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Histoire des salons de Paris. Tome 4
Napoléon sourit encore sans répondre. Cette fois il y avait de la malice, a dit depuis madame de Montesson; mais toujours le même silence.
– Et quand leur donnez-vous votre belle fête? dit-il enfin15.
– Mais, dans trois jours, Général. Toutes mes invitations sont envoyées. J'aurai huit cent cinquante personnes… Me ferez-vous l'honneur d'y paraître un moment?
– Sans doute, mais je ne puis m'y engager; mes moments, vous le savez, ne sont pas donnés à la joie.
– Non certes… et heureusement pour la France!
Il sourit avec cette grâce, comme le disait madame de Montesson elle-même, que sa sœur Pauline n'avait pas.
– En attendant, dit-il, je le mène ce soir aux Français, votre jeune Roi.
– Dites le vôtre, Général.
J'ai fait des rois et n'ai pas voulu l'être.Madame de Montesson raconta cette conversation assez indifférente en elle-même, mais remarquable, parce qu'elle avait prévu d'avance le vers que le parterre devait saisir et dont il devait faire l'application.
Le parterre en effet fit un tel bruit lorsque Talma, qui alors faisait Philoctète, dit ce vers avec son talent habituel, que la salle pensa s'écrouler… Napoléon fut-il content ou fâché de cette manière de juger son action, je l'ignore: ce que je sais, c'est que le roi d'Étrurie saluait à se rompre l'épine dorsale. Il n'a jamais compris, je suis sûre, pourquoi ce fracas d'applaudissements.
Le fait est que le roi d'Étrurie était un homme ordinaire, toutefois sans être imbécile, comme Bourrienne et Savary l'ont prétendu; mais dans des temps difficiles un roi qui n'est qu'ordinaire est un mauvais roi.
On lui fit d'admirables présents, des tapisseries des Gobelins, des armes de la manufacture de Versailles, alors dirigée par Boutet, le meilleur armurier de l'Europe à cette époque-là; des raretés de toute espèce, des porcelaines de Sèvres admirables, entre autres un vase de neuf pieds de hauteur avec le piédestal sur lequel il était monté. J'ai entendu dire depuis à Sèvres même qu'il valait plus de 250,000 francs.
La belle fête de madame de Montesson eut lieu. Ce fut une vraie féerie. – Si les femmes avaient eu les mêmes diamants et le même luxe que sous l'empire, elle eût encore été plus belle; mais celle de nous alors qui avait le plus de diamants en avait à peine pour 100,000 fr. Qu'on juge de ce que fut plus tard le quadrille des Péruviens allant au Temple du Soleil! – Il y avait dans ce quadrille pour plus 20,000,000 de diamants.
Mais, au bal de madame de Montesson, comme il n'y avait rien eu de mieux jusque-là, nous en fûmes contentes et le trouvâmes charmant. C'est à ce bal de madame de Montesson que, dansant avec le roi d'Étrurie qui sautait avec une ardeur inconcevable, il me lança un objet quelconque au visage qui me frappa fortement à la joue et s'accrocha dans mes cheveux… Je fus d'abord étonnée… c'était une de ses boucles de soulier!.. il les collait sur le soulier même pour que l'ardillon ne grossît pas le pied… Cette manière de traiter un pied avec coquetterie est bien étrange, mais enfin c'était encore plus de goût que je ne l'aurais jugé susceptible d'en avoir.
Tous les ministres donnèrent une fête au Roi et à la Reine d'Étrurie. Le ministre de la guerre, Berthier alors, leur en donna une différente des autres16: c'était un bivouac. Il y eut un malheur qui pensa avoir des suites; le Roi paria avec Eugène qu'il sauterait deux pieds au-delà d'un des feux du bivouac. Eugène paria que non. Le Roi sauta; Eugène avait raison… Le Roi tomba au beau milieu des flammes du feu du bivouac. Il cria comme un brûlé, c'est le cas de le dire; il secouait ses petites jambes auxquelles tenaient encore des flammèches, qui roussirent tellement ses bas de soie qu'on fut obligé d'en envoyer chercher d'autres; car, pour ceux de Berthier, il n'y fallait pas songer. Autant aurait valu mettre une quille dans un baril.
Mais une fête plus belle que celle de madame de Montesson fut celle que M. de Talleyrand donna aux princes, non pas à cause de l'ordonnance, mais en raison du local qui était plus propre à donner une fête. Il avait alors Neuilly17. Tout fut organisé pour une réunion, comme M. de Talleyrand savait en ordonner une, et nous eûmes en effet une charmante soirée. Il y eut un improvisateur italien; ce qui charma le Roi. Cet homme s'appelait Gianni; il était bossu et effroyable, mais il avait du talent. Le Roi l'embrassa, ce qui amusa fort toute la compagnie; l'Italien lui fit un compliment dont le Roi ne sentit peut-être pas la beauté; car, ravi d'entendre parler sa langue au milieu de cet enchantement de fête, il ne recueillit, comme il le dit très-poétiquement lui-même, que l'euphonie des sons de la patrie, del patrio nido. Gianni improvisait aussi chez madame de Montesson, qui parlait très-purement l'italien quand elle osait le parler avec des Italiens: le Roi lui-même en fut surpris. Ce fut la Reine qui le lui apprit: tous deux ne voulaient plus lui parler qu'italien, ce qui l'ennuyait fort.
La fête de M. de Talleyrand finit par un magnifique feu d'artifice, précédé d'un concert où Garat, Rode, Nadermann, Steibelt, madame Branchu se firent entendre. Il y avait alors un commencement de goût de bonne musique et de beaux arts, qui donnait de l'émulation à tout ce qui se sentait du talent et avait l'âme poétique. M. de Talleyrand, qui ne l'est pas extrêmement (poétique), le fut cependant dans l'ordonnance de sa fête, et surtout pour son souper. Il fut servi sur des tables dressées autour de gros orangers en fleur qui servaient de surtout: des corbeilles charmantes pendaient aux branches et contenaient des glaces en forme de fruits: c'était féerique. Le parc était surtout ravissant à parcourir. Il était en partie éclairé par le reflet de l'illumination du château, qui représentait la façade du palais Pitti, à Florence, devenu le palais royal de l'Étrurie, et que devaient habiter les nouveaux souverains. Ce fut, je crois, ce qu'on fit alors pour Florence qui, plus tard, donna la pensée de faire une représentation de Schœnbrunn pour la fête que la princesse Pauline donna à Marie Louise, à l'époque du fatal mariage, dans ce même Neuilly.
Un personnage remarquable était à cette fête, où il formait un étrange contraste avec la figure étonnante du Roi d'Étrurie. C'était le prince d'Orange, aujourd'hui Roi de Hollande. Il était alors jeune et de la plus charmante tournure; sa figure était belle, et cette qualité de prince dépossédé, de prince desdichado, lui donnait à nos yeux une physionomie qui ajoutait à l'intérêt qu'il devait inspirer. Il fut très-attentif pour madame de Montesson, et allait souvent chez elle dans l'intimité habituelle. Il venait à ses dîners du mercredi, où chacun fut toujours satisfait de son extrême politesse.
Ces dîners du mercredi étaient vraiment merveilleux pour l'extrême recherche du service, surtout dans ce qui tenait à la science culinaire. Pendant le carême surtout, la moitié du dîner était maigre pour quelques ecclésiastiques, qui avaient conservé leurs habitudes en même temps gourmandes et religieuses; et le dîner maigre était si parfait, que j'ai vu souvent M. de Saint-Far faire maigre pendant tout un carême… mais le mercredi seulement, il ne faut pas s'y tromper.
La maison de madame de Montesson était fort brillante ces jours-là, et fort intéressante par la variété des personnages qui animaient la scène. On y voyait des gens de tous les partis, de tous les pays, pourvu toutefois qu'ils eussent toutes les qualités requises pour être admis chez madame de Montesson, surtout celle de faire partie de la bonne compagnie. J'y voyais, entre autres personnes de l'ancien régime, une femme que j'aimais à y rencontrer, parce qu'elle était bonne pour les jeunes femmes et qu'elle me disait toujours du bien de ma mère, qu'elle n'appelait que la belle Grecque; c'était madame la princesse de Guémené18.
Napoléon aimait madame de Montesson non-seulement pour toutes les raisons que j'ai dites, mais parce qu'elle le comprenait dans ses hautes conceptions, et qu'elle allait même jusqu'à les vanter et les aider dans son intérieur et dans la société. C'est ainsi qu'elle voulut le seconder lorsqu'à cette époque il se prononça fortement pour que personne ne fût reçu aux Tuileries portant un tissu anglais ou de l'Inde venu par l'Angleterre. Ce fut ce qui donna une si grande activité à nos manufactures de la Belgique, de la Flandre et de la Picardie. Madame de Montesson fut presqu'un ministère pour Napoléon dans cette circonstance. Était-ce flatterie ou conviction?.. Je crois que c'étaient ces deux sentiments réunis.
