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Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855
Il n'avait plus les moyens de laisser ma sœur à Lévignac; elle en fut retirée, quoiqu'il ne manquât que peu de temps pour compléter son éducation. L'intérieur de la maison était susceptible de quelques réductions; elles furent faites par ma mère, qu'aucune femme au monde n'a jamais surpassée pour l'ordre, l'économie, la tenue d'un ménage. Cependant, à peine ces réformes domestiques furent-elles opérées qu'une loi vint réduire à rien les ressources qui nous étaient restées. Ce fut celle de l'émission d'un papier-monnaie, créé, sous le nom plus connu d'assignats, pour remplacer le numéraire que chacun, cédant à la terreur dont il était dominé, avait ou fait passer à l'Étranger, ou enfoui dans les entrailles de la terre. Les assignats ne purent inspirer aucune confiance; ils tombèrent à vil cours, et la pension totale de mon père suffisait à peine à la dépense de la famille pour un seul jour. À cette loi vint se joindre la banqueroute prononcée par le Gouvernement sur les fonds publics qui furent réduits au tiers de leur valeur; car déjà le Trésor ne pouvait plus en payer l'intégralité, et, pourtant, il avait profité de la confiscation des biens des émigrés et de ceux du clergé, qui montaient à plus de 2 milliards. Pour nous, il en résulta l'abaissement d'une rente de 800 francs, que les soins de ma mère avaient formée par ses économies, à 200 et quelques francs, payables alors en assignats, c'est-à-dire à peu près à rien du tout.
Chaque loi était pour nous un nouveau désastre. Telle fut, entr'autres, celle qui autorisait le remboursement en papier-monnaie de sommes reçues en prêt et en numéraire. Ma mère avait hérité d'une trentaine de mille francs de son père, qui avaient été placés à intérêts, car les militaires ne peuvent guère s'occuper de faire autrement valoir leur argent… Eh bien! ces 30.000 francs furent impitoyablement remboursés en assignats, et il fallut en donner reçu. Telle fut encore la loi sur les héritages. On n'avait même pas, alors, le bon sens de reconnaître que gêner la volonté testamentaire des vivants, c'était les forcer à donner leur bien avant leur mort, à dénaturer leurs propriétés, à placer leur fortune à fonds perdus, ou enfin à négliger et mal administrer leurs affaires; on décréta donc que tous les parents au même degré hériteraient au même titre. C'était sage, pour des enfants vis-à-vis des pères et mères, avec les restrictions pourtant que notre Code y a depuis apportées; mais, dans les autres cas, c'était impolitique, nuisible, injuste. Eh bien! cette loi39 était à peine rendue que le chanoine Valadon, oncle de ma mère, et qui en voulait faire son héritière, mourut, et que nous fûmes frustrés de la portion la plus considérable de son héritage.
Tu dois comprendre combien était triste notre position, après ces échecs et quelques autres moins importants que je passe sous silence. Toutefois ma mère luttait avec courage, souffrait avec patience, comme elle avait joui de l'aisance avec modération et attendait des temps meilleurs, lorsqu'un nouveau revers lui fit comprendre que, jusque-là, ses malheurs n'avaient, été que secondaires.
La France était couverte d'échafauds et de prisons; cependant la loyauté, la réputation de mon père, ne permettaient à ma mère de concevoir aucune inquiétude. Elle dormait, un soir, tranquillement, après avoir, selon l'habitude qu'elle avait prise, travaillé jusqu'à onze heures, lorsqu'à minuit la force armée frappe à grand bruit, s'introduit, saisit mon père en robe de chambre et l'entraîne; une seule minute n'est pas accordée; ma mère se cramponne après son mari; on l'en sépare avec violence; elle s'y attache de nouveau, et elle suit l'affreux cortège jusque dans la rue; enfin, là, on les sépare encore, on la rejette brutalement; et, pendant une nuit froide et pluvieuse, elle tombe évanouie dans le ruisseau. Ce ne fut qu'assez longtemps après qu'on l'en retira; elle était toute meurtrie! Beaucoup de soins étaient nécessaires; mais le lendemain, au lieu de penser à sa santé, elle passa la journée chez les diverses autorités, ou à la porte de la prison, tantôt courant comme une insensée, tantôt suppliant avec larmes et prières… Une maladie sérieuse s'ensuivit, maladie de poitrine aggravée par la position fâcheuse de son esprit, qui la retint trois mois au lit, dont jamais elle ne put parfaitement se guérir, et qui la conduisit trois ans après au tombeau!.. Mais n'anticipons pas sur les événements, et bornons-nous aujourd'hui à le dire, que ce fut peu après ses premières sorties que j'arrivai de Pont-le-Voy, et que je vis dans un si pitoyable état celle dont la florissante santé devait faire espérer un autre destin. Ce fut l'habit bleu du collège que je portais, qui avait causé à mon frère la frayeur par suite de laquelle il s'était caché sous la table; il crut que la force armée revenait, et que c'était lui qu'on voulait emprisonner.
