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La Cité Ravagée
Les hommes la regardèrent avec un air absent avant de reprendre leur dispute. Avec un soupir, Jalis les planta là. "Je vais aller vérifier la maison d'à côté. Araignées ou cadavres, restez derrière moi les garçons. Maman vous protégera."
"T’es un enfoiré," entendit-elle Dagra dire à Oriken alors qu'elle se dirigeait vers la demeure la plus éloignée.
"J'ai essayé de te prévenir," rétorqua Oriken. "Mais, non, il a fallu que tu débarques en héros. Tu croyais que c'était juste des araignées, c’est ça ? Tu voulais me faire passer pour un trouillard. Espèce de nain stupide."
"De nain ? Je peux te mettre sur le cul en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, espèce de bâtard dégingandé."
"Ah ouais ? Et pourquoi pas tout de suite ?"
"Les enfants !" leur cria Jalis alors qu'elle atteignait l'autre chalet. "Vous allez vous tenir mieux que ça, sinon je vous jure que je vous la mets, cette fessée !" Elle observa leurs expressions abasourdies, puis se tourna vers le chalet et, d'un coup de talon, en fit céder les portes. Les charnières cédèrent et les battants s'ouvrirent vers l'intérieur. Les mains à portée de ses poignards, elle s'avança dans l'obscurité et attendit que ses yeux s'ajustent. Les sombres contours de quelques meubles se dessinaient dans la pièce simple ; il y avait une cheminée sur le mur opposé, une palette sur un côté et un garde-manger de l'autre. Elle vérifia rapidement que rien de mort ne traînait dans les coins – à l'exception d'un squelette de rat dans la cheminée – et qu'il n'y ait pas trop de toiles d'araignée.
Dagra et Oriken entrèrent, l’air penaud.
Elle leur lança un regard impavide. "La voie est libre. Vous êtes en sécurité."
Quelques minutes plus tard, alors qu'Oriken s'affairait à allumer un feu dans la cheminée, Jalis s'assit sur une chaise branlante et regarda Dagra. L'homme barbu se tenait debout au milieu de la pièce, les yeux baissés sur le sol couvert de poussière. Il était visiblement encore secoué.
Il leva les yeux et croisa son regard. "N'y a-t-il donc rien qui te dérange ?" demanda-t-il. "Mêmes les hommes ou les femmes les plus coriaces ont une faiblesse. Ça fait cinq ans qu'on te connaît et je ne t'en connais aucune."
"Il y a une chose dont j'ai peur," admit-elle. "C'est de perdre."
"Perdre quoi ?"
Elle le regarda tout droit. "Les gens que j'aime."
Il poussa un grognement et sa barbe se fendit d'un sourire forcé mais chaleureux. "Eh bien, il est peu probable que tu ne nous perdes de sitôt. Pas à moins qu'une araignée monstre ne descende par la cheminée et n'avale Orik."
"Ou," dit Oriken tout en frappant un silex contre une pierre à feu, "à moins que le cadavre dans la maison là-bas ne vienne dans la nuit pour réclamer Dag à la porte."
Dagra s'emporta contre lui. "Il a fallu que tu le dises, hein ?"
"Je suis sérieuse," leur dit Jalis. "Nous allons vers l'inconnu et je déteste ne pas savoir. On a failli perdre Maros cette année. La formidable équipe de quatre est passée à trois et nous pouvons nous considérer chanceux de nous en être sortis."
"C'est vrai," acquiesça Dagra. "Ça, nous le sommes."
"C'est un métier dangereux." Jalis se leva, dégrafa son matelas de son paquetage et le déroula sur la palette. "C'est vrai, en onze ans au sein de la guilde, je n'ai vu qu'une poignée de sabreurs mourir pendant un contrat. La plupart était des compagnons, ou moins que ça." Elle jeta une couverture sur son matelas puis se retourna vers les deux hommes. "Statistiquement, plus vous gravissez les échelons, moins vous risquez de mourir comme sabreur ; vous êtes en chemin pour devenir maîtres-lames au cours des deux années qui viennent mais bon, vous n'y êtes pas encore, alors, pas d'arrogance. Et pour l'amour du ciel, essayez de contrôler vos réactions. Dag, dans ta panique, tu aurais pu aveuglément courir depuis ce cadavre et te jeter dans les mâchoires d'une créature bien vivante. Comment expliquerais-tu ça aux Dyades dans l'au-delà ?"
