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La Cité Ravagée
La Cité Ravagée

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Comme il avançait péniblement, la pluie battit plus fort et martela le bord de son chapeau. Alors que Jalis et Dagra marchaient en silence à ses côtés, perdus dans leurs pensées, Oriken se prit à penser à la légende de Lachyla. L'histoire de la cité était vague et embellie de légendes mais, quatre ans plus tôt, Oriken l'avait entendue savamment racontée par un Tisseur de Contes à la Folie de l'Aulne. À l'époque où Oriken et Dagra n'étaient encore que des débutants de la guilde et de nouveaux pensionnaires de la Folie de l'Aulne, ils vivaient dans la maison de la guilde avec Maros, Jalis et le reste des sabreurs, du temps où le Camelot Solitaire appartenait encore à Alderby. Le Tisseur s'y était arrêté une nuit.

Juste après minuit, dans la grande salle de la taverne, l'air était lourd de la fumée de bois, de bière et de dur labeur. Les sabreurs étaient regroupés à leurs tables près de la seule porte d'entrée. Oriken se souvenait avec une pointe de tristesse pour son mentor et ami sang-mêlé que Maros devait se pencher pour passer par cette porte, avant même que la lyakyn n'ait attaqué sa jambe. Un étranger entra par la porte et jeta un coup d'œil autour de la grande salle. Lentement, le silence s'abattit sur la pièce. L'homme, d'âge moyen, était aussi grand qu'Oriken. Il se dirigea vers le bar, écarta d'un geste les pans arrière de son pardessus bleu et brun et, d'un saut, se percha habilement sur le comptoir.

Depuis sa barbe sel et poivre soigneusement entretenue émergea le sourire de l'énigmatique Tisseur de Contes. Son regard glissa sur les visages captivés des clients silencieux. Ses yeux étaient vivaces. Son menton, légèrement en avant, démontrait une calme assurance. Tandis que le feu crépitait dans l'âtre, il lissa les plis de son pardessus et commença à tisser un conte...

À l'âge d'or de l'Époque des Rois, Lachyla était une ville forteresse vibrante de vie et d'activités, d'une puissance et d'une suprématie à nulles autres pareilles à Himaera. Son peuple célébrait la mort par des cérémonies élaborées dans les somptueux jardins funéraires. Les murs imposants du cimetière constituaient la première ligne de défense de la cité ; quelques décennies auparavant, une armée d'envahisseurs avait franchi les portes, ou du moins pensait avoir réussi, pour finir cernée de tous côtés par des archers. Les jours de guerre touchaient à leur fin mais, en une seule génération, le grand échiquier des royaumes se vit transformé par la mortalité éphémère des hommes, lorsqu'une nouvelle seigneurie émergea des coulées de sang d'une seigneurie précédente. L'âge d'or des monarques était voué à une fin calamiteuse, en grande partie, par les actes d'un seul homme.

Le dernier roi de Lachyla fut Mallak Ammenfar. Au grand dam des souverains tyranniques de l'époque, Mallak était un roi droit et juste, et il réussit très vite à nouer des alliances avec ses voisins du nord. Dans les premiers jours de son règne, Himaera vivait dans une paix précaire mais, peu à peu, ses talents de diplomate suscitèrent une paranoïa grandissante. Déterminé à faire de Lachyla un état-cité autonome, il commença par fermer les voies commerciales vers les royaumes les plus au nord et établit des restrictions aux déplacements des citoyens. Mallak négligea les colonies les plus éloignées du Royaume de Lachyla et se concentra sur la cité fortifiée.

À la mort de sa mère, il s'isola et passa le plus clair de son temps dans le sanctuaire du château. Personne ne sut ce qu'il y faisait, pas même la reine.

Privé du commerce des métaux, des pierres et d'autres ressources précieuses, les royaumes du nord tombèrent dans le déclin et les tensions s'accrurent dans tout le territoire.

Un jour, des marchands et des émissaires tentant de visiter Lachyla depuis ses voisins alliés rentrèrent chez eux, rapportant la nouvelle selon laquelle les portes de la cité étaient fermées et que personne ne les gardait. Au-delà des portes, dirent-ils, les jardins funéraires de Lachyla ainsi que le grand Litchway, l’Allée des Morts-Vivants, autrefois lieu d'incessantes activités paisibles, étaient déserts jusqu'à la ville proprement dite, et qu'il n'y avait aucune famille en deuil, ni aucun gardien en vue. L'entrée avait été interdite à tous les étrangers, même aux sujets des colonies et forteresses périphériques de Lachyla. Aucun des citadins ne fut autorisé à sortir.

