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Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке
– C’est vrai ça! »
Je me rendais compte que l’âge c’est quelque chose pour les idées. Ça rend pratique.
« C’est là qu’ils sont, hein? » Nous fixions et nous estimions ensemble nos chances et cherchions notre avenir comme aux cartes dans le grand plan lumineux que nous offrait la ville en silence.
« On y va? »
Il s’agissait de passer la ligne du chemin de fer d’abord. S’il y avait des sentinelles, on serait visés. Peut-être pas. Fallait voir. Passer au-dessus ou en dessous par le tunnel.
« Faut nous dépêcher, qu’a ajouté ce Robinson… C’est la nuit qu’il faut faire ça, le jour, il y a plus d’amis, tout le monde travaille pour la galerie, le jour, tu vois, même à la guerre c’est la foire… Tu prends ton canard avec toi? »
J’emmenai le canard. Prudence pour filer plus vite si on était mal accueillis. Nous parvînmes au passage à niveau, levés ses grands bras rouge et blanc. J’en avais jamais vu non plus des barrières de cette forme-là. Y en avait pas des comme ça aux environs de Paris.
« Tu crois qu’ils sont déjà entrés dans la ville, toi?
– C’est sûr! qu’il a dit… Avance toujours!.. »
On était à présent forcés d’être aussi braves que des braves, à cause du cheval qui avançait tranquillement derrière nous, comme s’il nous poussait avec son bruit, on n’entendait que lui. Toc! et toc! avec ses fers. Il cognait en plein dans l’écho, comme si de rien n’était.
Ce Robinson comptait donc sur la nuit pour nous sortir de là?.. On allait au pas tous les deux au milieu de la rue vide, sans ruse du tout, au pas cadencé encore, comme à l’exercice.
Il avait raison, Robinson, le jour était impitoyable, de la terre au ciel. Tels que nous allions sur la chaussée, on devait avoir l’air bien inoffensifs tous les deux toujours, bien naïfs même, comme si l’on rentrait de permission. « T’as entendu dire que le Ier hussards a été fait prisonnier tout entier?.. dans Lille?.. Ils sont entrés comme ça, qu’on a dit, ils savaient pas, hein! le colonel devant… Dans une rue principale mon ami! Ça s’est refermé… Par-devant… Par-derrière… Des Allemands partout!.. Aux fenêtres!.. Partout… Ça y était… Comme des rats qu’ils étaient faits!.. Comme des rats! Tu parles d’un filon!..
– Ah! les vaches!..
– Ah dis donc! Ah dis donc!.. » On n’en revenait pas nous autres de cette admirable capture, si nette, si définitive… On en bavait. Les boutiques portaient toutes leurs volets clos, les pavillons d’habitation aussi, avec leur petit jardin par-devant, tout ça bien propre. Mais après la Poste on a vu que l’un de ces pavillons, un peu plus blanc que les autres, brillait de toutes ses lumières à toutes les fenêtres, au premier comme à l’entresol. On a été sonner à la porte. Notre cheval toujours derrière nous. Un homme épais et barbu nous ouvrit. « Je suis le Maire de Noirceur – qu’il a annoncé tout de suite, sans qu’on lui demande – et j’attends les Allemands! » Et il est sorti au clair de lune pour nous reconnaître le Maire. Quand il s’aperçut que nous n’étions pas des Allemands nous, mais encore bien des Français, il ne fut plus si solennel, cordial seulement. Et puis gêné aussi. Évidemment, il ne nous attendait plus, nous venions un peu en travers des dispositions qu’il avait dû prendre, des résolutions arrêtées. Les Allemands devaient entrer à Noirceur cette nuit-là, il était prévenu et il avait tout réglé avec la Préfecture, leur colonel ici, leur ambulance là-bas, etc. Et s’ils entraient à présent? Nous étant là? Ça ferait sûrement des histoires! Ça créerait sûrement des complications… Cela il ne nous le dit pas nettement, mais on voyait bien qu’il y pensait.
Alors il se mit à nous parler de l’intérêt général, dans la nuit, là, dans le silence où nous étions perdus. Rien que de l’intérêt général… Des biens matériels de la communauté… Du patrimoine artistique de Noirceur, confié à sa charge, charge sacrée, s’il en était une… De l’église du XVe siècle notamment… S’ils allaient la brûler l’église du XVe ? Comme celle de Condé-sur-Yser à côté! Hein?.. Par simple mauvaise humeur… Par dépit de nous trouver là nous… Il nous fit ressentir toute la responsabilité que nous encourions… Inconscients jeunes soldats que nous étions!.. Les Allemands n’aimaient pas les villes louches où rôdaient encore des militaires ennemis. C’était bien connu.