Dagra gonfla ses joues et souffla. "C'est noté."
"Et Oriken, il y a peu d'araignées hostiles à Himaera. Tu devrais voir celles de Sardaya. Avec des gros corps boudinés et rayés de rouge et de blanc. Une morsure et on finit boursouflé comme un cadavre mûr." Oriken et Dagra marmonnèrent à l'unisson et, dans la sombre lumière du crépuscule, Jalis crut voir leurs visages prendre une teinte plus pâle. "Voyez comment ceci est facile ?"
"Facile et inutile." Oriken se concentra sur les outils qu'il avait à la main et recommença à frapper sa pierre à feu sur les brindilles.
"Sans parler des Danseurs de Pierre qui infestent les Terres Plates de Ghalendi," poursuivit Jalis en hochant la tête vers Oriken. "Les adultes font la moitié de ta taille. Et ils peuvent abattre une araignée d'un simple coup de leurs jambes dotées de lames. Sans armure et une bonne arme assez lourde pour les écraser, une seule de ces arachnides pourrait régler ton sort en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire."
Oriken lui tourna le dos. "Tu inventes, là."
"Alors, tu l'allumes ce feu ou non ?"
Avec un grognement, il redoubla d'effort. "Ce maudit bois n'est pas des plus secs. Et alors, tu as déjà vu une de ces créatures ?"
"Non, mais je connais des gens qui en ont vu. Il y a peut-être un tout petit peu d'embellissement autour mais je ne doute pas de l'existence des Danseurs de Pierre. Mon propos est que ta peur n'est pas naturelle. Les petites araignées d'ici ne peuvent pas te faire du mal."
"Ce n'est pas ça qui m'énerve, c'est leur façon de— Voilà !" Une petite flamme se matérialisa sur les brindilles. Oriken souffla dessus doucement et le feu prit, radiant une lueur d'ambre dans la grisaille de la salle. "Ce qui m'énerve avec les araignées, c'est leur aspect et la façon dont elles bougent. Des créatures dégoûtantes." Il s'entoura de ses propres bras et se les frotta. "On peut changer de sujet ?"
"Chut !" Dagra leva la main pour faire silence.
"Quoi ?" dit Oriken, après un moment. "Je n'entends que des grincements de bois."
"Là, à nouveau." Dagra gardait sa voix basse. "Pendant que tu étais en train de parler."
Jalis attrapa son ceinturon sur la table à côté d'elle. "J'ai entendu." Encore faible mais immanquable, un cri de meute. "Des cravants. Dag, ferme la porte. Orik, aide-moi à pousser le garde-manger contre la porte." Elle attacha son ceinturon autour des hanches et s'avança vers le meuble imposant. Alors qu'Oriken prenait position à ses côtés, Dagra referma les portes du chalet ainsi que les volets en toute hâte. Jalis et Oriken s'abaissèrent derrière le garde-manger et placèrent leurs épaules contre le meuble. Puis, ils se mirent à pousser mais rien n'y fit. Plantant ses pieds plus fermement, Jalis mit tout son poids dans l'effort et sentit Oriken en faire de même. Le garde-manger racla et grinça sur le plancher, son contenu cliquetant à chaque poussée. Assez vite, ils parvinrent à le coincer fermement contre la porte.
"Il faut qu'on renforce les volets !" Dagra scanna des yeux le contenu de la pièce.
Jalis secoua la tête. "Il n'y a rien."
Oriken tordit le bord de son chapeau. "En général, les cravants laissent les humains tranquilles, mais ici, au-delà des dernières terres habitées..."
"C'est leur domaine," dit Dagra d'un air sombre. Les cris des créatures se faisaient de plus en plus pressants. Il tira son glaive. "Ils sont sortis des bois."
"Ils nous ont entendus et maintenant ils ont trouvé notre odeur." Jalis sortit leur mini arbalète de son paquetage. "Si nous restons silencieux, il se pourrait qu'ils s'en aillent après un moment."
