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Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855
Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855

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Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855

Язык: Французский
Год издания: 2017
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Il paraît que lorsque les Maures pénétrèrent en France, d'où ils furent chassés à jamais par la valeur de Charles-Martel, ils éprouvèrent à Béziers une résistance à laquelle ils ne s'attendaient pas. Un guerrier de cette ville, nommé Pépézuk31, les attaqua dans la rue Française où ils étaient déjà entrés, en fit un grand carnage et les repoussa hors la ville. On voit encore, au lieu même de cette rue où Pépézuk arrêta les ennemis, la statue de ce guerrier, en marbre, scellée dans une encoignure, mais dégradée, mutilée par le temps, et réduite à une masse informe. C'est l'anniversaire de cet exploit que l'on célèbre encore en ce pays.

Un chameau gigantesque, en bois recouvert d'étoffes32, sort de la mairie, logeant dans ses flancs des hommes qui profitent des stations pour lui faire jeter des gorgées de dragées et de bonbons; il précède une charrette traînée par cent mules harnachées avec luxe, et la charrette porte cinquante couples de jeunes gens, de jeunes filles, ornés de vêtements blancs, de bouquets, de rubans roses, et que la ville marie ce jour-là et dote en partie. Ce sont les principaux acteurs de la fête; ils tiennent chacun, dans chaque main, un cerceau garni de pampres, de feuilles et de rubans33; l'autre bout du cerceau est pris par le vis-à-vis, qui est toujours d'un sexe différent, et quand ils arrivent sur les places ou sur les promenades, nos mariés, animés par une excellente musique, et en chantant l'air délicieux des Treilles, exécutent des danses charmantes, et font, sous leurs cerceaux, mille figures, mille passes ravissantes.

Les autorités, les notables assistent au cortège en grande cérémonie; chaque habitant fait une vaste provision de bonbons, et quand le signal est donné, on se sert de ces bonbons comme de projectiles, et la guerre commence. Malheur au propriétaire qui n'a pas fait démonter ses carreaux de vitres! Bientôt on s'en jette les uns aux autres, et la terre en est littéralement jonchée. On voit souvent des gens riches en dépenser pour mille écus; et l'on dit que, le jour dont je te parle, M. le Lieutenant-Général de Goyon en acheta pour 25.000 francs!

Je te le demande: quelle fête pour des enfants! j'en fus tout ébahi! je m'en retrace jusqu'à la moindre circonstance; et je vois, quand je le veux, mon oncle Bouillet34 quitter le cortège, s'approcher de moi en relevant sa robe rouge de Consul, et sortir de sa poche une belle orange confite qu'il m'avait destinée.

Don Quichotte, toujours si sensé quand il n'est question ni de chevalerie errante, ni d'enchantements, prouve, dans un fort beau discours, la prééminence des armes sur les lettres; mais il dit ailleurs que si l'épée n'émousse pas la plume, la plume, non plus, n'émousse pas l'épée. C'est une vérité que l'on a longtemps méconnue en France, mais que le bon esprit de mon père, ainsi que sa propre expérience, lui firent apprécier; aussi, quoique l'usage fût alors peu répandu de cultiver l'esprit des jeunes gens destinés à la carrière militaire, mon père fut-il des premiers à sortir de cette voie, et il employa pour nous ce qu'il avait d'autorité, de ressources, de crédit, d'amis.

Comme vous, mes enfants, j'ai appris à lire et à écrire en même temps qu'à parler. Plutarque dit que l'enfance a plus besoin de guides pour la lecture que pour la marche; je n'en eus qu'un pour tous ces exercices, et ce fut ma mère. Ses tendres soins en furent bien récompensés; car un soir, laborieusement placé derrière un paravent, j'écrivis, à l'âge de quatre ans, une lettre toute de ma composition, à ma sœur qui était à Lévignac; il y avait beaucoup de monde dans le salon lorsque j'allai montrer à ma mère ce que je venais d'écrire. Elle en fut si fière qu'elle en fit la lecture tout haut; et bientôt la lettre et l'auteur, passant de mains en mains, furent comblés de compliments, de caresses et de bonbons.

Il fallut alors donner un peu plus de suite à mes travaux; je fus placé dans les meilleures écoles de la ville; mais mon père ne perdait pas de vue son projet favori d'éducation complète. Il pressa donc ses démarches, et obtint, à cause de ses services, de ceux de sa famille et de la modicité de sa fortune, une admission gratuite pour moi, réversible ensuite sur mon frère, à l'École, alors militaire, de Pont-le-Voy; je fis mes preuves d'instruction suffisante et j'y entrai en sixième, étant à peine âgé de huit ans.

