
Полная версия
Histoire des salons de Paris. Tome 2
Il est un homme dans ces factions que je ne place dans aucun parti, parce qu'il n'appartient à aucun… et qui, grand par ses facultés, mais petit par ses vices, ne put jamais prendre place parmi ceux qui l'auraient suivi et lui auraient prêté non-seulement leur appui, mais celui de l'or!.. de cette idole après laquelle il courait, et à laquelle il sacrifia son honneur et sa vie!.. Cet homme est Mirabeau.
Arrivée le 12 février, le 13 au matin madame Roland reçut la visite de Brissot. C'était un homme déjà bien important à cette époque de la Révolution que Brissot!.. Il avait une justesse de coup d'œil dans l'esprit, et une austérité de principes, qui devaient lui assurer la première place dans une république, si nous avions vraiment voulu la république au lieu de jouer à la république!… Le seul défaut grave qu'on pouvait lui reprocher comme homme de parti était le côté moqueur de son esprit.
C'est une chose fort singulière que la première entrevue de deux personnes qui se sont beaucoup écrit sans s'être jamais rencontrées!.. Brissot connaissait madame Roland, car il avait su la juger!.. Son âme s'était peinte dans ses lettres, et une femme comme elle avait paru à Brissot une merveille à conserver à leur parti; si même, disait-il à Vergniaud, elle ne le dirigeait en entier!
Vergniaud était du même avis! Quant à madame Roland, le jugement qu'elle porta sur Brissot en le voyant fut différent de celui qu'elle avait été à même de concevoir d'après ses lettres! Elle vit en lui un homme fort habile et digne d'être à la tête d'une faction, mais dont la légèreté d'esprit ne convenait peut-être pas à la gravité des circonstances. Cependant elle fut charmée de ce rapprochement, et comprit combien on pouvait avoir d'heureux et même de grands résultats avec cet homme!..
Mais Brissot avait en effet de cette légèreté que nous ne pouvons nous défendre d'avoir, comme inhérente à notre nature française… il en abusait surtout pour prendre à l'excès le côté plaisant d'une chose, quelque grave qu'elle fût16.
– Il aurait trouvé à rire sur son enterrement, s'écriait l'abbé Maury…
– Comment donc! même sur le vôtre, disait Cazalès!..
C'est de lui que Mirabeau disait: Il juge bien l'homme et ne connaît pas les hommes.
L'ami de Brissot était un homme bien remarquable, mais moins que lui; c'était Pétion! le roi de Paris. En le présentant à madame Roland, il lui demanda la même permission pour plusieurs de ses amis. Madame Roland était sédentaire; on arrêta qu'elle recevrait ces Messieurs quatre fois par semaine, le soir. Elle était bien logée et dans le centre de Paris.
Les amis dont parlait Brissot, c'étaient les Girondins!..
De cette manière, ce parti, qui se formait alors, eut un centre pour se réunir; ce fut le premier point où il se centralisa. Quel salon que celui où ils causaient avec familiarité!.. Assise devant une table sur laquelle étaient quelques journaux et des brochures, madame Roland ne paraissait dans l'origine prendre aucune part à ces conférences, qui déjà étaient d'un bien puissant intérêt pour elle… Mais quelle que fût son opinion, quelle que fût l'influence qu'elle exerçait sur tous ces hommes dont les regards cherchaient le sien pour approuver ou blâmer, jamais madame Roland ne parut d'abord vouloir influencer les sentiments de ceux que Brissot lui présentait… Elle était pour eux maîtresse de maison prévenante, polie, gracieuse même, malgré l'austérité de ses principes à cette époque; mais jamais elle ne parut même s'écarter de cette façon d'agir, lorsque plus tard son influence faisait mouvoir des factions. Qui croirait que, dans ces petits comités composés de Brissot, Pétion, Robespierre, Gensonné, Vergniaud, Guadet, Bazot, Fonfrède, Valazé, enfin tous ces hommes dont certes l'histoire a buriné plutôt qu'écrit les noms, madame Roland distinguait surtout à cette époque Robespierre?.. Elle le jugeait le plus honnête de tous!.. Dans ces comités qui avaient lieu chez madame Roland, on discutait des projets de loi, des plans réformateurs, des remontrances à la Cour pour éloigner tous les favoris, madame de Polignac surtout, dont l'avidité, disait Robespierre, RUINERAIT enfin la France si cette femme y rentrait!.. On discutait beaucoup, on parlait longtemps, et au résumé, à la fin de la soirée, il se trouvait qu'on n'avait rien fait. Un soir, après avoir écouté en silence une partie de la conversation, où Vergniaud avait été admirable et où madame Roland lui avait répondu avec un talent qui aurait honoré la tribune la plus éloquente, Robespierre s'approcha d'elle et lui dit très-bas en lui serrant la main:
– Quelle admirable éloquence!.. vous m'avez fait mal!.. Employez donc ce don du Ciel à convaincre ces gens-là que, dans la prairie du Ruthly, Guillaume Tell ne parla que pour jurer d'exterminer les tyrans de la Suisse!..
Cette remarque prouvait déjà la jalousie de Robespierre contre la Gironde, qui était toute brillante d'éloquence… Mais il avait raison cependant, et on ne pouvait nier que les paroles et les mots n'aient amené chez nous des abus qui ont fait plus de mal qu'on ne le croit.
On projetait souvent dans le salon de madame Roland, dans ces comités du soir, beaucoup de décrets qui passaient ensuite à la Convention; mais la coalition de la minorité de la noblesse acheva d'affaiblir le côté gauche et opéra les maux de la réunion… Un soir, madame Roland était seule; la réunion se faisait ordinairement vers sept ou huit heures; il n'en était que sept ou six et demie; enfin elle achevait à peine de dîner, lorsqu'elle vit arriver Robespierre!.. il était seul aussi, chose assez rare, car il était toujours accompagné de plusieurs de ses collègues… Il est à remarquer que dans ces réunions du soir chez madame Roland il n'y avait aucune femme… elle y était seule… Quelquefois, l'un des députés, marié, amenait sa femme, mais lorsque madame Roland recevait un autre jour de la semaine; car les jours de réunion, son salon était ouvert seulement aux notabilités politiques ou littéraires, et puis en cela elle était comme beaucoup de femmes littéraires, ou bien étudiant, comme elle le faisait alors, la politique agitée qui menaçait de tout envahir! Une conversation légère n'était pas à l'unisson de pareille matière, et son langage n'aurait pas été compris par une femme sortant de chez mademoiselle Bertin ou venant de se faire coiffer par Léonard!!..
Robespierre témoigna à madame Roland sa joie de la trouver seule.
– Nous allons causer à cœur ouvert, lui dit-il; le voulez-vous?
Il prit une chaise en disant ces mots, et se plaça tout auprès d'elle.
– Pouvez-vous en douter? lui dit-elle, avec ce sourire bienveillant qui découvrait trente-deux perles…
– Eh bien! écoutez donc ce que j'ai à vous dire, non-seulement en mon nom, mais à celui de beaucoup de gens qui pensent qu'avec votre admirable éloquence et l'influence qu'elle vous donne sur les hommes tels que Brissot et Vergniaud, vous pouvez faire faire à la liberté, cette liberté dont vous êtes idolâtre, je le sais, et que je vénère moi-même autant qu'elle m'est chère: eh bien! vous pouvez beaucoup pour sa cause… Vous savez que dans vos réunions, quoique j'y sois fort assidu, je parle peu (c'était vrai); mais si je suis silencieux, j'écoute et je profite. Je suis timide ensuite, et j'ose peu prendre la parole dans ces réunions devant des hommes comme Guadet, Gensonné, Vergniaud!.. Oh! ce Vergniaud!..
La manière dont il prononça ce nom aurait fait frémir si l'on avait alors connu Robespierre!.. Mais bien loin de là, madame Roland était convaincue de sa bonté, et surtout de son amour pour la liberté et la patrie…
– Que puis-je faire? dit-elle. Vous savez que nous ne sommes pas toujours du même avis, quoique de même opinion; mais je suis disposée à tout pour la liberté…
– Eh bien donc, il faut que Brissot se détermine à faire un journal… La presse est de toutes les armes la plus meurtrière… la parole n'est rien à côté d'elle… Un discours, quelque bien qu'il soit préparé, ne l'est jamais assez; et puis, l'organe peut n'être pas heureusement harmonieux, la mémoire peut manquer, la timidité embarrasser votre débit… Que tout cela se trouve réuni, et une cause est manquée dans sa défense comme dans son attaque… Un journal, au contraire, est tout ce qu'il faut pour que nous frappions fort et juste… On est lu… on est relu… et la conviction atteint avant que la réfutation n'arrive!.. Qu'importe une réponse qui vient huit jours ou vingt-quatre heures après?.. À l'Assemblée, voyez l'abbé Maury et Mirabeau!.. Ils se disent tous deux des mots admirables qui se détruisent l'un par l'autre… Et pourtant, Mirabeau a la victoire quoiqu'il soit moins éloquent que l'abbé… parce qu'il répond sur-le-champ et que le discours de l'autre, préparé depuis longtemps, est réduit au silence en un moment. Mais un journal qui prend l'initiative, car ce n'est que comme cela que je l'entends, est sûr de vaincre. Déterminez Brissot à faire un journal… Nous avons songé à cela, et nous avons dit que vous seule pouviez persuader Brissot.
Madame Roland s'engagea à ce que voulait Robespierre, avec d'autant plus de plaisir que c'était aussi depuis longtemps sa pensée. Elle parla à Brissot; il prit feu à ce projet, et bientôt parut le premier numéro du journal intitulé le Républicain! Dumont le Genevois y travailla d'abord avec Brissot… Le nom du gérant responsable était celui d'un monsieur du Châtelet, militaire, et homme de fer plutôt qu'homme de paille. C'était cela qu'il fallait. Condorcet avait deux articles admirables qu'on allait y insérer, lorsque le journal fut arrêté et défendu; je ne me rappelle plus bien à présent pour quelle raison. J'ai rapporté ce fait, parce que l'influence de madame Roland requise par Robespierre pour l'établissement d'un journal m'a paru plaisante.
Une personne de mes amis, qui allait chez madame Roland à cette époque, se trouva un jour chez elle avec Pétion, Robespierre et Brissot. C'était Desgenettes, neveu de Valasé; il était alors fort jeune homme (dix-huit à vingt ans), et fort curieux de tout ce qui se faisait comme affaire politique. Ce jour était important, c'était celui de l'arrestation du Roi à Varennes. En apparence Robespierre était frappé de terreur et pâle de crainte. Il disait que le parti républicain était perdu; que, si les royalistes avaient de la raison, ils égorgeraient tout ce qu'il y avait de patriotes dans Paris et feraient une seconde Saint-Barthélemy; que cela était à craindre, parce que la famille royale n'avait pas pris cette détermination sans avoir dans Paris un parti puissant. Brissot répondit, ainsi que Pétion, que cela n'était pas à craindre, et qu'au contraire, en fuyant, le Roi avait brisé la royauté; que sa fuite était sa perte et qu'il en fallait profiter; que les dispositions du peuple étaient excellentes, parce qu'il était enfin éclairé sur celles de la Cour et sur sa perfidie. – Le Roi ne veut plus de la constitution jurée, dit Brissot; il en veut une plus homogène… C'est le moment de s'en emparer et de disposer les esprits à la république!..
Robespierre était assis et mangeait ses ongles17, manie qu'il avait, ainsi que de ricaner; il se retourna à demi et dit avec un accent moqueur:
– Qu'est-ce que c'est d'abord qu'une république?..
Sans doute que Robespierre n'était pas royaliste; mais ce mot dit avec ironie est bien fort et donne lieu à des réflexions, même dit en raillerie.
Je n'écris pas positivement une histoire politique; mais toutes les fois que les personnages dont je m'occupe essentiellement ont des rapports directs avec les hommes du temps, je m'arrêterai à des détails même minutieux. C'est ainsi que je parlerai toujours de madame Roland; elle est dans ce genre la personne le plus en rapport avec les hommes influents de l'époque de 1791, jusqu'à celle où elle mourut. C'est une femme habile, à qui son esprit donnait dans son salon une influence grande et solennelle. C'est de là souvent que sont sorties les lois que nous voyons encore aujourd'hui comme les meilleures du Code civil! C'est sous sa direction cachée que l'Assemblée a souvent discuté des questions importantes; c'est dans ce petit salon particulier, avant d'aller dans ce ministère, ce lieu qu'elle ne quitta que pour la prison et l'échafaud, que madame Roland est vraiment digne d'admiration. Je l'ai vue ainsi du moins, et j'espère rendre le portrait ressemblant.
Ainsi donc, puisque j'écris le salon de madame Roland, il me faut parler de ce salon lorsqu'elle fut à ce second ministère; car l'inaction de Roland ne fut pas longue; il fut rappelé au ministère, et là, comme au premier, sa femme fut tout pour lui comme pour son parti. Je m'étendrai peu sur les affaires politiques qui précédèrent cette rentrée; elles eurent sans doute une immense influence, mais madame Roland n'en eut pas une ostensible; elle était bien sœur de la Gironde alors, mais non pas comme elle le fut sur les marches de l'échafaud18.
Madame Roland aimait Pétion: cela m'étonne. Je ne crois pas que Pétion ait été jamais sincère ni avec la Révolution, ni avec le Roi. Mais franche et naturelle, madame Roland ne croyait pas qu'on pût tromper, et elle jugeait avec son propre cœur. Pétion était donc pour elle un exemple qu'elle se plaisait à suivre. Pétion ne recevait pas chez lui; chose évidemment absurde! Si l'on conspire dans un salon, ce n'est pas lorsqu'il y a deux cents personnes, et l'intérieur d'un homme d'état est bien plus redoutable pour le gouvernement lorsque son suisse consulte une liste pour laisser entrer chez son maître. Quant à Pétion, sa simplicité, disait-il, était la cause de sa sauvagerie.
Madame Roland n'avait pas de sauvagerie, mais le grand monde l'ennuyait. Aussi, dès qu'elle fut au ministère, elle déclara qu'elle ne recevrait que par invitations, et qu'elle n'aurait point de maison ouverte. Elle recevait cependant, mais de cette manière.
Elle donnait à dîner deux fois par semaine. L'une était consacrée aux collègues de Roland. Ce dîner fut quelquefois la source de bien des querelles!.. Ce fut surtout pendant le second ministère de Roland, lorsque Danton, Clavières, Monge, étaient ses collègues… lorsque, gonflé de fiel et de haine, Robespierre lançait sur Danton, parvenu au pouvoir avant lui, un regard d'anathème qui lui disait: Tu mourras!
L'autre dîner était consacré soit à des députés, soit à des employés au ministère, soit enfin à des hommes jetés dans les affaires publiques… La table de madame Roland était toujours remarquablement bien servie, mais sans aucun luxe… du très-beau linge, de beaux cristaux, une grande profusion de fleurs, mais peu d'argenterie, et pas du tout de vaisselle plate. Quinze couverts, c'était le plus petit nombre; vingt personnes, le plus élevé. On ne faisait qu'un service, innovation que madame Roland mit la première en usage. On dînait à cinq heures, pour laisser arriver les députés, dont les moments étaient incertains. Après le dîner, on retournait au salon, on y causait, et à neuf heures tout l'hôtel du ministère était désert et silencieux. Les autres jours de la semaine, madame Roland dînait quelquefois seule avec son mari, quelquefois avec quelques amis, dont le nombre n'excédait jamais trois ou quatre. Sa fille Eudora dînait chez elle avec sa gouvernante, parce que les heures des repas étant irrégulières, madame Roland ne voulait pas que sa fille en souffrît.
C'était un intérieur vraiment touchant que celui de cette maison, surtout dans l'intimité, et lorsque les favorisés étaient des hommes tels que Gensonné, Guadet, Vergniaud, Valasé! Saints martyrs de la liberté19!..
Un ami de madame Roland, qui devint un habitué de sa maison, était Thomas Payne. Il avait été naturalisé français. Connu par ses écrits, qui eurent une grande influence dans la guerre d'Amérique, et pouvaient en avoir une immense en Angleterre et en France, il avait une singularité attachée à lui qui mérite d'être signalée. Il entendait le français sans le parler, et madame Roland entendait l'anglais sans le parler aussi. Cependant ils avaient de longues conversations, parlant chacun dans leur langue. Madame Roland était une habile publiciste, et pouvait comprendre les hautes pensées de Payne, qui éclairait mieux une révolution qu'il ne pouvait fonder une constitution, dit madame Roland.
David William, aussi mandé par la Convention, était un homme d'une grande habileté que madame Roland avait admis dans son intérieur; mais toutes les maisons de Paris ne ressemblaient pas à celle de madame Roland. Le calme de son salon, quoique l'on y discutât souvent, contrastait étrangement avec le trouble des moindres réunions… Aussi s'empressa-t-il de retourner dans sa paisible patrie!
– Adieu, dit-il à madame Roland, je vous quitte à regret; mais je ne puis rien ici. On ne peut rien faire avec des hommes qui ne savent pas écouter. Vous autres Français, vous ne prenez pas la peine de conserver même la décence extérieure. L'étourderie, l'insouciance, la malpropreté, ne rendent pas un législateur plus savant, et rien n'est indifférent de ce qui frappe les yeux et se passe en public… Voyez quels hommes sont les députés depuis le 31 mai!.. Ils parcourent Paris, ivres, à moitié vêtus, en veste, la tête coiffée d'un sale bonnet rouge!.. Savez-vous ce qui arrivera un jour?.. C'est qu'ils tomberont tous, peuple et gouvernement, sous la verge d'un despote qui saura les assujettir20.
Mais Danton était celui qui allait le plus souvent chez madame Roland. Toujours il avait un prétexte pour lui parler et passer dans son appartement avec Fabre d'Églantine… Souvent même il venait lui demander à dîner… C'était alors pour causer plus intimement avec elle et son mari des affaires publiques. En voyant cette figure atroce s'animer du feu sacré qui brûlait en son âme, on était surpris, au bout d'un certain temps, de s'habituer à elle, et même d'y trouver des beautés!.. et pourtant jamais physionomie n'exprima, comme celle de cet homme, l'emportement des passions brutales… L'ambition devait le porter à abattre la tête de son concurrent, l'amour celle de son rival. Mais aussi cet homme pouvait donner sa vie pour un être aimé21, comme la sacrifier pour sa patrie. Mais aussi, pour peu que le sort de cette même patrie lui parût en danger, Danton aurait tiré le poignard et conduit les assassins!.. Cette époque, où il allait si souvent chez madame Roland, était celle où il chantait les matines de septembre… on était aux vigiles de ces terribles jours, et Fabre d'Églantine, lui aussi, n'ignorait pas ce qui se préparait!.. Croyait-il, comme Danton, que là était le salut de la patrie?.. Mais n'abordons pas encore ce sujet… il viendra bien assez tôt!
Lorsque Roland fut appelé au ministère pour la première fois, il y eut le jour de sa présentation une question singulière agitée dans le salon de madame Roland; j'ai oublié ce fait, mais il est toujours temps de revenir.
– Je viens vous demander votre avis, ma chère amie, lui dit son mari; je le puis faire sans que l'on m'accuse de me laisser mener par ma femme, ajouta-t-il en riant. – Comment me faut-il être habillé?
– Comment?.. mais comme vous êtes tous les jours. Demandez à ces messieurs…
Madame Roland avait toujours la coutume de se référer à ceux qui l'entouraient avec une grâce charmante; et dans cette occasion elle était encore aimable, car c'était évidemment de son ressort…
Tous furent de son avis, excepté Robespierre.
– Il faut faire comme tout le monde, dit-il.
– Eh bien! il fait comme tout le monde.
– Non pas, car ses souliers, toujours attachés avec des cordons, ne se porteraient pas dans une assemblée ordinaire.
– Avez-vous oublié, dit madame Roland avec une amertume qu'elle voulait vainement déguiser, que le jour où les trois corps furent introduits chez le Roi, on jugea à propos de n'ouvrir qu'un battant de porte pour le tiers-état. Mon mari n'est que du tiers-état;… et pour ce tiers-état, tout est assez bon… Il ne faut pas porter des objets qui ne sont pas faits pour nous… non plus que la terre elle-même n'est pas faite pour nous! Il faut un sentier frayé pour les pas d'une caste méprisée; à la Cour nous ne sommes que des parias!..
Ses narines s'ouvraient et paraissaient trembler; ses lèvres étaient plus vermeilles, et sa voix émue ressemblait alors au tintement d'une cloche d'argent.
Enfin la présentation par Dumouriez eut lieu le lendemain. Lorsque le chapeau rond, les souliers à cordons furent aperçus par l'huissier de la chambre, il demeura stupéfait, et dit à Dumouriez, qui était alors ministre des affaires étrangères:
– Monsieur!.. eh quoi!.. sans boucles à ses souliers!..
– Ah! s'écria Dumouriez, tout est perdu!.. pas de boucles aux souliers!!
Ce conseil de madame Roland ne fut pas le seul effet de son influence sur les affaires à cette époque, et la disgrâce de Roland et sa sortie de son premier ministère, événement d'une grande influence, furent encore l'effet d'une de ces séances qui avaient lieu chez madame Roland autrefois quatre jours par semaine, et lorsqu'elle fut au ministère ce fut tous les jours.
Ce qui causa véritablement la disgrâce de Roland, disgrâce venue de la Cour, tandis que la seconde vint de la Convention, fut une lettre écrite au Roi par Roland… Cette lettre n'est pas dans tous les mémoires du temps22… mais Bonnecarrère me l'a laissé copier dans les papiers qu'il avait à Versailles, papiers où il y a des trésors précieux, et dont je crois que son fils, son seul héritier, ignore la valeur.
«Sire, l'état actuel de la France ne peut subsister longtemps… C'est un état de crise dont la violence a atteint le plus haut degré, etc.»
Roland remit sa lettre au Roi; Servan, ministre de la guerre, remit aussi une lettre ou une note dans le même genre, et tout le ministère, Clavières, Roland, Servan, etc., se trouvant de la même opinion, donna plutôt qu'il ne reçut sa démission… Il y a dans ce fait une grande conséquence par les suites qu'eut ce changement de ministère. Madame Roland n'avait pas toujours en vue alors dans ses actions le salut de la patrie… il ne dépendait pas seulement de démarches du genre de celle-ci… Il ne s'agissait pas seulement de montrer au Roi qu'une femme avait du pouvoir sur son mari et sur une partie de l'Assemblée… Madame Roland en avait un grand sans doute à cette époque, et la Gironde, toute à elle, répondait à son appel. Mais le motif de la résistance de Roland était noble et beau; il s'agissait du camp de vingt mille hommes sous Paris.
Servan était aussi un homme d'un beau caractère… – Comme ministre de la guerre, vous vous perdez si vous consentez, lui dit madame Roland.
– Soyez tranquille, mon honneur et mon cœur me défendront…
– Comment le Roi a-t-il pris votre avis?
– Fort mal; il m'a tourné le dos, et à peine étais-je rentré que Dumouriez est venu me prendre le portefeuille, qu'il garde en attendant.
– Dumouriez!..
– Oui…
– Mais comment se fait-il qu'il se trouve en faveur?..
– Par la Reine… Bonnecarrère est fort en crédit près d'elle par une intrigue de femme du côté de la comtesse Diane de Polignac… Les femmes sont puissantes à cette cour… Et quand des personnes comme celle que je viens de nommer font et défont des ministres, une monarchie peut se dire perdue23.
– Dumouriez! répéta madame Roland… Dumouriez et Bonnecarrère!..
– Oui… celui-ci a un des portefeuilles, je ne sais lequel. C'est un homme de beaucoup d'esprit, qui a fait pour l'intrigue plus que jamais personne n'a fait pour le bien… Si cet homme avait autant travaillé pour être honnête homme qu'il l'a fait pour arriver à être un Figaro politique, il mériterait une statue!..
– Mais comment allez-vous vous en tirer tous tant que vous êtes?..
– Nous venons à vous!.. Clavières, votre mari et moi, il faut que vous nous donniez une direction de conduite et même une lettre dans laquelle nous donnons tous notre démission…
– Ah!.. je le veux bien, dit madame Roland… aussi vous serez servis, je vous le jure, à souhait; car ce ministère, cette politique, cela m'éloigne de mes occupations chéries; et certes ce que me donnent en dédommagement ces grandeurs-là ne vaut pas la peine qu'on leur sacrifie une heure de sa vie privée!..
Les ministres étaient donc réunis au nombre de quatre chez madame Roland, le soir du jour où Servan avait parlé au Roi et où Roland avait donné sa lettre. Assis en rond autour d'une table verte sur laquelle étaient des papiers et une écritoire, les quatre ministres observaient avec une sorte de joie inquiète madame Roland, dans la rédaction silencieuse de la lettre qu'elle faisait au nom de tous. Duranthon24, du parti de Dumouriez, était devant la cheminée, et, quoiqu'on fût au mois de juin, il y était debout, relevant les basques de son habit pour se donner une contenance, comme tous les hommes médiocres qui trahissent et sont au-dessous de la trahison… Il s'était fait attendre plus d'une heure au rendez-vous de ses collègues; Clavières ne l'aimait pas, et toutes les fois que madame Roland le consultait de l'œil ou de la voix, Clavières haussait les épaules, en lui disant tout bas: