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Cet obscur objet du désir / Этот смутный объект желания. Книга для чтения на французском языке
Le contraste est singulier, de la pauvreté de leur linge et du soin extrême qu’elles apportent à leurs têtes chargées de cheveux. Elles sont coiffées au petit fer comme à l’heure d’entrer au bal et poudrées jusqu’au bout des seins, même par-dessus les saintes médailles. Pas une qui n’ait dans son chignon quarante épingles et une fleur rouge. Pas une qui n’ait au fond de son mouchoir la petite glace et la houppette blanche. On les prendrait pour des actrices en costume de mendiantes.
Je les considérais une à une, et il me parut que même les plus tranquilles montraient quelque vanité à se laisser examiner. J’en vis de jeunes qui se mettaient à l’aise, comme par hasard, au moment où j’approchais d’elles. À celles qui avaient des enfants je donnais quelques perras; à d’autres des bouquets d’œillets dont j’avais empli mes poches, et qu’elles suspendaient immédiatement sur leur poitrine à la chaînette de leur croix. Il y avait, n’en doutez pas, de bien pauvres anatomies dans ce troupeau hétéroclite, mais toutes étaient intéressantes, et je m’arrêtai plus d’une fois devant un admirable corps féminin, comme vraiment il n’y en a pas ailleurs qu’en Espagne, un torse chaud, plein de chair, velouté comme un fruit et très suffisamment vêtu par la peau brillante d’une couleur uniforme et foncée, où se détachent avec vigueur l’astrakan bouclé des sous-bras et les couronnes noires des seins.
J’en vis quinze qui étaient belles. C’est beaucoup, sur cinq mille femmes.
Presque assourdi, et un peu las, j’allais quitter la troisième salle, quand au milieu des cris et des éclats de paroles, j’entendis près de moi une petite voix futée qui me disait:
– Caballero, si vous me donnez une perra chica[5], je vous chanterai une petite chanson.
Je reconnus Concha avec une stupéfaction parfaite. Elle avait—je la vois encore—une longue chemise un peu usée, mais qui tenait bien à ses épaules et ne la décolletait qu’à peine. Elle me regardait en redressant avec la main un piquet de fleurs de grenadier dans le premier maillon de sa natte noire.
– Comment es-tu venue ici?
– Dieu le sait. Je ne me souviens plus.
– Mais ton couvent d’Avila?
– Quand les filles y reviennent par la porte, elles en sortent par la fenêtre.
– Et c’est par là que tu es sortie?
– Caballero, je suis honnête, je ne suis pas rentrée du tout de peur de faire un péché. Eh bien, donnez-moi un réal[6] et je vous chanterai une soledad pendant que la surveillante est au fond de la salle.
Vous pensez si les voisines nous regardaient pendant ce dialogue. Moi, sans doute, j’en avais quelque embarras, mais Concha était imperturbable. Je poursuivis:
– Alors avec qui es-tu à Séville?
– Avec maman.
Je frémis. Un amant, pour une jeune fille, est encore une garantie; mais une mère, quelle perdition!
– Maman et nous, nous nous occupons. Elle va à l’église; moi je viens ici. C’est la différence d’âge.
– Tu viens tous les jours?
– À peu près.
– Seulement?
– Oui. Quand il ne pleut pas, quand je n’ai pas sommeil, quand cela m’ennuie d’aller me promener. On entre ici comme on veut; demandez-le à mes voisines; mais il faut être là à midi, ou alors on n’est pas reçue.
– Pas plus tard?
– Ne plaisantez pas. Midi, ¡Dios mio! comme c’est matin déjà! J’en connais qui n’arrivent pas deux jours sur quatre à se lever d’assez bonne heure pour trouver la grille ouverte. Et vous savez, pour ce qu’on gagne, on ferait mieux de rester chez soi.
– Combien gagne-t-on?
– Soixante-quinze centimes pour mille cigares ou mille paquets de cigarettes. Moi, comme je travaille bien, j’ai une petite piécette; mais ce n’est pas encore le Pérou… Donnez-moi aussi une piécette, caballero, et je vous chanterai une séguédille que vous ne connaissez pas.
Je jetai dans sa boîte un napoléon et je la quittai en lui tirant l’oreille.