Quoi qu'il en soit, le premier consul aimait madame de Montesson et le lui prouva par sa conduite bien plus que par une parole, et pour lui c'était tout. Il était constamment aimable pour madame de Montesson; toutes les fois qu'elle invitait madame Bonaparte à déjeuner dans son hôtel de la rue de Provence, il l'engageait à n'y pas manquer, et quelquefois lui-même s'y rendait.
C'était alors le temps où madame de Staël faisait les plus grands efforts pour parvenir à captiver les bonnes grâces, apparentes au moins, de Napoléon. Mais il la repoussait avec une rudesse et des manières qui ne pouvaient être en harmonie avec aucun caractère, et encore moins avec celui d'une femme comme madame de Staël.
Elle allait chez madame de Montesson quelquefois. Je ne sais si c'était pour faire pièce à sa nièce, mais j'ai toujours vu madame de Montesson fort gracieuse pour elle. Elle avait, à un degré supérieur, le talent d'être aimable pour une femme lorsqu'elle le voulait; et cela avec une grâce que je n'ai vue qu'à elle. C'était toute la protection de la vieille femme accordée à la jeune, mais sans qu'elle pût s'en effrayer; madame de Staël n'était plus jeune19 alors, mais sa position douteuse lui rendait l'appui de madame de Montesson nécessaire, surtout auprès de madame Bonaparte et du premier Consul. Elle y fut donc un matin et lui demanda de parler en sa faveur au premier Consul.
«Je sais qu'il ne m'aime pas, dit madame de Staël, et pourtant, que veut-il de plus que ce qu'il trouve en moi? Jamais je n'admirai un homme comme je l'admire. C'est, selon moi, l'homme non-seulement des siècles, mais des temps.
M. DE VALENCEOui… vous avez bien raison… ma tante pense de même et moi aussi.
MADAME DE STAËLMais que lui ai-je fait? Pourquoi tous les jours me menacer de ce malheureux exil?..
M. DE VALENCEAh! pourquoi!..
MADAME DE STAËL, vivementVous le savez?..
M. DE VALENCEMais…
MADAME DE STAËL impérativementOui… oui… vous le savez et vous allez me le dire.
M. DE VALENCEC'est que vous voyez beaucoup trop les gens de tous les partis.
MADAME DE STAËLComment!.. Que voulez-vous dire?..
MADAME DE MONTESSON, après avoir lancé un coup d'œil de reproche à M. de ValenceMa belle, M. de Valence vous a dit légèrement une chose dont il n'est pas sûr. C'est pourquoi le premier Consul est fâché contre vous. Personne ne le peut dire… qui le sait?..
M. DE VALENCE, d'un ton piquéMa tante, je vous affirme et je répète que le premier Consul est mécontent de ce que madame de Staël reçoit indifféremment tous les partis.
MADAME DE STAËL, riantEh bien, tant mieux! du même œil il les peut observer tous, et du même filet les prendre en un moment.
M. DE VALENCEOui, si vous les receviez tous indifféremment et le même jour. Mais vous en avez un pour chacun, et le premier Consul prétend… et… peut-être avec raison, que vous devenez alors, avec votre esprit supérieur, le chef de tous les partis contre lui.
MADAME DE STAËL, avec noblesseVoilà ce qu'on m'avait dit et ce que je ne voulais pas croire! Comment peut-il ajouter foi à des rapports mensongers aussi absurdes!.. Ah!.. si je pouvais le voir un moment… un seul moment!.. Mais je ne puis lui demander une audience que, peut-être, il me refuserait.
MADAME DE MONTESSON, sans paraître comprendre le regard de madame de StaëlVous voyez trop souvent aussi, ma belle petite, des hommes qui font profession d'être ses ennemis… Je ne dis pas dans votre salon, lorsque vous recevez cent personnes, mais intimement… et peut-être…
MADAME DE STAËL, sans paraître à son tour entendre madame de MontessonOui, si je pouvais voir le premier Consul, je suis certaine qu'il serait bientôt convaincu de mon innocence… Une grande vérité doit lui être caution ensuite de mon dévouement au gouvernement: c'est mon désir ardent de demeurer à Paris… Oh! s'il m'entendait!