Je ne dirai pas toutes les larmes de ma mère à mon départ; mon père, obligé de retourner chez lui, ne put me conduire que jusqu'à Marmande; il prit cependant le temps de faire une visite à Lévignac, où j'eus bien de la joie en embrassant une sœur que j'ai toujours tendrement aimée; livré, ensuite, à celui de mes cousins, qui, depuis, mourut pendant l'émigration, et qui passait par Tours pour rejoindre son régiment, j'achevais ma route avec cet affectueux parent.

Je ne crois pas qu'il ait jamais existé de collège où l'esprit des élèves fût meilleur, sous tous les rapports, que celui de Pont-le-Voy35, lorsque j'y arrivai. Pas de mauvais traitements aux nouveaux-venus, nulle jalousie entre camarades, aucun souvenir fâcheux des torts passés, dévouement complet en toute circonstance, enjouement naïf de la jeunesse; mais rien au delà; confraternité parfaite, enfin; voilà ce que j'y trouvai.

Trop jeune, disait-on, à la fin de l'année scolaire, pour passer au second bataillon que nous appelions la Cour des Moyens, on voulait me faire doubler ma sixième; toutefois mes compositions de prix furent si bonnes qu'il fallut renoncer à cette idée, et j'entrai en cinquième, qui se faisait dans cette cour. J'étais le plus jeune et le plus petit du bataillon; mais mon rang dans la classe m'y valut beaucoup d'amis; et comme, d'ailleurs, j'excellai au jeu de cercle, que nulle part je n'ai vu jouer avec plus de combinaisons ni avec tant de perfection, comme je sautais assez bien à la corde, et que j'étais très fort à la paume, ainsi qu'au jet de pierres ou ardoises, je fus bientôt recherché par les élèves des autres classes, et je devins un petit personnage.

Le jeu des pierres est un exercice que nous pratiquions dans nos sorties avec une espèce de passion; il y faut de la souplesse, du coup d'œil, et il peut avoir des résultats fort utiles. Je me suis, depuis lors, souvent saisi d'un gros caillou pour me défendre, et je crois encore qu'avec une telle arme je ne craindrais pas, à l'improviste, l'attaque d'un homme que j'aurais le temps de voir venir, eût-il le sabre à la main. Nous tuions des rats, des grenouilles, des mulots, des oiseaux, nous cassions des branches d'arbres assez fortes, et cela à de grandes distances.

J'achevai ma cinquième, ma quatrième, et je commençais ma troisième, lorsque des événements qui bouleversèrent l'Europe ne manquèrent pas d'avoir leur contre-coup à Pont-le-Voy36. La Révolution avait éclaté; Louis XVI avait porté sa tête sur l'échafaud; nos chefs et nos professeurs avaient été changés. Les nouveaux nous arrivèrent avec le costume, les discours, les chansons de l'époque; ils crurent faire merveille en nous organisant en clubs, en nous abonnant aux journaux, en nous initiant aux folies du moment. Nous en prîmes bientôt la licence. «Qui sème du vent, récolte des tempêtes.» L'axiome ne tarda pas à se vérifier. En parodie burlesque des héros de la Bastille, nous nous portâmes en masse sur nos prisons que nous démolîmes; pour célébrer dignement les fêtes républicaines, nous exigions des semaines entières de congé qu'on n'osait refuser; à la moindre punition d'un élève, nous cassions les vitres; lorsqu'on voulait nous empêcher d'aller nous promener, nous enfoncions, nous brisions les portes, et nous dévastions la campagne; une fois même, nous allâmes attaquer le village voisin de Montrichard, accusé d'être peu républicain, et profitant de l'isolement où il était momentanément, attendu que les hommes étaient occupés aux travaux des champs, nous en rapportâmes force marteaux, haches, broches et autres armes ou instruments, sans compter une ample provision de pommes… Enfin ce séjour d'étude, d'émulation, de paix et de bonheur, n'était plus qu'un repaire d'animaux malfaisants.

