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Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855
Après tant de traverses, M. de Bonnefoux méritait, on l'avouera, un dédommagement. Rencontrant à Paris son ancien camarade Fleuriau, autrefois aspirant sur l'Atalante, dans l'escadre de l'amiral Linois, alors capitaine de vaisseau, aide de camp du ministre M. de Chabrol, il apprit la vacance du poste de sous-gouverneur du Collège royal de la Marine, à Angoulême.
Présenté le lendemain à M. de Chabrol, il plut à ce dernier, qui se connaissait en hommes, et le montra ce jour-là. M. de Gallard, gouverneur du Collège royal de la Marine, ancien émigré, ami personnel de Charles X, membre de la Chambre des députés, passait peu de temps à Angoulême. M. de Bonnefoux, gouverneur par intérim d'une façon à peu près continue, put dès lors montrer ses éminentes qualités. L'École navale d'Angoulême atteignit sous sa direction un haut degré de prospérité. Les Marins de la Charente, qui se formèrent de 1824 à 1829, purent accueillir avec dédain cette plaisanterie facile. Comme leurs aînés des promotions précédentes, ils honorèrent la Marine et achevèrent l'œuvre des élèves des Écoles de l'Empire en apportant à bord un ordre admirable et une parfaite propreté. Le succès obtenu par M. de Bonnefoux fut donc complet et reconnu d'une façon unanime. Lorsqu'en 1827 le sous-gouverneur du Collège royal demanda un commandement, M. de Chabrol, qui n'avait pas quitté le Ministère de la Marine, prit une décision spéciale, en vertu de laquelle ses services à Angoulême, assimilés à ceux d'un gouverneur de colonie, comptèrent comme services à la mer. M. de Bonnefoux n'avait pas voulu sacrifier ses droits à l'avancement. Tranquille désormais de ce côté, il reprit avec zèle une tâche dont il comprenait l'importance. Par malheur, il ne songeait pas à l'instabilité ministérielle. Le Ministère, qui succéda à celui dont M. de Chabrol faisait partie, supprima le Collège royal de Marine et le remplaça par une École navale, établie en rade de Brest. Angoulême obtint cependant une compensation: en vue d'utiliser les magnifiques bâtiments du Collège royal, on créa dans cette ville une École préparatoire de la Marine, destinée à jouer, vis-à-vis de l'armée de mer, un rôle analogue à celui du Prytanée de la Flèche, et les bureaux du Ministère de la Marine en destinèrent le commandement à M. de Bonnefoux. M. de Gallard, s'étant mis sur les rangs, à la surprise générale, l'emporta néanmoins. L'ancien sous-gouverneur quitta donc Angoulême, au mois de novembre 1829, et s'estima heureux d'être nommé Examinateur pour la Pratique des marins, chargé de faire subir dans les ports du Midi les épreuves réglementaires aux futurs capitaines de la Marine marchande. Sa joie ne fut pas de longue durée; car si ses nouvelles fonctions l'intéressèrent vivement, elles l'empêchèrent de participer à l'expédition d'Alger.
Après la Révolution de 1830, il revint à Angoulême, avec le commandement de l'École préparatoire, qu'avait quittée M. de Gallard, et crut cette fois sa vie définitivement fixée et sa carrière tracée jusqu'à la fin. Pure illusion, puisque, quelques mois après, en mars 1831, avant même la fin de l'année scolaire, le Gouvernement supprimait l'École préparatoire de la Marine. M. de Bonnefoux s'était cependant acquis une si légitime réputation qu'après quatre nouvelles années, pendant lesquelles il reprit ses tournées d'examinateur dans le Midi ou siégea dans différentes commissions, l'amiral Duperré l'appelait en qualité de capitaine de vaisseau au commandement du vaisseau-école, l'Orion, en rade de Brest, ajoutant que, pour cette délicate mission, nul n'avait pu songer à un autre que lui. Le Ministre ne se trompait pas; car, pendant les quatre années de son commandement, du 7 novembre 1835 à la fin d'octobre 1839, M. de Bonnefoux fit preuve une fois de plus de ses éminentes qualités. Il ne tarda pas à rétablir la concorde dans l'état-major, la confiance réciproque des officiers vis-à-vis des élèves, des élèves vis-à-vis des officiers. Un savant contre-amiral, depuis longtemps dans le cadre de réserve, mais dont la carrière fut aussi utile que brillante, se souvient encore avec émotion de son ancien commandant; sans sa pénétration et sa connaissance des hommes, il était renvoyé de l'École navale.
Une grave déception attendait cependant encore M. de Bonnefoux. Aujourd'hui et depuis longtemps le commandement de l'École navale conduit d'une façon naturelle au grade de contre-amiral. Les services du commandant de l'École comptent comme services à la mer, et rien de plus légitime; car il n'est guère pour un officier fonction plus haute ni plus importante. Une loi de 1837 décida, au contraire, que nul ne pourrait être promu contre-amiral sans avoir servi effectivement trois ans à la mer dans le grade de capitaine de vaisseau, de telle sorte que le commandant de l'École navale se trouvait à cet égard dans une position inférieure à celle de ses officiers. Après s'être bercé pendant quelques mois d'illusions qui avaient leur source dans les déclarations faites par le Ministre à la Chambre des députés et à la Chambre des pairs, M. de Bonnefoux se décida à quitter l'École navale et à solliciter un commandement à la mer.
Il commanda la frégate l'Erigone, qu'il déclare, dans une lettre à sa fille du 12 septembre 1840, «douée de qualités nautiques exquises» et à propos de laquelle il rappelle tout en faisant des réserves sur l'exactitude du dicton, «qu'il n'y a rien de beau, dans le monde, comme frégate à la voile, cheval au galop et femme qui danse». La campagne de l'Erigone ne présenta d'ailleurs aucune ressemblance avec celle de la Belle-Poule; les temps avaient changé. Partie de Cherbourg, l'Erigone, dépassant tous les navires rencontrés, mouillait à Fort-de-France (Martinique), le vingt-sixième jour. Elle y portait un nouveau gouverneur, sa famille et vingt et un passagers, officiers, prêtres, administrateurs, chirurgiens, juges, curieux, amateurs ou employés divers. Le voyage de retour s'effectua avec autant de bonheur, et M. de Bonnefoux entra au Conseil des travaux de la Marine, fonction très importante puisque ce conseil donnait son avis sur tous les navires en projet et exerçait par suite un contrôle sur les constructions navales.
L'amélioration du navire, tel fut donc le dernier service que M. de Bonnefoux s'efforça de rendre à la Marine pendant sa période d'activité. Non content d'apporter au Conseil des travaux sa grande puissance de travail et son expérience, il s'occupa de perfectionner (p. XXVIII) une machine destinée à faciliter les évolutions du bâtiment, machine nommée, pour cette raison, Évolueur. La première idée en remontait à 1839, époque où des expériences eurent lieu sur la corvette-aviso, l'Orythée. Le triomphe définitif de la Marine à vapeur ne tarda pas à enlever tout intérêt à l'invention de M. de Bonnefoux. Pour donner une idée complète de cette carrière si bien remplie, ne convenait-il pas cependant de la signaler?
Mis à la retraite le 8 mars 1845, M. de Bonnefoux se consacra tout entier à la rédaction du premier volume du Dictionnaire de Marine, jusqu'au jour où, le 6 mai 1847, le Ministre le pourvut d'un emploi au Dépôt des cartes et plans. Comme le dit M. le comte de Circourt dans sa Notice: «Ce fut à lui que le directeur du Dépôt, M. l'amiral de Hell, confia l'énorme tâche de classer les richesses inconnues que renfermait cet établissement. La tâche avançait, grâce à une méthode simple et à une application scrupuleusement infatigable, qui aurait étonné chez un aspirant et qui touchait chez un capitaine de vaisseau en retraite; de précieux documents, sur le mérite et l'utilité desquels nous étions alors dans une complète ignorance, prirent place dans les cartons à côté d'un catalogue analytique et raisonné.»
Lorsqu'à la suite de la Révolution de 1848 M. de Bonnefoux perdit son emploi au Dépôt des cartes et plans, son activité littéraire s'accrut encore. Pendant les dernières années de sa vie, il collabora aux Nouvelles Annales de la Marine et des Colonies. Les nombreux articles qu'il inséra dans ce recueil obtinrent dans le monde maritime un vif succès et en réunissant quelques-uns d'entre eux, il publia un volume séparé, la Vie de Christophe Colomb. Le roi de Sardaigne lui conféra, à cette occasion, la croix des Saints-Maurice et Lazare. Depuis le commencement de l'année 1850 jusqu'au Coup d'État du 2 décembre 1851, il donna enfin, trois fois par mois, au journal l'Opinion publique, un Bulletin maritime, qui ne passa pas inaperçu.