Les rois d'Himaera abandonnèrent Lachyla à son sort et, sur l'avis de leurs émissaires, décidèrent de ne pas entrer en guerre. Quelque chose de surnaturel s'était abattu sur la ville. Même les oiseaux modifièrent leur trajectoire pour ne pas voler au-delà des murs, sentant peut-être la malignité qui flottait sur le cimetière, sur les arbustes et les pelouses flétries, sur la terre retournée des tombes...

Ce que le roi faisait secrètement dans le sous-sol du château, pas âme qui vive n'en fut témoin. Mais Valsana, l'ancienne divinité d'Himaera, n'avait que faire de ces restrictions. La déesse de la vie et de la mort régnait à part et suprêmement sur tous les dieux des Liés et des Non-Liés et depuis bien avant l'époque bénie des Dyades.

Valsana vit dans les actions du roi la soif d'un pouvoir au-delà de son rang et elle le jugea coupable d'aspirer à être divin. Sa vengeance s'abattit non seulement sur Mallak mais aussi sur tous ceux qui se trouvaient à l'intérieur des murs de la ville.

Elle rappela les habitants des jardins funéraires de leurs lieux de repos. Les ancêtres envahirent la ville et s'en prirent à leurs descendants qui étaient trop terrifiés pour se défendre. Bientôt, tous les habitants de la ville, hommes, femmes et enfants, rejoignirent leurs épouvantables semblables.

Quand le roi vit que sa ville sombrait dans le chaos, il ordonna au dernier de ses gardes de fermer les portes du château de l'intérieur. La première nuit, alors que les gémissements des morts entouraient le château, le cœur d'une vieille servante s'arrêta face à cette horreur. Elle mourut doucement et revint à la vie tout aussi doucement. L'un après l'autre, tous les serviteurs du roi subirent le même sort, puis ce fut le tour de sa famille et, enfin, des membres de sa garde, jusqu'à ce que seul Mallak restât. Pour les vivants, le château fut leur ultime sanctuaire. Pour les morts sans repos, ce fut leur éternel tombeau.

Mallak s'enferma dans la salle du trône et s'assit sur le siège richement décoré, écoutant les grattements aux portes de sa famille et de ses sujets trépassés. Après un moment, ils s'égarèrent et le laissèrent seul. Il y avait sur la table de la salle du trône un modeste festin mais la nourriture était gâtée, le vin avait tourné âcre, et le roi fut pris de désespoir lorsqu'il réalisa la puissance de la malédiction de la déesse.

Les jours passèrent et, sans eau ni nourriture, Mallak s'affaiblit. Il se mit à manger les fruits pourris et à boire le vin gâté mais son estomac ne pouvant supporter ni l'un ni l'autre, et il vomit tout ce qu'il avait avalé.

Le temps se perdit dans la salle du trône sans fenêtre, marqué seulement par son sommeil agité sur le sol froid en pierre. Assoiffé et affamé, Mallak maudit le nom de la déesse pour ce qu'elle lui avait infligé.

Dans son profond désespoir, il finit par comprendre ses erreurs. Tout ce qu'il avait voulu était de protéger sa cité et son peuple du poison des autres royaumes, mais cette protection les avait étouffés. Les ennemis de Lachyla ne hantaient plus les royaumes himaeriens. Les créatures qui erraient dans les rues et dans les couloirs du château n'étaient pas les vrais monstres. Le vrai monstre, il le savait, s'était enfermé dans la salle du trône.

"Valsana, aie pitié," murmura Mallak d'une voix réduite à un petit croassement sec. Mais aucune pitié ne vint. Sur son trône, il se lamenta et même le désespoir l'abandonna. Tourmenté par les murmures des morts, le Roi Mallak Ammenfar passa de vie à trépas.

La déesse lui avait donc accordé ce qu'il avait tant convoité. Le cadeau qu'elle lui fit fut la domination sans partage sur Lachyla, sans même la finalité de la mort pour l'usurper, car le seul maître de l'éternité... est la mort elle-même.

"Nous avons besoin d'un abri", dit Jalis de sous son capuchon, ramenant Oriken au présent. "Les nuages s'’épaississent et la pluie redouble."

