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Histoire des salons de Paris. Tome 2
M. Roland venait voir Marie toutes les fois qu'il venait à Paris. Lorsqu'il lui faisait une visite, il la faisait longue et sans aucune mesure. J'ai remarqué que c'est toujours ainsi qu'agissent les hommes qui font une visite pour satisfaire un besoin de cœur et non pour remplir un devoir de politesse: ils ne savent jamais s'en aller, mais il faut ajouter que c'est lorsqu'ils plaisent; on ne le leur a pas dit, mais ils le comprennent. Marie appréciait M. Roland et il le sentait. Le petit salon de Marie renfermait peu de monde, mais on se convenait. Ensuite, la maîtresse de la maison savait à merveille conduire cette réunion et la rendre agréable à ceux qui la composaient, au point de leur faire souhaiter d'être au lendemain lorsqu'on la quittait…
La vie privée d'une personne comme madame Roland est d'un grand intérêt à étudier et à suivre dans son accroissement en raison de l'influence que cette femme étonnante exerça sur les événements de cette époque. Mademoiselle Phlipon, lorsqu'elle épousa Roland, avait déjà un esprit arrêté et un jugement parfaitement éclairé. À quoi devait-elle cette perfection de conduite dans une femme de son âge?.. À sa propre nature elle-même, qui, appelée à lutter de bonne heure contre les difficultés d'une destinée de femme, sut les vaincre et la diriger à son tour.
Le premier obstacle qu'elle rencontra en son chemin de femme après la mort de sa mère, ce fut son père lui-même. Du vivant de sa femme, qu'il rendait peu heureuse, il sortait continuellement. Sa société, composée de gens qui aimaient l'esprit doux, causant, de madame Phlipon, et en même temps celui plus éclairé, plus énergique de sa fille, déplaisait à M. Phlipon, qui disait qu'il avait assez des arts après avoir passé sept à huit heures dans son atelier le matin. Voilà comme il entendait les arts!
Après la mort de sa femme, il voulut remplir ses devoirs de père; il demeura davantage chez lui. Mais comme ses manières avaient éloigné les amis de Marie, ils demeurèrent seuls, et pour ces deux êtres qui s'entendaient si peu, cette solitude ne pouvait être que pénible… Il y avait plus. Le souvenir de celle qui venait de mourir, loin d'être un lien qui détruisît la froideur entre eux, l'augmentait encore; son aspect se présentait à l'un comme un remords, à l'autre comme un reproche. Pour rompre la glace qui s'étendait chaque jour davantage sur leurs relations, Marie proposa à son père de faire son piquet. Cette offre, qu'il accepta, était d'autant plus méritoire qu'elle détestait les cartes. Son père le savait: dès lors le sacrifice de Marie fut d'autant plus perdu, que son père était de ces hommes qui ne comprennent jamais la reconnaissance, parce qu'ils la considèrent comme imposée; c'est le raisonnement de tous les ingrats.
M. Phlipon était naturellement paresseux: la paresse est funeste à l'homme qui n'a pas l'esprit cultivé; dès que l'amour du travail languit, les dangers sont là, et s'il s'éteint, les passions l'envahissent. Devenu veuf11 au moment où le dérangement de ses affaires demandait qu'il fût plus sédentaire, M. Phlipon eut une maîtresse pour ne pas donner une belle-mère à sa fille… il joua pour réparer les pertes qu'il faisait dans le commerce…12 et sans cesser d'être honnête homme, il se ruina pour ne pas être ruiné… Sa fille n'avait que peu de bien du côté de sa mère, il fut perdu… Alors elle devint tout-à-fait malheureuse; mais elle le supporta comme elle devait plus tard regarder la proscription et l'échafaud. Elle garda le silence vis-à-vis des parents de sa mère qui, en invoquant la loi, pouvaient mettre son bien à l'abri; mais ses paroles eussent accusé son père, et pour Marie c'était un crime. La résignation, dans une âme comme la sienne et dans une nature puissante dans tout ce qu'elle éprouvait, est d'un bien plus grand mérite que la faiblesse passive de la douceur: elle souffrait et se taisait. Seule dans sa maison depuis le départ de Roland et celui de Sainte-Lette, que la maladie d'un ami commun, Sevelinges, cet auteur que nous avons applaudi souvent, avait appelés à Rouen, Marie, tout-à-fait solitaire, partageait son temps entre des ouvrages de femme, la musique, le dessin et l'étude. Elle se détournait quelquefois de cette vie, qui n'était pas sans douceur, pour répondre à ceux qui se fâchaient de ne jamais trouver son père, qui ne rentrait souvent qu'au milieu de la nuit, furieux de toujours perdre, et doublement malheureux d'entraîner sa fille dans sa perte. Son atelier de graveur, mal dirigé, n'ayant plus de chef qui lui donnât ses soins, devenait désert de jour en jour, et maintenant deux élèves étaient ses seuls commensaux. Marie, ainsi abandonnée, ne sortit plus que pour aller chez ses grands parents et à l'église; dans ces courses elle était accompagnée de sa gouvernante, que j'appelle ainsi pour ne pas lui donner son vrai nom, qui est celui de bonne: c'était, dit elle-même madame Roland, une petite femme de cinquante-cinq ans, maigre, propre, alerte, vive et gaie, qui adorait Marie, parce qu'elle lui rendait la vie douce.