Et la femme éloquente souriait d'elle-même devant les belles paroles qui surgissaient en foule de sa pensée, et qu'elle adressait dans son âme à celui qui pouvait tout et ne voulait rien faire pour elle.
– Ne vient-il pas quelquefois chez vous? dit-elle enfin à madame de Montesson.
Celle-ci, fort embarrassée, répondit en balbutiant. Madame de Staël sourit avec dédain et fut prendre une fleur dans un vase, qu'elle effeuilla brin à brin, en paraissant réfléchir avec distraction relativement aux personnes qui étaient dans la même chambre qu'elle. Puis, tout à coup, prenant congé de madame de Montesson, elle sortit rapidement. M. de Valence courut après elle, mais elle l'avait devancé; il arriva pour voir le domestique refermer la portière, et aperçut la main de madame de Staël qui lui disait adieu en agitant son mouchoir.
– Quelle singulière femme! dit M. de Valence en remontant chez madame de Montesson. Pourquoi donc ne pas l'avoir engagée pour le déjeuner de demain? demanda-t-il à sa tante, en s'asseyant de l'air le plus dégagé dans une vaste bergère; c'était une belle occasion de la faire parler au premier Consul.
– Est-ce que vous êtes fou! Comment, vous qui me connaissez, vous me demandez pourquoi je ne donne pas au premier homme du royaume une personne qui lui déplaît!.. (En souriant.) Je me rappelle encore assez de mon code de courtisan pour ne le pas faire…
– Avez-vous ma belle-mère20?
– Pas davantage. Je ne crois pourtant pas qu'elle lui soit désagréable et surtout importune comme madame de Staël, mais n'importe; votre belle-mère, mon cher Valence, est un peu ennuyeuse, nous pouvons dire cela entre nous, et je veux que le premier Consul s'amuse chez moi. Il aime les jolies femmes, et les femmes simples et agréables: votre belle-mère et madame de Staël ne sont rien de tout cela… Parlez-moi de Pulchérie21… à la bonne heure.
Le lendemain matin, dix heures étaient à peine sonnées que l'hôtel de madame de Montesson était prêt à recevoir, même un roi.
– Écoutez donc, lui dit M. de Cabre, il ne s'en faut pas de beaucoup…
Tout était préparé avec la plus grande élégance, et il y avait en même temps beaucoup de luxe, mais ce luxe était si bien réparti, tellement bien entendu, que rien ne paraissait superflu de cette quantité d'objets d'orfèvrerie, de vermeil, et de superbes porcelaines qui garnissaient la table. Le plus beau linge de Saxe, aux armes d'Orléans22 et parfaitement cylindré, était sur cette table, et paraissait éclatant sous les assiettes de porcelaine de Sèvres, à la bordure et aux écussons d'or; de magnifiques cristaux, des fleurs en profusion: tout cet ensemble était vraiment charmant et imposant en même temps, parce que cette profusion était entourée de ce qui constate l'habitude de s'en servir.
Vers midi et demi les femmes invitées commencèrent à arriver: madame Récamier, madame de Rémusat, madame Maret, madame la princesse de Guémené, madame de Boufflers, madame de Custine, cette belle et ravissante personne, cette jeune femme à l'enveloppe d'ange, au cœur de feu, à la volonté de fer, et tout cela embelli par des talents23 qui auraient fait la fortune d'un artiste;… madame Bernadotte, plus tard reine de Suède, madame de Valence, et plusieurs autres femmes de la société de madame de Montesson à cette époque, et de la cour consulaire.
Heureuse comme une maîtresse de maison qui voit arriver tous ses convives, et dont les préparatifs sont achevés, madame de Montesson souriait à chacune des femmes annoncées avec une grâce bienveillante, qui redoublait à mesure que l'heure s'avançait. Tout à coup un nom qui retentit dans le salon la fit tressaillir… le valet de chambre venait d'annoncer madame la baronne de Staël!.. Quelque polie que fût madame de Montesson, elle ne dissimula pas son mécontentement, et madame de Staël put s'apercevoir que, certes, son couvert n'avait pas été compris dans le nombre de ceux ordonnés… Madame de Montesson espéra que le premier Consul ne viendrait pas. Il y avait une revue au Champ-de-Mars, Junot venait de se faire excuser pour ce motif. Le premier Consul pouvait donc être également retenu. Quoi qu'il en fût, madame de Montesson prit sur elle pour ne pas témoigner son mécontentement à madame de Staël, dont la démarche était au fait assez extraordinaire, et elle la reçut très-froidement, sans ajouter un mot aux paroles d'usage.
