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Masques De Cristal
Hors de l'aéroport, le choc thermique l'obligea à s'arrêter pour fermer le col de son manteau sur son écharpe et mettre son chapeau. Elle leva les yeux vers le vrombissement de moteur d'un avion: le ciel était bleu foncé, légèrement strié d'orange, preuve que le soleil venait juste de se coucher. Les lumières de l'avion disparurent dans un nuage sombre.
Quelques personnes marchaient rapidement pour s'accaparer les taxis en file le long de la marquise, tandis que d'autres regardaient autour d'eux à la recherche de quelque chose ou quelqu'un. Un peu comme elle qui cherchait son ami Davide, du reste.
Elle le vit sur le trottoir en face. Dès que leurs regards se croisèrent, il sourit et traversa la rue pour venir à sa rencontre, de ses longues jambes arquées qui la faisaient tellement sourire à chaque fois qu'elle s'arrêtait pour les regarder. Elle leva la main pour le saluer, heureuse de l'avoir pour ami. À vrai dire, à l'époque de l'université, quand ils s'amusaient ensemble, elle l'aurait choisi comme futur mari s'il n'y avait pas eu un petit détail: il avait finalement compris qu'il était plus attiré par les hommes.
***Rentrer dans une maison vide n'est jamais agréable, mais pour Loreley ce fut comme recevoir un coup de poing à l'estomac. Non seulement John n'était pas là, comme elle s'en doutait, mais il avait emporté la majeure partie de ses affaires.
Le dressing avait été à moitié vidé: il n'avait laissé que ses tenues d'été. Il n'y avait plus rien à lui dans le meuble de la salle de bain, à part un rasoir jetable usagé désormais inutilisable. Elle contrôla tout l'appartement de fond en comble, ouvrit les fenêtres pour aérer bien qu'il fasse un froid de canard à l'extérieur. Elle chercha d'autres indices qui pourraient suggérer les actes de John en son absence, mais il y avait bien peu à comprendre: il ne reviendrait que pour prendre le reste de ses affaires.
Elle vida son trolley, mit les vêtements sales à la lessive et prit une douche sans toucher ses cheveux, pour éviter de mouiller le pansement. Elle avait encore trois jours devant elle avant d'aller voir le médecin pour faire enlever les points. Elle jeta un oeil à son genou et constata que le gonflement avait diminué et que l'asymétrie entre le droit et le gauche était à peine visible. La douleur se faisait sentir si elle appuyait le doigt sur la rotule, sinon elle ne percevait qu'une sensation de chaleur et d'engourdissement de la peau.
Au lieu de se rhabiller, elle enfila une robe de chambre en épais satin rouge foncé et se jeta sur le canapé pour se reposer.
Tout semblait inchangé dans le séjour: la petite table ronde de bois blanc, avec dessus un plateau couvert de bougies parfumées de formes variées; la vitrine pleine de verres en cristal et d'assiettes d'époque victorienne; les étagères avec leurs livres et bibelots, achetés sur divers marchés d'antiquités; un miroir au contour en bois décoré par découpage; la cheminée en briques aux parois de verre et le meuble-bar avec ses hauts tabourets.
Chaque chose était parfaite et à sa place habituelle.
Mais elle commençait à ressentir un vague malaise, un sentiment de non-appartenance. Elle avait loué ce loft avec John et, sans lui pour le remplir de sa présence, elle ne le considérait plus comme le sien. Ils se partageaient la moitié des charges, mais elle devrait maintenant tout payer et elle n'était pas certaine de pouvoir se le permettre sans entamer le fonds fiduciaire que son père lui avait donné quand elle avait quitté la maison quelques années plus tôt.
Elle s'était promise de ne pas prendre un seul dollar de ce compte: elle voulait s'en sortir seule. Mais pour en être sûre, elle devait quitter cet appartement et en prendre un plus petit, dans une zone moins coûteuse. Avant de s'adresser à une agence cependant, elle devait s'assurer du tour qu'avait pris sa relation avec John: elle voulait lui laisser le temps de réfléchir et de revenir en arrière, pour ne pas regretter un jour de ne pas avoir essayé; et pour donner à son enfant ce qui lui revenait de droit: une famille et l'amour de ses deux parents.
Un gargouillement lui suggéra de manger quelque chose, mais son état émotionnel ne lui donnait pas envie de cuisiner. Mira aurait pu lui préparer quelque chose de bon, si elle avait été à la maison. Elle lui avait donné un autre jour de congé pour pouvoir prendre le temps de réfléchir à ce qu'il fallait faire, car elle ne savait pas ce qu'elle trouverait à son retour à la maison.
