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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1
Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1

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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1

Язык: Французский
Год издания: 2017
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Dès le printemps de 1850, en effet, la maladie de poitrine contre laquelle il se débattait depuis longtemps avait fait des progrès graves. Les eaux des Pyrénées, qui l'avaient sauvé plusieurs fois, aggravèrent son mal. L'affection se porta au larynx et à la gorge: la voix s'éteignit, l'alimentation, la respiration même devinrent excessivement douloureuses. Au commencement de l'automne, les médecins l'envoyèrent en Italie. Au moment où il y arrivait, le bruit prématuré de sa mort s'était répandu, et il put lire dans les journaux les phrases banales de regret sur la perte du «grand économiste» et de «l'illustre écrivain.» Il languit quelque temps encore à Pise, puis à Rome. Ce fut de là qu'il envoya sa dernière lettre au Journal des Économistes4. M. Paillottet, qui avait quitté Paris pour aller recueillir les dernières instructions de son ami, nous a conservé un journal intéressant de la fin de sa vie5. Cette fin fut d'un calme et d'une sérénité antiques. Bastiat sembla y assister en spectateur indifférent, causant, en l'attendant, d'économie politique, de philosophie et de religion. Il voulut mourir en chrétien: «J'ai pris, disait-il simplement, la chose par le bon bout et en toute humilité. Je ne discute pas le dogme, je l'accepte. En regardant autour de moi, je vois que sur cette terre les nations les plus éclairées sont dans la foi chrétienne; je suis bien aise de me trouver en communion avec cette portion du genre humain.» Son intelligence (p. xxxvii) conserva jusqu'au bout toute sa lucidité. Un instant avant d'expirer, il fit approcher, comme pour leur dire quelque chose d'important, son cousin l'abbé de Monclar et M. Paillottet. «Son œil, dit ce dernier, brillait de cette expression particulière que j'avais souvent remarquée dans nos entretiens, et qui annonçait la solution d'un problème.» Il murmura à deux fois: La vérité… Mais le souffle lui manqua, et il ne put achever d'expliquer sa pensée. Goethe, en mourant, demandait la pleine lumière, Bastiat saluait la vérité. Chacun d'eux, à ce moment suprême, résumait-il l'aspiration de sa vie, – ou proclamait-il sa prise de possession du but? Était-ce le dernier mot de la question – ou le premier de la réponse? l'adieu au rêve qui s'en va – ou le salut à la réalité qui arrive?..

Bastiat mourut le 24 décembre 1850, âgé de quarante-neuf ans et six mois. On lui fit, à l'église de Saint-Louis des Français, de pompeuses funérailles. C'est en 1845 qu'il était venu à Paris; sa carrière active d'économiste n'a donc embrassé guère plus de cinq ans.

F. Bastiat était de taille moyenne; mince et maigre, il était doué d'une force physique que son extérieur ne semblait pas annoncer; dans sa jeunesse, il passait pour le meilleur coureur du pays basque. Sa figure était agréable, la bouche extrêmement fine, l'œil doux et plein de feu sous un sourcil épais, le front carré largement encadré d'une forêt de longs cheveux noirs. Sa conversation était celle d'un homme qui comprend tout et qui s'intéresse à tout, vive, variée, sans prétention, colorée de l'accent comme de l'esprit méridional. Jamais il ne causait d'économie politique le premier, jamais non plus il n'affectait d'éviter ce sujet, quel que fût le rang ou l'éducation de son (p. xxxviii) interlocuteur. Dans les discussions sérieuses, il était modeste, conciliant, plein d'aménité dans sa fermeté de convictions. Rien dans sa parole ne sentait le discours ou la leçon. En général, son opinion finissait par entraîner l'assentiment général; mais il n'avait pas l'air de s'apercevoir de son influence. Ses manières et ses habitudes étaient d'une extrême simplicité. Comme les hommes qui vivent dans leur pensée, il avait quelque chose souvent de naïf et de distrait: L. Leclerc l'appelait le La Fontaine de l'économie politique. Il convenait en riant qu'il n'avait jamais été de la rue de Choiseul au Palais-Royal sans se tromper de chemin. Un jour qu'il était parti pour aller faire un discours à Lyon, il se trouvait débarqué dans un cabaret au fond des Vosges. Pour tout ce qui s'appelle affaires, il était d'un laisser-aller d'enfant. Sa bourse était ouverte à tout venant, quand il était en fonds; il n'y a pas d'auteur qui ait moins tiré parti de ses livres. Le détail matériel des choses lui était antipathique; jamais il n'a su prendre une précaution pour sa santé; jamais il n'a voulu s'occuper d'une annonce ou d'un compte-rendu pour ses ouvrages. Il était si ennemi du charlatanisme en tout, il craignait tellement d'engager son indépendance dans l'engrenage des coteries, qu'après cinq ans de séjour à Paris, il ne connaissait pas un des écrivains de la presse quotidienne. Aussi les comptes-rendus de journaux sur les livres de Bastiat sont-ils extrêmement rares. Le Journal des économistes, lui-même, attendit six mois avant de parler des Harmonies, et son article ne fut qu'une réfutation.