Marie n'était pas dévote, elle ne l'avait jamais été. Du vivant de sa mère, qui l'était beaucoup et sans raisonnement, comme les personnes faibles sans instruction, Marie, qui l'adorait, remplissait minutieusement une foule de devoirs que, sans cela, elle eût par son propre raisonnement laissés de côté. Après la mort de sa mère, elle continua à remplir la partie extérieure de ces mêmes devoirs, parce que, disait-elle, je me dois à l'édification de mon prochain et au bon ordre de la société; dans ce principe elle allait à l'église les dimanches et les jours de fêtes. Elle y portait, non pas la même onction qu'à douze ans, lorsqu'un jour elle se crut enlevée au ciel13, mais un air de décence et de recueillement fait pour servir d'exemple. Elle ne lisait pas l'ordinaire de la messe, mais toujours un bon livre de piété, comme saint Augustin, qu'elle préférait à tous les pères de l'Église. Ce fut dans ce temps qu'elle fit, comme elle le racontait elle-même fort plaisamment, son cours de prédicateurs vivants et morts. Elle aimait déjà l'éloquence de la chaire, comme plus tard elle aima l'éloquence tribunitienne. L'action de la parole pour diriger les masses lui paraissait la prérogative la plus noble et la plus admirable de l'homme… Elle se mit à relire Bossuet et Fléchier, Massillon et Bourdaloue; elle lisait ces ouvrages avec attention et lenteur, comme il faut lire pour bien juger. Ce qui la frappa fortement, dit-elle, fut de voir combien les prédicateurs entendaient mal les intérêts de la religion, en faisant sans cesse intervenir les mystères dans leurs sermons. Il suit de là un néologisme qui nuit, disait-elle, au bien de la religion. Comment bien aimer ce qu'on ne comprend pas? Elle disait cela à l'abbé Lenfant, qui prenait plaisir dans ses derniers jours à chercher à convertir une personne aussi supérieure. – Monsieur l'abbé, lui disait-elle, je vous admire beaucoup, mais je vous admirerais bien davantage si vous ne parliez pas toujours du diable et de l'incarnation.
Enfin, à force de lire des sermons, il lui prit fantaisie d'en faire un!.. Elle prit la plume et écrivit un sermon en trois points sur l'amour du prochain…
Elle n'aimait pas la dialectique de Bourdaloue; elle trouvait Fléchier froid, et Bossuet trop pompeux et trop peu charitable; c'était Massillon qu'elle aimait… Mais lorsque je distribuais ainsi mon affection et le blâme, disait-elle plus tard, c'est que je ne connaissais pas les orateurs protestants, et Blair devait me présenter la réunion de l'élégance à cette simplicité chrétienne que je cherchais en vain dans nos prédicateurs français.