En 1847, M. de Bonnefoux avait pris le titre de baron, qui lui était échu par suite de la mort de son cousin germain, M. de Bonnefoux de Saint-Laurent, le dernier survivant des quatre Bonnefoux de la branche aînée. De ces quatre Bonnefoux, le plus âgé seul, M. de Bonnefoux de Saint-Severin, s'était marié; mais il perdit son fils unique dans un tragique accident et, à son décès, survenu en 1829, il ne laissa qu'une fille. Le titre passa alors au second frère, l'ancien préfet maritime de Boulogne et de Rochefort, déjà baron de l'Empire depuis 1809. Comme le troisième frère avait été tué à l'armée de Condé, pendant l'émigration, le plus jeune, M. de Bonnefoux de Saint-Laurent devint le chef de la famille en 1838, date de la mort de l'ancien préfet maritime.
Des deux mariages de M. de Bonnefoux naquirent seulement, nous l'avons dit, deux enfants. Le fils, Léon de Bonnefoux, ne se maria pas; sorti de Saint-Cyr dans le corps de l'état-major, officier instruit et plein d'honneur, mais peu servi par les circonstances, il parvint seulement au grade de chef d'escadron. Il commandait la place de Bitche quelques mois avant la déclaration de la guerre contre l'Allemagne. Nommé commandant de la place de Landrecies, il ne livra pas la place malgré son bombardement, et montra une énergie et des qualités militaires dignes de sa race de soldats. Léon de Bonnefoux, qui était, comme son père, officier de la Légion d'honneur, termina sa carrière en commandant le fort de Montrouge, et il mourut à Paris, le 9 mai 1893, un mois après son beau-frère, l'amiral Pâris.
Quant à Mlle Nelly de Bonnefoux, elle épousa, le 7 mai 1842, le capitaine de corvette François-Edmond Pâris, officier de la Légion d'honneur, qui avait déjà fait trois voyages autour du monde. Tous deux marins consommés, passionnés pour leur art, d'une modestie égale, le gendre et le beau-père ne tardèrent pas à exercer l'un sur l'autre l'influence la plus heureuse. D'une culture littéraire supérieure, esprit méthodique et pondéré, M. de Bonnefoux donna les conseils les meilleurs et les plus sûrs à celui qu'il se choisit comme collaborateur. Trente-cinq ans après sa mort, ce dernier lui rendait encore l'hommage le plus ému et le plus reconnaissant. «Sans le commandant, disait-il (c'est ainsi qu'il appelait son beau-père), je n'aurais rien fait», oubliant de la meilleure foi du monde son bel et grand ouvrage sur les Constructions navales des peuples extra-européens. D'autre part, le commandant Pâris apportait dans l'association un esprit d'une rare originalité, une incomparable ardeur et une expérience acquise aussi bien dans la mâture et sur le pont de l'Astrolabe que dans la machine de l'aviso à vapeur le Castor, et dans les ateliers des constructeurs anglais. C'était l'union féconde de la vieille Marine et de la Marine nouvelle.
M. de Bonnefoux eut la joie d'assister au succès du Dictionnaire de Marine, dont il achevait de corriger la seconde édition, quand il mourut le 14 décembre 1855. Quelque temps auparavant il dédiait son Manœuvrier complet à son petit-fils Armand Pâris, dont la vocation maritime se dessinait déjà et qui, ayant devant lui le plus bel avenir, devait périr, à trente ans, victime de sa passion pour la mer.
M. de Bonnefoux laissait trois gros cahiers de lettres écrites par lui à son fils et à sa fille. Beaucoup de ces lettres, toutes très précieuses pour la famille, ne méritaient pas d'être publiées. Les unes contenaient des conseils moraux, d'autres des dissertations littéraires ou historiques, destinées à l'instruction de ses enfants, sur laquelle il veilla lui-même avec des soins infinis. Quelquefois même il s'adressait à sa fille en anglais.