Qui croirait aujourd'hui, qu'il n'y a pas longtemps encore, en France, il fallut des formalités sans fin, pour permettre à un enfant de onze ans revenant du collège, de revoir son père, prétendu prisonnier politique et presque sexagénaire! et encore quelles formalités! quelles démarches! C'étaient des membres d'un Comité de Salut public à solliciter, des espions de la police à fléchir, un représentant à aller voir à Montpellier; on eût vraiment dit que la sûreté de l'État se trouvait en jeu! Quelque chose de plus repoussant encore était de subir le ton grossier, les soupçons ridicules, les sarcasmes insolents, l'ignorance stupide, le tutoiement répugnant de ces individus; et, s'il échappait une parole douteuse, vous étiez vous-même saisi et aussitôt incarcéré. On vit des têtes tomber pour de moindres délits. Le tutoiement, surtout, rebutait ma mère au dernier point; elle le trouvait incivil, ignoble; elle ne comprenait pas qu'on pût assez peu respecter la langue française, dont les diverses nuances du Tu et du Vous sont une des plus rares beautés, qu'on pût s'oublier assez pour forcer des femmes à s'exprimer ainsi, en s'adressant aux hommes de toute condition, même à ceux qu'elles ne pouvaient qu'exécrer.
Cette pauvre mère se soumettait pourtant à ces humiliations depuis la captivité de mon père, dont elle ne cessait de réclamer la liberté auprès de tous les tribunaux, de tous les fonctionnaires, à Béziers, à Montpellier, partout enfin où elle croyait trouver quelque chance de succès. Elle n'avait pas encore réussi en ce point important; mais elle obtint que je pusse voir mon père. Le sourire vint alors effleurer, pendant quelques instants, des lèvres d'où il était banni depuis longtemps, et je m'acheminai vers le lieu de la détention, qui était l'évêché de Béziers, transformé en prison d'État.
Maléchaux, ancien soldat de Vermandois qui, dans une position fâcheuse, avait éprouvé l'indulgence de mon père, était le geôlier de cette prison. Ce fut lui qui me conduisit jusqu'à une porte grillée où le prisonnier parut et me tendit une partie de la main à travers des barreaux; mais, comme je n'étais pas assez grand pour y atteindre commodément, il se baissa, et ce fut par dessous la porte qu'il me présenta cette main vénérée, vers laquelle je m'inclinai pour la baiser. Dans ce mouvement si naturel, je ne sais ce que Maléchaux trouva de contraire à la majesté de sa République, mais il s'approcha en jurant; et, – l'infâme! – il repoussa du pied la main de mon père qui, à son tour, fit retentir la salle de véhémentes imprécations. Cependant je n'avais pas perdu mon temps; j'avais cherché à arracher un des carreaux du vestibule où j'étais; si j'y étais parvenu, mon jeune bras, muni de son arme favorite, aurait fait sentir ma légitime vengeance à l'odieuse face du lâche geôlier. Il n'en fut pas ainsi; toutefois, Maléchaux venant à s'approcher de moi, je m'élançai sur ses jambes, et, à belles mains, à belles dents, je les lui écorchai jusqu'au sang; il me saisit alors; mais, n'ayant rien de mieux à faire que de se débarrasser d'un si incommode ennemi, il me jeta par-dessus une petite barrière, et je roulai les escaliers. Ma mère s'était évanouie; elle garda plusieurs jours le lit, par suite de cette scène, dont elle craignait les funestes conséquences, même pour moi; mais il n'en résulta qu'un resserrement plus rigoureux du prisonnier, et qu'une aggravation notable dans l'état de la santé de notre malade. Desmarest avait déjà porté une vive atteinte à mon républicanisme de collège; Maléchaux acheva le désenchantement.
