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Histoire des salons de Paris. Tome 4
– Une femme!.. Oh! non sans doute!.. demandez-le lui à elle-même; elle vous dira qu'elle est un homme, tant son âme a de force!.. Oh! je ne suis pas étonné que le premier Consul ne l'aime pas.
Madame de Staël comprenait ces discours sans les entendre; mais elle voyait chaque parole se traduire sur la physionomie de ce monde né méchant et que sa nouvelle vie sociale rendait plus méchant encore. Son œil d'aigle avait percé sans peine la nuit profonde de l'insuffisance de tout ce qui souriait à une position pénible, qui pourtant pouvait en un moment devenir celle de l'un d'eux.
Mais cependant, quelque forte qu'elle fût sur elle-même, madame de Staël ressentit bientôt l'effet magnétique de tous ces yeux dirigés sur elle. C'était un cauchemar pénible dont elle voulut rompre le charme: elle se souleva, mais ne put accomplir sa volonté et retomba sur sa chaise.
En ce moment, on vit une apparition presque fantastique traverser l'immense salon à la vue de tous. C'était une jeune femme charmante et belle, une Malvina aux blonds cheveux, aux yeux bleu foncé, aux formes pures et gracieuses. Elle traversa légèrement le salon et fut s'asseoir à côté de la pauvre délaissée. Cette démarche, dans un moment où tout le monde demeurait immobile et l'abandonnait, toucha vivement madame de Staël.
– Vous êtes bonne autant que belle, dit-elle à la jeune femme.
Cette jeune femme était madame de Custine27. Son esprit était charmant comme sa personne; elle connaissait peu madame de Staël, mais elle comprenait tout ce qui était supérieur, et madame de Staël était pour elle un être représentant tout ce que ce siècle devait produire de grand. Lorsque sa pensée s'arrêtait sur ces grandes choses que pouvait produire sa patrie, alors, artiste par le cœur comme elle l'était par l'esprit, on voyait flamboyer son œil toujours si doux et si velouté, sa bouche rosée ne s'ouvrait plus que rarement, et son ensemble était poétique. En voyant la plus belle de nos gloires littéraires recevoir un coup de pied comme une impuissante démonstration de l'inimitié envieuse, elle sentit au cœur une indignation profonde, et sur-le-champ elle alla s'asseoir à côté de madame de Staël.
– Oui, lui répéta celle-ci, vous êtes bonne autant que belle…
– Pourquoi? demanda madame de Custine en rougissant; car sa simplicité habituelle l'éloignait toujours de ce qui faisait effet.
– Pourquoi? répondit vivement madame de Staël… Comment! vous me demandez pourquoi je vous dis que vous êtes bonne? Mais c'est pour être venue auprès de moi, pour avoir traversé cet immense salon au bout duquel je suis venue m'asseoir comme une sotte… Vraiment, vous êtes plus courageuse que moi.
Madame de Custine rougit de nouveau jusqu'au front, et devint comme une rose.
– Et cependant, dit-elle d'une voix dont le timbre ressemblait à une cloche d'argent, cependant je suis d'une telle timidité, que je ne saurais vous en raconter des effets, car vous vous moqueriez de moi.
– Me moquer de vous! dit madame de Staël, d'une voix attendrie et en lui pressant la main… ah! jamais! À compter de ce jour, vous avez une sœur.
Et ses beaux yeux humides s'arrêtaient avec complaisance sur la ravissante figure de madame de Custine, pour achever de s'instruire dans la connaissance de cette charmante femme… Dans ce moment, madame de Staël avait complètement oublié où elle était, le premier Consul, madame de Montesson, madame Bonaparte et son salut presque froid…
– Comment vous nommez-vous? demanda-t-elle à madame de Custine.
– Delphine.
– Delphine!.. Oh! le joli nom! J'en suis ravie!.. Delphine… C'est que cela ira à merveille!..
Madame de Custine ne concevait pas pourquoi son nom inspirait tant de contentement à madame de Staël…
Celle-ci la comprit.
– Je vais faire paraître un roman, ma belle petite; et ce roman, je veux qu'il s'appelle comme vous… Je lui aurais donné votre nom, même s'il eût été différent… Oui, il sera votre filleul, ajouta-t-elle en riant… et il y aura aussi quelque chose qui vous rappellera cette journée28.