"Si mes yeux ne me trompent pas," dit Dagra, "c'est peut-être un refuge là juste à l'horizon." Il pointa un doigt dans le paysage brumeux.

Oriken pouvait juste distinguer les formes de plusieurs petites habitations à travers le mur de pluie. "C'est bien notre veine."

"Ouais", souffla Dagra. "Peut-être bien."

Comme ils reprirent leur marche, Jalis dit : "Au moins, sans forêt autour, il n'y aura pas de cravants cette fois-ci."

Dagra approuva d'un grognement. "Restons sur nos gardes, cependant. Qui sait quelles autres surprises les Terres Mortes peuvent nous réserver."

L'estomac d'Oriken gargouilla. Un toit et un peu de repos sont les bienvenus, mais je préférerais un lapin rôti. Je n'ai pas vu la moindre trace de ce qu'on pourrait appeler un repas. Mais comme ils approchaient des bâtiments, ses espoirs s'amenuisèrent. Les trois cabanes en bois étaient à un stade avancé de délabrement, et plusieurs constructions, plus petites, n'étaient guère plus que des tas de bois en décomposition. Les toits étaient partiellement effondrés, les portes manquaient ou étaient à moitié enfoncées dans le sol, et l'intérieur des bâtiments était envahi par la végétation et l'eau.

Oriken dégaina son sabre et se dirigea vers la cabane la plus éloignée, laissant Dagra et Jalis inspecter les bâtiments les plus proches. Une brève inspection confirma qu'ils ne pourraient pas s'en servir comme abri et qu'il n'y avait rien qui vaille la peine d'être récupéré des restes des meubles véreux qui s'y trouvaient. Il s'approcha du côté effondré de la cabane, serpentant entre les débris recouverts de mousse. Derrière le bâtiment, plusieurs arbres courts et épineux poussaient au pied d'une butte à l'abri du vent ; derrière ceux-ci, il vit contre le flanc de la colline une ouverture faite de main d'homme, dont les poutres en bois était gondolées.

"Il y a une mine par ici !" cria-t-il par-dessus son son épaule.

Jalis apparut un instant plus tard. "Fais attention."

Oriken inspecta l'entrée de la mine et regarda à l'intérieur. Avec un haussement d'épaule, il franchit le seuil. Les premières poutres portantes étaient visibles sur une courte distance ; puis, le reste du tunnel s'enfonçait dans les ténèbres. Il entra de quelques pas puis s'accroupit pour tâter le sol de ses doigts. Rassuré que le sol fut sec, il fit tomber son bardas par terre et posa son ceinturon par-dessus, puis il s'assit en s'adossant à la paroi du tunnel.

Jalis se précipita dans l'entrée et repoussa sa capuche avec un soupir. Un instant plus tard, Dagra entra derrière elle, secouant les gouttes de pluie de son manteau. Dehors sur la lande, le vent soufflait et la pluie tombait plus fort.

Une fois débarrassée de son équipement, Jalis s'assit les jambes croisées à côté d'Oriken. "Dès que la pluie s'arrêtera, on repartira."

"Là où il y a une mine, il devrait se trouver un village non loin," dit Oriken.

Dagra émit un grognement indistinct. "Ce village sera dans le même état que ces cabanes de mineurs au dehors. Ces maisons aux abords n'avaient l'air désertées que depuis quelques décennies mais cette mine a été abandonnée depuis au moins cent ans."

"Il a raison," dit Jalis. "Pas grand-chose à en attendre. Et puis, les bois ici sont beaucoup plus clairsemés ; ce qui est bien, c'est qu'on a peu de chance d'y rencontrer des cravants."

"Voilà," marmonna Dagra en passant devant eux. "Plus de surprises. Moi, ça me va." Il laissa tomber son bardas contre le mur et s'assit à côté, posant son glaive sur son giron.

Oriken observait les bâtiments en ruines dehors. Il se demandait comment pouvaient bien être les mineurs de l'époque, s'ils avaient été comme son père. Gonflant ses joues, il regarda dans la direction opposée, dans les ténèbres du tunnel. "Eh, attendez," souffla-t-il. "Est-ce que... Dag, fais attention !"