Une commission judiciaire, appelée commission d'Orange du nom de la ville où, probablement, elle avait été organisée, parcourait alors le midi de la France, statuant sur le sort des détenus politiques, et montrant le pur amour de la liberté dont elle se disait animée, par un grand nombre de condamnations à mort. Les alarmes de ma famille furent vivement excitées par la nouvelle de son approche; cependant elles s'accrurent encore, ainsi que les angoisses de ma mère, lorsqu'elle apprit que son mari était parvenu à se procurer des pistolets. Elle le connaissait; il avait dit qu'il ne se laisserait pas juger; qu'un des pistolets frapperait un de ses ennemis, que l'autre serait pour lui, et elle était assurée qu'il tiendrait parole! Elle redoubla donc d'instances, de démarches, de supplications, et, enfin, elle eut l'inespéré bonheur de revenir de Montpellier avec la liberté de mon père, signée par le représentant du peuple, qui y exerçait la première autorité. Il n'y eut, avant la chute sanglante de Robespierre, qu'un autre exemple de pareille réussite à Béziers, et tu t'imagines quel délire de joie anima cette épouse si dévouée, en apportant une telle nouvelle, et en revoyant celui qu'elle avait délivré!
Hélas! tant d'émotions, tant de fatigues la confinèrent de nouveau dans son lit, et elle nous dit alors: «Je sais bien que j'en mourrai; mais je recommencerais encore en pareil cas, eussé-je la certitude de ne pas réussir!»
Les premiers jours furent donnés au plaisir de se revoir; il fallut ensuite songer à l'existence de la famille, et mon père partit avec moi pour Marmande, afin d'y réaliser quelques restes de sa légitime, qui s'élevèrent à un millier d'écus en numéraire. Son frère s'était dépouillé d'une partie de ses biens pour le mariage de son fils aîné; celui-ci avait émigré avec deux de ses frères; ces mêmes biens avaient été confisqués; mon oncle avait été emprisonné, et son second fils, le marin, subissait le même sort à Brest, au retour d'une campagne de plusieurs années. Tu vois que les Bonnefoux étaient frappés sur tous les points et de toutes les manières.
Tant de malheurs n'avaient pas permis qu'on s'occupât de moi depuis mon retour de Pont-le-Voy. Jusqu'à mon départ pour Marmande, c'est-à-dire pendant un peu plus d'un an, j'avais donc été entièrement livré à moi-même; aussi n'est-il pas étonnant que, m'étant étroitement lié avec tous les enfants ou, pour mieux dire, les gamins du voisinage, j'aie été de leurs parties, de leurs tours malins et souvent périlleux, pour lesquels les enfants du midi de la France sont si renommés; de leurs escapades sur les toits ou dans les jardins; de leurs batailles, enfin, de quartier à quartier. Mon frère m'y suivait, m'approvisionnant de pierres dont il emplissait ses poches et son chapeau; mais tout n'y était pas couleur de rose: une fois, par exemple, j'eus le pouce cassé d'un coup de caillou qui m'atteignit, comme j'étais en position d'en lancer un moi-même; une autre fois, je reçus une pierre à la tête dont je fus longtemps étourdi. Je parvins à donner le change chez moi, sur ces accidents, dont je porte encore les marques et que j'aurais évités en suivant les conseils de ma mère; mais je continuai ce train de vie, qui me plaisait extrêmement et qui était une conséquence presque inévitable de la situation où se trouve une famille qui perd son chef, et où la maladie et la misère font ressentir leur funeste influence.
Un jour, entr'autres, j'étais avec mon frère, sur un toit assez incliné, où nous avions placé dès pièges pour prendre des moineaux. Une tuile se casse sous mes pieds; je me sens entraîné; je n'ai que le temps de me jeter à plat ventre; je glissais encore et j'allais rouler en bas, lorsque, par une heureuse présence d'esprit, j'étends soudainement les bras et j'écarte les jambes. Cette précaution me sauve; je crie à mon frère de rentrer, et je le suis en rampant. Qu'il s'en fallut de peu que je ne tombasse d'au-dessus d'un cinquième dans une cour, et dans quelle cour! celle de la maison de ma tante d'Hémeric où ma mère était en ce moment près d'une croisée qui donnait sur cette cour. Pour le coup, je fus corrigé des toits, aussi bien que de la République; mais qu'il eût mieux valu que je n'eusse pas attendu la leçon et que je me retirasse, en même temps, de mes autres excursions belliqueuses!