Telle était devenue cette admirable école, lorsque le Gouvernement, réfléchissant, dans sa prétendue sagesse, qu'on ne devait plus rien à d'anciens militaires, puisqu'ils avaient servi, jusque-là, autre chose qu'une soi-disant république de quatre jours, ordonna que, dans tous les collèges, on renverrait les fils de ces militaires. En conséquence, à la fin de 179337, sans aucun avis préalable à nos familles, on expédia du collège deux cents d'entre nous, qui furent déposés à Blois et à Tours, avec un petit paquet de linge plié dans un mouchoir bleu, un assignat de trois cents francs, qui, alors, en valait à peine la moitié, un passeport, un certificat de civisme, et la liberté de nous orienter, de nous diriger, de voyager à notre fantaisie. J'avais onze ans et demi; destiné pour le Midi, c'est à Tours que je fus déposé et abandonné, seul, sans connaissances ni ressources.

J'avoue que je fus un peu bien embarrassé d'être si libre. Ma première pensée fut de voir la ville. J'en parcourus tous les recoins, et je sortais d'une ménagerie ambulante, stationnée près du pont, pour aller prendre langue au bureau des diligences, lorsque je me sentis frapper sur l'épaule. J'avais lu, récemment, Don Gusman d'Alfarache; aussi étais-je bien en garde contre les voleurs, et je portais mon paquet avec moi dans mes courses; mon premier mouvement fut de le serrer vivement contre ma poitrine, et de me baisser pour ramasser un caillou! me retournant bientôt, je reconnus un de mes camarades, nommé Mayaud, fils d'un négociant de Tours et que son père, voyant la tournure que prenaient les affaires, avait prudemment retiré de l'École depuis trois mois; il allait à la campagne. Il me proposa de l'y accompagner; je n'eus garde de refuser. J'y fus parfaitement accueilli, et, comme, chez lui ou dans le voisinage, il avait beaucoup de frères, de cousins, d'amis, de parents, de parentes, d'amies, de cousines et de sœurs, je m'y trouvai complètement heureux, quoique, une fois, on m'y joua le tour de cacher mon paquet, que je fus deux heures à retrouver; je crus que j'en deviendrais malade; mais à mon tour, je le cachai si bien que la plaisanterie ne put pas se renouveler.

Quinze jours si bien employés s'écoulèrent comme un songe; j'avais, en arrivant, écrit à ma mère, et je serais resté bien plus longtemps dans ce séjour enchanté, si l'on ne m'avait demandé si je ne craignais pas que ma famille fût inquiète sur mon compte. À ces mots, je pris mon chapeau, et je m'acheminai pour aller dénicher mon paquet chéri; on crut m'avoir blessé; mais il n'en était rien, car je n'agissais que par l'impulsion de mon cœur; on s'en justifia, cependant; mais il fut convenu qu'on irait arrêter ma place et que je partirais trois jours après; ce furent donc trois jours où la politique fut mise de côté et remplacée par mille amusements de mon âge; je fus accompagné à Tours par le cortège entier de mes camarades et nouvelles connaissances. Tant d'amitiés de leur part, tant de cordialité de celle de leurs parents, me touchèrent aux larmes, et j'en serai éternellement reconnaissant.

À la première dînée sur la route de Bordeaux, je vis que j'étais l'objet de la curiosité générale, et, dans le fait, j'étais passablement remarquable, pour ne pas dire grotesque. Je portais un chapeau à trois cornes et un habit du modèle de ceux des Invalides actuels. J'avais, en outre, des culottes courtes avec boucles d'argent et des bas bleus; il ne faut pas oublier que mon paquet entrait dans la voiture avec moi, qu'il en sortait avec moi, et qu'alors je l'avais sous le bras. Néanmoins je me chauffais assez gravement, lorsqu'un voyageur de près de 6 pieds de haut vient à moi et me demande pourquoi il y avait trois trous sur chacun de mes boutons. «Parce que, répondis-je, il y avait trois fleurs de lys, et qu'un républicain ne porte plus de ça depuis la mort du tyran!» C'en fut assez pour gagner les bonnes grâces de mon interlocuteur. Alors il me demanda mon nom; je lui dis que je m'appelais Cincinnatus Bonnefoux; je n'avais pas achevé qu'il m'avait embrassé; ensuite il me fit raconter mon histoire, et, lorsqu'il apprit notre attaque de la Bastille, la prise de Montrichard, et que je lui eus dit que je savais toutes les chansons républicaines, il me pressa dans ses bras à m'étouffer; il me dit qu'il était le capitaine Desmarets, qu'il venait du siège de Thionville, qu'il se rendait à l'armée des Pyrénées occidentales, qu'il serait, un jour, général, qu'alors il m'écrirait de venir auprès de lui comme aide de camp, et il se déclara mon protecteur. Dès ce moment, à table, en voiture, à l'hôtel, il me fit toujours placer à côté de lui, et vraiment il me soigna avec intérêt. C'est encore un service que jamais, non plus, je n'oublierai, malgré le caractère féroce de ce citoyen, dont j'aurai l'occasion de parler encore une fois.