Une forme s'élança vers Dagra. Il se remit sur pied en un éclair pour faire face à l'attaque, coupant l'air de son épée en direction de la forme sombre. Avec un grognement, l'attaquant attrapa Dagra par le cou ; celui-ci planta son glaive dans l’estomac de son assaillant, imprimant à la grande lame un mouvement vers la poitrine. Les mains autour du cou de Dagra se relâchèrent et son assaillant s'affaissa sur lui. Il arracha la lame de la forme qui s'effondra au sol. Tout cela n'avait pris que quelques secondes, mais Oriken et Jalis avait dégainé leurs armes et se tenaient prêts à les faire tous sortir du tunnel. Le moment s'étira mais rien ne vint. Oriken lança un regard en direction de Dagra dont les yeux fixaient le corps à ses pieds.

Puis, Oriken fit de même. "Merde," dit-il en découvrant le corps recouvert d'une peau sale et couverte de plaies, la longue chevelure poisseuse et la barbe hirsute d'un homme nu.

Dagra grogna, marcha jusqu'à l'entrée et regarda au dehors dans la pluie.

"Un ermite ?" se demanda Jalis. "Y en a-t-il d'autres au fond de la mine ?"

"Un imbécile, en tout cas", dit Oriken. "Qu'est-ce qui lui a pris ?"

"Nous avons envahi son habitation." Dagra continuait de leur tourner le dos. "Il ne faisait que se protéger."

Jalis secoua la tête. "Nous ne l'avons pas menacé," dit-elle à Dagra.

"Nous devrions le brûler."

Oriken lança les mains en l'air. "Excellente idée. Je vais aller chercher du bois pour faire du feu. Hein, c'est pas ce qui manque, en plus, il ne pleut pas une goutte."

"Très bien !" Dagra se tourna vers eux. "Au moins, tirons-le plus vers l'intérieur, si nous devons rester un peu."

"Ouais, ça je peux le faire," dit Oriken en essayant de masquer son sarcasme.

Dagra le fixa du regard puis, après quelques instants, fit un bref signe de la tête.

Oriken attrapa l'ermite par les poignets et tira le corps vers l'intérieur du tunnel, tout en restant sur ses gardes. L'obscurité était totale, mais les entrées de mine, il les connaissait bien. Cinquante pas plus loin, le tunnel faisait un angle ; il laissa le corps dans le coin. Pendant près d'une minute, il se tint debout là à regarder dans les ténèbres, des pensées tentant de se former à l’orée des émotions qu'il ressentait.

"Orik !" La voix de Jalis retentit dans le tunnel. "Tu vas bien ?"

"Ça va," dit-il. Il jeta un dernier regard vers les ténèbres et se retourna pour rejoindre ses amis.

"Tu n'avais pas besoin de partir si loin," dit Dagra alors qu'Oriken approchait de l'entrée.

"Je ne suis pas allé loin. J'étais juste en train de penser."

"Tu choisis de ces endroits, toi, pour faire de l'introspection," fit Jalis. "Dans une mine abandonnée, dans le noir, à côté d'un cadavre."

"Un peu de respect s'il te plaît, jeune fille," intervint Dagra. "Cet homme était vivant il y a encore quelques minutes."

"C'est lui qui nous a attaqués," dit Jalis, "pas nous. Tu t'es défendu. Tu n'as rien à te reprocher."

"Je n'avais pas à le tuer."

"Non, mais tu ne pouvais pas savoir s'il était dangereux, ni même s’il était humain, après il aurait été trop tard. Ne te blâme pas pour ça. Nous avons encore du chemin à faire et nous devons rester aussi affûtés que nos armes."

Dagra marmonna une sorte de reconnaissance. "J'aimerais que cette satanée pluie s'arrête, qu'on puisse s'en aller."

Jalis sourit. "Voilà qui est mieux."

Oriken s'assit par terre, le dos contre le mur.

Jalis s'assit à nouveau près de lui, les jambes croisées. "Quelque chose qui ne va pas ?"

"Non, rien."

Elle étudia son visage. "Eh, c'est à moi que tu parles. Je peux voir ton âme."

Il ricana. "Ah pas de souci, je n'en ai pas."

Dagra les rejoignit. "Tu n'es pas obligé de croire aux Dyades pour avoir une âme," dit-il. "Tout le monde en a une. Même toi."

"Ouais, peut-être." Oriken tourna les yeux vers les ténèbres de la mine.

"Oui, tout à fait," insista Dagra.

"Je ne crois en aucun de tes dieux, Dag. Tu le sais. Ni aux Dyades. Ni au Liés. Ni à aucun d'entre eux."