Le voyage de Marmande interrompit heureusement cette fâcheuse disposition d'esprit; mon père m'avait conduit au Châtard, propriété située à six lieues de Marmande, près d'Allemans, sur le Drot40, appartenant à M. Gobert du Châtard qui était marié à une sœur de mon père et qui vivait là, retiré du service, avec ses cinq filles et son fils, réquisitionnaire lors des premières années de la République, mais congédié par faiblesse de santé. Mon oncle était l'homme du monde le plus jovial, le plus ami des enfants qu'on pût rencontrer; sa femme avait absolument les mêmes traits que mon père, c'était la vertu, la piété, la politesse dans tout leur charme; mes cousines respiraient la complaisance et la bonté, et leur frère était un fort aimable jeune homme. De quelle folâtre liberté j'ai joui dans ce riant séjour! mon oncle me menait à ses champs; avec lui je cultivais ses jardins, je taillais ses arbres, je surveillais ses travailleurs; avec son fils, je montais à cheval, je courais les foires, les assemblées, les sociétés des villages voisins; auprès de mes cousines, nous passions des veillées délicieuses; mon oncle, dans la chambre de qui je couchais, me racontait, soir et matin, les histoires les plus divertissantes; ah! c'était mieux encore que mon séjour chez les MM. Mayaud, près de Tours, où pourtant je m'étais si complètement bien trouvé. Comme ces beaux sites plurent à mon cœur enchanté! que de belles parties j'y fis sans interruption, combien j'en ressentis de plaisir, après avoir été si douloureusement froissé! et quels regrets j'éprouvai quand mon père, ayant terminé ses affaires, vint me chercher et m'arracher à ces excellents parents dont les yeux, à mon départ, furent, eux aussi, baignés de larmes. De cette nombreuse famille, une seule de mes cousines, nommée Céleste, et bien céleste assurément par ses vertus et sa piété, vit encore retirée à Marmande41, et son frère a laissé une très aimable et très jolie fille, qui vient de se marier dans cette même ville.
Si jamais mon père réfléchit avec un sentiment d'amertume sur les folies de sa jeunesse, si jamais il déplora les fatales conséquences de la passion qu'il avait eue pour le jeu, ce fut sans doute lorsque, quittant Marmande, il vit que ses mille écus suffiraient à peine à payer quelques dettes contractées pendant sa captivité, et qu'ensuite, sans aucun espoir de travail ou de retour de fortune, il avait à subvenir aux besoins d'une famille assez nombreuse, en bas âge, et, principalement, aux nécessités imposées par la maladie de ma pauvre mère, qui ne faisait qu'empirer. Ma tante d'Hémeric, trop vive, trop enjouée, pour se plier aux exigences d'un ménage, avait souvent refusé de se marier pendant sa jeunesse; ce n'était qu'après l'âge de trente-six ans qu'elle s'y était décidée, et elle n'avait pas d'enfants. Son mari, qui a laissé une fortune considérable à un fils d'un premier lit, admirait et plaignait ma mère; ainsi ma tante, cédant en toute liberté aux impulsions de son cœur généreux, put, en mille circonstances, nous aider. Que ne lui devons-nous pas pour l'avoir toujours fait avec obligeance et chaleur!
Toutefois notre éducation se trouvait presqu'entièrement interrompue; il existait, cependant, à Béziers, un ancien officier nommé de La Capelière, ami de mon père, et parent de Mme de Bausset42 (dont nous avons vu le fils préfet des Tuileries sous Napoléon), qui lui avait donné chez elle un asile hospitalier, car il était sans fortune. Cet officier avait servi au Canada; il avait assisté au combat opiniâtre où deux héros, Montcalm et Wolf, généraux des armées ennemies, restèrent sur le champ de bataille. La France perdit, alors, cette vaste colonie. M. de La Capelière la quitta avec chagrin; car, comme il le disait ingénuement, il avait le cœur pris en Canada. Ma tante lui avait rappelé les traits de sa maîtresse; il lui avait offert sa main; mais c'était dans le temps des dispositions antimatrimoniales de l'espiègle fille, qui prenait plaisir à lui faire parler de son Américaine, à lui faire répéter qu'il avait le cœur pris en Canada, mais qui résista toujours. Ce digne officier était resté l'ami de la maison; il s'occupait beaucoup de littérature; il avait une bibliothèque de bon choix; il nous prêta des livres; il nous donna des conseils; il nous fit faire des extraits d'histoire; mais ce n'étaient point des leçons réelles ou régulières; en un mot, c'était beaucoup qu'il voulût se donner tant de soins; mais c'était à peu près sans portée ou sans résultat pour mon frère et pour moi.