Pendant qu’il nous parlait ainsi à mi-voix, sa femme et ses deux filles, grosses et appétissantes blondes, l’approuvaient fort, de-ci, de-là, d’un mot… On nous rejetait, en somme. Entre nous, flottaient les valeurs sentimentales et archéologiques, soudain fort vives, puisqu’il n’y avait plus personne à Noirceur dans la nuit pour les contester… Patriotiques, morales, poussées par des mots, fantômes qu’il essayait de rattraper, le Maire, mais qui s’estompaient aussitôt vaincus par notre peur et notre égoïsme à nous et aussi par la vérité pure et simple.
Il s’épuisait en de touchants efforts, le Maire de Noirceur, ardent à nous persuader que notre Devoir était bien de foutre le camp tout de suite à tous, les diables, moins brutal certes mais tout aussi décidé dans son genre que notre commandant Pinçon.
De certain, il n’y avait à opposer décidément à tous ces puissants que notre petit désir, à nous deux, de ne pas mourir et de ne pas brûler. C’était peu, surtout que ces choses-là ne peuvent pas se déclarer pendant la guerre. Nous retournâmes donc vers d’autres rues vides. Décidément tous les gens que j’avais rencontrés pendant cette nuit-là m’avaient montré leur âme.
« C’est bien ma chance! qu’il remarqua Robinson comme on s’en allait. Tu vois. si seulement t’avais été un Allemand toi, comme t’es un bon gars aussi, tu m’aurais fait prisonnier et ça aurait été une bonne chose de faite… On a du mal à se débarrasser de soi-même en guerre!
– Et toi, que je lui ai dit, si t’avais été un Allemand, tu m’aurais pas fait prisonnier aussi? T’aurais peut-être alors eu leur médaille militaire! Elle doit s’appeler d’un drôle de mot en allemand leur médaille militaire, hein? »
Comme il ne se trouvait toujours personne sur notre chemin à vouloir de nous comme prisonniers, nous finîmes par aller nous asseoir sur un banc dans un petit square et on a mangé alors la boîte de thon que Robinson Léon promenait et réchauffait dans sa poche depuis le matin. Très au loin, on entendait du canon à présent, mais vraiment très loin. S’ils avaient pu rester chacun de leur côté, les ennemis, et nous laisser là tranquilles!
Après ça, c’est un quai qu’on a suivi; et le long des péniches à moitié déchargées, dans l’eau, à longs jets, on a uriné. On emmenait toujours le cheval à la bride, derrière nous, comme un très gros chien, mais près du Pont, dans la maison du Pasteur, à une seule pièce, sur un matelas aussi, était étendu encore un mort, tout seul, un Français, commandant de chasseurs à cheval qui ressemblait d’ailleurs un peu à ce Robinson, comme tête.
« Tu parles qu’il est vilain! que me fit remarquer Robinson. Moi j’aime pas les morts…
– Le plus curieux, que je lui répondis, c’est qu’il te ressemble un peu. Il a un long nez comme le tien et toi t’es pas beaucoup moins jeune que lui…
– Ce que tu vois, c’est par la fatigue, forcément qu’on se ressemble un peu tous, mais si tu m’avais vu avant… Quand je faisais de la bicyclette tous les dimanches!.. J’étais beau gosse! J’avais des mollets, mon vieux! Du sport, tu sais! Et ça développe les cuisses aussi… »
On est ressortis, l’allumette qu’on avait prise pour le regarder s’était éteinte.
« Tu vois, c’est trop tard, tu vois!.. »
Une longue raie grise et verte soulignait déjà au loin la crête du coteau, à la limite de la ville, dans la nuit; le Jour! Un de plus! Un de moins! Il faudrait essayer de passer à travers celui-là encore comme à travers les autres, devenus des espèces de cerceaux de plus en plus étroits, les jours, et tout remplis avec des trajectoires et des éclats de mitraille.
« Tu reviendras pas par ici toi, dis, la nuit prochaine? qu’il demanda en me quittant.
– Il n’y a pas de nuit prochaine, mon vieux!.. Tu te prends donc pour un général!
– J’ pense plus à rien, moi, qu’il a fait, pour finir… À rien, t’entends!.. J’ pense qu’à pas crever… Ça suffit… J’ me dis qu’un jour de gagné, c’est toujours un jour de plus!
– T’as raison… Au revoir, vieux, et bonne chance!..
– Bonne chance à toi aussi! Peut-être qu’on se reverra! »
On est retournés chacun dans la guerre. Et puis il s’est passé des choses et encore des choses, qu’il est pas facile de raconter à présent, à cause que ceux d’aujourd’hui ne les comprendraient déjà plus.
Pour être bien vus et considérés, il a fallu se dépêcher dare-dare de devenir bien copains avec les civils parce qu’eux, à l’arrière, ils devenaient à mesure que la guerre avançait, de plus en plus vicieux. Tout de suite j’ai compris ça en rentrant à Paris et aussi que leurs femmes avaient le feu au derrière, et les vieux des gueules grandes comme ça, et les mains partout, aux culs, aux poches.
On héritait des combattants à l’arrière, on avait vite appris la gloire et les bonnes façons de la supporter courageusement et sans douleur.
Les mères, tantôt infirmières, tantôt martyres, ne quittaient plus leurs longs voiles sombres, non plus que le petit diplôme que le Ministre leur faisait remettre à temps par l’employé de la Mairie. En somme, les choses s’organisaient.
Pendant des funérailles soignées on est bien tristes aussi, mais on pense quand même à l’héritage, aux vacances prochaines, à la veuve qui est mignonne, et qui a du tempérament, dit-on, et à vivre encore, soi-même, par contraste, bien longtemps, à ne crever jamais peut-être… Qui sait?
Quand on suit ainsi l’enterrement, tous les gens vous envoient des grands coups de chapeau. Ça fait plaisir. C’est le moment alors de bien se tenir, d’avoir l’air convenable, de ne pas rigoler tout haut, de se réjouir seulement en dedans. C’est permis. Tout est permis en dedans.
Dans le temps de la guerre, au lieu de danser à l’entresol, on dansait dans la cave. Les combattants le toléraient et mieux encore, ils aimaient ça. Ils en demandaient dès qu’ils arrivaient et personne ne trouvait ces façons louches. Y a que la bravoure au fond qui est louche. Être brave avec son corps? Demandez alors à l’asticot aussi d’être brave, il est rose et pâle et mou, tout comme nous.
Pour ma part, je n’avais plus à me plaindre. J’étais même en train de m’affranchir par la médaille militaire que j’avais gagnée, la blessure et tout. En convalescence, on me l’avait apportée la médaille, à l’hôpital même. Et le même jour, je m’en fus au théâtre, la montrer aux civils pendant les entractes. Grand effet. C’était les premières médailles qu’on voyait dans Paris. Une affaire!
C’est même à cette occasion, qu’au foyer de l’Opéra-Comique, j’ai rencontré la petite Lola d’Amérique et c’est à cause d’elle que je me suis tout à fait dessalé.
Il existe comme ça certaines dates qui comptent parmi tant de mois où on aurait très bien pu se passer de vivre. Ce jour de la médaille à l’Opéra-Comique fut dans la mienne, décisif.
À cause d’elle, de Lola, je suis devenu tout curieux des États-Unis, à cause des questions que je lui posais tout de suite et auxquelles elle ne répondait qu’à peine. Quand on est lancé de la sorte dans les voyages, on revient quand on peut et comme on peut…
Au moment dont je parle, tout le monde à Paris voulait posséder son petit uniforme. Il n’y avait guère que les neutres et les espions qui n’en avaient pas, et ceux-là c’était presque les mêmes. Lola avait le sien d’uniforme officiel et un vrai bien mignon, rehaussé de petites croix rouges partout, sur les manches, sur son menu bonnet de police, coquinement posé de travers toujours sur ses cheveux ondulés. Elle était venue nous aider à sauver la France, confiait‐elle au Directeur de l’hôtel, dans la mesure de ses faibles forces, mais avec tout son cœur! Nous nous comprîmes tout de suite, mais pas complètement toutefois, parce que les élans du cœur m’étaient devenus tout à fait désagréables. Je préférais ceux du corps, tout simplement. Il faut s’en méfier énormément du cœur, on me l’avait appris et comment! à la guerre. Et je n’étais pas près de l’oublier.