Nous avons déjà dit, je crois, que Bastiat écrivait avec une extrême facilité. On le devine à la netteté remarquable de ses manuscrits, où la plume semble, la plupart du temps, avoir couru de toute sa vitesse. Peut-être le travail préalable qui se faisait dans sa tête était-il long et pénible; mais je crois plutôt que c'était une de ces intelligences saines qui tournent naturellement du côté de la lumière, comme certaines fleurs vers le soleil, et que la vérité lui était facile, comme aux natures honnêtes la vertu. Il est certain cependant que Bastiat se préoccupait de la forme… à sa manière. Nous avons vu, dans ses cahiers, un de ses Sophismes, entre autres, refondu entièrement trois fois, – trois morceaux aussi finis l'un que l'autre, mais très-différents de ton. La première manière, la plus belle à mon avis, c'était la déduction scientifique, ferme, précise, magistrale; – la seconde offrait déjà quelque chose de plus effacé dans la tournure et de plus bourgeois, une causerie terre à terre, débarrassée des mots techniques et à la portée du commun des lecteurs; – la troisième, enfin, encadrait tout cela dans une forme un peu légère, un dialogue ou une petite scène demi-plaisante. La première, c'était Bastiat écrivant pour lui, se parlant ses idées; – la dernière, c'était Bastiat écrivant pour le public ignorant ou distrait, émiettant le pain des forts pour le faire avaler aux faibles. Un écrivain ordinaire ne se donne pas tant de peine pour s'amoindrir et ne s'efface pas ainsi volontairement pour faire passer son idée: il faut pour cela cette souveraine préoccupation du but qui caractérise l'apôtre.

Il ne nous appartient pas de préjuger le rang que la postérité assignera à Bastiat. M. M. Chevalier a placé hautement les Harmonies à côté du livre immortel d'Ad. Smith. Tout récemment, R. Cobden a exprimé la même opinion. Pour nous, en cherchant à mettre cette simple et noble figure sur un piédestal, nous craindrions de faire quelque maladresse. Et puis, nous l'avouons, il nous semble qu'un éloge trop cru blesserait encore cet homme que nous avons connu si désintéressé de lui-même, qui ne s'est jamais mis en avant que pour être utile et n'a brillé que pour éclairer. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que les idées neuves et d'abord contestées de son système ont fait leur chemin depuis sa mort, et que, sans parler de l'école américaine, des économistes marquants, en Angleterre, en Écosse, en Italie, en Espagne et ailleurs, professent hautement et enseignent ses opinions. Et s'il est certain que le caractère matériel, en quelque sorte, de la vérité, dans une doctrine comme dans une religion, est la puissance du prosélytisme qu'elle possède, on peut dire que la doctrine de Bastiat est vraie: car les nombreux convertis qui passent aujourd'hui à l'économie politique, y vont à peu près tous par Bastiat et sous son patronage. Son œuvre de propagande se poursuit et se poursuivra longtemps encore après lui: – c'est la seule espèce d'immortalité qu'il ait ambitionnée.

Bastiat était tout simplement une belle intelligence éclairée par un admirable cœur, un de ces grands pacifiques auxquels, selon la parole sacrée, le monde finit toujours par appartenir. Nous préférons hautement ces hommes-là aux génies solitaires et aux penseurs sibyllins. Ce ne sont, en effet, ni les idées ni les systèmes qui nous manquent aujourd'hui, mais le trait d'union et le lien d'harmonie. La masse incohérente des matériaux épars de l'avenir ressemble à ces gangues où le métal précieux abonde, mais disséminé dans la boue. Ce qu'il faut à notre siècle, c'est l'aimant qui rassemblera le fer autour de lui, c'est la goutte de mercure, qui, promenée à travers le mélange, s'assimilera les parcelles d'or et d'argent. Or, ce rôle assimilateur nous paraît éminemment réservé aux natures sympathiques qui ont soif du bien et du vrai et vont le cherchant partout, aux hommes de foi plutôt encore que de science.