Cela la désolerait énormément si elle était un jour obligée de lui dire qu'elle devait se trouver un autre emploi. Elle s'était attachée à cette femme si travailleuse, aux mille ressources; elle lui faisait confiance et la renvoyer serait une grande perte. Mira aussi semblait s'être liée à elle: elle lui disait souvent qu'elle n'avait jamais été aussi bien traitée que dans cette maison et qu'elle ne voudrait jamais la quitter. Pauvre Mira!
Elle toucha son ventre. Rit d'un rire aigu, décalé, nerveux, jusqu'à ce que ce rire se transforme en pleurs, qui libérèrent la tension de ces derniers jours, la jetant dans un étourdissement mental.
Le bip aigu de son téléphone lui rappela qu'elle devait le charger. Elle se leva avec des mouvements lents, le prit et le brancha sur la prise de courant; puis tenta de s'endormir, en vain.
Elle décida alors d'appeler Hans; elle avait besoin d'entendre une voix familière. Cela lui arrivait chaque fois qu'elle avait le moral en berne, à la différence de John, qui se refermait comme une huître.
John… Toujours lui dans sa tête!
Elle composa le numéro avec des gestes nerveux.
«Loreley, comment tu vas? Tu t'es amusée à Paris? lui demanda son frère.
–Bien sûr que je me suis amusée… Elle dérapa sur la dernière syllabe et s'éclaircit la voix.
–Tu es sûre que tout va bien?
–Je viens de me réveiller et je me sens encore un peu dans les vapes. Comment vous allez Ester et toi?
–Bien. Je suis encore au bureau et elle est chez maman.
–À propos d'Ester: tu sais, j'ai rencontré une personne à Paris.» Elle hésita: était-ce important de lui dire? Peut-être pas, mais pourquoi ne pas le faire? «Tu vois, cette personne que j'ai rencontrée, je l'ai pris pour Jack au premier coup d'oeil, le frère d'Ester.
Le silence se fit à l'autre bout de la ligne.
–Hans, tu es là?
–Je t'ai entendue.
–Excuse-moi, fais comme si je ne t'avais rien dit.
–Oublie les excuses et dis-moi plutôt: qui est ce type?
–Je l'ai rencontré quand j'ai fini à l'hôpital et… Elle s'arrêta. Merde! Elle ne voulait pas lui parler de la chute.
–Mais qu'est-ce que tu racontes? Qu'est-ce qu'il s'est passé?
–Rien de grave. Je vais bien, vraiment! Elle déplaça une mèche de cheveux derrière son oreille pour mieux entendre.
–Dis-moi la vérité! insista Hans d'une voix brusque.
Quand il prenait ce ton, cela signifiait qu'il ne lâcherait rien tant qu'il n'aurait pas reçu de réponse convaincante.
–J'ai trébuché dans les escaliers de l'hôtel, à Paris, mais je ne me suis pas fait trop mal heureusement: juste un genou gonflé et quelques points à la tête.
–Je fais un saut chez toi.
–Pas maintenant. Je dois encore récupérer du voyage. Il ne manquerait plus qu'il vienne chez elle: il constaterait l'absence de Johnny.
–Je viendrai plus tard, tu auras tout le temps de te reposer comme ça.
–J'ai besoin de rester un peu au calme. N'insiste pas! Et je te préviens: si tu viens quand même, je ne t'ouvre pas.
Quelques secondes de silence s'écoulèrent.
–D'accord, mais on se voit pendant la semaine, compris?
–C'est moi qui viendrai te voir dans ce cas, je suis souvent dans le coin de toute façon. Je verrai aussi Ester comme ça.
–Ça lui fera sûrement plaisir. Parle-moi de cet homme maintenant: tu as dit l'avoir rencontré à l'hôpital. Un médecin?
–C'est celui qui m'a recousue. Et je répète: ce type est le portrait craché de Jack avec la barbe; mais quand je l'ai entendu parler, je me suis dit que ça ne pouvait pas être lui: son anglais n'est pas parfait comme celui de l'autre, et la cadence est française. En plus, le personnel s'adressait à lui comme au docteur Jacques Legrand. Il est donc clair que ça ne peut pas être ton beau-frère. Il me regardait comme une inconnue.