Joséphine aimait beaucoup ce genre de fête du matin; elle y était, comme partout dès lors, la première; et pourtant cette heure de la journée excluait toute pensée d'une gêne plus grande que celle qu'impose toujours le grand monde; et puis on évitait l'ennui que donne la durée d'une fête du soir. Après le déjeuner, lorsque le temps le permettait, tout le monde allait au bois de Boulogne; mais, chez madame de Montesson, cela n'arrivait jamais, quelque temps qu'il fît, parce qu'elle avait toujours soin de remplir les heures de manière à les faire oublier.
Une élégante d'aujourd'hui trouverait sans doute étrange une toilette de cette époque, comme nos petites-filles trouveront certainement celles de nos jours ridicules pour un déjeuner-dîner comme celui de madame de Montesson. Les plus attentives à suivre la mode d'alors portaient une longue jupe de percale des Indes d'une extrême finesse, ayant une demi-queue, et brodée tout autour. Les dessins les plus employés par mademoiselle Lolive24 étaient des guirlandes de pampres, de chêne, de jasmins, de capucines, etc. Le corsage de cette jupe était détaché; il était fait en manière de spencer: cela s'appelait un canezou. Mais celui-là était à manches amadices, et montant au col; le tour et le bout des manches étaient également brodés. Le col avait pour garniture ordinairement du point à l'aiguille ou de très-belles malines: nous ne connaissions pas alors le luxe des tulles de coton, non plus que la magnificence des fausses pierreries!.. ce qui peut se traduire ainsi: Luxe et pauvreté!… deux mots qui, joints ensemble, forment la plus terrible satire d'un temps et d'un peuple!.. Sur la tête on avait une toque de velours noir, avec deux plumes blanches; sur les épaules un très-beau châle de cachemire de couleur tranchante. Quelquefois on attachait un beau voile de point d'Angleterre, rejeté sur le côté, à la toque de velours noir, et la toilette était alors aussi élégante que possible, et ne pouvait être imitée par votre femme de chambre; d'autant que la femme ainsi habillée portait au cou, suspendue par une longue chaîne du Mexique, une de ces montres de Leroy que toutes les mariées, dans une grande position, trouvaient toujours dans leur corbeille; on avait donc ainsi une toilette toute simple et qui pourtant, avec la robe, le cachemire, la toque et la montre, se montait encore à une somme très-élevée25. D'autres toilettes étaient encore remarquées. On voyait des robes de cachemire, des redingotes de mousseline de l'Inde brodées à jour et doublées de soie de couleur; en général, on portait peu, et même point d'étoffes de soie le matin.
Madame Bonaparte arriva vers une heure; sa toilette était charmante. Elle portait une robe de mousseline de l'Inde doublée de marceline jaune-clair, et brodée en plein d'un semé de petites étoiles à jour; le bas de la robe était une guirlande de chêne; son chapeau était en paille de riz, blanche, avec des rubans jaunes et un bouquet de violettes: elle était charmante mise ainsi. Elle était suivie de madame Talouet, de madame de Lauriston et de madame Maret. La cour consulaire se formait déjà.
– Je vous annonce une visite, dit-elle en riant à madame de Montesson… J'osais à peine y compter ce matin; Bonaparte m'a fait dire26 tout à l'heure de le précéder, et qu'il me suivait dans un quart d'heure… Mais qu'avez-vous? demanda-t-elle plus bas à madame de Montesson en lui voyant un air abattu, contrastant avec son air et son état de contentement à elle-même, et les préparatifs de fête qui donnaient un aspect joyeux à toute la maison.
– Ah! rien absolument, dit madame de Montesson… rien du tout qu'une grande joie de vous voir… et que redouble la nouvelle que vous venez de m'apprendre…
– Bonaparte est allé au Champ-de-Mars pour y passer la revue d'un régiment qui part demain de Paris… mais il ne tardera pas…
Madame de Montesson ne répondait qu'avec distraction à tout ce que lui disait madame Bonaparte, ses yeux se portaient avec inquiétude vers un groupe qui était à l'extrémité du salon et d'où sortaient parfois des éclats d'une voix retentissante, mais cependant si harmonieusement accentuée qu'elle avait le pouvoir d'émouvoir l'âme… et vivement… M. de Valence était dans le groupe, formé seulement par plusieurs hommes qui, après avoir salué madame Bonaparte, écoutaient la personne qui parlait sans modérer le ton de sa voix. C'était une singularité déjà à cette époque, car on commençait à ne s'asseoir et à parler devant tout ce qui venait des Tuileries qu'avec la permission donnée… Madame Bonaparte en fut frappée…
– Je connais cette voix, dit-elle à madame de Montesson… oui!.. c'est elle!..