Dans ce moment, le premier Consul rentra dans le salon. En voyant madame de Staël, dont madame de Montesson n'avait pas osé lui parler non plus que Joséphine, il alla vers elle, et lui parla longtemps; il ne fut pas gracieux, mais poli, et même plus qu'il ne l'avait été jusque-là avec madame de Staël… Elle était au ciel. Ceux qui l'ont connue savent comme elle était impressionnable, et avec quelle facilité on la ramenait à soi. La bonté de son cœur était si admirable qu'elle lui donnait une bonhomie toute niaise de crédulité; ce qui, avec son beau génie, formait un de ces contrastes qu'on admire.
– Ah! général, que vous êtes grand! dit-elle au premier Consul… Faites que je dise que vous êtes bon avec la même conviction.
– Que faut-il pour cela?
– Ne jamais parler de m'exiler.
– Cela dépend de vous… et puis dans tous les cas vous ne seriez pas exilée; les exils et les lettres de cachet ont été abolis par la Révolution.
– Ah! dit madame de Staël d'un air étonné… et qu'est-ce donc que le 18 fructidor?.. Une promenade à Sinnamari… Le lieu était mal choisi, car l'air y est mauvais!..
Le premier Consul fronça le sourcil… Il n'aimait pas que madame de Staël parlât politique, et surtout avec lui. Il s'éloigna sur-le-champ.
Madame de Staël comprit aussitôt sa faute, ou plutôt sa bêtise, comme elle-même le dit le soir à M. de Narbonne, qu'elle rencontra chez le marquis de Luchesini.
– Je suis toujours la même, lui dit-elle; j'ai parfois un peu plus d'esprit qu'une autre, et puis dans d'autres moments je suis aussi niaise que la plus bête… Aller lui parler du 18 fructidor!.. à lui!.. lui qui peut-être bien l'a dirigé29, quoiqu'il fût de l'autre côté des Alpes… mais qui de toute manière doit au fond du cœur aimer une révolution qui lui a permis de faire, lui chef militaire, une autre révolution avec des baïonnettes, puisque les magistrats du peuple, les Directeurs, en avaient agi ainsi avec les représentants de la nation…
Le premier Consul ne voulut cependant montrer aucune humeur de cette conversation, qui, toute rapide qu'elle avait été, avait pu être entendue par les personnes qui étaient près de lui. Il s'approcha de madame de Montesson, causa avec elle sur une foule de sujets, et finit par lui demander s'il était vrai que M. le duc d'Orléans30 jouât très-bien la comédie.
– Très-bien les rôles de rondeur et de gaieté. M. le duc d'Orléans n'aurait pas bien joué les rôles de Fleury, ni ceux de Molé; son physique d'ailleurs s'y opposait31; mais les rôles dans le genre de ceux que je viens de citer étaient aussi bien et même peut-être mieux remplis par lui qu'ils ne l'étaient souvent à la Comédie Française. On jouait souvent dans ses châteaux, car il aimait fort ce divertissement; aussi avait-il un théâtre dans presque toutes ses habitations. Nous avions beaucoup de théâtres particuliers dans les châteaux de nos princes et même à Paris. Outre celui de Sainte-Assise, il y en avait un à Chantilly, où madame la duchesse de Bourbon et M. le prince de Condé jouaient admirablement. Il y en avait aussi un à l'Île-Adam, chez M. le prince de Conti; mais là je ne crois pas, malgré le soin que le prince mettait à ce que sa maison fût une des plus agréables de France, que la partie dramatique fût aussi soignée que le reste.
– Qu'est-ce donc qu'un théâtre sur lequel le duc d'Orléans aurait joué la comédie avec les comédiens français?.. Ce n'est pas Sainte-Assise.
– Ah! vous avez raison, général… c'était sur un théâtre que M. le duc d'Orléans avait fait construire, ou au moins réparer, dans sa maison de Bagnolet. On y joua pour la première fois la Partie de chasse d'Henri IV, par Collé. Ce fut Grandval qui fit Henri IV, et, je dois le dire, M. le duc d'Orléans qui remplit le rôle de Michaud.
Le premier Consul sourit avec cette malice qui rendait son sourire charmant, lorsqu'il était de bonne humeur. Il avait voulu amener madame de Montesson à dire que le duc d'Orléans jouait avec Grandval; mais c'était une époque où l'on était peu soigneux des convenances de rang, et où le Roi s'appelait La France32.
