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Histoire des salons de Paris. Tome 2
– Laissez-le donc à lui-même… nous n'en voulons pas plus dans notre disgrâce que nous n'en voulions dans notre prospérité.
Au moment où madame Roland allait lire sa lettre, un message du roi mande M. Duranthon au château, mais SEUL! Madame Roland jette sa plume en s'écriant: – Nos lenteurs nous ont fait perdre l'initiative… C'est votre démission qu'on vous envoie.
C'était vrai!
Au bout d'une heure, Duranthon revint. Il avait une figure assez ridicule habituellement: son air était celui d'une vieille femme avec ses petits traits mal arrangés, ses rides mal placées; cette peau d'une teinte blafarde avait de la ressemblance avec des joues fardées; enfin il avait une figure déplaisante et désagréable à l'excès. Madame Roland le supportait, mais avec grand'peine. Il était vain, sans talent, et n'avait pour lui que la réputation d'un honnête homme qu'il vint perdre dans ce ministère sans en attraper une autre… C'était bien la peine d'être ministre…
En le voyant arriver avec une physionomie abattue, comme s'il avait appris la mort de son fils unique, ses collègues et madame Roland ne purent retenir un éclat de rire… Il tira alors de sa poche un papier, qu'il allait lire avec une figure de circonstance qui ne laissait pas d'avoir son prix, lorsque madame Roland s'écria:
– M. Duranthon, c'est la démission de mon mari et la vôtre que vous apportez là, n'est-il pas vrai? Donnez donc, mon Dieu!..
Et elle lui prend le papier des mains. C'était en effet la démission des quatre ministres!..
– Mon ami, dit-elle à son mari, c'est encore mieux mérité de notre part que de celle de ces messieurs!.. Mais le Roi ne l'annoncera pas à l'Assemblée! et puisqu'il n'a pas profité de la leçon de votre lettre de ce matin, il faut rendre ces leçons utiles au public, en les lui faisant connaître… Je ne vois rien de plus conséquent au courage de l'avoir écrite que celui d'en envoyer une copie à l'Assemblée!.. Au moins, en apprenant votre renvoi, elle en apprendra la cause.
Cette idée devait plaire à Roland… Il la saisit, la lettre fut envoyée à l'Assemblée. On sait comment elle accueillit le renvoi des trois ministres!.. elle ordonna d'abord l'impression de la lettre et son envoi dans les départements, en faisant une mention honorable de la conduite des trois ministres.
Après cette dernière marque de courage, madame Roland rentra dans sa vie privée… Mais elle n'y retrouva plus la paix et le repos… Elle voyait sa patrie livrée au malheur et sentait dans son cœur tout ce qui pouvait donner peut-être d'utiles lumières. Elle était réduite au silence et à se consumer par son propre feu!..
SALON
DE MADAME DE BRIENNE
ET
DU CARDINAL DE LOMÉNIE
C'était une femme assez laide que madame de Brienne, et qui, en cas de besoin, aurait pu se faire passer pour un homme. Elle avait des moustaches, même de la barbe, et sa voix et sa démarche ne donnaient pas le démenti à ce premier aspect masculin. Elle avait, dit-on, de l'esprit; je ne le puis nier, parce qu'elle ne m'a pas prouvé le contraire; tout ce que je puis dire, c'est que je ne voudrais pas en avoir un semblable.
Elle avait eu un salon composé de parties assez originales pour faire un tout au milieu duquel on se plaisait. L'abbé Morellet, qui en était un des plus intimes, me dit, lorsque je lui racontai comment j'avais connu madame la comtesse de Brienne, que son intimité était fort agréable, et que les habitués de cette maison y trouvaient du charme. À cela je ne puis rien objecter. J'ai vu aussi le salon de madame de Brienne, à Brienne, lorsque Madame Mère y fut passer quelques jours, de Pont-sur-Seine, son château… Mais, à cette seconde époque, il ne restait plus rien, à ce que me dit le cardinal Maury, de la comtesse de Brienne d'autrefois.
Son salon, soit à Brienne, soit à Paris, avait toujours été le rendez-vous d'hommes supérieurs et même célèbres: l'abbé Morellet, Marmontel, Chamfort, La Harpe, Suard, Condorcet, Turgot, Buffon, Malesherbes, Helvétius et sa femme, etc., et plusieurs artistes fameux, tels que Piccini, David, dont le talent commençait déjà à se faire connaître… Cette réunion, à laquelle venaient se joindre plusieurs femmes spirituelles et remarquables, était en renom à Paris, et les étrangers qui arrivaient, n'importe de quel pays, se faisaient présenter chez la comtesse de Brienne.