D'ailleurs, mes anciens camarades nous avaient empaumés; l'ardeur belliqueuse des gamins du Midi s'était encore emparée de nos jeunes cœurs, et nous reprîmes, en cachette, nos anciennes habitudes. Or il arriva un jour que, dans une opiniâtre batadisse (bataille d'enfants), livrée près de la porte de la citadelle43, notre parti, ordinairement victorieux, éprouva un rude échec. Je lançais des pierres au premier rang, quand, tout à coup, j'aperçois une douzaine d'assaillants s'avancer vers moi avec une confiance inaccoutumée; je me retourne, je vois que mes compagnons fuient dans toutes les directions, et qu'il ne reste près de moi que mon frère, à son poste, c'est-à-dire me présentant son chapeau plein de pierres, afin de pouvoir continuer le combat. Je renverse ses munitions par terre, je le prends par la main, et je me sauve à mon tour. Nous courions comme des Basques, en nous dirigeant vers la maison; nous y serions même arrivés sains et saufs, si, contre l'usage, la porte extérieure n'eût été fermée. Nous frappâmes; mais, hélas! ma sœur nous ouvrit tout juste à l'instant où deux grands lurons venaient de nous renverser, et épuisaient sur moi, car mon frère était trop petit pour les occuper longtemps, leur rage et leur colère à bons coups de pieds, abondamment accompagnés de bourrades à coups de poings. Les voisins nous dégagèrent, ma sœur nous rétablit de son mieux; elle promit même de n'en rien dire à mon père; mais ce fut à condition que nous renoncerions à nos sorties guerrières; ce résultat était assez pénétrant pour que nous n'eussions de peine ni à promettre ni à tenir; ainsi, de compte fait, les batadisses furent mises à l'oubli et reléguées avec la République et les courses sur les toits. Nous en fûmes complètement dédommagés par des connaissances, que la bonne société qui commençait à respirer depuis la mort de Robespierre, nous mit à même de faire; ces connaissances étaient des jeunes gens, enfants d'amis ou de parents de la maison, chez qui nous trouvâmes de tout autres goûts, que nous adoptâmes avec vivacité.
Il est vrai que l'étude n'entrait pour rien dans ces goûts; car le malheur des temps voulait que les collèges, que les écoles, fussent indignement organisés, et qu'il y eût une sorte d'anathème contre les personnes qui recherchaient les occasions de s'instruire; mais, au moins, il y avait de la politesse, de bonnes manières chez mes nouveaux amis; et, quant aux plaisirs, c'étaient les jeux de billard, de mail, de boules, de paume, dans lesquels j'acquis, parmi eux, une assez grande supériorité pour être recherché par tous.
Il est digne d'être remarqué qu'à aucune période de la vie les enfants n'ont plus besoin de leurs parents qu'en bas âge; et que, pourtant, plus on est près de cet âge, moins on comprend ce besoin, moins, en quelque sorte, on est sensible à une perte toujours si importante. J'ai peine encore à m'expliquer comment, ayant sous les yeux tant de souffrances et de peines, tant de dévouement et de malheurs, il pût encore me rester, dans l'âme, quelque place à d'autres émotions, dans l'esprit, quelques pensées d'amusement. L'enfance est ainsi faite; tout glisse sur elle, l'impression même des chagrins. Notre tendre mère, d'ailleurs, mettait tant de soins à cacher son véritable état, nous engageait tous si vivement à nous distraire! C'est seulement de cette façon que je me rends quelque compte des dissipations dont je conservais l'habitude. Après trois ans de luttes, il n'en arriva pas moins ce cruel moment qui devait l'enlever à ses souffrances, comme à notre amour, et qui allait nous frapper d'une perte irréparable.