Au contraire, le second et le troisième cahier contenaient une série de lettres, dans lesquelles il exposait l'histoire de sa vie, à l'usage de son fils, élève au Collège de la Flèche, puis à l'École de Saint-Cyr. La première de ces lettres est datée de Paris, le 2 novembre 1833, la dernière de la rade de Brest, le 10 septembre 1836. Elles constituent de véritables Mémoires, écrits pendant que l'auteur occupait les fonctions d'examinateur des capitaines au long cours, puis celle de commandant de l'École navale. Ces Mémoires s'arrêtent lorsque Léon de Bonnefoux, parvenu à l'âge d'homme, peut désormais connaître et apprécier par lui-même les événements qui se passent dans sa famille.
Ces Mémoires furent complétés par la Notice biographique sur M. le baron de Bonnefoux, ancien préfet maritime, écrite, elle aussi, en 1836, et qui en forme une suite naturelle. Il s'agit encore ici d'apprendre à Léon de Bonnefoux ce que firent les siens, et cela à titre d'encouragement et d'exemple. La respectueuse admiration de l'auteur pour son cousin germain explique qu'il lui ait consacré une étude spéciale. J'ajoute que le séjour de Napoléon à Rochefort, en 1815, méritait d'être raconté par quelqu'un qui avait vu les choses de près.
Jusqu'à la fin de sa vie, M. de Bonnefoux continua, du reste, à consigner les événements de famille sur les pages blanches du troisième registre. Seulement les notes, en général assez brèves, écrites à des intervalles irréguliers, ne nous ont pas semblé de nature à intéresser le public.
Reproduisons seulement les derniers mots, tracés de (p. XXXIII) la main de M. de Bonnefoux, un an avant sa mort: «Je m'occupe beaucoup de la rédaction de la relation de ma campagne sur la Belle-Poule, pendant les années 1803, 1804, 1805 et 1806. Cette relation, ainsi que cela est convenu avec le rédacteur en chef des Nouvelles Annales de la Marine paraîtra, par articles successifs, chacun contenant un chapitre, dans ledit recueil et ainsi que cela eut primitivement lieu pour ma Vie de Christophe Colomb.»
Ce projet ne se réalisa pas. La mort de l'auteur survint, et la Campagne de la Belle-Poule ne parut pas dans les Nouvelles Annales de la Marine. On peut d'ailleurs conjecturer aisément que le manuscrit, s'il exista, ne différait guère des chapitres IV à X du Livre II des présents Mémoires.
Mme de Bonnefoux conserva pieusement les cahiers dont je viens de parler. Les gardant toujours à portée de la main, elle les lisait à ses petits-enfants et vivait ainsi par la pensée avec celui qu'elle avait perdu. Quand j'entrai dans la famille, elle me les montra.
Elle mourut à son tour en 1879, et notre manuscrit passa entre les mains de son beau-fils, M. Léon de Bonnefoux, chez lequel nous le trouvâmes en 1893. En le publiant aujourd'hui, je me propose de rendre hommage à l'aïeul de ma femme, à l'homme de bien, à l'excellent serviteur du pays, certain que mon cher et vénéré beau-père, l'amiral Pâris, nous approuverait, sa fille et moi.
Pourquoi en outre ne pas ajouter que, si mes recherches à la Bibliothèque et aux Archives du Ministère de la Marine différaient de mes recherches habituelles, elles ne furent pas cependant sans charme ni sans intérêt pour moi. Si le public goûte ces Mémoires, ils auront servi à remettre en honneur, avec les noms du commandant de Bonnefoux et de son cousin le préfet maritime, ceux de beaucoup de marins obscurs et qui méritent d'être tirés de l'oubli, le chirurgien Cosmao, les commandants Vrignaud et Bruillac, le lieutenant de vaisseau Delaporte, les aspirants Augier, Rozier, Lozach, Rousseau, le chef de timonerie Couzanet, le canonnier Lemeur, le matelot Rouallec, Bretons pour la plupart. Né et élevé à Brest, arrière-petit-fils du chirurgien en chef de la Marine Duret, fondateur de l'École de Médecine navale de ce port, petit-fils du capitaine de vaisseau Le Gall-Kerven, prisonnier des Anglais en même temps que M. de Bonnefoux, je serais heureux d'avoir contribué à cet acte de justice.
Pour terminer, il me reste à adresser mes remerciements à tous ceux qui ont bien voulu m'aider dans ma tâche et, d'une façon particulière, à M. Brissaud, l'aimable sous-directeur des Archives du Ministère de la Marine7.