Monsieur, il y a dans la jeunesse des gens heureux un instant précis où la chance tourne, où la pente qui montait redescend, où la mauvaise saison commence. Ce fut là le mien. Cette pièce d’or jetée devant cette enfant, c’était le dé fatal de mon jeu. Je date de là ma vie actuelle, ma ruine morale, ma déchéance et tout ce que vous voyez d’altéré sur mon front. Vous saurez cela: l’histoire est bien simple, vraiment, presque banale sauf un point; mais elle m’a tué.
J’étais sorti et je marchais lentement dans la rue sans ombre, quand j’entendis derrière moi un petit pas qui courait. Je me retournai: elle m’avait rejoint.
– Merci, monsieur, me dit-elle.
Et je vis que sa voix avait changé. Je ne m’étais pas rendu compte de l’effet que ma petite offrande avait dû produire sur elle; mais cette fois je m’aperçus qu’il était considérable. Un napoléon, c’est vingt-quatre piécettes, le prix d’un bouquet: pour une cigarrera, c’est le travail d’un mois. En outre, c’était une pièce d’or, et l’or ne se voit guère en Espagne qu’à la devanture du changeur…
J’avais évoqué, sans le vouloir, toute l’émotion de la richesse.
Bien entendu, elle s’était empressée de laisser là les paquets de cigarettes qu’elle bourrait depuis le matin. Elle avait repris son jupon, ses bas, son châle jaune, son éventail, et, les joues poudrées à la hâte, elle m’avait bien vite retrouvé.
– Venez, continua-t-elle, vous êtes mon ami. Reconduisez-moi chez maman, puisque j’ai congé, grâce à vous.
– Où demeure-t-elle, ta mère?
– Calle Manteros, tout près. Vous avez été gentil pour moi; mais vous n’avez pas voulu de ma chanson, c’est mal. Aussi, pour vous punir, c’est vous qui allez m’en dire une.
– Cela non.
– Si, je vais vous la souiller.
Elle se pencha à mon oreille.
– Vous allez me réciter celle-là:
«¿Hay quien nos escuche?—No.
—¿Quieres que te diga?—Di.
—¿Tienes otro amante?—No.
—¿Quieres que lo sea?—Si».[7]
– Mais, vous savez, c’est une chanson, et les réponses ne sont pas de moi.
– Est-ce bien vrai?
– Oh! absolument.
– Et pourquoi?
– Devinez.
– Parce que tu ne m’aimes pas.
– Si, je vous trouve charmant.
– Mais tu as un ami?
– Non, je n’en ai pas.
– Alors, c’est par piété?
– Je suis très pieuse, mais je n’ai pas fait de vœux, caballero.
– Ce n’est pas froideur, sans doute?
– Non, monsieur.
– Il y a bien des questions que je ne peux pas te poser, ma chère petite. Si tu as une raison, dis-la-moi.
– Ah! je savais bien que vous ne devineriez pas! Ce n’était pas possible à trouver.
– Mais qu’y a-t-il, enfin?
– Je suis mozita[8].
VI. Où Conchita se manifeste, se réserve et disparaît
Elle avait dit ces mots avec un tel aplomb que je m’arrêtai, perdant contenance pour elle.
Qu’y avait-il dans cette petite tête d’enfant provocante et rebelle? Que signifiait cette attitude décidée, cet œil franc et peut-être honnête, cette bouche sensuelle qui se disait intraitable comme pour tenter les hardiesses?
Je ne sus que penser, mais je compris parfaitement qu’elle me plaisait beaucoup, que j’étais enchanté de l’avoir retrouvée et que sans doute j’allais rechercher toutes les occasions de la regarder vivre.
Nous étions arrivés à la porte de sa maison, où une marchande de fruits déballait ses corbeilles.
– Achetez-moi des mandarines, me dit-elle. Je vous les offrirai là-haut.
Nous montâmes. La maison était inquiétante. Une carte de femme sans profession était clouée à la première porte. Au-dessus, une fleuriste. À côté, un appartement clos d’où s’échappait un bruit de rires. Je me demandais si cette petite fille ne me menait pas tout simplement au plus banal des rendez-vous. Mais, en somme, l’entourage ne prouvait rien; les cigarières indigentes ne choisissent pas leur domicile et je n’aime pas à juger les gens d’après la plaque de leur rue.
Au dernier étage, elle s’arrêta sur le palier bordé d’une balustrade de bois et donna trois petits coups de poing dans une porte brune qui s’ouvrit avec effort.
– Maman, laisse entrer, dit l’enfant. C’est un ami.