Depuis mon entrée à l'École militaire, la famille avait éprouvé de grands revers, dont je parlerai bientôt avec plus de détails. On me les avait laissé ignorer; je m'en aperçus pourtant d'une manière assez concluante par la privation de l'argent alloué par semaines aux menus plaisirs et par celle de toute espèce de vacances. Trois années passées ainsi, et de huit à onze ans, furent bien dures pour celui qui était accoutumé à toutes les douceurs de la maison paternelle; et mon expulsion avec 300 francs et un petit paquet à moi, après tant de gêne et de réclusion, étaient une liberté, une fortune, une responsabilité dont le poids m'embarrassait beaucoup. Heureusement que le capitaine Desmarest était venu fort à propos pour me soulager en partie de ce pesant fardeau.

Si mon accoutrement me faisait paraître grotesque, il faut convenir que le sien ne pouvait que lui rendre le même service à mes yeux. Il portait une forêt de barbe, de moustaches et de favoris; sa tête était surmontée d'un bonnet de voyage tout rouge, fait en forme de bonnet phrygien et du bout duquel pendait une large cocarde qui se balançait sur son épaule. Il avait le pantalon bleu collant des sans-culottes, la veste appelée carmagnole, une épaulette et une contre-épaulette négligemment rejetées sur le dos, des bottines larges et courtes, et, enfin, un grand sabre traînant qui faisait, à chacun de ses mouvements, un vacarme épouvantable. C'est avec ce costume qu'il avait la prétention d'être un des officiers les plus élégants de l'armée. J'oubliais de dire que sa pipe n'abandonnait presque jamais sa bouche.

Avec cet extérieur, sa voix était formidable, ses gestes énergiques, son élocution véhémente; je ne l'ai presque jamais vu sans l'apparence de la colère, je ne l'ai jamais entendu parler sans une multitude de jurements et d'imprécations. Un soir, entre autres, à Châtellerault, nous soupions, et il découpait une poule d'Inde; il y avait une vingtaine de personnes réunies. Il entendit, vers un bout de la table, quelques paroles qu'il crut mal sonnantes contre sa sainte République; il se leva alors, se mit à pérorer avec tant de violence, à agiter son grand couteau, sa grande fourchette, avec tant de menaces que chacun fui effrayé. On ne souffla plus le mot, on ne mangea plus; on n'osait pourtant pas se retirer; et, moi-même, si fort de sa protection, je fus interdit. Je repris cependant un peu de courage, quand je lui entendis dire qu'il ne voyait de républicains à cette table que son cher Cincinnatus et lui, et qu'il n'y avait que lui et moi de vraiment dignes de boire à la santé de la République et d'en chanter les louanges; ce que nous fîmes l'un et l'autre avec un air d'enthousiasme fort risible, apparemment, et en quoi, de bon ou de mauvais gré, nous fûmes joints par nos convives tremblants et consternés.

Néanmoins, tout en chantant des chansons patriotiques, et déclamant contre les aristocrates, le citoyen Desmarest ne me conduisit pas moins à Bordeaux, sain et sauf, avec mon paquet, et moitié à peu près de mes cent écus. Il se rendit même aux diligences afin d'y arrêter ma place pour Toulouse; mais, avant de me quitter, il voulut, avec beaucoup de solennité, me donner quelques leçons civiques de son catéchisme particulier; le théâtre qu'il choisit fut fort bien adapté pour la leçon, car ce fut celui même de la guillotine, placée sur la place de la porte Salinière.

Jamais la parole de cet énergumène n'avait été si animée, jamais son geste plus menaçant, jamais son regard plus farouche; son texte fut la noblesse et l'égalité (comme il entendait l'une et l'autre), l'infraction aux maximes républicaines (suivant les notions du temps) et l'instrument qui devait la punir, et qui était la conclusion ordinaire des affaires de cette époque.