–Les hasards de la vie sont vraiment étranges…
Loreley eut l'impression de percevoir un soupçon d'inquiétude dans la voix de son frère, en plus de la perplexité.
–C'est aussi ce que j'ai pensé.
–S'il te plaît, ne raconte pas à Ester ce que tu viens de me dire. Il lui a fallu du temps pour accepter la disparition de la seule personne de sa famille qu'il lui restait.
–Bien sûr que non! Ne t'inquiète pas.
–Et John?
–Il va bien, bien mieux que moi. Il est au travail en ce moment. Elle en était certaine.
–Salue-le pour moi. Je dois te laisser, désolé: j'ai une réunion dans quelques minutes. Préviens maman que tu es à la maison, et essaie de te reposer.»
Encore du repos et pour recommencer à marcher correctement, il lui faudrait de la kinésithérapie! pensa-t-elle en soupirant.
«Je dois retourner au travail demain ou Kilmer va vraiment me licencier.
–Essaie de tenir bon avec lui, ne te laisse pas intimider. On se voit dans la semaine.»
8
Sonny referma le piano et plaça feuille et crayon sur le couvercle de l'instrument: la nouvelle composition exigeait beaucoup de concentration, qui lui manquait ces derniers jours.
Il se leva de la banquette, sortit du studio et ouvrit la porte-fenêtre du salon pour aller au jardin: il avait besoin d'air froid pour se secouer.
Depuis qu'il avait revu Loreley à la patinoire, il pensait souvent à elle et, bien qu'il cherche à s'impliquer dans son travail, il n'arrivait pas à chasser de son esprit les images de ce visage à la beauté nordique et de cette unique fois ensemble. Cela lui était déjà arrivé de coucher avec une femme pour une seule nuit et de dormir ensuite tranquillement; il ne comprenait pas pourquoi cela devait être différent avec Loreley, pensa-t-il en entendant un piétinement.
Il vit la gouvernante, une femme d'âge moyen au visage émacié, s'approcher en secouant un vêtement gris foncé.
«Monsieur Marshall, il fait froid dehors! Mettez cette veste, lui dit-elle dès qu'elle fut assez près pour la lui tendre.
–Merci, mais je me sens bien comme ça.
–Vous allez tomber malade avec seulement une chemise… Et à moitié ouverte en plus! Elle posa la veste sur son bras et ferma les premiers boutons de la chemise. Il l'arrêta.
–Louise, je ne suis pas un enfant. Je sais ce que je fais.»
Une bourrasque souleva un tas de feuilles mortes du sol: quelques-unes finirent dans les cheveux de la femme qui, agacée, tenta de les enlever. «Vous voyez quel temps? Il y aura bientôt une averse! Laissez-moi faire.» Elle le regarda d'un air résolu, de ses petits yeux sombres enfoncés dans leur orbite.
Sonny lui prit la veste du bras et la posa sur ses épaules. Il savait qu'elle ne partirait pas avant qu'il ne se soit couvert. Le zèle de la gouvernante était parfois aussi agaçant qu'une piqûre de moustique, mais elle l'appréciait et semblait n'avoir d'autre façon de lui montrer son affection, sinon de le tenir à l'oeil.
Quand Louise retourna à ses tâches, Sonny reprit sa promenade le long du sentier qui le mènerait jusqu'à la fontaine.
Il la regarda à une certaine distance, se concentrant sur les deux jets d'eau: le premier se dressait pour ensuite s'incurver et retomber dans la vasque en dessous; le second au contraire descendait dans celle au sol en une cascade de minces ruisseaux.
«Ester. Cascades et fontaines la fascinent…» murmura-t-il.
Sa voix trahissait la souffrance qu'il éprouvait encore.
Il secoua la tête: pourquoi encore penser à cette femme? Elle avait fait son choix et était heureuse avec Hans aujourd'hui; cela allégeait la douleur de l'avoir perdue. Un sourire amer lui échappa. Il ne pouvait pas perdre ce qu'il n'avait jamais eu.
«Mais s'il n'était pas là, Ester serait ici avec moi maintenant, dans cette maison et…»
Il chassa ces mots gênants de la main. Ça suffit! Il devait détourner son attention sur autre chose ou sur quelqu'un d'autre. Sur une jeune femme aux longs cheveux blonds et aux yeux bleus par exemple.
Loreley revint occuper ses pensées, qui se troublèrent en cherchant un ordre logique, tandis que les images devenaient par moments nettes, par moments floues, suivant les souvenirs de cette unique nuit passée avec elle. Il éprouva le désir de l'avoir là, même juste pour bavarder, peut-être devant une coupe de champagne. Mais cette fille lui échappait toujours, elle ne semblait pas disposée à vouloir le revoir. L'idée qu'elle s'en était voulue de s'être donnée à lui ne le laissait pas en paix avec lui-même.
Au diable! Les deux seules femmes qu'il avait aimées ne lui avaient procuré que des ennuis et de la souffrance: il n'avait pas l'intention d'en ajouter une troisième.
«Salut Sonny! le salua une voix féminine dans son dos.
Un léger soupir lui échappa avant de se retourner.
–Salut, Lucy. Comment se fait-il que tu sois venue jusqu'ici? Le Comté de Nassau était loin de Manhattan.
–Quel accueil chaleureux! Ne t'épuise pas trop à m'embrasser, je ne voudrais pas que tu froisses tes vêtements. Je ne le prends pas mal, et je te le prouve immédiatement…» Sans quitter son visage des yeux, elle agita une main en l'air, comme pour réclamer l'attention de quelqu'un.
Sonny détourna le regard derrière elle et vit la gouvernante se diriger vers eux avec une bouteille et deux coupes posées sur un plateau. Il se renfrogna. «Je vois que Louise s'est démenée dans la cave.
–Ne te fâche pas: tu sais que j'ai un certain ascendant sur elle. Lucy était la seule qui arrivait à adoucir le caractère rigide et tranchant de la femme.
–Je ne comprends toujours pas la raison…
Dès que Louise fut près d'eux, Lucy prit le champagne.
–À toi de la déboucher, lui dit-elle en la lui tendant.
–Ma promenade est terminée à ce qu'il semble, observa-t-il en prenant la bouteille.
–Tu es de mauvaise humeur! Louise m'avait prévenue. Et moi qui me suis pomponnée!» Elle fit la moue.
Sonny la regarda. Elle portait une courte et élégante robe bleue qui laissait deviner les courbes généreuses de sa poitrine et la ligne sinueuse de sa taille. Ses cheveux étaient ramassés sur sa nuque en un chignon doux: elle était belle, oui, mais il la connaissait depuis qu'elle était enfant et continuait à la voir comme la petite soeur de son ami Paul.
«Excuse-moi, je me sens nerveux. Si tu es venue jusqu'ici et que tu as voulu du champagne, il doit y avoir une bonne raison. À quoi devons-nous trinquer cette fois?
–C'est le cas, en effet. Elle s'empara des coupes et poursuivit quand Louise eut battu en retraite. Tu te souviens de l'essai que je devais faire au théâtre?
–Bien sûr que je m'en souviens. Et alors?
–Je l'ai fait et… Ils m'ont prise!
Il écarquilla les yeux, stupéfait.
–Je n'arrive pas à y croire!
–Ah, merci! Tu sais vraiment comment me faire sentir fière de moi.
–On ne pourrait pas s'arrêter et faire une pause? râla-t-il.
–Je suis venue ici pour fêter mon nouveau et unique travail, et je voudrais que tu sois heureux pour moi.
–Tu m'avais dit que tu étais retournée à tes études cette fois, mais je ne t'ai pas crue. Et tu me prouves que, quand tu veux, tu peux en être capable. Je suis heureux pour toi. Il la vit sourire.
–Merci!»
Sonny versa le champagne dans les deux coupes qu'elle serrait dans ses mains, puis en prit une. «Félicitations pour ta carrière dans le théâtre, alors.»
Ils firent tinter le cristal et burent en silence.
Ce fut Lucy qui reprit la parole. «Tu sais, j'en avais assez de me voir avec le visage paralysé pour sourire pendant des heures devant un appareil photo. C'est bien mieux de jouer et d'avoir un contact direct avec les gens.
–Je ne peux pas te donner tort.»
Elle lui demanda de remplir son verre, le vida d'un trait et le lui tendit à nouveau.
Sonny la regarda boire avec entrain et fronça les sourcils.
«J'espère que tu te surveilles avec l'alcool. Ça fait un moment que je te vois t'y adonner.
–Ne t'inquiète pas, je ne bois pas tant que ça. Et surtout, je ne deviendrai jamais comme ton ex-femme Leen, si c'est ce que tu crains: je ne suis pas si désespérée.
–Bien, j'espère vraiment!
–Je vais de l'avant comme tu vois, et sacrément bien; c'est toi qui es encore lié à ton passé. Quand te décideras-tu à te libérer de ce qu'il t'est arrivé? Tu as changé par rapport à l'année passée, mais je ne voudrais pas que tu dévies de ta route vers quelque chose de mauvais et nocif pour toi.
–Mais qu'est-ce que tu racontes? lui demanda-t-il irrité.
–Voilà, tu vois? J'aurais bien envie de te répondre du tac au tac, mais je me sens trop heureuse aujourd'hui pour vouloir me disputer. Et maintenant, je suis sérieuse.
–Je te préfère comme tu étais avant, dans ce cas.
Elle gonfla les joues et souffla l'air dehors.
–Écoute: tu te souviens de ce que tu m'as dit le soir où Ester devait quitter New York et que je t'ai accusé de ne pas être assez amoureux d'elle, parce que tu t'étais résigné à la laisser partir sans lutter?
Sonny ferma les yeux et chercha ces heures néfastes dans sa mémoire. C'était un peu avant que Leen essaie de le tuer. Lucy était arrivée dans son dos en lui apportant à boire, exactement comme elle l'avait fait peu avant.
–Non. Ça ne me revient pas à l'instant.
–Tu m'as dit: "J'ai comme une épingle plantée dans le coeur. Une douleur subtile, persistante, qui ne me laisse pas en paix, mais avec laquelle je vais devoir cohabiter jusqu'à je ne sais quand. Je suis juste mieux préparé que toi à la supporter."
–Mes compliments quelle mémoire!
–Je ne pourrais pas espérer faire du théâtre si je n'en avais pas. Et cette réponse est restée imprimée dans mon esprit. Mais revenons à ceci: "Je suis juste mieux préparé que toi à la supporter”. Tu dirais de nouveau ça, aujourd'hui? Il me semble que je réagis mieux que toi à la douleur.
–Vraiment?! Et qu'est-ce qui te fait penser ça?
–Le fait que j'essaie de m'améliorer, alors que tu ne fais qu'empirer.
–Bah, c'est facile de s'améliorer quand on part d'en bas…» Il s'interrompit. Merde!
La phrase lui avait échappé. Il avait touché son point faible cette fois: l'estime de soi.
Il entendit son amie retenir sa respiration.
«Pardonne-moi, Lucy, je ne voulais pas être si blessant, vraiment…» s'empressa-t-il de dire en posant une main sur son bras.
Elle baissa les yeux sur la coupe qu'elle tenait entre ses doigts, comme si elle contemplait les bulles qui remontaient du fond vers la surface, puis le regarda à nouveau en face, les yeux brillants. «Jusqu'il y a peu, tu ne m'aurais jamais dit une méchanceté de ce genre. Moi peut-être, mais pas toi. Ça ne t'évoque rien?
Sonny soupira.
–Ça m'évoque que c'est peut-être mieux d'interrompre cette conversation et de se revoir à un meilleur moment. Je ne suis pas d'humeur aujourd'hui à ce qu'il semble et je m'en tire avec des phrases malheureuses, c'est pour ça que j'aurais préféré que tu m'appelles avant de me faire une surprise. Même si ça me fait plaisir de te voir, il y a des moments où c'est mieux de rester seul. Ça ne veut pas dire que je ne t'aime pas. Il lui sourit.
Lucy lui prit le verre et la bouteille des mains.
–Bien! Dans ce cas, la prochaine fois qu'on se reverra, fais en sorte que ce soit toi qui apportes le champagne: je n'arrive pas du tout à imaginer quelle raison tu auras de célébrer quelque chose pour l'instant, mais quoi que ce soit, je serai très contente de la partager avec toi.» Elle tourna les talons et le planta là dans le jardin, près de la fontaine.
Lucy posa la bouteille et les verres sur le bar du salon puis, d'un sourire forcé, salua Louise qui la précéda pour lui ouvrir la porte de la maison. Son sourire s'évanouit quand elle monta en voiture pour laisser à ses yeux la liberté d'exprimer ses émotions par des larmes.
Elle ne savait plus que faire. Ses tentatives pour secouer Sonny de cette forme d'apathie cachée derrière un comportement inadéquat et incohérent avec ce qu'il avait toujours été se révélaient chaque fois inutiles. Il n'était plus lui-même depuis longtemps.
Tout avait commencé quand il avait découvert que sa fiancée, Leen, devenue par après sa femme, l'avait trompé avec Hans. Par la suite, ce déclin s'était poursuivi en assistant à la chute de sa femme dans l'alcoolisme et les jeux de hasard, et avait culminé le jour où sa petite fille avait perdu la vie dans un accident de la route à cause de cette même femme qui, au lieu de la protéger comme aurait dû le faire une mère, l'avait entraînée avec elle dans sa perte.
L'arrivée d'Ester dans la vie de Sonny avait empiré la situation.
Lucy n'était pas capable de faire plus que ce qu'elle faisait pour cet homme. Elle s'était rapprochée de lui parce que, partageant la même peine, ils s'étaient retrouvés à sortir souvent ensemble pour s'aider l'un l'autre à surmonter leur propre crise. Mais Sonny ne voulait ou n'arrivait pas à oublier. Elle n'avait pas oublié qu'elle était amoureuse du frère d'Ester, bien au contraire; mais elle tentait d'y penser le moins possible et d'avancer, sans que le passé la prenne au piège comme un poisson dans un filet.
Jack ne lui avait même pas dit au revoir avant de disparaître de sa vie: il était clair qu'elle ne comptait pas assez pour lui. Pas du tout même!
«Jack, où que tu sois…, dit-elle à voix haute. Va te faire foutre!» cria-t-elle en écrasant l'accélérateur du pied.
9
Derrière le bureau, stylo à la main, Loreley appela le médecin et fixa un rendez-vous pour la dernière semaine du mois. Comme le lui avait dit Legrand, il était inutile de se presser, mais elle s'était au moins débarrassée de cette pensée. Elle dessina un gros “x" sur le calendrier, pour toujours avoir le jour de la visite sous les yeux, et nota également la date dans l'agenda de son téléphone. Elle ouvrit ensuite son courrier électronique: beaucoup d'emails commerciaux, de publicités, quelques-uns du travail, deux de la banque et le dernier… du docteur Jacques Legrand!
Elle cliqua deux fois sur l'en-tête.
Bonjour Mademoiselle Lehmann,
Je me permets de vous écrire pour savoir comment se passe votre convalescence. La blessure à la tête? Et le genou? Gardez le soutien jusqu'à ce qu'il soit complètement dégonflé et que vous ne ressentez plus aucune douleur quand vous pesez de votre poids sur votre jambe.
Je réfléchis à la possibilité de prendre quelques jours de vacances à l'étranger. Qui sait! J'espère que votre offre tient toujours. Jacques Legrand.
Elle sourit. Tout pouvait arriver.
«De bonnes nouvelles?» lui demanda Sarah en entrant dans la pièce.
Loreley leva les yeux de l'ordinateur. La secrétaire l'observait depuis le seuil, un classeur qui semblait plus grand qu'elle, menue et frêle, serré contre la poitrine.
«Qu'est-ce que tu m'apportes?
Sarah baissa le regard sur les dossiers qu'elle tenait à la main.
–Oh non. Ils sont pour le patron. J'ai vu que tu souriais et j'ai été curieuse; on te voit rarement le faire ces derniers temps.
–Ce n'est pas une bonne période, avoua-t-elle.
–Je l'avais compris. Ethan est inquiet pour toi.»
Loreley se sentit scrutée par ces yeux si sombres que l'on avait du mal à distinguer la pupille de l'iris. Quelques instants de silence suivirent.
«Si tu as besoin de moi, je suis…, lui dit son amie en réajustant ses grandes lunettes de lecture sur son nez.
–Merci, j'y penserai.»
Quand Sarah sortit, Loreley se laissa aller contre le dossier du fauteuil. Vu les propos de la secrétaire, elle soupçonna qu'Ethan était au courant de la situation entre John et elle. Peut-être qu'il savait aussi où il se trouvait. Elle lui extorquerait l'information à tout prix; mais elle devait le surprendre quand il était seul.
Elle eut l'occasion de se trouver en tête à tête avec lui le jour suivant. Il venait d'entrer pour lui montrer l'article dans le New York Times, qui parlait de l'affaire Wallace: l'opinion publique semblait l'avoir déjà condamné, lui infligeant la peine la plus lourde possible, avant même que le procès ne commence.
Loreley secoua la tête en lisant la nouvelle. Si elle le condamnait elle aussi au fond d'elle-même, comment espérer que le jury croie cet homme? C'était à elle de le défendre et elle ne le faisait pas de la bonne façon et dans le bon état d'esprit.