– Ah! ne m'en parlez pas! répondit la désolée maîtresse de la maison… Sans doute c'est elle…; c'est madame de Staël!..
– Mais, dit Joséphine avec l'accent d'un doux reproche qu'elle ne put retenir, vous savez que Bonaparte ne l'aime pas, et je vous avais dit que peut-être il viendrait!..
– Eh! sans doute je le sais… mais que puis-je à cela?.. Demandez à M. de Valence ce qui s'est passé hier!.. elle était chez moi, et témoigna le plus vif désir de voir le premier Consul; je gardai le silence; elle me demanda s'il ne venait pas souvent chez moi. Je répondis laconiquement oui, sans ajouter autre chose, dans la crainte qu'elle ne me demandât trop directement de venir ce matin…; mais il paraît qu'elle n'avait pas besoin d'invitation… Je l'ai reçue très-froidement, et, contre mon habitude, j'ai même été presque impolie. Si vous m'en croyez, vous serez également peu prévenante avec elle. C'est la seule manière de lui faire comprendre qu'elle est de trop ici.
Quelque bonne que fût Joséphine, c'était une cire molle prenant toutes les formes; dans cette circonstance, d'ailleurs, elle comprit que le premier Consul serait, ou fâché de trouver là madame de Staël, ou bien dominé par elle, et alors exclusivement enlevé à tout le monde, parce que madame de Staël était prestigieuse et magicienne aussitôt qu'on voulait l'écouter dix minutes. Aussi Joséphine la redoutait-elle plus que la femme la plus jeune et la plus jolie de toutes celles qui l'entouraient.
Quand la brillante péroraison fut terminée, le groupe s'ouvrit, et madame de Staël s'avança vers madame Bonaparte, qui la reçut avec une telle sécheresse d'accueil, que madame de Staël, peu accoutumée à de semblables façons, elle toujours l'objet d'un culte et d'une admiration mérités au reste, fut tellement ébouriffée de ce qui lui arrivait, qu'elle recula aussitôt de quelques pas et fut s'asseoir à l'extrémité du salon… En un moment son expressive physionomie, son œil de flamme exprimèrent une généreuse indignation…; un sourire de dédain plissa les coins de sa bouche; et une minute ne s'était pas écoulée, qu'elle se trouvait élevée de cent pieds au-dessus de celles qui voulaient l'humilier et ne savaient pas qu'elle était, non pas leur égale, mais leur supérieure d'âme et de cœur comme elle l'était de toutes par l'esprit.
– Bonaparte tarde bien longtemps, dit Joséphine… Un grand bruit de chevaux se fit entendre au même instant… c'était lui!..
Il descendit de cheval et monta rapidement…; en moins de quelques secondes il fut au milieu du salon, salua madame de Montesson, s'approcha de la cheminée, jeta un coup d'œil vif et prompt autour de l'appartement, puis, s'approchant de Joséphine, il passa un bras autour de sa taille, si élégante alors, et l'attirant à lui il allait l'embrasser; mais une pensée le frappa, sans doute, et il l'entraîna dans la pièce suivante en disant à madame de Montesson:
– Cette maison est-elle à vous, madame?
Madame de Montesson courut après lui pour lui répondre, mais sans que personne suivît, et tout le monde demeura dans le salon.
Pour comprendre la scène qui va suivre, il faut se rappeler qu'un moment avant, madame de Staël avait été au-devant de madame Bonaparte et en avait été fort mal reçue. Dans sa première surprise, elle avait été s'asseoir sur un fauteuil tellement éloigné de la partie habitée du salon qu'elle paraissait, dans cette position, être là comme pour montrer une personne en pénitence. À l'autre extrémité, vingt jeunes femmes très-parées, jolies, gaies, et portées naturellement à se railler de ce qu'elles ont l'habitude de craindre aussitôt que la possibilité leur en est offerte; derrière elles des groupes d'hommes parlant bas, témoignant de l'intérêt en apparence pour la position pénible d'une femme…; mais… ce mot était répété avec intention… tandis que d'autres disaient, avec le rire de la sottise: