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Masques De Cristal
Elle espéra que Johnny l'attendrait en bas, mais elle ne le trouva pas.
Elle avait à peine mis pied à terre que des lueurs soudaines la poussèrent à regarder vers le haut: la Tour Eiffel, déjà illuminée, venait de s'allumer d'autres lumières étincelantes et intermittentes, comme celle d'un arbre de Noël grandiose et éblouissant. Elle semblait vouloir l'encourager à ne pas perdre courage. C'était une invitation à sourire: et elle y arriva, même juste pour un instant.
Loreley appela John durant le trajet de retour, et lui envoya plusieurs messages sur son téléphone, mais il ne répondit pas. Arrivée à l'hôtel, elle trouva la chambre vide, comme elle l'avait imaginé.
Elle garda le téléphone près d'elle.
Finalement, comprenant qu'il ne reviendrait pas de la nuit, elle ressentit le besoin d'entendre une voix amie. Elle appela Davide et, pour la seconde fois, annonça la nouvelle du bébé qui arrivait.
Son ami resta silencieux. On n'entendait qu'un chat qui miaulait à l'autre bout de la ligne.
«Eh, Davide, tu parles ou pas?
–Mon Dieu, Loreley! Et tu me le dis comme ça, par téléphone?
–Je n'ai pas d'autre moyen de le faire, pour le moment. Tu ne penses pas? Elle avait besoin de ses réconfortants bras virtuels à l'instant, pas de reproches.
–Je suis content de l'heureux évènement, mais pas de la situation dans laquelle tu te trouves maintenant… Bordel de merde, tu devais lui dire avant de partir; tu te serais épargnée de rester seule pour affronter tout ça!
–Ça m'avait semblé une bonne idée, mais c'est fini de toute façon.
–Ne saute pas trop vite aux conclusions, lui conseilla-t-il. Parfois, les premières réactions sont disproportionnées par rapport à ce que l'on éprouve quand on a le temps d'y réfléchir. C'est sûr, ce sera un sacré changement!
–Je me serais attendue à tout, mais pas à tomber enceinte. Je n'étais pas prête à ça et je pense que je ne le suis toujours pas, répliqua-t-elle, fatiguée de l'amertume qu'elle éprouvait. Il m'a fallu du temps pour…» Elle s'arrêta. Si elle avait eu besoin de jours pour accepter la nouvelle, pourquoi prétendre de John que ce soit différent pour lui?
«D'accord, j'ai compris: j'attendrai un peu avant de considérer son non comme définitif.
–Va dormir maintenant et tiens-moi au courant, s'il te plaît.
–Bien sûr, je le ferai. Bonne nuit. Elle allait raccrocher, mais elle entendit la voix de son ami la rappeler.
–Attends, Loreley! Félicitations pour le bébé!»
6
Elle somnolait encore quand elle entendit la porte de la chambre s'ouvrir. Elle entrouvrit à peine les yeux et resta immobile.
Entre ses cils, elle vit John ouvrir l'armoire, en sortir les quelques affaires qu'il avait emportées et les mettre dans son grand sac.
Il se déplaçait furtivement, comme un voleur. Il partait.
Son coeur rata un battement et il lui sembla qu'il ne voulait pas reprendre son rythme normal. Elle prit une profonde respiration et dès que cette sensation désagréable cessa, repoussa les couvertures et sortit du lit, prête à l'affronter. Elle ne pouvait pas lui permettre de partir de cette façon, avec la certitude qu'elle l'avait trompé.
Il se tourna et la regarda.
«Je vais au rendez-vous avec l'architecte Morel puis je rentre à New York… seul. Finis ton week-end, lui dit-il en la transperçant du regard.
–Arrête de te comporter comme ça! Tu ne m'as même pas laissée parler quand on était sur la Tour Eiffel.
–Je n'ai toujours pas envie de t'entendre. Tu es avocate: si tu arrives à embrouiller tout un jury pour sauver ton client, je n'ose pas imaginer ce que tu dirais pour te sauver toi.
–C'est un coup bas!
–Et le tien, tu le définirais comment? Il lui montra son ventre.
Discuter dans ces conditions était compliqué, mais elle devait essayer.
–Je ne l'ai pas fait exprès. Je n'ai jamais cessé de prendre la pilule, tu dois me croire!
–Désolé, mais je n'y arrive pas.» John attrapa son petit bagage, se dirigea vers la porte et quitta la chambre, sans plus lui accorder un regard.
Loreley resta immobile quelques secondes. Elle aurait dû l'envoyer au diable et dire qu'elle s'occuperait seule de l'enfant, mais elle devait tenter de le convaincre qu'elle était sincère avant d'en arriver là; car si la situation était telle, et si cet homme ne méritait pas d'avoir un enfant, l'enfant, lui, méritait d'avoir un père. Il changerait peut-être d'avis un jour: c'était arrivé à d'autres hommes de se raviser après avoir vu leur bébé. Le tribunal lui avait appris qu'il était parfois nécessaire de mettre son orgueil de côté.
Non, s'il y avait le plus infime espoir, elle sentait qu'elle devait faire au moins une tentative pour arranger les choses.
Elle enfila son jean, un pull et ses bottines, prit son blouson et se précipita dehors.
L'ascenseur près de la chambre était occupé et le signal était allumé sur celui d'en face également.
Elle devait prendre les escaliers. Si elle descendait assez rapidement, elle réussirait à le rejoindre avant qu'il ait le temps de prendre un taxi.
Quatrième étage.
Escalier, palier, escalier.
Troisième étage.
Escalier, palier, escalier. Plus vite, plus vite…
Deuxième étage.
Escalier, palier, vide…
Un de ses pieds manqua une marche et elle dégringola les suivantes. Elle lança un cri de terreur.
Une douleur atroce, puis un tourbillon d'ombres noires l'engloutit dans le néant.
***La légère brûlure au bras et la douleur aux reins tirèrent peu à peu ses sens de leur obscur brouillard. Elle n'arrivait pas à ouvrir les yeux.
«Miss Lehmann… Vous m'entendez?»
Les mots avaient été prononcés dans un anglais hésitant, avec un fort accent étranger, et la voix féminine semblait provenir de très loin.
Seules quelques syllabes sans aucun sens sortirent de sa bouche. Sa langue était collée au palais et ses lèvres étaient sèches. Elle se limita à acquiescer.
«Elle reprend ses esprits. Vous pouvez l'emmener dans le service.» C'était une voix d'homme qui parlait maintenant, mais dans un français parfait cette fois. Loreley remercia son père de l'avoir obligée à apprendre cette langue quand ils vivaient encore à Zurich.
Elle se raidit: où se trouvait-elle? La question resta en suspens dans le bref silence qui suivit, jusqu'à ce que quelques souvenirs confus l'assaillent avec la violence d'un coup de massue. L'ambulance, les urgences, l'examen… Et le vide à nouveau.
Elle était à l'hôpital!
Un tremblement violent la saisit.
Quelqu'un tenta de la tenir immobile, mais elle n'arrivait pas à contrôler les intenses frissons qui secouaient son corps.
«Je crois que c'est une réaction au stress du traumatisme» entendit-elle dire.
Que lui avaient-ils fait? se demanda-t-elle, en proie à un soupçon terrible. Elle voulait savoir, mais n'arrivait pas à demander. Ses dents claquaient avec la force d'un marteau-piqueur et son coeur semblait vouloir les vaincre à toute vitesse; comme si elle avait un nid de vipères enragées dans la tête. Elle s'imposa le calme en respirant à fond plusieurs fois.
«Voilà, bien… comme ça. N'ayez pas peur.»
Cette voix masculine de nouveau, si rassurante.
«Docteur, le professeur Leyrac vous demande dans la salle deux.» Une femme était intervenue.
«Oui, j'arrive immédiatement. Emmenez mademoiselle Lehmann dans une chambre» répéta l'homme.
Loreley perçut des pas qui s'éloignaient. La légère torpeur qui enveloppait encore son esprit s'évanouissait. Quelques instants plus tard, elle put ouvrir les yeux.
La première chose qu'elle vit furent les portes d'un grand ascenseur qui se fermaient, puis la silhouette d'une femme en blouse blanche qui s'apprêtait à appuyer sur un bouton.
Peu après, ils la déplacèrent du brancard à un lit.
«Vous vous sentirez mieux demain» la rassura une infirmière en installant la perfusion sur la potence.
«Mon enfant…» parvint-elle à dire en se touchant le ventre.
***Loreley eut du mal à s'éveiller. Bien que la matinée soit déjà bien avancée, elle avait encore sommeil: il lui avait été impossible de dormir tranquillement cette nuit, entre alarmes qui sonnaient avec insistance, pas pressés dans les couloirs, voix chuchotantes et lumières allumées.
Une main se posa sur son bras. C'était une infirmière.
«Mademoiselle Lehmann, vous devez venir avec moi: le médecin voudrait vous parler. Vous savez, pour la sortie.
–Oh! Je pars, alors!
–Le médecin vous expliquera tout.» Elle se pencha pour l'aider à descendre du lit.
Bien qu'elle ait la tête douloureuse et le genou gonflé, Loreley refusa son aide et la suivit en boitant.
Tandis qu'elles avançaient, elle entendit une discussion provenir d'une pièce le long du couloir.
«Je ne comprends pas, il doit y avoir eu une erreur…
–Docteur Duval, je vous avais demandé de contrôler les résultats des examens, en particulier la valeur des hCG; et c'est justement ce qu'il manque.»
Elle avait déjà entendu cette voix.
«Voilà… Entrez ici, Madame» lui dit l'infirmière en indiquant la porte entrouverte de la pièce dont provenaient les voix. Elle l'ouvrit en grand pour faciliter son passage.
Une odeur de désinfectant au chlore flottait dans la petite pièce. La personne assise derrière le bureau ne leva même pas les yeux des feuilles qu'elle examinait; Loreley ne remarqua que ses cheveux courts et bruns, les larges épaules sous la chemise blanche et les mains à la peau légèrement dorée. L'image de ce médecin lui causa un sentiment d'inquiétude, à la différence de sa voix, qui arrivait à la rassurer.
La jeune doctoresse blonde debout à ses côtés lui lança un rapide coup d'oeil et l'invita à s'asseoir.
«Miss Lehmann, il semble que vous soyez en bonne santé et…, lui dit-il dans un anglais à peine compréhensible.
–Malheureusement, il nous manque une analyse, le coupa l'autre.
–Vous pouvez rentrer chez vous, Miss Lehmann. Dès que nous aurons les résultats, nous les insérerons dans le dossier» poursuivit l'homme en levant la tête et en regardant Loreley.
Elle vit alors ses traits, les yeux bleu foncé, comme le ciel au crépuscule.
«S'il y a quoi que ce soit de nouveau, nous vous informerons: laissez-nous votre adresse email et… Miss Lehmann, quelque chose ne va pas?
–Jack? Jack Leroy? cria Loreley.
–Excusez-moi?»
Elle le fixa en silence. Mon Dieu, on dirait vraiment lui! Il était le sosie du frère d'Ester, avec la barbe…
Le médecin se leva avec un air inquiet et s'approcha, puis il se tourna vers sa collègue. «Appelez le Docteur Julies.
–Tout de suite, Docteur Legrand» répondit-elle en soulevant le cornet du téléphone.
Docteur Legrand? Était-elle stupide! pensa Loreley déçue. Jack parlait un anglais parfait: cet inconnu se débrouillait, mais sa prononciation des voyelles était fermée, le r traînant et le son plus doux.
Ressentant son inquiétude, elle l'arrêta: «Je vais bien, je vous assure. J'ai juste eu l'impression de vous avoir déjà vu… de vous connaître, bref: je me suis trompée.
–On peut donc procéder à la sortie.» Il retourna s'asseoir, prit le stylo que la doctoresse lui passa et gribouilla quelque chose sur des papiers. «Vous pouvez prévenir quelqu'un de venir vous chercher?»
Loreley se raidit, serra les mains et baissa les yeux sur le tas de dossiers aux couleurs pastel sur un côté du bureau.
«Miss Lehmann» la rappela-t-il.
Elle leva à nouveau les yeux et rencontra ceux de l'homme, qui l'observaient attentivement; elle tenta d'adopter une attitude plus détendue.
«Vous êtes venue seule à Paris? Quelqu'un peut vous aider ici?
Elle pensa à Johnny, mais chassa cette idée sur le champ. Il était peut-être déjà à New York. Elle ajusta une mèche de cheveu derrière son oreille.
–Vous venez de dire que je peux sortir. Je n'ai besoin de rien, ni de personne» affirma-t-elle d'un ton déterminé.
Elle vit apparaître sur son visage une expression entre la surprise et le scepticisme. Mentir à quelqu'un qui a un regard si intense et perspicace lui fut très difficile. L'attitude de défense qu'elle avait prise la trahissait déjà. Mais n'était-ce pas à elle de décider pour elle-même en fin de compte?
«Je vous assure que je vous dis la vérité. Je n'ai personne à contacter et je peux me débrouiller seule.
Un ange passa.
–D'accord, vous sortirez comme prévu, dit le médecin. Entretemps, je vous prescris une thérapie à faire à la maison.» Il lui tendit la main pour lui donner quelques documents.
Elle les prit et les plia sans même leur accorder un coup d'oeil. Elle voulait se soustraire le plus vite possible à cette situation qui la mettait mal à l'aise.
«Il n'y a heureusement pas de séquelles et l'enfant va bien; mais restez au moins deux jours au repos, poursuivit-il. Pour les points au crâne, vous pourrez vous les faire enlever dans une semaine, dans n'importe quel hôpital. Et gardez la genouillère pendant minimum quatorze jours.
–Bien sûr, je le ferai.
–Ce serait mieux que vous reveniez ici pour une visite de contrôle, avant de partir: c'est une précaution que je me sens obligé de vous conseiller.
–J'y penserai. Je devrai aussi contacter l'assurance santé. Je vous remercie, Docteur Legrand.» Elle prit congé et se leva en se tenant à l'accoudoir de la chaise. Elle posa les yeux sur l'autre médecin: «Docteur…»
Elle se força à lui sourire, la saluant d'un signe de tête, puis se tourna pour quitter l'infirmerie avec l'esprit comme vidé de toute pensée, mais avec une colère qu'elle n'avait jamais éprouvée, envers John et elle-même. À cause de son état émotionnel, elle ne fit pas attention et appuya son poids sur la mauvaise jambe. Elle tendit les bras en avant à la recherche d'un appui, mais ils heurtèrent un récipient en métal en forme de haricot qui s'écrasa au sol dans un bruit assourdissant, répandant tout son contenu. Sur son genou sain, les paumes des mains sur le sol, Loreley regarda les dégâts, ne sachant si elle devait rire ou pleurer.
Elle sentit deux mains fortes sur ses épaules, qui l'aidèrent à se relever, tandis qu'un infirmier accourait pour remettre seringues, tubes de pommade, gaze et ciseaux dans le récipient.
«Tout va bien, Miss Lehmann? lui demanda le docteur.
–Oui, ce n'est rien. Merci, j'ai juste oublié que j'avais une jambe douloureuse: j'ai toujours été un peu maladroite. Vous pouvez rire, si vous voulez» plaisanta-t-elle.
Le visage du médecin se détendit et ses lèvres s'écartèrent dans un sourire.
7
Loreley enfila une paire d'épais jeans, un pull à col roulé, un manteau en tissu semi-imperméable et des bottines avec un petit talon. Elle se couvrit la tête d'un béret en laine peignée, de façon à cacher son pansement, et protégea son cou d'une écharpe de la même étoffe.
Après s'être assurée qu'elle n'avait rien oublié dans la salle de bain et dans la chambre, elle descendit dans le hall, paya l'addition et laissa son bagage à la consigne, pour se rendre à l'hôpital sans poids. Elle avait cinq heures devant elle pour se soumettre à la visite de contrôle, récupérer sa valise et arriver à l’aéroport.
Elle se fit appeler un taxi et l'attendit assise dans un fauteuil.
Pour être certaine d'être capable d'affronter le voyage, elle était restée à l'hôtel plus que prévu, et avait tenté de vaincre l'ennui en lisant et en regardant la télévision. Elle ne sortait de la chambre que pour descendre au restaurant. Le personnel s'était montré gentil avec elle: la femme de chambre frappait parfois à sa porte pour demander si elle avait besoin de quelque chose.
Elle avait reçu deux appels ces derniers jours. Le premier était de Davide, qui lui avait demandé s'il y avait du nouveau entre son compagnon et elle. Lorsqu'elle lui avait parlé de la fuite de Johnny et de l'accident, il était d'abord resté silencieux; il avait ensuite été pris d'une crise de colère qui avait abouti à des insultes virulentes, suivies d'une série de conseils.
Il lui avait même ordonné de rester au chaud et en sécurité dans la chambre, comme si elle avait pu s'immerger dans la vie nocturne, avec le genou encore gonflé! Après son sermon, il lui avait promis de venir la prendre à l'aéroport.
Le second appel provenait d'une infirmière, qui lui avait communiqué le résultat de l'examen manquant, lui conseillant également de se soumette à un contrôle avant de retourner dans son pays. Ayant déjà déplacé son vol au lendemain, Loreley fixa immédiatement la visite pour le jour du départ.
L'arrivée du taxi mit fin au défilé des brefs souvenirs de ces derniers jours à Paris. Loreley entra dans la voiture en jetant un regard noir au chauffeur, agacée par la longue attente.
«Emmenez-moi à l'hôpital Saint-Louis, s'il vous plaît.» Elle s'installa sur le siège. «Si je devais attendre un taxi aussi longtemps à Manhattan, je ferais mieux d'aller au bureau à pied» pensa-t-elle à voix haute.
«Faites-le maintenant, alors! lui dit le chauffeur vexé dans un mauvais anglais, le véhicule encore à l'arrêt le long du trottoir. Il se tourna pour la regarder avec un petit sourire sarcastique. Ce n'est qu'à quelques kilomètres, vous savez.
Elle ne bougea pas d'un cil.
–Je le ferais bien, mais je vais à l'hôpital. Ça ne vous suggère rien?»
Elle le pensait sérieusement. Sans son genou encore en mauvais état, elle serait vraiment allée à pied, et en aurait profité pour faire une promenade salutaire après quatre jours au lit.
Le conducteur secoua la tête et engagea la voiture sur la route. Loreley s'appuya au dossier en essayant de se calmer: chaque fois qu'elle entrait de mauvais poil dans un taxi, elle se querellait avec le chauffeur, elle en était consciente; mais plus d'une demi-heure d'attente, c'était vraiment trop.
Aller à Paris pour subir tout ça!
Kilmer devait bien se moquer d'elle, se dit-elle en repensant au coup de fil qu'elle lui avait passé le jour suivant la sortie de l'hôpital.
À l'accueil, elle demanda à voir le docteur Legrand, qui était occupé dans le service ce matin-là: selon l'infirmière, elle devrait se contenter du médecin de garde, mais elle n'avait aucunement l'intention de se laisser toucher par les mains d'un autre homme.
Elle insista jusqu'à ce que, devant autant d'obstination, l'employée aux cheveux cuivrés et aux petites lunettes à chaînette fasse une tentative pour la satisfaire, ou pour s'en débarrasser: elle lui dit qu'elle demanderait au médecin ses disponibilités pour une visite privée si elle était disposée à la payer. Loreley n'eut pas besoin de réfléchir pour brandir sa carte de crédit.
Elle fut obligée d'attendre plus d'une heure, mais le docteur Legrand trouva finalement le temps de la recevoir.
Après avoir soigné sa blessure à la tête, il la fit s'installer dans son bureau, un endroit plus accueillant que le froid cabinet de consultation où il l'avait reçue, et plus approprié pour un entretien privé.
«Vous partez aujourd'hui, alors, Miss Lehmann.
–Paris est une ville superbe, mais je suis impatiente de rentrer à New York, après ceci… Elle indiqua le pansement sur le côté droit de sa tête, sous l'oreille.
–J'imagine. Ça fait quelque temps que je me promets de retourner dans votre ville, mais je finis par aller totalement ailleurs, dans des endroits plus proches; je n'arrive pas à prendre assez de jours de congés pour me permettre un voyage aussi long. Il croisa les jambes et s'appuya au dossier de la chaise. Je devrais mieux m'organiser au travail, pour avoir au moins une semaine de temps et bien profiter des vacances.
–Et bien, si vous venez, dites-le moi. Je serai contente de vous revoir et de pouvoir vous montrer des petits coins intéressants et peu connus, pour vous rendre votre disponibilité.»
Il sourit et Loreley se remit à penser, pour la énième fois, qu'il ressemblait à Jack Leroy.
Elle ouvrit son sac et sortit une petite carte rectangulaire imprimée de son portefeuille.
«Voici ma carte de visite avec mon email et mon numéro de portable professionnel. Vous avez déjà le privé: mais pour éviter que vous ne deviez le chercher… Elle prit un stylo noir sur le bureau, tourna la carte et écrivit le numéro. Voilà. Vous m'appelez quand vous voulez: si je ne réponds pas tout de suite, laissez un message et je vous rappellerai.»
Il tendit la main, prit la carte et lut l'intitulé, haussant un sourcil.
«Vous êtes avocate, donc.
–Oui, pénaliste.
Legrand glissa la carte dans sa poche de chemise.