Il me le fit toucher, cet instrument fatal, et, finissant par une péroraison vraiment diabolique, tant elle était sanguinaire, il fit devant moi vingt serments et me reconduisit pour enfin m'abandonner à moi-même et à mes réflexions. Celles-ci ne furent pas longues; car heureusement, une exagération si outrée, et qui avait son côté comique, eut, sur mon intelligence, un effet tout opposé à celui que, sans doute, il en attendait. Je n'eus rien, en effet, de plus pressé que de revenir a mon rôle d'écolier, et tout en contrefaisant ce Mentor sans-culotte et bonnet-rouge, je poussai presque aussitôt de vifs éclats de rire sur la partie ridicule de sa personne, de sa déclamation, de ses expressions; et, malgré ce que je devais à ses bons soins dont je ne cessai pas d'être touché, je me promis bien, étant éclairé par l'expérience d'un voyage de cent lieues, d'achever les cent autres lieues sans me mettre sous la protection, ni dans la dépendance de personne. Tel fut mon début dans le monde; l'épreuve fut mémorable; mais elle ne dura pas longtemps.

Je fis très bien ma route jusqu'à Toulouse. Un voyageur qui devait, dans deux jours, continuer vers Marseille, me proposa, si je voulais rester deux jours avec lui, de me déposer, en passant, à Béziers; mais je sus fort bien le remercier, et lui dire que je ne pouvais plus différer de rejoindre mes parents, et que, d'ailleurs, je connaissais le canal du Languedoc que j'avais déjà parcouru trois fois. J'y mis beaucoup d'aplomb; il n'insista pas; et prenant, tout seul, la voie du canal, j'arrivai encore avec quelque argent, et tout fier de n'avoir pas perdu une seule pièce de mon paquet, que je n'avais pas un seul instant abandonné.

Ma poitrine se souleva avec force quand j'aperçus l'aspect imposant de l'évêché de Béziers et de l'église de Saint-Nazaire qui en était la cathédrale. Je sors de la barque, avec empressement, dès qu'elle accoste, je prends mon élan, et d'un seul trait j'arrive en courant. Bientôt je me trouve dans notre rue, dans notre cour, à notre porte; j'entre… Mais quel spectacle déchirant se présente à mes yeux! un cri perçant se fait entendre: c'était ma mère qui l'avait jeté, et déjà elle était dans mes bras. Hélas! ce n'était plus cette femme à la figure fraîche, heureuse et agréable, ce n'était plus cette taille admirable qui attirait tous les regards, ce n'était plus cette élégance de toilette qui en faisait une femme si remarquable; en un mot, elle parut comme un fantôme qui s'était levé et qui avait volé à ma rencontre. Les larmes furent abondantes de part et d'autre; je n'osais questionner, on n'osait parler; il fallut bien pourtant rompre le silence, car le vide irréparable du chef de famille ne se faisait que trop apercevoir, et je demandai mon père. Ce furent alors de nouveaux sanglots, des spasmes, des convulsions, que dirai-je, une agonie entière pendant laquelle des mots entrecoupés me révélèrent que mon père, parent d'émigrés et qui avait préféré broyer sa croix de Saint-Louis dans un mortier plutôt que de la remettre en d'indignes mains, avait, par ces motifs, été emprisonné. Peut-être, avant un mois, serait-il jugé et guillotiné!

À ce mot de guillotine, de cet horrible instrument que l'énergumène Desmarest m'avait fait toucher, au souvenir de son exécrable discours, au rapprochement de la scène de Bordeaux et de celle où j'étais encore acteur à ce moment, et qui m'apprenait les périls de ma famille, je devins à mon tour comme égaré, et il fallut bien du temps pour nous remettre tous d'aussi vives émotions.

Cependant j'étais rentré à la maison pendant l'heure du dîner; mon frère, âgé de cinq ans, effrayé de l'uniforme bleu que je portais, s'était caché sous la table; ma sœur Eugénie, avec sa tendresse accoutumée, m'accablait de caresses et cherchait à ramener le calme; mais de quelle robe grossière, quoique propre et bien faite, je voyais cette sœur couverte! quelle figure souffrante et malheureuse elle me montrait! enfin sur cette même table où, jusqu'à mon départ, avait régné l'abondance, la recherche même de temps en temps, quel dîner s'y trouvait? des lentilles, des œufs et du pain noir! Oui, du pain noir, du pain de fèves et de maïs; car le Gouvernement d'alors, repoussé, isolé de l'univers entier par ses doctrines anti-sociales, n'avait su, ni pu, par des opérations commerciales, remédier aux mauvaises récoltes qui, pour comble de maux, vinrent affliger le sol français et y faire régner la famine et ses fléaux.

Quant à ma sœur Aglaé, elle était dans son lit, et atteinte de la maladie qui la conduisit au tombeau. Oh! l'affreux spectacle que celui de la misère, de la souffrance, du malheur, du besoin, du désespoir, et combien mon cœur fut serré, lorsque, m'attendant à toutes les joies de la maison paternelle, je ne voyais que craintes, privations et douleurs!

CHAPITRE III

Sommaire: La famille de Bonnefoux pendant la Révolution. – Les États du Languedoc. – Le chevalier de Beauregard reprend son nom patronymique. – La question de l'émigration. – Révolte du régiment de Vermandois à Perpignan. – Belle conduite de mon père. – Sa mise à la retraite comme chef de bataillon. – Revers financiers. – Arrestation de mon père. – Je vais le voir dans sa prison et lui baise la main. – Lutte avec le geôlier Maléchaux, ancien soldat de Vermandois. – Mise en liberté de mon père. – Séjour au Châtard, près de Marmande. – M. de La Capelière et le Canada. – Les Batadisses de Béziers. – Mort de ma mère. – M. de Lunaret. – M. Casimir de Bonnefoux, mon cousin germain, est nommé adjudant général (aujourd'hui major général) du port de Brest.

Dès le commencement de la Révolution, le régiment de Vermandois avait quitté la Corse; mais il n'avait pas cessé de tenir garnison dans le Midi de la France, principalement à Montpellier et à Perpignan. Dans la première de ces villes furent, à cette époque, convoqués les États généraux, assemblée appelée à délibérer sur les innovations politiques que l'on projetait de faire adopter alors en France. Mon père reconnaissait qu'il y avait beaucoup d'abus à corriger, qu'il était temps de donner satisfaction à cet égard, mais qu'il fallait y procéder avec autant de fermeté que de sagesse. Ce fut dans cet esprit que, se prévalant de l'ancienneté de noblesse de sa famille, il demanda et obtint de faire partie, comme baron, des États généraux du Languedoc38. Il prit, à cette occasion, son nom patronymique, et il cessa de se faire appeler le chevalier de Beauregard.

La plupart des hommes portés à la tête des affaires publiques manquèrent d'énergie; beaucoup avaient des arrière-pensées; ils furent débordés, entraînés ou renversés, et le torrent n'en acquit que de nouvelles forces. La question de l'émigration, que plusieurs nobles résolurent par incitation, par crainte, ou comme objet de mode, fut cependant une des plus importantes, dans les régiments surtout, où les sous-officiers cabalaient vivement pour se débarrasser des chefs qu'ils voulaient remplacer. Le jugement sain de mon père se prononça contre; il dit, entre autres choses, qu'il ne comprenait pas qu'on pût, en un moment si critique, abandonner le roi, qui était le premier chef de l'armée. Trois officiers seulement de Vermandois restèrent en France; cependant ce n'était pas ce que voulaient les sous-officiers; à leur instigation, une sédition éclata à Perpignan pour contraindre ces officiers à passer en Espagne. Un des trois fut lanterné, c'est-à-dire pendu à la corde d'un réverbère, supplice alors très commun; un autre sauta par-dessus les remparts, et se cassa la cuisse, en cherchant à se sauver des fureurs de la soldatesque; quant à mon père, il alla droit au milieu de la mêlée, avec ses pistolets chargés, et il imposa tellement aux mutins par ses actes ou ses paroles, qu'il fut reconduit en triomphe chez lui; tant l'esprit des masses est changeant, tant le courage et la présence d'esprit font impression sur les hommes!

Il avait montré sa résolution, lorsqu'il s'agissait de remplir ce qu'il appelait un devoir; il prouva bientôt son désintéressement, quand sa conscience lui prescrivit une ligne opposée de conduite. En effet les factions s'étaient ouvertement attaquées à Louis XVI; et ce monarque infortuné fut condamné à mort bien que sa personne eût été précédemment reconnue inviolable. Révoltante absurdité, familière pourtant à l'histoire de cette période fatale! Mon père n'était point riche; il avait une femme, quatre enfants en bas âge que nul, plus que lui, ne tenait à doter d'une éducation soignée; sa place, ses appointements perdus allaient faire un vide affreux; mais il crut que la fin tragique du roi ne lui permettait plus de continuer à servir, et il demanda sa pension de retraite, qui, en qualité de chef de bataillon, fut réglée à treize cents et quelques francs.

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