"Eh bien, peut-être qu'ils croient en toi."

"Oh, par pitié !" Oriken se remit sur pied et lui lança un regard noir. "Tu ne peux pas arrêter avec ça, juste pour une fois ?"

Jalis se leva et se plaça entre eux. "Je ne sais pas comment vous avez fait pour rester amis toutes ces années," dit-elle, les rabrouant tous les deux d'un regard sévère.

Dagra agita la main avec mépris. "Ouais, moi non plus."

"Moi, je sais," dit Oriken. "Je dois..." puis il décida de ravaler ses mots et de garder le silence.

Dagra tourna lentement la tête. Il posa sur Oriken un regard sinistre. "Ne t'arrête pas là," dit-il calmement. "Tu penses encore que tu me dois quelque chose ? Ce que j'ai fait pour toi, je l'ai fait trop tard. J'avais eu une chance, je ne l'ai pas saisie. Tu ne me dois rien."

Imbécile ! Oriken se réprimanda lui-même. Tu ne pouvais pas la fermer. "Écoute, Dag, je suis désolé. Ce n'était pas ce que je pensais—"

"Ce n'était pas ce que tu pensais," se moqua Dagra. "Tu ne pensais pas. C'est bien ça, ton problème, Oriken. Tu ne penses jamais." Avec un soupir, il se rassit par terre.

Oriken le regarda mais Dagra garda le silence et ses yeux fixés sur le mur d'en face, ses doigts enserrant le pendentif de son collier. Quand Oriken se tourna vers Jalis, celle-ci le regardait avec calme. Se retenant d'allumer un rouleau de tobah, il secoua la tête et partit errer dans les ténèbres. L'atmosphère entre Dag et lui n'avait pas été si tendue depuis longtemps. Cet endroit semblait les atteindre tous les deux.

Chapitre Quatre

Pierres des Temps Passés


"Les filles, qu'est-ce que vous allez faire aujourd'hui ?"

Eriqwyn étouffa un soupir et avala la dernière cuillerée de soupe pour faire taire la réponse désinvolte qu’elle faillit adresser à sa mère.

De l'autre côté de la table, sa sœur lui lança un coup d'œil. "J'imagine que ce sera un jour comme les autres," dit Adri. "Nous sommes contentes que tu sois avec nous pour le petit-déjeuner, Mère. Tu as bien dormi ?"

Leur mère fit un bref hochement de tête envers Adri, puis ses yeux prirent une expression vide et elle se pencha vers sa nourriture.

"La voilà repartie dans son monde," murmura Eriqwyn.

Adri se racla la gorge. "Comment s'en sortent les jeunes chasseurs à leur entraînement ?"

"La plupart sont prometteurs mais ils ont encore du chemin à faire, et ils ne seront chasseurs que lorsque je l'aurai décidé ainsi."

Adri lui lança un regard ferme. "Ma sœur, en tant que chef de cette communauté, voilà une décision qui passera par moi."

Eriqwyn pencha la tête en signe de déférence. "Bien sûr. Mais, dis-moi une chose, Adri. En tant que Première Gardienne, recruter les stagiaires relève de ma responsabilité mais, au nom de la lande verte de la déesse, pourquoi as-tu insisté pour enrôler Demelza ?"

"Ah, oui. Demelza." Adri eut un petit sourire forcé. "Ton aversion pour cette fille est évidente, je sais que tu ne l'aurais jamais acceptée, autrement. J'avoue qu'il y a quelque chose en elle qui me met également mal à l'aise mais elle est inoffensive et je crois qu'elle a du potentiel."

"Wayland et toi lui trouvez quelque chose que je ne vois vraiment pas," dit Eriqwyn. "Sa progression est lente et son manque d'attention est flagrant."

Adri posa sa cuillère dans son bol vide. "Ça ne veut pas dire qu'elle ne peut pas apprendre. Elle vit seule, Eri. Elle s'est montrée autonome depuis la mort de la vieille Ina. Je l'ai vue revenir au village avec des lapins, des faisans et des paniers remplis de crabes. Une fois, je l'ai vue tirer un nargut adulte jusqu'à sa cabane."