Madame de Montesson vit le sourire… Elle ne dit rien… mais une minute après elle appela Garat, qui était à l'autre bout du salon, et lui dit, avec cette grâce charmante qu'elle mettait toujours dans une demande pour faire de la musique chez elle ou bien une lecture:
– Qu'allez-vous nous chanter, Garat?.. avez-vous ici quelqu'un de force à chanter un duo de Gluck avec vous?
Garat sortit un moment sa tête de l'immense pièce de mousseline dans laquelle il était enseveli et qui lui servait de cravate; puis il prit un lorgnon qui ressemblait à une loupe, et promena longtemps ses regards sur l'assemblée avant de répondre; probablement que l'examen ne fut pas favorable, car il secoua tristement la tête et laissa tomber lentement cette parole:
– Personne.
– J'en suis fâchée, dit madame de Montesson; vous auriez chanté ce beau duo que vous avez dit souvent avec la Reine… car vous chantiez souvent avec elle, n'est-ce pas?
Garat souleva la tête une seconde fois, cligna de l'œil, et joignant ses petites mains, dont l'une était estropiée, comme on sait, il dit avec un accent profondément touché et toujours admiratif:
– Oh! oui!.. Pauvre princesse!.. comme elle chantait faux!
Madame de Montesson sourit aussi à son tour, mais d'une manière imperceptible, car elle était avant tout la femme du monde et celle des excellentes manières. Elle avait voulu prouver au premier Consul que le duc d'Orléans n'était pas le seul prince qui eût joué avec des artistes, puisque la reine de France chantait dans un concert devant cinquante personnes avec un homme qui se faisait entendre dans un concert payant.
Napoléon n'aimait pas Garat. Cependant comme il aimait le chant, et que Garat avait vraiment un admirable talent, il l'écouta avec plus d'attention qu'il ne l'avait fait jusque-là, et même il lui fit répéter une romance que Garat chantait admirablement et dont la musique est de Plantade!
Le jour se lève, amour m'inspire,J'ai vu Chloé dans mon sommeil;Je l'ai vue, et je prends ma lyre, etc.Mais le Consul n'eut pas la même patience pour Steibelt. Celui-ci arrivait à Paris et désirait vivement se faire entendre de l'homme dont le nom remplissait non-seulement l'Europe, mais le monde habité. Madame de Montesson lui demanda de venir à l'un de ses déjeuners, et ce même jour il y était venu. Ce fut donc avec une grande joie qu'il se mit au piano. Il joua d'abord une introduction improvisée admirable, qui à elle seule était une pièce entière; mais il tomba dans sa faute ordinaire; il entreprit toute une partition; il commença la belle sonate à madame Bonaparte, une de ses plus belles compositions, sans doute, mais qui ne finit pas. Le premier Consul fit assez bonne contenance pendant l'introduction et la première partie de la sonate; mais à la reprise de la seconde, il n'y put tenir. Il se leva brusquement, prit congé de madame de Montesson en lui baisant la main, ce qui était rare pour lui, murmura quelques mots sur ses occupations, et sortit saluant légèrement à droite et à gauche, en entraînant Joséphine, qui le suivait en mettant ses gants, rajustant son châle et disant adieu en courant à madame de Montesson.
– Il est charmant, s'écria madame de Montesson toute ravie du baisement de main. N'est-ce pas, Steibelt, qu'il est charmant?
– Charmant? dit le Prussien furieux!.. charmant? dites plutôt que c'est un Vandale!.. demandez à Garat.
Mais Garat avait été écouté; on lui avait même redemandé sa romance, et il dit non-seulement comme les autres: – Il est charmant…; mais il ajouta, avec cette expression importante que nous lui avons tous connue, et qui rendait si drôle sa figure de singe:
C'est un grand homme!
Mais où madame de Montesson eut une maison peut-être encore plus agréable qu'à Paris, ce fut à Romainville. Elle s'ennuya bientôt de Paris; elle y eut quelques désagréments. On ne peut servir tout le monde, quelque crédit qu'on ait; et ceux qui ne réussissent pas par votre moyen sont mécontents et vous accusent: ce fut ce qui arriva à madame de Montesson. Elle eut de plus des cabales de théâtre qui vinrent lui donner de l'ennui.