Quelque corrompue que fût la société à cette époque, on eut un temps la mode des prédicateurs, comme on en aurait eu une autre… L'abbé Lenfant, le père Élisée, l'abbé Beauregard, eurent leur vogue. Il n'y eut pas jusqu'au père Bridaine qui ne fût charlatan à sa manière… car je ne me passionne pas du tout pour ces insolences chrétiennes du père Bridaine… il fut charlatan en injuriant, tandis que les autres le furent en flattant; voilà toute la différence, et non parce qu'il aimait mieux le paysan que le châtelain… c'était une mode nouvelle, elle devait réussir et réussit en effet… Mais, un homme qui frappa beaucoup mademoiselle Phlipon, ce fut l'abbé Beauregard… C'était un petit homme, ayant une voix tonnante, qui surprenait en sortant de cette petite taille… Cette voix lui servait à faire entendre la parole de Dieu avec une violence qui n'était rien moins qu'évangélique… il prenait un ton inspiré pour dire des choses vulgaires… Mais comme, à la chaire comme en tout, il suffit, IL FAUT même frapper plus fort que juste, il suit de là que l'abbé Beauregard, tout en se démenant dans sa chaire comme une bête du Jardin des Plantes dans sa loge, tout en beuglant des pauvretés, persuadait aux gens, du moins à un grand nombre, que tout ce qu'il disait était fort beau…
Les temps ne sont pas changés!.. aujourd'hui comme alors, étonner les hommes, c'est les séduire… ils vous croient si vous parlez haut… C'est là tout le secret de la discipline, et la Révolution elle-même est là pour me donner raison… Quel est celui de ses dogmes qui fut inculqué par la seule persuasion?..
Ce n'est pas ma morale, au reste, mais cela est… Madame Roland disait, elle, qu'il était malheureux qu'aussitôt que les hommes étaient réunis en grand nombre, ils eussent plutôt de grandes oreilles qu'un grand sens.
Voici un fait concernant l'abbé Beauregard qui le résume assez drôlement.
L'abbé Beauregard se démenait un jour avec plus de violence que de coutume… La chaire retentissait sous ses pieds, dont il donnait des coups à briser le plancher; ses bras, sa tête, toute sa petite personne était dans un état violent: aussi était-il fort écouté d'un homme du peuple qui, debout en face du prédicateur, les yeux attachés sur lui, la bouche béante, laissait échapper parfois un cri admiratif; mais son attention était stupide… Tout-à-coup il se tourne vers un de ses camarades qui était près de lui, et lui montrant le prédicateur avec une sorte de respect, il lui dit: Comme il sue!
Cet homme en admiration devant le prédicateur suant à grosses gouttes de l'exercice qu'il se donne pour parler avec ses bras, me fait croire à cette parole de Phocion qui, ayant été applaudi dans une assemblée du peuple, demandait à ses amis s'il n'avait pas dit quelque sottise.
J'ai oublié de parler en son temps d'une aventure qui arriva à Marie avant la mort de sa mère… Plus tard, j'en rapporterai une concernant un homme de la même profession, et aussi tragique que celle-ci est comique. C'est un singulier rapport.
Madame Phlipon avait voulu que sa fille fût aussi bonne ménagère que femme bien élevée. C'était ensuite une chose de règle dans la bourgeoisie, avant la Révolution, d'être tout à la fois à la cuisine et dans le salon, quand on en avait un. Mademoiselle Phlipon, naturellement studieuse, ne se souciait guère d'aller au marché avec la cuisinière de la maison; mais sa mère avait parlé, et jamais elle n'avait résisté à sa volonté… Elle accompagnait donc la cuisinière chez les fournisseurs de la maison quelques fois dans la semaine.
Leur boucher était encore jeune et fort riche; il avait une femme qu'il avait épousée en secondes noces et qui tenait fort bien sa place dans sa boutique. Cette femme était jeune, elle mourut et le laissa veuf une seconde fois; Marie n'y fit attention que parce que le comptoir lui parut occupé par une figure étrangère… Quelques semaines après, madame Phlipon étant aux Tuileries avec sa fille, elles virent passer devant elles un homme habillé de noir avec des dentelles fort propres qui leur fit une profonde révérence, s'adressant plus particulièrement à la mère qu'à la fille, et il passa son chemin… Le tour d'allée fini, il revint sur ses pas… encore même révérence… Ce manége dura toute la promenade.
– Quel est cet homme? dit madame Phlipon à sa fille. – Je l'ignore, répondit Marie, cependant il me semble le connaître!..