Voilà pourquoi nous souhaitons à notre pays des hommes comme Bastiat, et des vérités comme la doctrine de l'Harmonie, de ces vérités simples et fécondes qu'on ne découvre et qu'on ne perçoit qu'avec l'esprit de son cœur, comme a dit de Maistre —mente cordis sui.

R. DE FONTENAY.

Voici quelques extraits du journal de M. Paillottet, qui sont le complément naturel de cette notice:

NEUF JOURS PRÈS D'UN MOURANT

Le 16 décembre, vers midi, j'arrive chez lui, je le vois. Nous nous embrassons, mais à son premier mouvement tout affectueux succède une impression chagrine. Sa figure s'attriste, et il murmure, en élevant les mains: «Est-il possible que vous ayez fait un si long voyage? Quelle folie!»

Pendant cette première entrevue je le trouvai, à ma grande surprise, impatient, irritable… Comme je voulais lui éviter la peine de monter un étage, à l'aide d'une précaution que j'aurais prise, il me dit: «Je ne puis pas souffrir qu'on s'occupe de moi.» Il lui répugne d'être vu pendant qu'il boit et mange, à cause des efforts pénibles qu'exige de lui l'inglutition. Toutefois cette répugnance ne paraît pas exister vis-à-vis des étrangers. Ainsi à 2 heures ½ il entre au café prendre un verre de sirop et ne veut pas que je l'accompagne.

17 DÉCEMBRE 1850

… En rentrant chez lui, il me parle de la seconde édition du premier volume des Harmonies, puis du second volume qu'il lui est impossible d'achever. Sur le chapitre des salaires, qui était déjà fort avancé quand il a quitté Paris, il me dit: «Si jamais on publie cela, il faudra bien expliquer que ce n'est qu'un premier jet. J'aurais voulu refaire en entier ce chapitre.»

Il trouve un éclair de gaieté en me racontant les singulières conventions qu'il avait faites avec son hôtesse. Celle-ci avait par rapport à lui la double qualité de propriétaire et de domestique. Le mobilier et la batterie de cuisine étaient à elle. Lorsqu'elle brisait un ustensile quelconque dans ses fonctions de domestique, comme propriétaire elle en réclamait aussitôt le prix et se faisait payer par lui. Elle avait aussi l'art de maintenir le chiffre de la dépense quotidienne au même taux, bien que les consommations du malade allassent toujours diminuant…

… Ce second jour les impatiences furent moins marquées… «À quelle heure viendrez-vous demain?» me demanda-t-il lorsque je le quittai.

Je suis convenu avec l'abbé de Monclar que je tiendrai compagnie à notre malade depuis onze heures du matin jusqu'à l'heure du dîner; l'abbé lui consacre le commencement et la fin de la journée.

18 DÉCEMBRE

En arrivant près de lui, je lui remets quelques exemplaires de la réimpression des Incompatibilités parlementaires, et lui explique que je viens de les retirer du ministère de l'Intérieur des États Romains.

Voici ce qui m'était arrivé pour ces brochures. Les douaniers de Civita-Vecchia les avaient extraites de mon sac de voyage et envoyées à la police. Je les croyais perdues, quand, passant ce matin devant le magasin du libraire Merle… je vois exposés en vente plusieurs pamphlets de Bastiat. J'entre et demande à Merle s'il a les Incompatibilités parlementaires: «Pas encore, répond-il, mais je ne tarderai sans doute pas; car cet écrit vient d'être réimprimé! Je le sais, à telles enseignes que les douaniers de Civita-Vecchia ont été assez stupides, ces jours-ci, pour en saisir une demi-douzaine d'exemplaires à un voyageur français.» – «Comment donc êtes-vous si bien informé? repris-je; je suis le voyageur dont vous faites mention.» Alors Merle m'apprend qu'il tenait la nouvelle de ma mésaventure du comte Z… attaché au ministère de l'Intérieur. Le comte Z… avait blâmé le procédé des douaniers, et ajouté que, si le propriétaire se présentait pour réclamer ces brochures, elles lui seraient immédiatement rendues. Sur ces explications, je m'étais empressé d'aller à Monte-Cavallo, où un employé fort poli, après m'avoir adressé beaucoup d'excuses sur ce qui s'était passé, m'avait remis toutes mes brochures, moins une. Cette dernière ne pouvait m'être rendue qu'un peu plus tard, parce que Monseigneur, qui était alors absent, en avait commencé la lecture, curieux de connaître cette production d'un auteur qu'il avait en grande estime. Le même employé, me montrant sur la couverture d'un pamphlet la liste imprimée des divers écrits de Bastiat, posa l'index sur les mots Harmonies économiques, et dit: «Voilà un bien bel ouvrage.»

J'informai de cette particularité mon cher malade, en ajoutant que très-certainement en France, au ministère de l'Intérieur, ses œuvres étaient moins connues que dans les bureaux de Monte-Cavallo.

Par un fort beau temps, nous prenons une voiture… Il veut me servir de cicerone, et m'expliquer les monuments antiques; mais j'obtiens qu'il se taise jusqu'à ce que nous descendions de voiture… Il m'entretient beaucoup de son projet de rentrer en France, d'un domestique, nommé Dargeau, qu'il fait venir de son pays, pour s'assurer ses soins éprouvés, et m'interroge sur la durée probable de mon séjour à Rome. Je me garde bien de lui dire que je m'en irai probablement le lendemain de son départ.

… Quand nous sommes rentrés chez lui, il me parle de mettre en ordre ses ébauches. Il voudrait bien me dicter quelques indications importantes et notamment sur le sujet de la population… L'article qu'il a publié, il y a quatre ans environ, dans le Journal des Économistes, lui paraît incomplet et à refaire. La principale objection contre la théorie de Malthus n'y est pas exposée.

Les impatiences ont disparu.

19 DÉCEMBRE

Je le trouve bien fatigué!.. Nous sortons un peu tard, et rentrons bientôt après…

Il monte son escalier plus péniblement que de coutume. Quand enfin il est assis sur son canapé, je remarque que sa respiration est plus difficile que la veille. Des bruits sourds et de mauvais augure grondent dans sa poitrine oppressée. Il se remet cependant un peu, et entame le chapitre de l'Économie politique.

«Un travail bien important à faire pour l'Économie politique, me dit-il, c'est d'écrire l'histoire de la spoliation. C'est une longue histoire, dans laquelle, dès l'origine, apparaissent les conquêtes, les migrations de peuples, les invasions, et tous les funestes excès de la force aux prises avec la justice.»

«De tout cela il reste aujourd'hui encore des traces vivantes, et c'est une grande difficulté pour la solution des questions posées dans notre siècle. On n'arrivera pas à cette solution tant qu'on n'aura pas bien constaté en quoi et comment l'injustice, faisant sa part au milieu de nous, s'est impatronisée dans nos mœurs et dans nos lois.»

… Il m'entretient de plusieurs de nos amis de Paris, sujet sur lequel il s'arrête volontiers; puis, se préoccupant de mon dîner, il me renvoie après m'avoir dit: «Puisque vous avez fait ce long voyage, je suis bien aise maintenant que vous soyez ici.»

20 DÉCEMBRE

En arrivant près de lui à l'heure accoutumée, je lui demande la permission de le quitter pour aller à l'ambassade où je me suis déjà rendu en vain ce matin. J'ai trois lettres pour la France à remettre à une personne que je n'ai pas rencontrée. Cette demande le contrarie, et l'abbé de Monclar, qui était sur le point de sortir, se charge de faire tenir mes lettres à l'ambassade.

Dès que nous sommes seuls, il me dit: «Vous ne devineriez jamais ce que j'ai fait ce matin.» Inquiet et le soupçonnant d'une imprudence, je conjecturai qu'il avait écrit. «Non, reprit-il, cela m'eût été, cela m'est impossible. Voici ce que j'ai fait, je me suis confessé. Je veux vivre et mourir dans la religion de mes pères. Je l'ai toujours aimée, quoique je n'en suivisse pas les pratiques extérieures.» Ce mot de vivre n'était employé là que par ménagement pour moi. Je lui rappelai qu'en 1848 il m'avait dit, en parlant de Jésus-Christ: «Il est impossible d'admettre qu'un mortel ait pu avoir, de l'humanité et des lois qui la régissent, une connaissance aussi profonde que celle qui est dans l'Évangile.»