Mademoiselle Duchesnois voulut débuter aux Français33. Chaptal, qui prétendait se connaître en figures, prononça qu'un aussi laid visage ne pourrait jamais réussir, et refusa ou du moins éluda l'ordre de début. On en parla à madame de Montesson; elle avait joué la comédie trop souvent et trop bien pour ne pas porter intérêt à une jeune personne qui annonçait du talent, car elle promettait alors ce qu'elle n'a pas donné, tandis que mademoiselle Georges a été depuis, comme alors, bien au-dessus d'elle.
Quoi qu'il en soit, madame de Montesson se passionna pour le talent de mademoiselle Duchesnois, qui était laide à renverser. Le moyen, quelque esprit qu'elle eût, de se douter que c'était M. de Valence qui lui imposait mademoiselle Duchesnois!.. Comme elle était loin de cette pensée, elle voulut, à son tour, employer son crédit pour imposer mademoiselle Duchesnois aux Parisiens. Elle fit donc promettre à madame Bonaparte de venir entendre mademoiselle Duchesnois en petit comité. On invita cent cinquante personnes, plus de deux cents s'y trouvèrent. Chaptal était du nombre. Il pensait comme beaucoup de gens qu'un beau ou un joli physique est une condition, sinon première, au moins très-importante pour réussir sur le théâtre. C'était un homme d'esprit sur lequel on faisait des mots qu'on croyait bons et qui n'étaient que de pauvres sottises. Il avait de la science et de la bonté, et, en surplus de sa science, il avait de l'esprit. Mademoiselle Duchesnois, avec sa grande bouche, sa maigreur osseuse, car alors elle était maigre et sans forme, avec sa laideur enfin, lui parut avoir raison lorsqu'elle disait:
Soleil, je viens te voir pour la dernière fois.et il jugea inutile de la faire mentir en la faisant revenir pour le répéter. En conséquence, il lui refusa un ordre de début. Voilà pourquoi madame de Montesson sollicita madame Bonaparte d'entendre la jeune débutante chez elle, et fit prier par elle M. Chaptal d'y venir. Le moyen de refuser la reine de France, car Joséphine l'était déjà!.. Chaptal vint donc chez madame de Montesson, où nous entendîmes mademoiselle Duchesnois dans Phèdre, et, je crois, dans Clytemnestre et dans Didon…
– Que ferez-vous? dis-je à Chaptal, lorsque après avoir écouté la débutante on se mêla pour causer.
Il me regarda en souriant.
– Je parie que vous m'avez deviné, me dit-il.
– Mais non… J'ai fort bonne opinion de votre fermeté…
– Vraiment!.. mais le moyen!.. mettez-vous à ma place… tenez, voyez plutôt.
En effet, nous vîmes s'avancer vers nous madame Bonaparte, donnant le bras à madame de Montesson, qui, pour cette grande attaque, avait quitté son canapé et son tabouret34, et, tenant mademoiselle Duchesnois par la main, venait solliciter le fameux ordre de début…
– Et la protégée de madame Louis Bonaparte? dis-je à Chaptal…
– Oh! qu'elle est belle! s'écria-t-il comme transporté à ce seul souvenir!
– Et comme elle est bonne dans les moments de force de son rôle! vous ne pouvez pas la refuser si celle-ci débute.
– Vous avez raison… Eh bien! toutes deux débuteront.
Ces dames arrivèrent alors auprès de nous… Madame de Montesson demanda, madame Bonaparte appuya et Chaptal accorda ce qu'il ne pouvait au fait pas refuser à madame Bonaparte, qui, par instinct, n'aimait pas mademoiselle Georges, rivale de mademoiselle Duchesnois, que mademoiselle Raucourt avait amenée chez madame Louis, où je l'admirai le lendemain de la soirée de madame de Montesson.
– N'est-ce pas, me dit mademoiselle Raucourt avec son accent de Léontine dans Héraclius, ou de Cléopâtre dans Rodogune, n'est-ce pas que voilà un bel outil de tragédie?..
Le fait est qu'elle était superbe, et que son talent, très-beau dans cette première époque de sa vie, est devenu un des plus remarquables de notre temps: c'est le dernier soupir de la bonne tragédie. Mademoiselle Raucourt lui avait donné les bonnes traditions, et elle les a conservées…
Madame de Montesson voulut quitter Paris, et comme sa fortune lui permettait d'avoir une maison à elle, elle en acheta une charmante à Romainville; mais elle était trop petite, il fallut l'agrandir. Elle fit bâtir, et ce qu'elle ordonna fut d'un goût si parfait, que tout le monde voulut connaître cette charmante chaumière ou moulin, comme elle l'appelait, et bientôt elle eut plus de monde qu'à Paris.