"Eh bien, je ne sais pas comment elle a fait pour les attraper sans filet, sans piège et sans savoir se servir d’une flèche. Ce qu'elle semble capable d'accomplir n'a rien à voir avec les talents que j'ai pu observer. Je ne pense pas qu'elle a ce qu'il faut." Eriqwyn haussa des épaules. "Peu importe. Wayland en est responsable. Si quelqu'un peut en faire un chasseur, c'est bien lui. Il aime bien Demelza et sa patience est sans égale."

"Wayland est un Gardien émérite. Tout comme Linisa." Adri se leva de sa chaise et se pencha par-dessus la table pour prendre le bol d'Eriqwyn. "À vous trois, vous êtes sans doute l'équipe de Gardiens la plus compétente que le village ait jamais connue. Le Ruisseau du Vairon est bien protégé."

"C'est bon de l'entendre dire, ma sœur." Mais protégée de quoi donc ? Tandis qu'Adri quittait pièce, Eriqwyn se leva et jeta un coup d'œil à sa mère. "Je sors cueillir des fleurs, Maman," dit-elle, s'en voulant de prononcer ces mots plus par moquerie que par gentillesse.

Sa mère leva les yeux vers elle et croisa son regard. Malgré les années passées prisonnière de ses souvenirs, pendant un court instant, le fantôme de la femme qu'elle avait été apparut dans ses yeux. "D'accord, ma chérie," dit-elle avec un léger sourire. "Amuse-toi bien."

S'amuser. Eriqwyn médita sur ce mot tout en quittant la pièce. Comme si la vie se résumait, comme avant, à sauter à la corde et cueillir des fleurs. J'ai grandi, Mère. Adri aussi. Ça fait longtemps qu'on a oublié ce que c'est de s'amuser.

Alors qu'Eriqwyn marchait le long de l’Allée du Mausolée, son arc à la main, un bourdonnement de voix lui parvenait depuis les portes ouvertes des habitations qui bordaient la rue. La chaleur et l'odeur du métal emplissaient l'air quand elle passa devant la forge. Tan, le plus jeune des deux forgerons, leva la tête et la salua d'un geste de la main. Sans interrompre sa foulée, Eriqwyn répondit d'un bref hochement de tête et poursuivit le long de la rue.

Quand elle parvint à la pointe sud du village, une silhouette émergea de derrière une maison. Reconnaissant Shade, Eriqwyn serra les dents. Sa chevelure sombre et lustrée tombait sur les épaules de la femme. Le tissu de sa longue robe et des panneaux se croisant sur sa poitrine était plaqué sur son corps par la brise chaude.

Shade s'arrêta près d'une poutre en bois et souleva une main pour la poser doucement sur le bois lisse. "Bonjour Eri," ronronna-t-elle. Ses yeux bruns scintillaient dans le soleil du matin.

Eriqwyn tenta de passer devant elle mais Shade lui toucha l'épaule et elle s'arrêta. "Qu'est-ce que tu veux ?" dit Eriqwyn d'un ton cassant.

Shade sourit. "Que d'hostilité. Tu sais que j'aime ça chez une femme. Ça fait longtemps que je ne t'ai pas vue, Eri. Est-ce que tu m'évites ?"

"Je n'ai pas à t'éviter," dit Eriqwyn d'un ton acerbe. "Et ne m'appelle pas Eri. Nous ne sommes pas proches."

"C'est d'autant plus triste." La voix de Shade débordait de sensualité, tout comme son apparence. "Comment préférerais-tu que je t'appelle ? Première Gardienne ?"

"Ce serait acceptable."

"Tant de formalités," la sermonna Shade. "Je pensais que nous avions dépassé cela. Après ce que nous avons partagé, je dirais que toi et moi sommes plus... intimes que la plupart des gens du Ruisseau du Vairon." Ses yeux étaient fixés sur le corps d'Eriqwyn.

Eriqwyn jeta un regard dans la rue pour s'assurer que personne ne les entendrait. "Il n'y a pas d'intimité entre toi et moi," dit-elle avec force. "Et si jamais il y en avait eu, elle n'existe plus depuis longtemps. Je sais ce que tu es, Shade. Une pierre précieuse, belle mais froide."

Shade s'approcha d'une démarche chaloupée. Ses doigts glissèrent depuis l'épaule d'Eriqwyn et le long de son bras. "Ai-je l'air froide ?" Elle se tint plus près. "Ou plutôt chaude ? Te souviens-tu de ça, Eri ? Tu devrais venir me rendre visite un jour, je pourrais te rappeler comme je peux être agréable à la vue et au toucher."

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