La mère, une femme flétrie et noire, qui avait encore des souvenirs de beauté, me toisa sans grande confiance. Mais à la façon dont sa fille poussa la porte et m’invita sur ses pas, il m’apparut qu’une seule personne était maîtresse dans ce taudis et que la reine mère avait abdiqué la régence.
– Regarde, maman: douze mandarines; et regarde encore: un napoléon.
– Jésus! dit la vieille en croisant les mains. Et comment as-tu gagné tout cela?
J’expliquai rapidement notre double rencontre, en wagon et à la Fabrique, et j’amenai la conversation sur le terrain des confidences.
Elles furent interminables.
La femme était ou se disait veuve d’un ingénieur mort à Huelva. Revenue sans pension, sans ressources, elle avait mangé, en quatre ans d’une existence pourtant modeste, les économies du mari. Enfin, une histoire, réelle ou fausse, que j’avais entendue vingt fois et qui se terminait par un cri de misère:
– Que faire? Moi, je n’ai pas de métier, je ne sais que m’occuper du ménage et prier la Sainte Mère de Dieu. On m’a proposé une place de concierge, mais je suis trop fière pour être servante. Je passe mes journées à l’église. J’aime mieux baiser les dalles du chœur que de balayer celles de la porte, et j’attends que Notre-Seigneur me soutienne au dernier moment. Deux femmes seules sont si exposées! Ah! caballero, les tentations ne manquent pas à qui les écoute! Nous serions riches, ma fille et moi, si nous avions suivi les mauvais chemins! Mais le péché n’a jamais passé la nuit ici. Notre âme est plus droite que le doigt de saint Jean et nous gardons confiance en Dieu qui connaît les siens entre mille.
Conchita, pendant ce discours, avait achevé, devant une glace clouée au mur, un travail de pastelliste avec deux doigts et de la poudre sur tout son petit visage trop brun. Elle se retourna, éclairée par un sourire de satisfaction, et il me sembla que sa bouche en était transfigurée.
– Ah! reprit la mère, quel souci pour moi, quand je la vois partir le matin pour la Fabrique! Quels mauvais exemples on lui donne! quels vilains mots on lui apprend! Ces filles n’ont pas de carmin dans les joues, caballero. On ne sait jamais d’où elles viennent quand elles entrent là le matin, et si ma fille les écoutait, il y a longtemps que je ne la verrais plus.
– Pourquoi la faites-vous travailler là?
– Ailleurs, ce serait la même chose. Vous savez bien ce que c’est, monsieur: quand deux ouvrières sont douze heures ensemble, elles parlent de ce qu’il ne faut pas pendant onze heures trois quarts et le reste du temps elles se taisent.
– Si elles ne font que parler, il n’y a pas grand mal.
– Qui donne le menu, donne la faim. Allez! ce qui perd les jeunes filles, ce sont les conseils des femmes plus que les yeux des hommes. Je ne me fie pas à la plus sage. Telle qui a le rosaire en main porte le diable dans sa jupe. Ni jeune ni vieille, jamais d’amie: c’est ce que je voudrais pour ma fille. Et là-bas, elle en a cinq mille.
– Eh bien, qu’elle n’y retourne plus, interrompis-je.
Je sortis de ma poche deux billets et je les posai sur une table.
Exclamations. Mains jointes. Larmes. Je passe sur ce que vous devinez. Mais quand les cris eurent cessé, la mère m’avoua en secouant la tête qu’il faudrait bien néanmoins que l’enfant reprît son travail, car la somme était due, et au-delà, au logeur, à l’épicier, au pharmacien, à la fripière. Bref, je doublai mon offrande et pris congé sur-le-champ, mettant une pudeur et un calcul également naturels à me taire ce jour-là sur mes sentiments.
* * *Le lendemain, je ne le nie pas, il était dix heures à peine quand je frappai à la porte.
– Maman est sortie, me dit Concha. Elle fait son marché. Entrez, mon ami.
Elle me regarda, puis se mit à rire.
– Eh bien! je me tiens sage devant maman. Qu’en dites-vous?
– En effet.
– Ne croyez pas au moins que ce soit par éducation. Je me suis élevée toute seule; c’est heureux, car ma pauvre mère en aurait été bien incapable. Je suis honnête et elle s’en vante; mais je m’accouderais à la fenêtre en appelant les passants, que maman me contemplerait en disant: ¡Qué gracia! Je fais exactement ce qu’il me plaît du matin au soir. Aussi j’ai du mérite à ne pas faire tout ce qui me passe par la tête, car ce n’est pas elle qui me retiendrait malgré les phrases qu’elle vous a dites.