Émile Jobbé-Duval.LIVRE PREMIER
MON ENFANCE
CHAPITRE PREMIER
Sommaire: La famille de Bonnefoux. – Histoire du chevalier de Beauregard, mon père. – Son entrée au service, ses duels, son voyage au Maroc. – Ses dettes, le régiment de Vermandois. – Le régiment de Vermandois aux Antilles; Mme Anfoux et ses liqueurs. – Rappel en France. – Garnisons de Metz et de Béziers. – L'esplanade de Béziers, mariage du chevalier de Beauregard; ses enfants.
Mon cher fils, quoique mon père fût âgé de quarante-sept ans lorsque je vins au monde, il avait encore son père, qui ne mourut que quelques années plus tard; et je me souviens toujours très bien de mon aïeul, ancien militaire, dont la vigueur d'esprit et de corps se conserva d'une manière remarquable jusqu'à l'âge de quatre-vingt-dix ans. Chef d'une nombreuse famille, il fit choix de la profession des armes pour ses trois fils, et, avec beaucoup d'économie, il parvint à doter ses filles et à les marier. L'aîné de ses fils se maria jeune; il quitta le service lorsqu'il eut obtenu la croix de Saint-Louis, récompense qu'ambitionnaient avec ardeur les anciens gentilshommes. Il quitta alors l'épée pour la charrue, vint auprès de son père, l'aida dans les travaux agricoles auxquels il se livrait depuis sa retraite, et, jusqu'à l'âge de quatre-vingt-trois ans, où il mourut, il n'eut d'autres pensées que l'amélioration de ses champs et l'éducation de quatre garçons et de deux filles. L'aînée des deux filles, Mme de Réau, fut une très aimable et très jolie femme dont le fils unique, aujourd'hui8 capitaine d'infanterie, épousa, il y a quelques années, Mlle Caroline de Bergevin, fille d'un commissaire général de la Marine à Bordeaux9. Mme de Cazenove de Pradines est la sœur de Mme de Réau; c'est une femme vraiment supérieure; ses vertus, sa bonté sont, depuis cinquante ans, passées en proverbe; il suffit de la voir pour l'aimer, de la connaître une heure pour ne jamais l'oublier. Elle a aussi un fils unique dont elle ne s'est séparée que pour son éducation qui se fit au collège de Vendôme. Ce fils, actuellement âgé d'une quarantaine d'années, a été maire et sous-préfet. La vie littéraire, l'administration de ses biens lui plaisent par dessus tout, et, à ces goûts, il a joyeusement sacrifié ses places, sa position et les espérances qu'il pouvait en concevoir. Marié à une de nos cousines, Rose, dernier rejeton de onze Bonnefoux d'Agen, nos parents, qui étaient aussi une famille de militaires, il a deux aimables petites filles10.
Quant aux quatre frères de ces deux dames, l'aîné et les deux plus jeunes étaient officiers d'infanterie lorsque la Révolution éclata; ils crurent devoir émigrer.
L'un d'eux fut atteint d'une balle dans une des batailles de ces temps douloureux.
Lors de l'amnistie, l'aîné revint donc seul avec le plus jeune. Ce dernier vit encore, et il est connu sous le nom de Saint-Laurent11; il se fait chérir dans sa ville natale12 par la douceur, l'obligeance de son caractère, et par le souvenir des embellissements dont il faisait sa principale occupation, lorsqu'il y était adjoint à la mairie.
L'aîné s'était marié, et avait eu deux enfants, Mme de Castillon, femme fort agréable domiciliée à Mézin, qui a un fils nommé Albert: et Casimir de Bonnefoux dont la fin tragique13 a sans doute hâté la mort de son malheureux père; la mère de ces deux enfants, née Mlle de Goyon, n'existe plus depuis longtemps.
Il reste à te parler de celui des quatre frères qui n'émigra pas14; mais je dois aujourd'hui me borner à te dire que c'est celui qui est devenu préfet maritime et sur le compte duquel je t'ai promis plus de quelques lignes15.
Je t'ai dit que mon aïeul avait trois fils; je viens de t'entretenir de l'aîné et de ses descendants; je n'ai donc plus qu'à te parler des deux autres, et je commencerai par le plus jeune, car j'ai seulement à t'apprendre qu'il mourut à l'île de Bourbon où il était officier dans un régiment, et sans avoir été marié. L'autre était mon père, plus particulièrement connu sous le nom de Chevalier de Beauregard, qui était celui d'une portion de la propriété de mon aïeul, dans les environs de la ville de Marmande, berceau de la famille16.