J'ai déjà dit qu'elle peignait admirablement les fleurs; elle voulut en élever d'aussi belles que celles du Jardin des Plantes, pour lui servir de modèles. Elle fit donc construire une serre à Romainville: cette serre servit ensuite de modèle pour celle de la Malmaison35; elle communiquait à la chambre à coucher de madame de Montesson par une glace sans tain. Au milieu, était une rotonde dans laquelle on déjeunait tous les matins. Il y avait souvent des personnes qui ne pouvaient pas venir plus tard et venaient déjeuner à Romainville, et puis l'entourage de madame de Montesson était fort nombreux. Elle avait ses deux nièces, dont l'une, madame de Valence, était encore charmante, et jolie, et gracieuse, autant que femme peut l'être…; l'autre, madame Ducrest, chantait à merveille. On faisait d'excellente musique à Romainville; madame Robadet, dame de compagnie de madame de Montesson, était très-forte sur le piano et l'une des premières élèves de Steibelt. Dès qu'il fut arrivé à Paris, il fut attiré dans cette maison et contribua à l'agrément du salon de madame de Montesson. C'était une aimable femme que madame Robadet36; elle formait, avec la famille nombreuse de madame de Montesson, le fond et le noyau de la société qu'on était toujours sûr de trouver à Romainville. Tout cela se groupait autour de la maîtresse de la maison, sans chercher à faire un effet exclusif, et pour l'aider seulement à rendre sa maison plus agréable37, quoique parmi elles il y en eût qui pouvaient le faire avec certitude de succès; mais la pensée n'en venait pas… Il y avait donc à Romainville madame de Valence, encore jolie à faire tourner une tête, et madame Ducrest, nièces toutes deux de madame de Montesson; les deux filles de madame de Valence38, parfaitement élevées, polies, et faisant déjà présumer ce qu'elles sont devenues, des femmes parfaites; mademoiselle Ducrest (Georgette), jolie comme un ange et fraîche comme un bouton de rose… Voilà ce qui formait le fond de la société habituelle de madame de Montesson; il faut y ajouter les dames de La Tour39, amies malheureuses pour qui elle fut une providence… Les plus habituées ensuite étaient madame Récamier, madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély… Madame Bonaparte y allait aussi souvent qu'elle le pouvait, ainsi que la princesse Borghèse. J'y allais aussi, mais je fus à Arras alors, ce qui me rendit moins assidue. On y voyait aussi presque toujours madame de Fontanges40, fille de M. de Pont; et puis encore madame de Custine, mademoiselle de Sabran, cette belle et ravissante personne, dont le dévouement, aussi grand que son courage et sa beauté, fit impression sur un peuple en délire, et ne put toucher des juges qui, pour la satisfaire, n'avaient qu'à écouter la justice!..
On voyait encore chez madame de Montesson toutes les étrangères ayant une spécialité de fortune, de rang ou de beauté: la marquise de Luchesini41, la marquise de Gallo42, madame Visconti, la duchesse de Courlande, madame Divoff, madame Demidoff, la princesse Dolgorouki et la belle madame Zamoïska43, et une foule de Françaises et d'étrangères dont les noms m'échappent.
J'ai dit que madame de Montesson ne sortait pas. Sa santé, presque détruite, en était encore plus la cause que l'étiquette, contre laquelle plusieurs personnes se révoltaient. À l'époque dont je parle surtout (en 1804), elle souffrait cruellement de douleurs aiguës qui lui ôtaient presque ses facultés. Un jour cependant, quelles que fussent ses souffrances, elle prouva combien madame de Genlis avait tort en l'accusant de manquer de cœur44. Elle était plus accablée que de coutume, et retirée dans l'intérieur de son appartement; elle était entourée de ses femmes, qui empêchaient le moindre bruit de parvenir à elle… Tout à coup, elle entend la voix de madame de La Tour, de son amie, qui, au milieu de sanglots étouffés, suppliait la femme de chambre de garde auprès de la malade de la laisser entrer… Madame de Montesson, émue de ce qu'elle entend, sonne, et donne l'ordre de laisser entrer madame de La Tour.
– Ah! mon amie, ma seule amie, venez à notre secours! s'écrie madame de La Tour, en tombant à genoux près de son lit… Mes neveux vont périr si vous ne les secourez pas!.. Vous seule le pouvez; car vous avez tout pouvoir sur madame Bonaparte, et madame Bonaparte peut tout à son tour sur le général Bonaparte45.