L'abbé Morellet est celui dont j'ai tiré les renseignements les plus exacts sur cet intérieur. Il était à la fois disciple de Quesnay, ami de d'Alembert, camarade de Delille, et savant enfin tout autant qu'il faut pour montrer que la cloison du cabinet d'études n'était pas tellement épaisse qu'il n'y entendît souvent le bruit du monde… Seulement il montra qu'il n'avait fait que traverser la logomachie de Quesnay, ne prit des économistes que le vrai et l'utile, et l'appliqua au commerce, qui chaque jour à cette époque devenait presque toute la politique des temps modernes. On estimait l'abbé Morellet; on l'aimait. J'ai entendu dire à madame Helvétius qu'elle ne savait jamais comment elle aimait M. Morellet… si c'était comme un frère ou bien un père devant lequel elle allait s'agenouiller; et madame Helvétius n'était pas prodigue de ces paroles-là.
Le château de Brienne, dont je parlerai d'abord comme un premier établissement de la famille de Brienne, mérite déjà une mention particulière à lui seul, et voici comment:
L'abbé de Brienne, depuis cardinal de Loménie, archevêque de Toulouse, puis de Sens, ministre constitutionnel, l'un des hommes peut-être qui ont le plus nui à la France, mais qui l'a expié par une mort terrible, cet homme n'était pas originairement destiné à un si brillant avenir, ni à des malheurs si retentissants. Cependant, il prévoyait sa haute fortune et il a eu à cet égard une seconde vue. Fils d'un père et d'une mère qui n'avaient pas quinze mille livres de rentes, sans aucune place à la Cour, l'abbé de Brienne descendait des Loménie, secrétaires d'état sous Henri III et Henri IV, Louis XIII et Louis XIV. Malgré son peu de fortune, il pensait à devenir ministre, étant encore sur les bancs du séminaire, ce fameux séminaire des trente-trois, si renommé pour la force et la bonté des études. L'abbé de Loménie, comme on l'appelait alors, n'était pas l'aîné de sa famille; il était le second; son frère aîné fut tué au combat d'Exiles: l'abbé de Loménie avait alors vingt-un ans; il ne possédait qu'un chétif prieuré en Languedoc du revenu de quinze cents livres par an, et de plus quelques barils de cuisses d'oie dont il régalait ses amis lorsqu'il avait oublié lui-même de les manger, ce qui était rare. Il devenait l'aîné de sa maison par la mort de son frère, mais il rêvait déjà d'être un jour cardinal-premier-ministre!.. Cela fut, mais au lieu de la soutane du cardinal de Richelieu il ne revêtit que sa plus méchante doublure… Il laissa donc le droit de perpétuer le nom de Brienne à son plus jeune frère, et poursuivit ses études ecclésiastiques, convaincu qu'il trouverait dans l'état de prêtre ce qu'une autre carrière lui refuserait. Il fallait que sa confiance fût bien grande, car il était encore en Sorbonne qu'il traçait le plan d'un château royal!.. Et le château de Brienne, dont la construction a coûté deux millions, a été bâti sur les plans du cardinal, lorsqu'il était encore abbé de Loménie. Il avait fait en même temps le plan des routes magnifiques qui devaient conduire à ce château, soit de Paris, soit de Troyes. N'avais-je pas raison de dire que le château méritait bien un mot sur lui seul?
Tout en rêvant cependant à ce roman qui ne paraissait pas devoir s'accomplir, un événement extraordinaire lui donna une nouvelle confiance dans la pensée qu'il serait un jour le premier de l'État… Son frère, qui n'avait rien de remarquable, épousa mademoiselle Clément, fille d'un homme extrêmement riche, de la haute finance, qui avait laissé trois millions… Le frère ne regarda pas à la figure de la future, qui avait, comme je l'ai dit, une vraie tournure d'héritière;
Et trois millions d'écus avec elle obtenusLa firent à ses yeux plus belle que Vénus.On arrondit la petite terre de Brienne en Champagne, on acheta les propriétés environnantes, et bientôt le revenu de la terre de Brienne fut porté à cent mille francs annuellement… Un mauvais donjon était tout ce qui restait de l'ancien château, et M. l'abbé Morellet y ayant été un jour avec l'abbé de Loménie, qui n'était encore que simple grand-vicaire de l'archevêque de Rouen à Pontoise, pour juger des progrès des travaux, ils logèrent dans l'ancien château, dont il ne restait debout qu'un mauvais pavillon. Le lendemain de leur arrivée, lorsque l'abbé Morellet voulut se lever, il fallut qu'il attendît qu'on lui trouvât des souliers; il n'en avait plus qu'un, l'autre avait été mangé par les rats.