Il me propose de prendre ses ébauches économiques dans sa malle; car le temps menaçait, et il n'eût pas été prudent de sortir. Je savais, d'ailleurs, dès la veille au soir, qu'aux yeux du docteur Lacauchie il déclinait d'une manière rapide.

Je pris les papiers, et commençai à les compulser, assis près de lui, interrompant ma tâche au moindre signe pour prêter l'oreille à ce qu'il voulait me dire.

… Voici une recommandation… sur laquelle il a beaucoup insisté. «Il faut traiter l'économie politique au point de vue du consommateur. Tous les phénomènes économiques, que leurs effets soient bons ou qu'ils soient mauvais, se résolvent, à la fin de leur évolution, par des avantages ou des préjudices pour les consommateurs. Ces mêmes effets ne font que glisser sur les producteurs, dont ils ne peuvent affecter les intérêts d'une manière durable.»

«Le progrès de la civilisation doit amener les hommes à se placer à ce point de vue et à calculer leur intérêt de consommateurs plutôt que leur intérêt de producteurs. On voit déjà ce progrès s'opérer en Angleterre, et des ouvriers s'y occuper moins de l'élévation de leur salaire que de l'avantage d'obtenir à bas prix tous les objets qu'ils consomment.»

Il m'a répété que c'était là un point capital, et j'étais étonné de la profondeur comme de la lucidité de ses explications.

Vers la nuit, il m'a parlé de Rome considérée au point de vue religieux. «Ce qui m'a le plus frappé, dit-il, c'est la solidité de la tradition des martyrs. Ils sont là, on les voit, on les touche dans les catacombes; il est impossible de les nier.» Son langage était plein d'onction.

Demain je continuerai le dépouillement de ses papiers scientifiques. Cette journée a été bien triste. La mort se montre à nous dans tous nos entretiens. Nous ne prononçons pas son nom, lui par un sentiment délicat, afin de m'éviter une affliction, et moi pour ne pas me laisser aller à un attendrissement qui le gagnerait peut-être et lui serait douloureux. C'est lui qui me donne l'exemple du courage…

21 DÉCEMBRE (SAMEDI)

L'affaiblissement continue. À 11 h. ½, par un temps superbe, il sent le besoin de se coucher quelques instants avant d'essayer une promenade. Nous sortons à 1 h. 1/4, mais quelques nuages menacent d'intercepter les rayons du soleil… Les nuages se dispersent, et nous jouissons d'un soleil magnifique, qui fait mieux ressortir la beauté des sites dont nous sommes entourés. La sérénité du ciel semble se communiquer à son âme, et il répète fréquemment: «Quelle délicieuse promenade! Comme nous avons bien réussi!» Il m'indique une haute colline couronnée d'ifs, au sommet de laquelle il s'est fait conduire quelques jours avant mon arrivée. Quand je cherche à me rendre compte de ses impressions, il me paraît heureux de voir une dernière fois les splendeurs de la nature et s'applaudir de les rencontrer pour leur faire ses adieux. Car il ne se fait pas d'illusion sur son état. Plus explicite avec l'abbé de Monclar qu'avec moi sur ce triste sujet, il lui disait hier: «Je trouve depuis trois jours que le déclin de mes forces est bien rapide. Si cela continuait ainsi, Dieu me ferait une grande grâce et m'épargnerait bien des souffrances.»

… Il prend un livre de prières, et moi je continue le classement de ses papiers…

Il me fait quitter mon classement pour m'asseoir tout près de lui. Après un instant d'assoupissement, comme s'il venait d'y puiser une force nouvelle, il me donne une explication pour corroborer sa théorie de la valeur.

«Avez-vous trouvé dans mes notes, me demanda-t-il, un passage sur ce sujet? C'est un fragment auquel j'attache quelque importance. Vous le reconnaîtrez à cette formule que j'y ai employée: Do ut des, facio ut facias, etc.»

Je n'ai pas encore découvert ce fragment…

Avant de nous quitter, qui s'y serait attendu? nous nous sommes livrés à un mouvement d'hilarité. Il m'a raconté qu'ayant vu dans un magasin de librairie son Cobden et la Ligue, il avait marchandé cet ouvrage. Comme on lui en demandait le prix de 7 fr. 50, il s'était récrié, avait qualifié ce livre de vieux bouquin, et en avait offert seulement 4 fr. C'est, je crois, la seule fois de sa vie qu'il ait réclamé un rabais, et le moyen qu'il employait pour l'obtenir est fort plaisant. Décrier un de ses écrits pour l'obtenir à meilleur marché, c'est ce que peu d'auteurs se seraient avisés de faire.