–Si je viens à New York, je tiendrai compte de votre offre.» Il prit l'enveloppe blanche placée à côté au dossier des urgences et en sortit une feuille.
«Miss Lehmann, venons-en au point: les hCG sont dans les limites normales, même si elles sont un peu élevées. Vu que votre grossesse n'en est qu'au tout début, vous n'avez pas besoin de courir tout de suite chez le médecin, surtout maintenant que nous avons fait les analyses et qu'elles sont régulières; dans un mois, quand les contrôles de routine commenceront, apportez ceci avec vous. Il lui donna la feuille.
Loreley la rangea de nouveau dans l'enveloppe, qu'elle mit dans son sac.
–À vrai dire, j'ai déjà pris un rendez-vous, pour la semaine prochaine. Un peu tôt, je sais, mais je voudrais des réponses à certaines de mes questions.
–Si je peux vous aider…
–Bien sûr que vous pourriez, mais je crains de voler trop de temps à vos patients.
–Faisons ceci, lui répondit-il en jetant un coup d'oeil à l'horloge sur le mur. J'ai environ une heure de pause pour le repas. Il redressa son dos et se pencha vers elle. Si vous voulez, nous pouvons parler en mangeant quelque chose: qu'en pensez-vous?
Loreley fit un rapide calcul: il restait environ trois heures avant le départ de l'avion, elle arriverait donc à le prendre si elle ne s'étendait pas trop sur le sujet.
–C'est une excellente idée. Si cela vous convient, à moi aussi. Je vous promets d'être concise.»
***Assise dans le siège de l'avion, un verre de thé à la main, Loreley réfléchissait à ce que le docteur Legrand lui avait dit. Le fait qu'elle était tombée enceinte malgré la prise régulière de la pilule pouvait être dû à diverses raisons. Elle avait été malade durant quelques jours le mois précédent et avait vomi plusieurs fois. Le médecin lui avait donc prescrit des anti-infectieux intestinaux: sans parler des analgésiques qu'elle prenait pour le mal de tête. Tout cela pouvait avoir causé une mauvaise absorption des hormones contenues dans la pilule, avec pour conséquence une activité contraceptive insuffisante.
La situation avait un sens maintenant. Mais le faire comprendre à Johnny ne serait pas simple du tout. Méritait-il une explication après son comportement à Paris? À tort ou à raison, il n'aurait pas dû réagir aussi mal et la laisser seule.
Comment faire confiance à un homme qui fuyait au lieu d'affronter la situation?
Elle porta le verre de thé à ses lèvres, mais elle eut un sursaut lors d'une légère secousse de l'avion et un filet de thé se renversa sur son pull.
Bon sang, elle était plus maladroite que d'habitude! Elle s'essuya avec la serviette en papier que l'hôtesse lui avait apportée avec la boisson et ses pensées reprirent où elles s'étaient interrompues.
Ces derniers temps, elle aussi avait eu un comportement similaire: ne s'était-elle pas enfuie, par deux fois, face à Sonny? Et est-ce qu'elle avait eu le courage d'avouer à Johnny ce qu'il s'était passé entre cet homme et elle?
Elle appuya la tête sur le dossier du siège et soupira. Elle devait prendre des décisions importantes: par rapport à sa grossesse, à sa relation avec John et à la question en suspens avec Sonny. Elle ne pouvait pas espérer poursuivre sur cette voie et pointer les autres du doigt. Elle avait souvent entendu dire que les mensonges en attiraient d'autres, jusqu'au moment où on ne sait plus comment les gérer. Et on finit KO!
Loreley tourna le visage vers le hublot, regarda en bas, mais n'arriva pas à apercevoir la terre sous elle.
Il restait encore pas mal de temps avant l'arrivée à l'aéroport JFK, où Davide l'attendrait: il tenait toujours ses promesses. Sur cette pensée et un sourire aux lèvres, elle sombra dans un long et profond sommeil.
Elle fut réveillée par la voix du steward qui informait de l'atterrissage imminent et invitait les passagers à attacher leur ceinture de sécurité. Elle avait vraiment beaucoup dormi! Malgré tout ce qu'elle avait vécu, elle se sentait étrangement sereine en ce moment.
Ses pieds touchèrent le sol américain avec beaucoup de soulagement. Elle supportait difficilement de rester enfermée dans une boîte en métal durant autant de temps: sur ce point, elle ressemblait à John.