Sur ces mêmes ruines, et lorsqu'on eut coupé tout le sommet d'une montagne de laquelle on domine un pays immense, on construisit un magnifique château, édifice vraiment digne de la curiosité d'un voyageur; j'ai été frappée de la magnificence simple et bien entendue qui a ordonné cette construction. C'est un si grand avantage que la réunion du luxe et du goût25!..
Les Brienne, une fois établis dans cette belle demeure, y tinrent l'état d'une haute et puissante famille. La noblesse de la province de Champagne, celle plus élégante de Paris et de la Cour, venaient y faire de longs séjours; on y chassait avec un luxe qui n'appartenait qu'à un souverain; des distractions tout-à-fait impossibles dans d'autres châteaux y étaient aussi données de cette manière… Un cabinet d'histoire naturelle, un cabinet de physique étaient expliqués, mis à la portée de tous, même des femmes, par un physicien de mérite que M. de Brienne attachait pour la saison à son château: c'était M. de Parcieux; il faisait des cours de physique et de chimie, à cette époque où Mesmer et les merveilles de Cagliostro rendaient avide de ces sortes de connaissances… Madame la duchesse de Brissac, autrefois madame de Cossé, se trouvant à Pont26 lorsque madame de Brienne y vint pour voir Madame Mère, lui rappela comme le château de Brienne avait été amusant, une année qu'elle lui cita… et en effet, on y jouait la comédie, on y chassait, on y jouait, on y lisait des vers, enfin on y faisait ce qui plaisait.
Habituellement la vie y était toujours amusante, mais c'était surtout aux fêtes du comte et de la comtesse de Brienne que la magnificence se déployait dans toute sa volonté d'être royale. Il y avait souvent au château de Brienne plus de quarante maîtres venus de Paris, sans compter la foule des villes voisines, des châteaux environnans… et puis les musiciens, les artistes venus de Paris; les tables dressées dans le parc, les cris de vive M. le comte!.. vive madame la comtesse!.. Ce mouvement extérieur, accompagné d'une activité égale dans le château, donnait vraiment ces jours-là au château de Brienne l'aspect d'une demeure royale, et dans ces journées-là l'archevêque de Toulouse, car il l'était alors, pouvait en effet croire qu'il arriverait à la magnificence du cardinal de Richelieu, lorsqu'il se faisait porter par vingt-quatre gentilshommes, et que les murailles des villes s'abattaient devant lui…
Un des plaisirs les plus vifs de Brienne, c'était la comédie; on la jouait souvent et bien… on y donnait des pièces toujours spirituelles, et bien représentées, parce que les auteurs veillaient eux-mêmes à la mise en scène. Après la représentation de la pièce, qui était une comédie ou un petit opéra, on donnait de charmants ballets, où dansaient la jolie madame d'Houdetot, madame de Damas, madame de Simiane et d'autres jeunes et jolies personnes… Cette dernière chose donnait à Brienne l'éclat et la magnificence d'une maison de prince, et certes j'en connais plusieurs en Allemagne et en Italie qui n'offrent pas même de point de comparaison avec l'état que tenaient le comte de Brienne et le cardinal de Loménie à Brienne. La renommée de Brienne succéda à Chanteloup. J'ai beaucoup entendu parler aussi de Chanteloup, mais Brienne avait l'avantage d'être beaucoup plus rapproché de Paris; et pour la facilité du mouvement que nécessite une aussi grande maison, cet agrément était immense.
Le cardinal de Loménie avait une figure agréable, il avait même une sorte de beauté… le front élevé, le nez droit; mais en regardant attentivement ce visage, on y trouvait ce qu'on voit toujours chez ceux qui doivent mourir de mort violente… une expression malheureuse annonçant une grande infortune…
On a beaucoup parlé de l'archevêque de Toulouse: c'est un homme qui ne méritait ni son élévation, ni sa chute, et encore moins sa renommée; il avait des moyens cependant, mais non pas assez pour se mettre à la tête d'une faction. Le parti des prélats politiques, connu dans l'église de France sous le nom de prélats administrateurs, qui prit hautement le parti de M. de Malesherbes et de M. Turgot, était composé de monseigneur de Toulouse, de M. Dillon, archevêque de Narbonne, président-né des états de Languedoc, homme de génie, mais paresseux; il avait de l'ambition, et cette ambition était peut-être plus fondée que celle de Loménie; mais constamment contrarié par la Reine, qui ne l'aimait pas, il ne put succéder à M. de Maurepas, comme il en avait eu la pensée. Il a fait beaucoup de bien dans le Languedoc, et mon père avait une profonde estime pour lui.
À côté de M. de Dillon, dans le parti des prélats administrateurs, on voyait M. de Loménie, jaloux de l'archevêque de Narbonne; il ne l'en accueillait pas moins avec une amitié apparente, et M. de Dillon était une des personnes habituées du salon de Loménie lorsqu'il était hors de son diocèse, ce qui arrivait souvent.
Loménie avait pour lui la grande faveur de la Reine; il avait un esprit fin et délié, de l'esprit d'intrigue surtout; habile à faire valoir les plans des autres; ayant plus de pétulance que de vivacité dans les idées, plus de vanité que d'orgueil ou de sentiment de juste estime de soi-même. La Reine avait juré qu'elle en ferait un ministre, et malheureusement elle eut assez de faveur auprès du Roi pour triompher de ses répugnances à lui-même, car Louis XVI ne l'aimait pas. Entièrement dévoué aux intérêts de la Reine, ami intime de M. de Vermont, son instituteur, que lui-même avait envoyé à Vienne, affectant la prétention de succéder à M. de Maurepas, il disait hautement qu'un ministère ordinaire ne lui suffisait pas, et qu'il ne voulait que de la première place. Il eût été plus tôt en effet ce qu'il désirait tant, si M. de Vergennes, en qui le Roi avait une grande confiance, ne l'eût éloigné de cette nomination. Mais à la chute de M. de Calonne, la Reine fit enfin nommer M. l'archevêque de Toulouse au ministère.
C'est pour arriver à son but que M. de Loménie avait organisé le château de Brienne comme il l'était. En revenant de ces fêtes somptueuses, en entendant raconter les enchantements de ce palais de fées par les jeunes femmes qui avaient contribué à la magie de ces fêtes ravissantes, dont le seul récit charmait la Reine et même le Roi, ces relations concouraient encore à entourer le nom de monseigneur de Toulouse d'une auréole plus lumineuse. Madame de Damas, madame d'Houdetot, madame de Duras, toutes ces femmes par leur grâce et leur beauté faisaient à elles seules le charme de ces fêtes enchantées, et le récit qu'elles en firent souvent devant le Roi restait, en apparence cependant, bien au-dessous de la vérité de ces magiques plaisirs.
– Savez-vous que j'aurais presque le désir d'aller voir une de ces fêtes de Brienne? dit un jour Louis XVI à la Reine.
– Ah! sire, s'écria-t-elle, ce serait un beau jour pour M. de Loménie! mais il faudrait aussi faire le même honneur à M. le duc de Choiseul.
Ce nom gâta tout. En l'entendant prononcer, le roi fronça le sourcil, et ne reparla plus du voyage de Brienne.
Le parti des prélats administrateurs était, comme on le pense, dans l'intimité de la famille de Brienne. Les prélats les plus zélés, comme M. de Dillon, M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, M. de la Luzerne, évêque de Langres, élève et ancien grand-vicaire de M. de Dillon, Colbert, évêque de Rhodez, affectaient, avec quelques autres, de professer l'esprit économiste et réformateur, pour être à la mode. À eux se joignaient M. Turgot et son frère le chevalier, ainsi que le marquis de Condorcet, qui était aussi l'un des habitués de Brienne, quoique d'un esprit plus grave que les hommes qui faisaient le fond de la société de madame de Brienne. Il portait sur sa figure cette même expression sinistre annonçant une fin malheureuse!.. Un autre homme, qui périt aussi comme eux, Chamfort, homme d'un haut mérite, mais malheureux, et dont la fin tragique fut l'une des scènes terribles de notre révolution27.
C'était du sein de ces plaisirs dont j'ai fait la relation que l'archevêque de Toulouse faisait jouer les nombreux ressorts qui devaient enfin mettre en mouvement ce qui devait le porter au ministère; il savait qu'en France, et dans le pays de la Cour surtout, il faut que les femmes soient les auxiliaires employés. Depuis que la Cour de France existe, nous avons vu la vérité de cette doctrine mise en œuvre. Le cardinal de Richelieu, en attirant la haute noblesse à la Cour, en la rendant oisive, a donné passage à toutes les intrigues les plus actives. Rien ne se fit plus que par les femmes une fois qu'ayant cessé d'être châtelaines, elles sont venues sur un théâtre où l'action toute préparée les engageait à prendre un rôle dans la pièce. Suivez l'état de la société depuis Louis XIII, et voyez dans quel lieu se forment les conspirations!.. C'est dans le salon de madame de Longueville, c'est chez madame de Chevreuse, madame de Montbazon, et plus tard madame Tallien, madame de Staël, madame Château-Regnault, et une foule de femmes qui dans la Révolution ont été non-seulement activement importantes, mais dont l'influence fut discrète et puissante.
M. de Boisgelin, archevêque d'Aix, était dans le parti des prélats administrateurs, et fit beaucoup de bien dans la Provence comme M. de Dillon dans le Languedoc28.
Puisque j'ai parlé du château de Brienne, voici une chanson qui fut chantée le jour de la Saint-Louis, pour l'inauguration du nouveau château. Elle peint l'intérieur de la maison d'une manière assez vraie.
Sur l'air: Dans le fond d'une rivièreDans le plus beau jour du monde,À Brienne consacré,Quand son nom est célébréPar vos santés à la ronde,Je chanterai de nouveau,Si votre voix me seconde,Je chanterai de nouveauEt Brienne et son château.Voyez ce lieu délectable,Où les bons mets, les bons vins,À vos désirs incertainsOffrent un choix agréable.Comus donna ce projetPour placer les dieux à table;Comus donna ce projetDu plus beau temple qu'était.Au salon si je vous mène,Vous admirerez encor,Non pas la pourpre ni l'orQu'étale une pompe vaine,Mais une noble grandeurD'où tout s'arrache avec peine,Mais une noble grandeurSymbole d'un noble cœur.Là, d'un temple de ThalieIl29 a tracé les contours;Le ton du monde et des coursÀ l'art de Baron30 s'allie.Le vice et les préjugés,Enfants de notre folie,Le vice et les préjugésEn riant sont corrigés.Des lieux où la trompe sonne,Je vois sortir à grands flotsChiens et chasseurs et chevaux,Que même ardeur aiguillonne.Diane apprête ses traitsComme la fière Bellone;Diane apprête ses traitsPour les monstres des forêts.……Puisque ce séjour abondeEn biens, en plaisirs si grands,Revenons-y tous les ansDe tout autre lieu du monde.J'y chanterai de nouveauSi votre voix me seconde,J'y chanterai de nouveauEt Brienne et son château.Cette chanson est de l'abbé Morellet; on voit qu'il écrivait mieux en prose qu'en vers.
C'est ainsi que se passait la vie à Brienne, au milieu d'une société nombreuse et pourtant choisie: de bonnes conversations, des fêtes et des plaisirs, voilà la vie comme il la faut mener; nous l'ignorons maintenant, c'est un secret perdu.
Mais du sein de cette réunion de joies et de plaisirs un orage s'avançait menaçant et terrible: les jeunes femmes commencèrent à sourire avec moins d'abandon; leurs joues rosées devinrent pâles, car elles craignirent pour un père, un mari, un frère, un amant, un ami. Hélas! à cette époque, quelles sont les affections qui ne furent pas d'abord froissées par le sort, déchirées et baignées dans le sang!
M. de Loménie fut ministre, son ambition fut satisfaite. Mais combien alors il regretta les jours tranquilles de Brienne! J'ai souvent pensé, en me trouvant dans la pièce qui faisait son cabinet, et dans laquelle j'attendais quelquefois des heures entières lorsque j'étais de service auprès de Madame Mère31, combien peut-être M. de Loménie y avait fait entendre des plaintes trop longtemps contenues dans le monde!.. Cette maison m'a toujours imprimé une profonde tristesse lorsque ma pensée me reportait vers une époque passée au milieu des troubles affreux dont le sang du malheureux archevêque de Sens avait augmenté l'horreur.
Sans doute M. de Loménie fit des fautes dans son administration, mais ces fautes n'étaient pas de nature à lui donner vis-à-vis de la nation l'aspect d'un homme qu'il fallait conduire à la mort. Le jour où il fut décidé qu'il sortait du ministère, tous les jeunes avocats, toutes les têtes ardentes qui rêvaient déjà la Révolution, portèrent, sur la place de Grève, un mannequin habillé comme l'archevêque, et le brûlèrent. Il y eut du tumulte; le chevalier Dubois, commandant alors le guet de Paris, fit tirer sur la multitude, et plusieurs personnes tombèrent. Hélas! ce ne fut pas la première fois que les pavés de la Grève furent rougis du sang français autrement que par le supplice d'un criminel!
Cette affaire, que je ne raconte pas plus longuement, au reste, dans cet ouvrage, parce que ce n'est pas son but, l'est avec beaucoup de détail dans mes Mémoires sur Napoléon et sur la Révolution.
Cependant, s'il était condamné par un parti, M. de Loménie était excusé par l'autre, à la tête duquel était la Reine. Mais il y avait une autre faction qui lui était nuisible plus peut-être que l'autre ne lui était favorable, et cela par la conséquence toute naturelle que le mal blesse bien plus avant que le bien ne produit de bien lui-même. Ces factions qui se levaient avec haine, même contre M. de Loménie, étaient conduites par des femmes choquées dans quelques prétentions au château de Brienne, parce qu'elles jouaient mal la comédie, par exemple; et qui, ayant été exclues d'un rôle, n'avaient jamais pardonné au maître du château qui n'avait pas voulu qu'elles fussent ridicules. De là des haines plus ou moins gratuites, mais toutes funestes à celui qu'elles frappaient. Madame de Coigny était une des plus acharnées contre l'archevêque. Jeune, jolie, charmante, fort grande dame, riche, elle avait tous les droits d'une femme à la mode pour paraître sur le théâtre de Brienne; mais sa voix avait un tel accent qu'il était impossible de lui donner un rôle. Soit qu'elle crût que l'archevêque ne pouvait récuser ses droits, soit qu'elle se fît elle-même illusion sur cette voix vraiment désagréable, elle ne pardonna pas le refus qu'elle essuya, quoiqu'il fût entouré de tout ce qui pouvait l'adoucir. Elle fut une des plus ferventes à poursuivre l'archevêque lorsqu'il fut une fois sorti du ministère; elle était pourtant bonne, et la personne la plus sociable, surtout dans sa jeunesse; elle était fille de M. de Conflans.
Sans être beau, le cardinal de Loménie en avait l'apparence; j'ai vu beaucoup de ses portraits dans sa famille qui me donnent de lui cette idée, du moins. Mais il avait dans le regard, dans le sourire, dans l'ensemble de la physionomie, cette expression malheureuse qui révèle une destinée funeste. Il avait de l'esprit, contait bien, et avait dans les manières cette sorte de charme attaché aux positions élevées, et qui donne une teinte que nul autre ne peut recevoir… C'était là un des sujets de sarcasme les plus amers… peut-être même de haine de la classe inférieure envers la noblesse de France. Le cardinal de Loménie avait de la hauteur, mais jamais une fois qu'il était dans le monde; alors il devenait l'un des hommes les plus aimables du salon de sa belle-sœur.
L'abbé Delille était l'un des habitués les plus assidus de la société de madame la comtesse de Brienne; mais il avait été trop dévoué aux exilés de Chanteloup pour que Brienne l'accueillît comme un ami. Cependant l'abbé Delille aurait voulu être bienvenu dans ce palais enchanté, où les plaisirs étaient si admirablement variés, qu'on doutait encore s'il n'y avait pas un peu de magie dans leur exécution. Les poètes qui chantaient ses merveilles recevaient la lumière de leur gloire. L'abbé le savait bien; à cette époque, cependant, il n'avait pas besoin d'un reflet étranger pour se montrer comme l'une de nos gloires littéraires. Les Jardins avaient paru, ainsi que plusieurs autres ouvrages.