Le cœur de Lola était tendre, faible et enthousiaste. Le corps était gentil, très aimable, et il fallut bien que je la prisse dans son ensemble comme elle était. C’était une gentille fille après tout Lola, seulement, il y avait la guerre entre nous, cette foutue énorme rage qui poussait la moitié des humains, aimants ou non, à envoyer l’autre moitié vers l’abattoir. Alors ça gênait dans les relations, forcément, une manie comme celle-là. Pour moi qui tirais sur ma convalescence tant que je pouvais et qui ne tenais pas du tout à reprendre mon tour au cimetière ardent des batailles, le ridicule de notre massacre m’apparaissait, clinquant, à chaque pas que je faisais dans la ville. Une roublardise immense s’étalait partout.
Cependant j’avais peu de chances d’y échapper, je n’avais aucune des relations indispensables pour s’en tirer. Je ne connaissais que des pauvres, c’est-à-dire des gens dont la mort n’intéresse personne. Quant à Lola, il ne fallait pas compter sur elle pour m’embusquer. Infirmière comme elle était, on ne pouvait rêver, sauf Ortolan peut-être, d’un être plus combatif que cette enfant charmante. Avant d’avoir traversé la fricassée boueuse des héroïsmes, son petit air Jeanne d’Arc m’aurait peut-être excité, converti, mais à présent, depuis mon enrôlement de la place Clichy, j’étais devenu devant tout héroïsme verbal ou réel, phobiquement rébarbatif. J’étais guéri, bien guéri.
Pour la commodité des dames du Corps expéditionnaire américain, le groupe des infirmières dont Lola faisait partie logeait à l’hôtel Paritz et pour lui rendre, à elle particulièrement, les choses encore plus aimables, il lui fut confié (elle avait des relations) dans l’hôtel même, la Direction d’un service spécial, celui des beignets aux pommes pour les hôpitaux de Paris. Il s’en distribuait ainsi chaque matin des milliers de douzaines. Lola remplissait cette fonction bénigne avec un certain petit zèle qui devait d’ailleurs un peu plus tard tourner tout à fait mal.
Lola, il faut le dire, n’avait jamais confectionné de beignets de sa vie. Elle embaucha donc un certain nombre de cuisinières mercenaires, et les beignets furent, après quelques essais, prêts à être livrés ponctuellement juteux, dorés et sucrés à ravir. Lola n’avait plus en somme qu’à les goûter avant qu’on les expédiât dans les divers services hospitaliers. Chaque matin Lola se levait dès dix heures et descendait, ayant pris son bain, vers les cuisines situées profondément auprès des caves. Cela, chaque matin, je le dis, et seulement vêtue d’un kimono japonais noir et jaune qu’un ami de San Francisco lui avait offert la veille de son départ.
Tout marchait parfaitement en somme et nous étions bien en train de gagner la guerre, quand certain beau jour, à l’heure du déjeuner, je la trouvai bouleversée, se refusant à toucher un seul plat du repas. L’appréhension d’un malheur arrivé, d’une maladie soudaine me gagna. Je la suppliai de se fier à mon affection vigilante.
D’avoir goûté ponctuellement les beignets pendant tout un mois, Lola avait grossi de deux bonnes livres! Son petit ceinturon témoignait d’ailleurs, par un cran, du désastre. Vinrent les larmes. Essayant de la consoler, de mon mieux, nous parcourûmes, sous le coup de l’émotion, en taxi, plusieurs pharmaciens, très diversement situés. Par hasard, implacables, toutes les balances confirmèrent que les deux livres étaient bel et bien acquises, indéniables. Je suggérai alors qu’elle abandonne son service à une collègue qui, elle, au contraire, recherchait des « avantages ». Lola ne voulut rien entendre de ce compromis qu’elle considérait comme une honte et une véritable petite désertion dans son genre. C’est même à cette occasion qu’elle m’apprit que son arrière-grand-oncle avait fait, lui aussi, partie de l’équipage à tout jamais glorieux du Mayflower débarqué à Boston en 1677, et qu’en considération d’une pareille mémoire, elle ne pouvait songer à se dérober, elle, au devoir des beignets, modeste certes, mais sacré quand même.
Toujours est-il que de ce jour, elle ne goûtait plus les beignets que du bout des dents, qu’elle possédait d’ailleurs toutes bien rangées et mignonnes. Cette angoisse de grossir était arrivée à lui gâter tout plaisir. Elle dépérit. Elle eut en peu de temps aussi peur des beignets que moi des obus. Le plus souvent à présent, nous allions nous promener par hygiène de long en large, à cause des beignets, sur les quais, sur les boulevards, mais nous n’entrions plus au Napolitain, à cause des glaces qui font, elles aussi, engraisser les dames.
Jamais je n’avais rien rêvé d’aussi confortablement habitable que sa chambre, toute bleu pâle, avec une salle de bains à côté. Des photos de ses amis, partout, des dédicaces, peu de femmes, beaucoup d’hommes, de beaux garçons, bruns et frisés, son genre, elle me parlait de la couleur de leurs yeux, et puis de ces dédicaces tendres, solennelles, et toutes, définitives. Au début, pour la politesse, ça me gênait, au milieu de toutes ces effigies, et puis on s’habitue.
Dès que je cessais de l’embrasser, elle y revenait, je n’y coupais pas, sur les sujets de la guerre ou des beignets. La France tenait de la place dans nos conversations. Pour Lola, la France demeurait une espèce d’entité chevaleresque, aux contours peu définis dans l’espace et le temps, mais en ce moment dangereusement blessée et à cause de cela même très excitante. Moi, quand on me parlait de la France, je pensais irrésistiblement à mes tripes, alors forcément, j’étais beaucoup plus réservé pour ce qui concernait l’enthousiasme. Chacun sa terreur. Cependant, comme elle était complaisante au sexe, je l’écoutais sans jamais la contredire. Mais question d’âme, je ne la contentais guère. C’est tout vibrant, tout rayonnant qu’elle m’aurait voulu et moi, de mon côté, je ne concevais pas du tout pourquoi j’aurais été dans cet état-là, sublime, je voyais au contraire mille raisons, toutes irréfutables, pour demeurer d’humeur exactement contraire.
Lola, après tout, ne faisait que divaguer de bonheur et d’optimisme, comme tous les gens qui sont du bon côté de la vie, celui des privilèges, de la santé, de la sécurité et qui en ont encore pour longtemps à vivre.
Elle me tracassait avec les choses de l’âme, elle en avait plein la bouche. L’âme, c’est la vanité et le plaisir du corps tant qu’il est bien portant, mais c’est aussi l’envie d’en sortir du corps dès qu’il est malade ou que les choses tournent mal. On prend des deux poses celle qui vous sert le plus agréablement dans le moment et voilà tout! Tant qu’on peut choisir entre les deux, ça va. Mais moi, je ne pouvais plus choisir, mon jeu était fait! J’étais dans la vérité jusqu’au trognon, et même que ma propre mort me suivait pour ainsi dire pas à pas. J’avais bien du mal à penser à autre chose qu’à mon destin d’assassiné en sursis, que tout le monde d’ailleurs trouvait pour moi tout à fait normal.
Cette espèce d’agonie différée, lucide, bien portante, pendant laquelle il est impossible de comprendre autre chose que des vérités absolues, il faut l’avoir endurée pour savoir à jamais ce qu’on dit.
Ma conclusion c’était que les Allemands pouvaient arriver ici, massacrer, saccager, incendier tout, l’hôtel, les beignets, Lola, les Tuileries, les Ministres, leurs petits amis, la Coupole, le Louvre, les Grands Magasins, fondre sur la ville, y foutre le tonnerre de Dieu, le feu de l’enfer, dans cette foire pourrie à laquelle on ne pouvait vraiment plus rien ajouter de plus sordide, et que moi, je n’avais cependant vraiment rien à perdre, rien, et tout à gagner.
On ne perd pas grand-chose quand brûle la maison du propriétaire. Il en viendra toujours un autre, si ce n’est pas toujours le même, Allemand ou Français, ou Anglais ou Chinois, pour présenter, n’est-ce pas, sa quittance à l’occasion… En marks ou francs? Du moment qu’il faut payer…
En somme, il était salement mauvais, le moral. Si je lui avais dit ce que je pensais de la guerre, à Lola, elle m’aurait pris pour un monstre tout simplement, et chassé des dernières douceurs de son intimité. Je m’en gardais donc bien, de lui faire ces aveux. J’éprouvais, d’autre part, quelques difficultés et rivalités encore. Certains officiers essayaient de me la souffler, Lola. Leur concurrence était redoutable, armés qu’ils étaient eux, des séductions de leur Légion d’honneur. Or, on se mit à en parler beaucoup de cette fameuse Légion d’honneur dans les journaux américains. Je crois même qu’à deux ou trois reprises où je fus cocu, nos relations eussent été très menacées, si au même moment cette frivole ne m’avait découvert soudain une utilité supérieure, celle qui consistait à goûter chaque matin les beignets à sa place.
Cette spécialisation de la dernière minute me sauva. De ma part, elle accepta le remplacement. N’étais-je pas moi aussi un valeureux combattant, donc digne de cette fonction de confiance! Dès lors, nous ne fûmes plus seulement amants mais associés. Ainsi débutèrent les temps modernes.
Son corps était pour moi une joie qui n’en finissait pas. Je n’en avais jamais assez de le parcourir ce corps américain. J’étais à vrai dire un sacré cochon. Je le demeurai.
Je me formai même à cette conviction bien agréable et renforçatrice qu’un pays apte à produire des corps aussi audacieux dans leur grâce et d’une envolée spirituelle aussi tentante devait offrir bien d’autres révélations capitales au sens biologique il s’entend.
Je décidai, à force de peloter Lola, d’entreprendre tôt ou tard le voyage aux États-Unis, comme un véritable pèlerinage et cela dès que possible. Je n’eus en effet de cesse et de repos (à travers une vie pourtant implacablement contraire et tracassée) avant d’avoir mené à bien cette profonde aventure, mystiquement anatomique.
Je reçus ainsi tout près du derrière de Lola le message d’un nouveau monde. Elle n’avait pas qu’un corps Lola, entendons-nous, elle était ornée aussi d’une tête menue, mignonne et un peu cruelle à cause des yeux bleu grisaille qui lui remontaient d’un tantinet vers les angles, tels ceux des chats sauvages.
Rien que la regarder en face, me faisait venir l’eau à la bouche comme par un petit goût de vin sec, de silex. Des yeux durs en résumé, et point animés par cette gentille vivacité commerciale, orientalo-fragonarde qu’ont presque tous les yeux de par ici.
Nous nous retrouvions le plus souvent dans un café d’à côté. Les blessés de plus en plus nombreux clopinaient à travers les rues, souvent débraillés. À leur bénéfice il s’organisait des quêtes, « Journées » pour ceux-ci, pour ceux-là, et surtout pour les organisateurs des « Journées ». Mentir, baiser, mourir. Il venait d’être défendu d’entreprendre autre chose. On mentait avec rage au-delà de l’imaginaire, bien au-delà du ridicule et de l’absurde, dans les journaux, sur les affiches, à pied, à cheval, en voiture. Tout le monde s’y était mis. C’est à qui mentirait plus énormément que l’autre. Bientôt, il n’y eut plus de vérité dans la ville.
Le peu qu’on y trouvait en 1914, on en était honteux à présent. Tout ce qu’on touchait était truqué, le sucre, les avions, les sandales, les confitures, les photos; tout ce qu’on lisait, avalait, suçait, admirait, proclamait, réfutait, défendait, tout cela n’était que fantômes haineux, truquages et mascarades. Les traîtres eux-mêmes étaient faux. Le délire de mentir et de croire s’attrape comme la gale. La petite Lola ne connaissait du français que quelques phrases mais elles étaient patriotiques: « On les aura!.. », « Madelon, viens!.. » C’était à pleurer.
Elle se penchait ainsi sur notre mort avec entêtement, impudeur, comme toutes les femmes d’ailleurs, dès que la mode d’être courageuse pour les autres est venue.
Et moi qui précisément me découvrais tant de goût pour toutes les choses qui m’éloignaient de la guerre! Je lui demandai à plusieurs reprises des renseignements sur son Amérique à Lola, mais elle ne me répondait alors que par des commentaires tout à fait vagues, prétentieux et manifestement incertains, tendant à faire sur mon esprit une brillante impression.
Mais, je me méfiais des impressions à présent. On m’avait possédé une fois à l’impression, on ne m’aurait plus au boniment. Personne.
Je croyais à son corps, je ne croyais pas à son esprit. Je la considérais comme une charmante embusquée, la Lola, à l’envers de la guerre, à l’envers de la vie.
Elle traversait mon angoisse avec la mentalité du Petit Journal: Pompon, Fanfare, ma Lorraine et gants blancs… En attendant je lui faisais des politesses de plus en plus fréquentes, parce que je lui avais assuré que ça la ferait maigrir. Mais elle comptait plutôt sur nos longues promenades pour y parvenir. Je les détestais, quant à moi, les longues promenades. Mais elle insistait.