sur notre frontière. Ils seront bien reçus.

Adieu.

Bayonne, le 5 août 1830.

Mon cher Félix, je ne te parlerai plus de Paris, les journaux t'apprennent tout ce qui s'y passe. Notre cause triomphe, la nation est admirable, le peuple va être heureux.

Ici l'avenir paraît plus sombre, heureusement la question se décidera aujourd'hui même. Je te dirai le résultat par apostille.

Voici la situation des choses. – Le 3 au soir, des groupes nombreux couvraient la place publique et agitaient, avec une exaltation extraordinaire, la question de savoir si nous ne prendrions pas sur-le-champ l'initiative d'arborer le drapeau tricolore. Je circulais sans prendre part à la discussion, ce que j'aurais dit n'aurait eu aucun résultat. Comme il arrive toujours, quand tout le monde parle à la fois, personne n'agit; et le drapeau ne fut pas arboré.

Le lendemain matin, la même question fut soulevée, les militaires étaient toujours bien disposés à nous laisser faire; mais, pendant cette hésitation, des dépêches arrivaient aux colonels et refroidissaient évidemment leur zèle pour la cause. L'un d'eux s'écria même devant moi que nous avions un roi et une charte, et qu'il fallait lui être fidèles, que le roi ne pouvait mal faire, que ses ministres étaient seuls coupables, etc., etc. On lui répondit solidement… mais tous ces retours à l'inertie me firent concevoir une idée, qu'à force de remuer dans ma tête, j'y gravai si fixement, que depuis je n'ai pensé et ne pense encore qu'à cela.

Il me parut évident que nous étions trahis. Le roi, me disais-je, ne peut avoir qu'un espoir, celui de conserver Bayonne et Perpignan; de ces deux points, soulever le Midi et l'Ouest et s'appuyer sur l'Espagne et les Pyrénées. Il pourrait allumer une guerre civile dans un triangle dont la base serait les Pyrénées et le sommet Toulouse; les deux angles sont des places fortes. Le pays qu'il comprend est la patrie de l'ignorance et du fanatisme; il touche par un des côtés à l'Espagne, par le second à la Vendée, par le troisième à la Provence. Plus j'y pensai, plus je vis clairement ce projet. J'en fis part aux amis les plus influents qui, par une faute inexcusable, ont été appelés par le vœu des citoyens à s'occuper des diverses organisations et n'ont plus le temps de penser aux choses graves.

D'autres que moi avaient eu la même idée, et à force de crier et de répéter, elle est devenue générale. Mais que faire, surtout quand on ne peut délibérer et s'entendre, ni se faire entendre? Je me retirai pour réfléchir et je conçus plusieurs projets.

Le premier, qui était déjà celui de toute la population bayonnaise, était d'arborer le drapeau et de tâcher, par ce mouvement, d'entraîner la garnison du château et de la citadelle. Il fut exécuté hier, à deux heures de l'après-midi, mais par des vieux qui n'y attachaient pas la même idée que Soustra, moi et bien d'autres; en sorte que ce coup a manqué.

Je pris alors mon passe-port pour aller en poste chercher le général Lamarque. Je comptais sur sa réputation, son grade, son caractère de député, son éloquence pour entraîner les deux colonels; au besoin sur sa vigueur, pour les arrêter pendant deux heures et se présenter à la citadelle, en grand costume, suivi de la garde nationale avec le drapeau en tête. J'allais monter à cheval quand on vint m'assurer que le général est parti pour Paris, ce qui fit manquer ce projet, qui était assurément le plus sûr et le moins dangereux.

На страницу:
5 из 10