Au second tour, elle le regarda plus attentivement, et crut retrouver en lui les traits de leur boucher, mais la pensée ne lui en vint pas; cependant, à la troisième révérence, elle n'en put douter et le dit à sa mère… Elles rirent entre elles de la tournure demi-élégante du tueur de bœufs, et elles n'y pensèrent plus…
Le dimanche suivant, même apparition, mêmes révérences. Cette fois, il n'y avait pas moyen de douter, le boucher semblait n'être venu que pour elles deux. Marie cessa d'accompagner la cuisinière… elle fut malade; le boucher envoya régulièrement savoir de ses nouvelles. Ce manége dura trois mois environ; pendant ce temps, et surtout celui de la maladie de Marie, il fut aussi attentif. Un soir M. Phlipon conduisit chez sa fille une vieille demoiselle dévote et importante qui, ne pouvant plus se marier, mariait les autres ou les en empêchait quand le bonheur devait s'ensuivre… On l'appelait mademoiselle Michon… Mademoiselle Michon venait faire la demande de la main de mademoiselle Phlipon pour le boucher, qui n'avait pu voir Marie sans en devenir passionnément amoureux… Il était veuf, mais âgé seulement de trente-quatre ans, et riche de cent cinquante mille francs (somme énorme pour ce temps-là)… Comme M. Phlipon laissait sa fille maîtresse de refuser ou d'accepter le parti proposé, Marie refusa aussi cérémonieusement que mademoiselle Michon était venue offrir; mais elle et son père avaient grande envie de rire: ils refusèrent toutefois très-positivement, et mademoiselle Michon s'en fut très-convaincue que mademoiselle Phlipon ne se marierait pas, puisqu'elle n'épousait pas son boucher.
Roland revint de son voyage, Marie le revit avec une sorte d'intérêt; elle avait appris à le connaître pendant qu'il était absent, par la lecture d'un journal qu'il lui avait laissé, et qui parlait longuement de lui et de ses habitudes: aussi, lorsque Roland la demanda en mariage, accorda-t-elle son consentement à l'instant même, mais ce fut avec une restriction qui ne peut étonner dans une pareille femme.
Son père était ruiné… cinq cents livres de rentes, voilà tout ce qu'elle avait sauvé de cette fortune qu'elle devait avoir, et dans laquelle elle avait été élevée: elle le déclara à Roland avec la même franchise qu'elle aurait mise à lui parler d'une autre femme. Et puis son père pouvait faire un mauvais mariage qui rendrait son alliance honteuse… Elle dit enfin à Roland tout ce qui pouvait l'avertir et le détourner, et lui imposa même de faire ses réflexions pendant un certain temps; mais tout fut inutile, et elle fut enfin amenée à donner son consentement pour un mariage qui lui procurait à elle-même un bonheur qu'elle ne pouvait refuser… Mais il survint un incident dans lequel elle développa un caractère qui montrait dès lors ce qu'elle serait un jour…
Roland voulut parler à son père; mais elle lui demanda de ne le faire que par écrit, et lorsqu'il serait de retour à Amiens… La lettre vint; M. Phlipon en fut mécontent… Depuis longtemps il trouvait Roland hors de ses goûts, même comme société; qu'on juge de ce qu'il en pensait comme gendre! Il refusa… Mademoiselle Phlipon avait vingt-deux ans; elle se retira dans un couvent, et de là elle écrivit à Roland qu'elle le priait d'abandonner ses projets; que, pour elle, elle allait fixer sa destinée… Elle abandonna la maison de son père, que lui-même n'habitait presque plus, si ce n'est lorsqu'il rentrait du jeu, et alors il était ou ivre ou furieux. Elle n'aurait jamais quitté son père autrement; elle était trop supérieure pour ne pas remplir les devoirs d'une fille envers son père. En quittant la maison, elle lui laissa pour satisfaire quelques dettes pressantes l'argenterie qui lui appartenait… n'emportant avec elle qu'une rente de cinq cents francs et sa garde-robe.
La manière dont elle vécut pendant six mois est presque fabuleuse; elle avait de l'ordre et ne voulait pas faire de dettes!.. Qu'on songe à ce qu'elle pouvait faire avec cinq cents francs de rente! Elle ne vivait que de légumes cuits à l'eau avec un peu de beurre; mais elle supportait toutes ces privations… le froid et même la faim!.. et cependant elle n'abandonna jamais son père… Elle allait raccommoder son linge, tandis qu'il passait sa vie dans les tripots, et achevait d'y ruiner sa santé et son bonheur…
Au bout de six mois, Roland revint à Paris… Il fut au parloir et revit Marie… Il lui renouvela l'offre de sa main et la fit presser par un frère bénédictin qu'il avait, et qui enfin détruisit les scrupules de délicatesse qu'elle avait en n'apportant rien à un homme riche; mais il avait aussi vingt ans de plus qu'elle, et cette différence était beaucoup dans une union telle que celle-ci… Elle se maria donc, et ce mariage fut pour Roland la source d'un bonheur qui, jusque là, lui avait été inconnu! Avant de la montrer comme femme mariée et maîtresse de maison autrement que dans la sphère bourgeoise, je dois dire qu'elle ne fut jamais heureuse: elle fit tout pour la félicité de Roland, mais la sienne ne fut jamais complète. Le caractère froid, compassé, presque puritain de Roland, le faisait peu aimer de ceux qui l'approchaient; sa femme tenta de fondre cette glace qui enveloppait ainsi ses relations avec le monde… elle y parvint, mais à ses dépens… Elle voyait dans son mari l'homme le plus estimable: cette préférence exclusive lui fit supporter la vie; mais, sans qu'elle le dise, on voit combien elle lui était pénible quelquefois…
Elle suivit pendant cette première année de son mariage, où ils étaient en voyageurs à Paris14, un cours de botanique et un cours d'histoire naturelle… Ils vivaient en hôtel garni. La santé de Roland était délicate. Il n'y avait pas alors une foule de restaurateurs excellents qu'on pût prendre à son service comme un cuisinier à deux mille francs d'appointements. Madame Roland, pour parer à l'inconvénient par lequel la santé de son mari pouvait souffrir de cette mauvaise nourriture, faisait elle-même le dîner de son mari, occupation dont elle s'acquittait gracieusement en revenant de l'un de ses cours, et tout en relisant pour la centième fois une des belles vies de Plutarque…
Cette occupation constante de son mari était au reste ce qui pouvait le plus flatter Roland; car il était tellement jaloux de l'affection de sa femme, même la plus légitime, qu'il exigea d'elle qu'elle vît moins souvent des amies de couvent auxquelles elle était fort attachée…
La vie privée de madame Roland, dans laquelle la surprit la Révolution, avait quelque chose d'antique. Retirée à la campagne, près des montagnes du Beaujolais, dans un pays presque désert15 et éloigné à cette époque de toutes les ressources qui, aujourd'hui, sont devenues familières au dernier paysan, mais qui à cette époque restaient encore ignorées, madame Roland était la providence de toute la contrée. Elle était médecin, juge… dissipait les nuages politiques qui se levaient, malgré l'éloignement du ciel orageux des événements, au-dessus de la paisible retraite où vivait Marie!.. Ils étaient malheureusement encore trop près de Lyon!..
Roland avait des principes arrêtés qui devaient le faire partisan de la Révolution aussitôt qu'elle s'annonça. Il y eut alors une profession de foi à réclamer de tous ceux qui pensaient, et qui devint pour la suite un motif de comparaison ou d'exclusion qui fit un grand mal… mais qui devait naturellement être expliquée selon le besoin du moment. Roland, démagogue pour ainsi dire en 1787, selon la noblesse aristocrate, était un royaliste vendéen pour la Montagne en 1793. Ce n'est pas l'homme qui avait changé! c'est le système dont il avait suivi la première bannière!
L'intégrité et la stricte observance que Roland apportait dans toutes ses démarches administratives le firent prendre en haine par tous ses collègues, dont il paraissait par sa conduite blâmer les actions et les sentiments. Membre de la municipalité de Lyon à une époque orageuse, ce fut alors qu'il fut à même d'apprécier le trésor que Dieu lui avait donné! Madame Roland, enthousiaste de cette belle liberté, dont les premiers jours s'annonçaient à nous avec une pureté et une séduction de jeune vierge… s'enflamma pour cet ordre de choses; et jamais, depuis qu'elle fit sa profession de foi, ses sentiments ne dévièrent de leur route!.. Mais à peine dans celle que la Révolution fit prendre à ses partisans, Roland s'aperçut qu'elle était hérissée de dangers; sa femme le vit avant lui, toutefois son austère probité devait la maintenir là où était le péril, et ils y demeurèrent tous deux. Roland était fait, malgré son extrême importance de lui-même, pour apprécier le mérite éminent de sa compagne; de ce jour il le reconnut et en remercia le Ciel!
J'ai déjà dit combien les relations de société, soit littéraires, soit simplement sociales, avaient contribué à établir à cette époque une infinité de relations politiques qui, sans cela, n'eussent jamais existé; j'en trouve encore un exemple dans Brissot et madame Roland.
Brissot de Varville était un homme non-seulement de talent, mais fort spirituel, et de cet esprit français qui ressent le besoin de se communiquer par la causerie ou par la correspondance. Brissot fut de tous les Girondins peut-être le plus influent dans l'opinion révolutionnaire, et celui qui contribua le plus vivement à égarer dans les funestes voies que la Révolution ouvrit à ses admirateurs dans ses plus beaux jours. Roland n'était encore rien dans les affaires, lorsque Brissot lut quelques ouvrages écrits par Roland, c'est-à-dire par sa femme, dans un style annonçant des principes aussi purs que le Forum de l'ancienne Rome aurait pu en offrir aux beaux temps de la république romaine; c'était ce qu'on cherchait sans le trouver alors! On rencontrait à chaque pas la caricature de l'antiquité, sans trouver un homme qui vous parlât le langage de la raison et de la patrie… de cette patrie sur les bords de la Seine, de la France enfin, et non Sparte et ses Thermopyles, Athènes et son Pirée, dont on nous assassinait tous les jours, et qui n'étaient que des rêves fantastiques dépourvus de bon sens même dans leurs fictions. Brissot, ravi de trouver une clarté d'expression pour rendre des sentiments vertueusement républicains, envoya ses ouvrages à Roland sans le connaître, en lui écrivant comme à un confrère, un émule en littérature, et en lui exprimant le désir de continuer la correspondance. Roland était alors à Lyon, comme inspecteur des manufactures, et Brissot commençait une feuille périodique forte en raisonnement, et claire et concise autant que plus tard les journaux du temps devaient être obscurs et prolixes.
Roland ne fut pas séduit par le style de Brissot, et cela devait être. Roland avait une sécheresse qui ne devait pas comprendre Brissot et ses amis. Aussi Brissot ne fut-il entendu que de sa femme; mais il le fut, et très-bien. Elle lui répondit au nom de son mari, et la correspondance s'établit, tandis que Brissot et Roland étaient loin l'un de l'autre et ne s'étaient jamais vus; enfin ils devinrent presque amis sans se connaître autrement que par une de ces correspondances qui deviennent intimes dès que l'âme est la compagne de l'esprit, comme cela était dans les Girondins.
Une occasion précieuse se présenta pour que Roland fût introduit aux affaires. Un hiver affreux dans ses conséquences avait décimé pour ainsi dire les malheureux ouvriers de Lyon!.. Vingt mille étaient sans pain; les ressources manquaient entièrement, et Lyon se trouvait endetté de quarante millions! Madame Roland dit à son mari:
– Mon ami, il faut solliciter de notre ville d'aller à Paris auprès de l'Assemblée Constituante pour solliciter des secours pour la population lyonnaise: il faut partir!!!
Roland ne voulait pas de cette mission… sa femme le força pour ainsi dire à l'accepter: la députation fut envoyée, Roland en fit partie, et elle arriva à Paris le 12 février 1791. C'était l'époque où tout ce qui avait une âme était appelé à en donner des preuves! L'austérité républicaine était dès lors aux prises avec l'intrigue et la plus basse des passions, la vengeance. C'était alors que tout le tiers-état bien pensant voulait enfin prouver que la nation française ne se composait pas seulement de quelques millions d'hommes, mais bien de la masse pensante et agissante; d'un autre côté, tout ce qui était agité par le besoin d'or pour satisfaire de honteuses passions criait aussi vive la liberté! pour opprimer tout ce qui n'était pas dans le sens de leur opinion. C'est dans cette ligne que je place Marat et Carrier, et tout ce qui fut sanguinaire. C'est dans la première ligne que je mets les Girondins et madame Roland; je la place dans cette ligne, parce que je répète qu'elle avait une âme d'homme supérieur dans un corps de femme.