Je ne retracerai pas tous les détails de ce moment suprême; mais il fut bien solennel. Le caractère des maladies de poitrine est de laisser, presque jusqu'au dernier souffle, une entière liberté d'esprit. Un enthousiasme soudain brilla alors dans les yeux de notre malade et, d'une voix animée, elle dit: «Je ne puis déplorer ma mort, puisque mon devoir était tracé et que je ne serais plus qu'un obstacle à votre bonheur… Ma sœur se charge d'Eugénie et lui promet sa fortune; ainsi ma fille obtiendra le prix des plus tendres soins qu'une mère ait jamais reçus, et elle paraîtra, dans le monde, avec tous ses avantages naturels; quant à toi, mon fils bien-aimé – me dit-elle en m'embrassant et après une longue pause – j'ai l'assurance que ton cousin, le marin, reprendra bientôt sa carrière, et qu'il t'y fera entrer, comme ton père contribua, jadis, à l'y placer; tu dois réussir dans cette arme; tu y introduiras ton frère, et c'est avec satisfaction que je pense que l'épée ne sortira pas de la famille… Adieu, ma sœur, voilà ta fille… adieu, mon mari, embrassons-nous encore une fois…» Et, peu après, ce ne fut qu'une scène de sanglots et de désolation. C'était le 18 novembre 1797.
Ma tante tint religieusement ses promesses. Mon père partit avec mon frère pour Marmande, où, suivant l'usage de l'ancienne noblesse, il s'établit chez son frère aîné, qu'il n'avait jamais tutoyé, le considérant toujours comme le représentant de son père; et moi, en attendant que j'entrasse au service, je fus recueilli par un ami de la maison, M. de Lunaret, dont le fils, aujourd'hui conseiller à la Cour royale de Montpellier, était mon compagnon de choix, et qui mit tant de délicatesse dans ses procédés qu'aucune différence ne pouvait se remarquer entre les deux camarades. Ce digne vieillard vit encore; un de ses plus grands bonheurs est de me recevoir à Béziers, et sa belle âme s'indigne toutes les fois que je lui rappelle son affectueuse bienveillance et les marques qu'il m'en a données.
Cependant je grandissais beaucoup, et je passai encore huit mois à Béziers, attendant que le capitaine de vaisseau, neveu de mon père, et que j'appellerai dorénavant M. de Bonnefoux, reprît du service. M. de Lunaret me traitait toujours comme son fils; je le suivais à Lyrette, nom de sa maison de campagne, près de la ville, où il allait souvent; il me conduisit, même, au village de Cabrières44, situé dans la partie des montagnes que l'on trouve à quelques lieues dans le nord-est de Béziers et où il avait une propriété. Ce fut une partie de délices pour le jeune Lunaret et pour moi; j'y retrouvai presque le Châtard. Nous nous y livrâmes à mille exercices, jeux ou plaisirs de notre âge, dans lesquels nous excitions, même, l'étonnement de ces montagnards; enfin, après un séjour de trois mois, nous en revînmes, tous les deux, avec une dose de vigueur, avec une allure d'aisance que la vie âpre de ces contrées agrestes contribue ordinairement à donner à ses robustes habitants.
C'est la dernière partie de ce genre que j'aie faite, en y portant les goûts vifs de l'enfance, car mon existence changea entièrement par la nouvelle que je reçus, à mon retour de Cabrières, que M. de Bonnefoux, ami intime du ministre de la Marine Bruix45, venait d'être nommé adjudant général, aujourd'hui major général, du port de Brest. Il avait quitté Marmande pour se rendre à son poste; en passant à Bordeaux, il m'y avait embarqué46 sur le lougre la Fouine, qu'on armait pour Brest, et je devais partir sur-le-champ de Béziers, afin de passer trois mois de congé auprès de mon père; après ce temps il m'était enjoint d'aller faire, à bord de la Fouine, mon service de novice ou d'apprenti marin. On ne pouvait pas alors devenir aspirant ou élève, sans un embarquement préalable d'une durée déterminée, et sans un concours public, où l'on répondait à un examinateur sur les connaissances mathématiques exigées. Je ne savais rien de ce qu'il fallait pour cet examen; mais mon cousin m'attendait à Brest pour m'y faire embarquer sur un bâtiment en rade, avec permission du commandant de descendre à terre, afin d'étudier sous un bon maître, et de pouvoir suivre, d'ailleurs, les cours des écoles du Gouvernement.