22 DÉCEMBRE 1850 (DIMANCHE)

Ce matin il a communié. La cérémonie a eu lieu de bonne heure, et cependant, en entrant chez lui, je vois qu'il n'a pas encore déjeuné. Pour qu'il s'acquittât de cette pénible tâche sans être gêné de ma présence, j'allai me promener jusqu'à 11 h. ½.

… Avez-vous un crayon? me demanda-t-il. Je lui remis aussitôt celui que contient mon portefeuille, et le vis tracer les lignes suivantes sur son livre de prières:

«Les 20 et 21 décembre je me suis confessé à M. l'abbé Ducreux. Le 22, j'ai reçu la communion des mains de mon cousin Eugène de Monclar.»

Il me parla aussitôt après du sacrement qu'il avait reçu le matin, et à ce propos il m'expliqua ses idées religieuses.

«Le déiste, dit-il, n'a de Dieu qu'une idée trop vague. Son Dieu, il l'oublie souvent, ou bien il l'appelle une cause première et ne se croit plus obligé d'y penser. Il faut que l'homme s'appuie sur une révélation pour être véritablement en communication avec Dieu. Quant à moi, j'ai pris la chose par le bon bout et en toute humilité. Je ne discute pas le dogme, je l'accepte. En regardant autour de moi, je vois que sur cette terre les nations les plus éclairées sont dans la foi chrétienne. Je suis bien aise de me trouver en communion avec cette portion du genre humain.»

Un peu plus tard, il s'enquit de nouveau du fragment sur la valeur. Je venais de le découvrir. Il désira que je lui en donnasse lecture, puis m'arrêta à la 6me page en me disant de ne continuer que pour moi seul. Quand j'eus achevé et déclaré que la démonstration me paraissait complète, il dit que, si l'état de sa santé l'eût permis, il eût fondu ce fragment dans le chapitre De la valeur au premier volume des Harmonies; mais qu'il suffisait de l'introduire en forme de note dans la 2me édition… Il me recommanda en même temps, à l'égard (p. xlviii) des chapitres inachevés, de les faire suivre de points suspensifs…

Comme je lui demandais à emporter dans ma chambre quelques liasses pour les lire attentivement et à loisir, il me répondit en ces termes: «Prenez tout; il faut que vous emportiez tout à Paris. Si je ressuscite, vous me les rendrez.»

… Le docteur Lacauchie le trouve dans un état tel qu'il serait imprudent de ne pas lui donner de garde pendant la nuit.

Après notre dîner, l'abbé et moi nous revînmes pour le décider à recevoir une garde qui allait lui être envoyée. Il résista et ne voulut pas qu'elle commençât son service, au moins pour cette nuit.

23 DÉCEMBRE 1850 (LUNDI)

Le temps est beau, mais frais. Le pauvre malade est encore plus faible que la veille. Il me parle de la seconde édition de ses Harmonies, et pense qu'il faudrait comprendre dans le premier volume, comme se rattachant intimement au chapitre de la Concurrence, un autre chapitre intitulé Production et Consommation… Après l'avoir dissuadé de sortir, à cause de la vivacité du vent qui souffle du nord, l'abbé et moi, voyant que le soleil échauffe l'atmosphère de ses rayons, nous nous rendons à son désir et entreprenons avec lui une promenade en voiture fermée.

… La durée de notre promenade avait été de 2 heures ½. Au seuil de la porte, l'abbé et moi voulûmes le prendre sur nos bras, pour lui éviter la fatigue de l'ascension. Mais il s'y refusa avec opiniâtreté, et, pendant que je payais le cocher, se mit à grimper au premier étage. Arrivé sur le palier, il s'assit un instant sur une chaise que lui présentait son hôtesse, puis, ayant repris haleine, il monta le second étage. «Je suis bien aise, nous dit-il en manière de justification de son imprudence, d'avoir pu constater que je pouvais faire aujourd'hui ce que j'ai fait hier.» À partir de ce moment, je pus observer qu'il s'attachait de plus en plus à l'idée d'un retour en France. Ce voyage devint sa constante préoccupation.

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