Et madame de La Tour apprend à son amie ce qu'elle ignorait, n'ayant lu aucun journal depuis le matin, la conspiration de Georges et le danger de MM. de Polignac.
Madame de Montesson, dont l'esprit rapide comprit sur-le-champ le danger des accusés, ne perd pas un moment à délibérer; elle sonne, donne l'ordre de mettre ses chevaux et demande une robe.
– Mais vous êtes malade, mon amie!.. vous souffrez cruellement… vous ne pouvez aller à Paris… Je ne vous demandais qu'un billet pour madame Bonaparte!
– Un billet n'est point assez éloquent lorsqu'il s'agit de la vie d'un homme, lui répondit madame de Montesson… Il faut que je voie non-seulement Joséphine, mais l'Empereur!..
– Mais vous avez la fièvre! s'écrie madame de La Tour, qui venait de serrer sa main.
– Eh bien! je n'en parlerai que mieux et plus vivement, dit-elle en souriant et en montrant des dents encore superbes…
Et une demi-heure n'était pas encore écoulée depuis l'entrée de madame de La Tour dans sa chambre, qu'elle était sur le chemin de Saint-Cloud.
En arrivant, elle fut aussitôt introduite auprès de Joséphine; elle lui demanda avec instance, avec larmes, la grâce de MM. de Polignac et de M. de Rivière46.
– Hélas! répondit Joséphine, que puis-je pour eux?
– Tout! dit avec force madame de Montesson; car vous avez un motif puissant pour exiger de l'Empereur qu'il vous accorde les trois têtes qu'il veut faire tomber. C'est sa propre gloire que vous voulez sauver avec elles!.. Que veut-il?.. être roi!.. Eh bien! veut-il aussi que nos vœux, qui seront toujours pour lui, soient refoulés dans nos cœurs par cet acte de cruauté?.. Veut-il que les marches du trône où il monte soient teintes du sang innocent?..
– Mais ils sont coupables! dit doucement Joséphine.
– Non, ils ne sont pas coupables! dit madame de Montesson, avec une force que lui donnait la fièvre qu'elle avait et l'émotion de son âme. Non, ils ne sont pas coupables!.. Quels serments ont-ils prêtés?.. quelle est la foi jurée qu'ils ont violée?.. Toujours fidèles à leur souverain, ils sont rentrés en France pour ses intérêts; c'est vrai… Eh bien! qu'on les surveille… qu'on les enferme… Mais pas de mort!.. pas de sang versé!.. Mon Dieu! la France n'en a-t-elle pas assez vu couler?..
Et, tout épuisée de l'effort qu'elle venait de faire, elle retomba sur le canapé d'où elle s'était levée, entraînée par son agitation.
– Calmez-vous, lui dit Joséphine en l'embrassant, vous me faites rougir de mes craintes. Je parlerai… Bonaparte m'entendra… et je vous jure qu'il faudra qu'il me donne la grâce de MM. de Polignac, ou je n'aurai plus d'affection pour lui. Vous m'ouvrez les yeux!.. Sans doute, ils ne sont pas aussi coupables que ce Moreau!..
– Oh! lui, je vous l'abandonne!.. quoiqu'à vrai dire, il faudrait que la première action de votre héros, dans la route nouvelle que sa gloire lui a frayée, fût tout entière grande et généreuse. Ah! Joséphine! la clémence est si belle dans un souverain!..
– Je vous promets de faire tout ce que je ferais pour sauver mon frère… Reposez-vous sur moi.
– Ne pourrais-je le voir? demanda madame de Montesson.
– Je vais le savoir, dit Joséphine avec empressement, et peut-être charmée d'avoir un auxiliaire aussi puissant avec elle.
Elle revint au bout de quelques minutes l'air tout abattu. – Je ne puis le voir moi-même, dit-elle… Partez; mais comptez sur moi.
Madame de Montesson revint à Romainville dans un état digne de pitié. Sa fièvre avait redoublé par la crainte de ne pas réussir, et de rapporter une parole de mort dans cette famille désolée47, au lieu de la joie qu'elle lui avait promise… En arrivant, elle vit accourir madame de La Tour et sa fille. – Espérez!..«leur cria-t-elle du plus loin qu'elle put se faire entendre. Il lui semblait que cette espérance ne serait pas vaine…