Mais les volets sans renforts constituaient le point faible de la défense du chalet. Jalis chargea et arma l'arbalète, puis se tint prête derrière les deux hommes alors que ces derniers prenaient position près des volets. Ils attendirent en silence, écoutant les cravants bondir à travers la clairière, leurs cris gutturaux résonnant vaguement comme ceux des singes propres à l'extrême sud de l'Arkh. Jalis pouvait les imaginer dehors, leurs mâchoires proéminentes armées de chaotiques amas de crocs et cette deuxième paire d'yeux plus petits, telles des billes d'obsidienne sur les côtés de leur tête. Le cravant était une bête hideuse mais en dépit de son apparence, Oriken avait raison, ces primates qui chassaient en meute avaient tendance à éviter les humains, préférant rester invisibles et à couvert dans les profondeurs des bois. Mais ici, aux confins du Plateau de Scapa, il était possible que ces cravants n'aient jamais vu d'humains, les habitations les plus proches se trouvant à une demi-journée de marche vers le nord.
Quelque chose s'écrasa à l'extérieur et Jalis imagina les créatures se précipitant dans la première des maisons, suivant l'odeur des hommes mais ne trouvant qu'un cadavre mort depuis longtemps. Le bruit étouffé des pieds et des poings martelant le sol s'approcha du chalet et, malgré elle, Jalis tressauta lorsque des poings s'abattirent contre la porte, le bois partant en éclats lorsqu'il heurta le garde-manger. Les cravants rugissaient, sentant la proximité des sabreurs.
Le meuble bougea d'un pouce. Au-delà du seuil, la créature assaillante grogna de frustration et frappa plus fort contre la porte. Une charnière explosa de son support et une étroite ouverture apparut. Au travers, Jalis vit un corps massif recouvert d'une masse de poils noirs. Le cravant était de la même taille que Dagra, un peu plus court que Jalis. Un œil noir et rond scruta à l'intérieur puis le cravant se mit à rugir.
Jalis décocha son carreau. C'était un bon tir. Le projectile traversa l'ouverture et se ficha directement dans la gueule de la créature. Elle hurla de douleur et s'éloigna en titubant. Une autre prit sa place et Jalis réarma son arbalète.
D'un regard, Oriken lui enjoignit d'attendre, tandis qu'il alla rapidement planter son sabre entre la porte et le cadre, portant plusieurs coups dans la masse du cravant. La créature rugit et frappa le cadre de la porte de son coup de poing recouvert de pelage gris. Les serres épaisses qui formaient ses doigts se glissèrent dans l'ouverture. D'un coup, Oriken abaissa son sabre, faisant une profonde entaille dans les doigts de la créature et en amputant un. La créature en furie retira sa main et lâcha un rugissement monstrueux. Oriken battit en retraite et Jalis décocha son carreau. Le primate poussa un grognement et tomba à terre. Dehors dans la clairière, de sombres masses en mouvement convergeaient vers le chalet.
Des poings claquèrent contre les volets. De la poussière s'échappa des fissures entre les planches. Dagra prit du recul et brandit son glaive alors que les volets partirent en éclats. La forme sombre d'un cravant emplit l'ouverture, sa poitrine bandée de muscles ondulait alors qu'il leva les bras et poussa un rugissement.
Jalis prit un autre carreau et le fit glisser dans l'arbalète, tout en observant la créature levant son bras et se préparant à balayer Dagra d'un coup. Armant l'arbalète en toute hâte, elle appuya sur la détente et le carreau partit s'enfoncer dans l'un des quatre yeux de la créature. Dagra s'esquiva et planta son glaive dans le bras qui s'élançait vers lui. Le cravant s'empara de son visage, arrachant le carreau de son œil.
Il n'y avait pas grand-chose que Jalis pût faire à part charger l'arbalète, mais elle avait un nombre limité de carreaux. Il n'y avait pas non plus assez de place à la fenêtre pour que les deux hommes puissent y assurer une bonne défense sans risquer de se blesser l'un l'autre. Il leur fallait une nouvelle tactique.
"Du feu !" cria Jalis. "Il y a une vieille torche sur le mur."
Oriken se précipita. Il s'empara de la torche et en plongea la tête dans l'âtre maintenant en feu. Les flammes prirent et il courut vers Dagra alors que le cravant blessé se préparait à une attaque. Alors que la bête se concentrait sur Dagra, Oriken lui planta la torche en feu dans le visage. Elle émit un hurlement perçant et se jeta dans la poussière pour tenter d'éteindre les flammes. Alors qu'elle se remettait sur pied, Jalis lui tira un carreau dans la tête. Le cravant hurla et s'éloigna en chancelant, fit plusieurs pas en titubant à travers la clairière, puis s'effondra au sol. Les hurlements se firent plus rares, de même que les mouvements de la créature, ce qui permit aux flammes de se propager.
Les autres cravants se recroquevillèrent dans les ténèbres, leurs yeux noirs scintillant comme des billes de feu. L'un d'eux tenta de s'approcher et Oriken brandit sa torche en sa direction. Les flammes lui léchèrent le bras et le cravant balaya la torche d'un coup, faisant tomber la tête et expédiant le brûlot rouler sous la palette fourrée de foin.
Alors que la puanteur de pelage brûlé et de chair rôtie s'engouffrait à travers les ouvertures, Dagra planta son glaive dans l'épaule de la créature. Elle alla s'affaler en arrière contre son compagnon à terre. Les flammes qui consumaient la première s'emparèrent de la seconde et, dans un cri d'agonie, elle sauta sur ses pattes et partit en bondissant vers le reste de la meute, les envoyant tous vers les bois. Le cravant en feu boita autour du chalet et les cris de la meute s'évanouirent alors qu'ils disparaissaient vers les profondeurs des bois.
La palette était en feu, de la fumée envahissait la pièce. Oriken avait sauvé son paquetage et son matelas juste à temps et il s'occupait du reste de leur équipement.
"Par les volets," cria Dagra, en hurlant en direction de Jalis et d'Oriken. "Maintenant !"
Ils s'emparèrent de leur paquetage et Jalis grimpa à travers les volets derrière Dagra. Il n'y avait aucun signe de la meute de prédateurs, à l'exception de celui qui était maintenant immobile au sol, quelques flammes parsemant son dos. Oriken se hissa à travers les volets ouverts, haletant de douleur alors qu'il glissa son sabre dans son fourreau.
"Tu saignes," dit Jalis.
Il jeta un coup d'œil à la déchirure de sa chemise sur son avant-bras. Attrapant la manche, il la déchira de l'épaule et se l'attacha autour de sa blessure. "Je m'occuperai de ça plus tard. Pour l'instant, il faut qu'on s'éloigne d'ici."
Alors que les trois couraient vers la Route du Royaume, Jalis pensa avec amertume : Une balade à la campagne. Au-dessus d'eux, le ciel brillait de pans étoilés pendant que, derrière eux, l'enfer du chalet en flammes rugissant dans la nuit s'éloignait dans le lointain et qu'ils s'enfuyaient à travers la bruyère.
Chapitre Trois
Tout À Moi
"C'est ça," dit Wayland en s'accroupissant à côté de Demelza. "Contrôle ta respiration. Suis le lapin avec ton arc. Là, tu retiens, tu armes et tu vises. Et une fois que tu es sûre, tu lâches."
À une courte distance et légèrement sur le côté du Gardien et de la fille, Eriqwyn avait les bras croisés et observait Demelza et le lapin. Elle va le rater, pensa-t-elle avec agacement. Son corps est crispé et elle n'est pas totalement concentrée. Étouffant un soupir, elle secoua la tête. Je suis Première Gardienne, je ne devrais pas avoir à perdre mon temps avec celle-ci ; ça demande trop de patience pour faire entrer quoi que ce soit dans sa tête.
Cinquante mètres plus loin, le lapin sortit de derrière le buisson qui l'avait partiellement caché. Il s'arrêta, renifla l'air et dirigea son regard droit sur Demelza et Wayland. La fille décocha sa flèche qui traversa l'air ensoleillé et se ficha dans l'herbe plusieurs mètres avant sa cible. Le lapin disparut dans un saut. Furieuse, Demelza le suivit du regard alors qu'il s'échappait dans la lande. Eriqwyn ramassa son arc posé au sol et marcha dans leur direction.
Les yeux de Wayland s’écarquillèrent et il se releva. "Ah ! Tu as vu ça ? Tu ne l'as pas eu avec ta flèche mais on dirait bien que ce pauvre animal soit mort de trouille !"
Eriqwyn se retourna. Le lapin s'était rapidement éloigné mais il gisait maintenant immobile, son ventre blanc couché dans l'herbe courte. Elle marcha vers la frêle créature et la toucha de sa botte. Elle s'agenouilla et posa une main sur sa poitrine. Son cœur s'était arrêté et son œil brun pointait aveuglément vers elle. Wayland avait raison ; l'animal était mort de peur.