C'était, alors, l'usage de distinguer ainsi les branches; c'est même ainsi que les enfants du frère de mon aïeul reçurent dans l'Agenais le surnom de Bonneval. Quatre officiers de ce nom, dont trois émigrèrent aussi, et sur lesquels deux vivent encore, fixèrent longtemps l'attention de la province par la hauteur de leur taille, la beauté de leur personne, l'élégance de leurs manières et surtout par leur bonté.
Mon père naquit en 1735. Son éducation première se fit à la campagne où il se forma une santé robuste; sa taille s'y développa avec avantage; il y devint chasseur adroit, infatigable; il prit part aux travaux des champs; et, lorsque l'on pensa à le faire décorer d'une épaulette, on le prépara à paraître dans son régiment par quelques mois de séjour à Marmande, où de tout temps on a remarqué une société de bon ton, vive, spirituelle, et d'excellente école pour un jeune homme17.
Mon père savait lire, écrire, compter, quand il lui fut permis de résider à Marmande; son instruction ne fut pas ce qui l'occupa le plus; aussi n'y gagna-t-elle pas beaucoup; d'ailleurs les moyens manquaient dans cette petite ville; mais il y acquit un vernis suffisant de bonne compagnie, une manière agréable de se présenter, de s'énoncer, et, quand il parut dans son corps, le chevalier de Beauregard, doué de la plus noble expression de figure qui fût jamais, ayant des traits fort beaux, une tournure élégante, une taille remarquable, un esprit aimable, fut accueilli avec enthousiasme.
La bataille de Fontenoy avait eu lieu en 1745; la paix l'avait suivie d'assez près; c'est donc quelque temps avant la guerre de 1756 à 1763, appelée la guerre de Sept Ans, que mon père entra au service. Il fallait alors au régiment se faire remarquer par quelque duel, hélas! le nouvel officier ne s'en acquitta que trop bien; par suite d'une querelle frivole, il tua le chevalier d'Espagnac d'un coup d'épée, se sauva en Espagne; mais ayant su qu'il était grâcié (car il y avait de très sévères lois sur le duel), il revint en France, se promit de ne se battre dorénavant, en combat singulier, qu'à la dernière extrémité, alla faire un plus digne usage de son bras contre les ennemis de la patrie, et s'attira, sur le champ de bataille, l'estime, l'amitié, la confiance de ses compagnons d'armes et de ses chefs.
Mon père avait vingt-huit ans quand il fut rendu aux plaisirs de la paix et des garnisons; vingt-huit ans et un beau physique, une épaulette et des succès à la guerre, un esprit enjoué et un courage éprouvé contre les mauvais plaisants; un nom connu, et qu'il retrouvait dans beaucoup de régiments. Que d'avantages! quelle perspective de plaisirs!
Après avoir parcouru l'Allemagne en militaire, il eut l'occasion de voir l'Afrique et la cour du roi de Maroc, où il fut envoyé comme gentilhomme d'ambassade. Le fils du roi trouvait fort agréables la compagnie et les vins de ces Messieurs; il se grisait devant eux, et mettait, par voie d'amusement ou peut-être par une curieuse instigation, le feu au sérail de son père. Un jour, courant au grand galop avec ces étourdis, il leur annonça un bon tour d'équitation, et, se précipitant vers un Turc qu'il apercevait à une grande distance, il lui fit voler la tête à dix pas d'un coup de cimeterre. On ne voit pas trop comment auraient fini ces extravagances, si l'ambassade n'avait repris le chemin de la France; il en resta, à mon père, un fonds inépuisable d'histoires qui, avec les merveilles de mécanique de M. de Vaujuas, un de ses camarades, et les essais malencontreux dans l'art de voler dans les airs d'un autre officier, M. Regnier de Goué, oncle de M. Calluaud18, ont longtemps charmé les veillées du foyer domestique, et nous rendaient tous aussi curieux qu'attentifs. Il est pourtant juste de ne pas aller plus loin sans dire que la décollation du Turc fut sévèrement blâmée par les jeunes officiers français, et qu'ils ne consentirent à lier de nouvelles parties avec leur barbare compagnon de plaisir que sous promesse qu'il respecterait la vie des hommes.