– Alors, jeune personne, le jour où un novio sera candidat, c’est à vous qu’il devra parler?
– C’est à moi. En connaissez-vous?
– Non.
J’étais devant elle, dans un fauteuil de bois dont le bras gauche était cassé. Je me vois encore, le dos à la fenêtre, près d’un rayon de soleil qui zébrait le plancher…
Soudain elle s’assit sur mes genoux, mit ses deux mains à mes épaules, et me dit:
– C’est vrai!
Je ne répondis plus.
Instinctivement, j’avais refermé mes bras sur elle et d’une main j’attirais à moi sa chère tête devenue sérieuse, mais elle devança mon geste et posa vivement elle-même sa bouche brûlante sur la mienne en me regardant profondément.
Primesautière, incompréhensible: telle je l’ai toujours connue. La brusquerie de sa tendresse m’affola comme un breuvage. Je la serrai de plus près encore. Sa taille cédait à mon bras. Je sentais peser sur moi la chaleur et la forme ronde de ses jambes à travers la jupe.
Elle se leva.
– Non, dit-elle. Non. Non. Allez-vous-en.
– Oui, mais avec toi. Viens.
– Que je vous suive? et où cela? chez vous? Mon ami, vous n’y comptez pas.
Je la repris dans mes bras, mais elle se dégagea.
– Ne me touchez pas, ou j’appelle; et alors nous ne nous reverrons plus.
– Concha, Conchita, ma petite, es-tu folle? Comment, je viens chez toi en ami, je te parle comme à une étrangère; tout à coup tu te jettes dans mes bras, et maintenant c’est moi que tu accuses?
– Je vous ai embrassé parce que je vous aime bien; mais vous, vous ne m’embrasserez pas sans m’aimer.
– Et tu crois que je ne t’aime point, enfant?
– Non, je vous plais, je vous amuse; mais je ne suis pas la seule, n’est-ce pas, caballero? Les cheveux noirs poussent sur bien des filles, et bien des yeux passent dans les rues. Il n’en manque pas, à la Fabrique, d’aussi jolies que moi et qui se le laissent dire. Faites ce que vous voudrez avec elles, je vous donnerai des noms si vous en demandez. Mais moi, c’est moi, et il n’y a qu’une moi de San Roque à Triana. Aussi je ne veux pas qu’on m’achète comme une poupée au bazar, parce que, moi enlevée, on ne me retrouverait plus.
Des pas montaient l’escalier. Elle se retourna vers la porte et ouvrit à sa mère.
– Monsieur est venu pour prendre de tes nouvelles, dit l’enfant. Il t’avait trouvé mauvaise mine et te croyait malade.
…Je sortis une heure après, très nerveux, très agacé, et doutant à part moi si je reviendrais jamais.
Hélas! je revins; non pas une fois, mais trente. J’étais amoureux comme un jeune homme. Vous avez connu ces folies. Que dis-je! vous les éprouvez à l’heure même où je vous parle, et vous me comprenez. Chaque fois que je quittais sa chambre, je me disais: «Vingt-deux heures, ou vingt heures jusqu’à demain», et ces douze cents minutes ne finissaient pas de couler.
Peu à peu, j’en vins à passer la journée entière en famille. Je subvenais aux dépenses et même aux dettes, qui devaient être considérables, si j’en juge par ce qu’elles me coûtèrent. Ceci était plutôt une recommandation et d’ailleurs aucun bruit ne courait dans le quartier. Je me persuadai facilement que j’étais le premier ami de ces pauvres femmes solitaires.
Sans doute, je n’avais pas eu grand-peine à devenir leur familier; mais un homme s’étonne-t-il jamais des facilités qu’il obtient? Un soupçon de plus aurait pu me mettre en garde, auquel je ne m’arrêtai point: je veux dire l’absence de mystères et de contrainte à mon égard. Il n’y avait jamais d’instant où je ne pusse entrer dans leur chambre. Concha, toujours affectueuse, mais toujours réservée, ne faisait aucune difficulté pour me rendre témoin même de sa toilette. Souvent, je la trouvais couchée le matin, car elle se levait tard depuis qu’elle était oisive. Sa mère sortait, et elle, ramenant ses jambes dans le lit, m’invitait à m’asseoir près de ses genoux réunis.
Nous causions. Elle était impénétrable.
J’ai vu à Tanger des Mauresques en costume, qui entre leurs deux voiles ne laissaient nus que leurs yeux, mais par là, je voyais jusqu’au fond de leur âme. Celle-ci ne cachait rien, ni sa vie ni ses formes, et je sentais un mur entre elle et moi.
Elle paraissait m’aimer. Peut-être m’aimait-elle. Aujourd’hui encore, je ne sais que penser. À toutes mes supplications, elle répondait par un «plus tard» que je ne pouvais pas briser. Je la menaçai de partir, elle me dit: «Allez-vous-en.» Je la menaçai de violence, elle me dit: «Vous ne pourrez jamais.» Je la comblai de cadeaux, elle les accepta, mais avec une reconnaissance toujours consciente de ses bornes.
Pourtant, quand j’entrais chez elle, une lumière naissait dans ses yeux, qui n’était point artificieuse.
Elle dormait neuf heures la nuit, et trois heures au milieu du jour. Ceci excepté, elle ne faisait rien. Quand elle se levait, c’était pour s’étendre en peignoir sur une natte fraîche, avec deux coussins sous la tête et un troisième sous les reins. Jamais je ne pus la décider à s’occuper de quoi que ce fût. Ni un travail d’aiguille, ni un jeu, ni un livre ne passèrent entre ses mains depuis le jour où, par ma faute, elle avait quitté la Fabrique. Même les soins du ménage ne l’intéressaient pas: sa mère faisait les chambres, les lits et la cuisine, et chaque matin passait une demi-heure à coiffer la chevelure pesante de ma petite amie encore mal éveillée.
Pendant toute une semaine, elle refusa de quitter son lit. Non pas qu’elle se crût souffrante, mais elle avait découvert que s’il était inutile de se promener sans raison dans les rues, il était encore plus vain de faire trois pas dans sa chambre et de quitter les draps pour la natte, où le costume de rigueur gênait sa nonchalance. Toutes nos Espagnoles sont ainsi: à qui les voit en public, le feu de leurs yeux, l’éclat de leur voix, la prestesse de leurs mouvements paraissent naître d’une source en perpétuelle éruption; et pourtant, dès qu’elles se trouvent seules, leur vie coule dans un repos qui est leur grande volupté. Elles se couchent sur une chaise longue dans une pièce aux stores baissés; elles rêvent aux bijoux qu’elles pourraient avoir, aux palais qu’elles devraient habiter, aux amants inconnus dont elles voudraient sentir le poids chéri sur leur poitrine. Et ainsi se passent les heures.
Par sa conception des devoirs journaliers, Concha était très espagnole. Mais je ne sais de quel pays lui venait sa conception de l’amour; après douze semaines de soins assidus, je retrouvais, dans son sourire, à la fois les mêmes promesses et les mêmes résistances.
Un jour, enfin, hors d’état de souffrir plus longtemps cette perpétuelle attente et cette préoccupation de toutes les minutes, qui troublaient ma vie au point de la rendre inutile et vide depuis trois mois vécus ainsi, je pris à part la vieille femme en l’absence de son enfant et je lui parlai à cœur ouvert, de la façon la plus pressante.
Je lui dis que j’aimais sa fille, que j’avais l’intention d’unir ma vie à la sienne, que, pour des raisons faciles à entendre, je ne pouvais accepter aucun lien avoué, mais que j’étais résolu à lui faire partager un amour exclusif et profond dont elle ne pouvait prendre offense.
– J’ai des raisons de croire, dis-je en terminant, que Conchita m’aimerait, mais se défie de moi. Si elle ne m’aime point, je n’entends pas la contraindre; mais si mon seul malheur est de la laisser dans le doute, persuadez-la.
J’ajoutai qu’en retour, j’assurerais non seulement sa vie présente, mais sa fortune personnelle à l’avenir. Et, pour ne laisser aucun doute sur la sincérité de mes engagements, je remis à la vieille une très forte liasse, en la chargeant d’user de son expérience maternelle pour assurer l’enfant qu’elle ne serait point trompée.
Plus ému que jamais, je rentrai chez moi. Cette nuit-là, je ne pus me coucher. Pendant des heures je marchai à travers le patio de ma maison, par une nuit admirable et déjà fraîche, mais qui ne suffisait pas à me calmer. Je formais des projets sans fin, en vue d’une solution que je voulais prévoir bienheureuse. Au lever du soleil, je fis couper toutes les fleurs de trois massifs et je les répandis dans l’allée, sur l’escalier, sur le perron pour faire à ses pas jusqu’à moi une avenue de pourpre et de safran. Je l’imaginais partout, debout contre un arbre, assise sur un banc, couchée sur la pelouse, accoudée derrière les balustres ou levant les bras dans le soleil jusqu’à une branche chargée de fruits. L’âme du jardin et de la maison avait pris la forme de son corps.
Et voici qu’après toute une nuit d’une attente insupportable et après une matinée qui semblait ne devoir plus finir, je reçus vers onze heures, par la poste, une lettre de quelques lignes. Croyez-le sans peine, je la sais encore par cœur.
Elle disait ceci:
«Si vous m’aviez aimée, vous m’auriez attendue. Je voulais me donner à vous; vous avez demandé qu’on me vendît. Jamais plus vous ne me reverrez.
«Conchita.»
Deux minutes après, j’étais à cheval, et midi n’avait pas sonné quand j’arrivai à Séville, presque étourdi de chaleur et d’angoisse.
Je montai rapidement, je frappai vingt fois.
Le silence.
Enfin une porte s’ouvrit derrière moi, sur le même palier, et une voisine m’expliqua longuement que les deux femmes étaient parties le matin dans la direction de la gare, avec leurs paquets, et qu’on ne savait même pas quel train elles avaient pris.
– Elles étaient seules? demandai-je.
– Toutes seules.
– Pas d’homme avec elles? Vous êtes sûre?
– Jésus! je n’ai jamais vu d’autre homme que vous en leur compagnie.
– Elles n’ont rien laissé pour moi?
– Rien; elles sont brouillées avec vous, si je les crois.
– Mais reviendront-elles?
– Dieu le sait. Elles ne me l’ont pas dit.
– Il faudra bien qu’elles reviennent pour chercher leurs meubles.
– Non. La maison est meublée. Tout ce qui leur appartenait, elles l’ont pris. Et maintenant, seigneur, elles sont loin.
VII. Qui se termine en cul-de-lampe par une chevelure brune
L’automne passa. L’hiver s’écoula tout entier, mais son souvenir ne s’effaçait point d’un détail et je sais peu d’époques aussi désastreuses dans ma vie, peu de mois aussi vides que ceux-là.
J’avais cru recommencer une existence nouvelle, j’avais cru fixer pour longtemps, peut-être pour toujours, mon intimité amoureuse et tout croulait avant les noces. Je ne gardais même pas dans la mémoire une heure d’union véritable avec cette petite; non, pas un lien, pas une chose accomplie, rien qui pût me consoler même par la vaine pensée que, si je ne l’avais plus, du moins je l’avais eu et qu’on ne m’ôterait pas cela…
Et je l’aimais! Oh! que je l’aimais, mon Dieu! j’en étais venu à croire qu’elle avait raison contre moi et que je m’étais conduit en rustre avec cette vierge de légende. «Si je la revois jamais, me disais-je, si j’ai cette grâce du Ciel, je resterai à ses pieds, jusqu’à ce qu’elle me fasse signe, dussé-je attendre des années. Je ne la brusquerai point: je comprends ce qu’elle éprouve. Elle se sait d’une condition où l’on prend ses pareilles comme maîtresses au moins, et elle ne veut pas d’un traitement inférieur à son caractère. Elle veut m’éprouver, être sûre de moi, et si elle se donne, ne pas se prêter. Soit; je serai selon son désir. Mais la reverrai-je?» Et aussitôt je me reprenais à ma détresse.
Je la revis.
Ce fut un soir, au printemps. J’avais passé quelques heures au théâtre del Duque, où le parfait Orejón jouait plusieurs rôles, et en sortant de là, par le silence de la nuit, je m’étais longtemps promené dans la Alameda spacieuse et déserte.
Je venais seul, en fumant, par la calle Trajano, quand je m’entendis doucement appeler par mon nom, et un tremblement me saisit, car j’avais reconnu la voix.
– Don Mateo!
Je me retournai: il n’y avait personne. Pourtant, je ne rêvais pas encore…
– Concha! criai-je. Concha! Où es-tu?
– ¡Chito! voulez-vous bien vous taire! Vous allez réveiller maman.
Elle me parlait du haut d’une fenêtre grillée, dont la pierre était à peu près à la hauteur de mes épaules. Et je la vis, en costume de nuit, les deux bras drapés par les coins d’un châle puce, accoudée sur le marbre, derrière les barres de fer.