Elle le saisit par la queue et se dirigea vers Demelza. "Ton trophée," dit-elle à la fille en lui tendant le lapin. "Mais il ne compte pas. Tu dois te concentrer davantage. Où avais-tu la tête ? Tu pensais à ta cible ou à autre chose ? J'ai l'impression qu'une partie de ton esprit était ailleurs." Elle regarda Wayland. "Demelza a besoin de plus d'entraînement sur cibles fixes jusqu'à ce qu'elle apprenne à se concentrer totalement."
Wayland haussa légèrement les épaules et hocha de la tête. "Si tu le dis."
"Et toi ?" Eriqwyn pencha la tête en direction de Demelza. "Qu'attends-tu pour aller récupérer la flèche que Wayland t'a généreusement laissé utiliser ?"
Le regard de Demelza semblait aussi funeste que celui du lapin quand il était en vie et aussi vide que quand il était mort. Tendant son arc à Wayland, elle partit en courant récupérer la flèche.
Eriqwyn soupira ; Wayland lâcha dans un souffle : "Ah, Queenie. Tu es trop dure envers la petite. C'est vrai qu'elle n'est pas la plus futée du village mais elle n'est pas sans talent."
"Et quel talent... Je suis Première Gardienne du Ruisseau du Vairon et je ne devrais pas perdre mon temps à chercher où ses talents se cachent."
"Et qu'en est-il de moi ? Linisa et moi sommes tes seconds pour ce qui est de la protection du village. Est-ce vraiment indigne d'un Gardien d'aider un jeune à devenir chasseur ? Bien sûr que non. C'est comme ça qu'on perpétue le cycle et que le village reste fort."
Eriqwyn aspira l'air à travers ses mâchoires serrées. "Pas besoin de me sermonner, mon vieux. Je sais tout ça. Mais cette fille..." Son regard fixait Demelza alors qu'elle retournait vers eux. "Elle est maudite du jour où elle est née. Il y a quelque chose en elle... Elle n'a ni mon affection, ni ma confiance. Tu en as vu beaucoup des lapins qui meurent de frousse comme ça ?"
"Ça arrive."
"Deux fois en deux semaines ? De la même fille ?" Elle se retourna vers Wayland et le fixa du regard, mais ses yeux s'adoucirent quand ils rencontrèrent le regard paisible de Wayland. "Continue à l'entraîner mais garde les rapports de progression pour toi. Je n'ai aucune hâte de savoir comment elle peine, ni d'entendre combien de créatures elle aura tuées d'un simple regard."
Wayland sourit et se tourna vers la fille qui arriva jusqu'à eux, la flèche dans sa main. "Qu'as-tu appris aujourd’hui ?" lui demanda-t-il.
Le regard de Demelza alla de Wayland à Eriqwyn, puis d'Eriqwyn à Wayland. Sa bouche sembla fonctionner sans bruit avant qu'elle ne réponde. "J'ai appris..."
Eriqwyn fronça les sourcils. "Alors ?"
"J'ai appris à..."
Oh, pour l'amour des déesses, pensa Eriqwyn.
"Réfléchis à la question," dit Wayland, faisant montre de patience.
Demelza regarda le lapin que Wayland tenait dans sa main puis, après un long moment, elle dit : "J'ai appris qu'un lapin est moins intelligent que Melza." Eriqwyn étouffa un soupir et tourna les talons. Alors qu'elle s'éloignait, elle entendit Demelza ajouter : "Ben, il est toujours mort."
"Un marécage," grommela Oriken en libérant sa botte du bourbier dans un bruit de succion. Il jeta un coup d'œil devant lui, une plaine dégagée, des arbres épars et tordus, des touffes de roseaux et d'herbes qui parsemaient le paysage. "C'est bien ce qu'il nous fallait."
Des nuages s'étaient amassés et l'air s'était empli d'une fine brume. Le marais était infranchissable, à moins d'aller y patauger, un risque qu'Oriken ne voulait pas prendre. C'est notre sixième jour de voyage et on n'est même pas à mi-chemin, pensa-t-il, fronçant les sourcils en regardant sa botte couverte de boue. C'était leur premier obstacle, si on ne comptait pas ces putains de primates. Sous le bandage de son avant-bras, l'égratignure laissée par la griffe du cravant commençait à lui démanger.
"Il va falloir contourner," dit Jalis en s'asseyant dans les buissons qui avaient envahi les ruines de l'ancienne route pour retirer ses chaussures. "Tu as dit au sud, puis à l'ouest, c'est ça ?"
"Ouais." Oriken se frotta le menton piquant de barbe pour éviter de se gratter l'avant-bras. "La distance vers la côte est beaucoup plus courte à l'ouest qu'à l'est. À plus ou moins une trentaine de kilomètres à partir d'ici."
Dagra souffla. "Et à quoi ça nous sert de le savoir ?"
Oriken haussa les épaules, saisit son chapeau par son rebord et l'enleva. "Si on part vers l'est, ça nous rajouterait des jours, peut-être même une semaine entière, à notre voyage. Et puis, je préférerais avoir à traverser un littoral rocheux et des plages, plutôt que patauger dans une tourbière."
"Passons par l'ouest, alors," dit Jalis en retirant ses chaussures de son sac pour les enfiler à nouveau. "Ça ne nous sert à rien de savoir sur quelle distance s'étend le marais. On en suivra le bord d'aussi près qu'on le peut." Elle tendit la main à Oriken pour qu'il l'aide à se relever.
"Et si ça nous menait tout droit vers l'océan ?" demanda Dagra. "Tu parles d'une aubaine !"
Oriken passa une main dans sa chevelure abondante, puis il remit son chapeau tout en en tiraillant le bord. "Dans ce cas-là, on fera demi-tour et on repart vers l'est. Pourquoi envisager le pire, Dag ? Ce n'est déjà agréable pour aucun de nous. Faudrait que tu y mettes un peu du tien."
Dagra bougonna quelque chose dans sa barbe et lança un regard noir à travers la lande marécageuse.
"Qu'est-ce que tu dis ?"
"Rien. Rien du tout." Dagra marcha vers l'ouest en bordure du marais, un masque de contrariété plaqué sur le visage.
Se mettant en marche derrière lui, Oriken jeta un coup d'œil vers Jalis. "Il est trop crispé. S'il y avait un quelconque sanctuaire aux Dyades dans le coin, ça lui remonterait le moral en moins de deux."
Jalis hocha la tête. "Je commence à me rendre compte combien ça lui coûte de s'être joint à nous. Je n'avais pas idée de ce que ça lui ferait quand on était à la taverne."
"Il s'en remettra. Sa foi est la plus forte que je connaisse, à mon propre agacement, je dois le dire. Je lui donnerai un coup de main."
"J'espère que tu as raison," dit Jalis, "bien qu'à t'entendre, on dirait que tu places ta foi dans la foi de Dagra."
Oriken émit un rire tranquille. "Tu m'as bien eu, là."
L'après-midi passa lentement. La pluie, bien que légère, était incessante. Jalis et Dagra avaient remonté le capuchon de leurs manteaux tandis qu'Oriken avait revêtu sa veste en cuir de nargut. Ça le tenait au chaud et il était sec. Dagra les rejoignit et marcha de l'autre côté de Jalis, tous les trois longeant les bords du marais. Ils ne parlaient pas beaucoup ; Oriken se surprit à se demander ce qui pouvait bien les attendre. Ils n'étaient qu'à deux jours de marche de toute civilisation mais, en dépit du paysage familier qu'était Himaera, le Plateau de Scapa avait une atmosphère distincte. Le paysage dégagé lui donnait un sentiment de liberté mais le mettait également mal à l'aise, comme si la terre elle-même sentait leur présence et les considérait comme des intrus. Ce qui, bien sûr, ne faisait aucun sens.
Sans doute l'humeur de Dag qui déteint sur moi, pensa-t-il, puis il secoua la tête. Voyager et se retrouver dans la nature du jour au lendemain n'était nouveau pour aucun d'eux ; mais de pénétrer chaque jour un peu plus dans une vaste région inhabitée, une région que les vivants avaient désertée et abandonnée au passé, il ne parvenait pas à faire taire l'appréhension qui s'emparait de lui. Y avait-il vraiment une cité de l'autre côté des Terres Mortes ? Si c'était le cas, alors ce devait être une coquille vide, en ruine et envahie par la végétation.